70 Humeurs & opinions - janvier 2020 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 20 janvier 2020

Nombres écarlates d'Anne-Sarah Le Meur


Des étendards flottent le long des rues de Maisons-Laffitte pour annoncer l'exposition Nombres écarlates d'Anne-Sarah Le Meur où est projeté le film du spectacle Melting Rust que nous avons créé ensemble l'été dernier à Victoria en Transylvanie. C'est loin d'être le clou de cette présentation monographique où sont rassemblés petits et très grands formats, installation interactive, triptyque vidéo, films sonorisés, tapis et kakémonos. Dès l'entrée de l'Ancienne Église du château nous marchons sur un linoléum où sont imprimés cinq grands tirages...


Pour cette circonstance exceptionnelle, l'artiste, qui d'habitude déteste être prise en photo, pose devant un kakémono de 6,45 x 2,50 mètres accroché sous la voûte de bois. Pour quelqu'un qui aime les couleurs, je suis comblé. Or ses images ne sont constituées que de 0 et de 1. Mathématicienne de formation, Anne-Sarah passe des heures devant son ordinateur à générer des images planes avec une application 3D, manière de jouer avec la lumière et sa profondeur. En choisissant des nombres négatifs, elle crée même des trous noirs d'où jaillissent ces nuances qui vont de l'obscurité à la plus grande vivacité. Je ne peux m'empêcher de penser à James Turrell dont la gigantesque rétrospective The Other Horizon à Vienne en Autriche il y a vingt ans m'avait bouleversé...


Pour saisir l'émotion produite par ces images arrêtées ou par leurs mouvements incessants, car toutes sont d'abord des processus évolutifs programmés avec un degré d'incertitude calculé, il faut les voir en grand. Comme les photos de films, les reproductions sur Internet sont aux tableaux de maître ce que sont les cartes postales vendues à la boutique des musées. Par contraste, ses natures mortes, plantes desséchées in situ, posent une fois de plus l'énigme du vivant et interrogent l'abstraction. Comme les poètes, la plasticienne tourne autour du centre plutôt qu'elle ne le vise. Ses tableaux se jouent des sinus et cosinus, mathématique qui, dans la Grèce Antique, était considérée comme un art. Les bords de ses œuvres trompent l'œil, ils ondulent. Les effets de bord de ses animations camouflent malicieusement les variations de vitesse de la réfraction.


Le parcours au milieu des œuvres coule de source parce qu'Anne-Sarah l'a imaginé spécialement pour le lieu, du long couloir de l'entrée à la salle suspendue où sont projetés les films en passant par un dédale propice à l'accrochage, des hauts murs de l'église à l'alcôve où est installé un grand cylindre, écran à 360° où sont projetées des images fugitives. Cette Outre-ronde est inspirée par Film de Samuel Beckett avec le vieux Buster Keaton fuyant la caméra. Elle se joue de la patience du spectateur-acteur interagissant, coiffé d'un casque, tandis que les spectateurs-observateurs deviennent parfois complices de la machine. Si Maisons-Laffitte peut sembler une autre galaxie, le voyage en vaut la chandelle qui n'a rien de standard. Ce n'est qu'à une heure de la ville-lumière !

→ Anne-Sarah Le Meur, Nombres écarlates, exposition à l'Ancienne Église de Maisons-Laffitte, jusqu'au 2 février 2020 (sauf le lundi).
Conférence samedi 25 février à 16h30. L'artiste est présente tous les week-ends.

mercredi 15 janvier 2020

Idées noires


La chute du Mur de Berlin et le démantèlement de l'URSS par Gorbatchev, que la plupart des Russes considèrent comme un traitre, ont laissé les États Unis seuls maîtres du monde. Sans ennemi fantasmatique, leur arrogance n'a plus aucune limite, car l'invention du monstre islamique n'a pas remplacé l'hypothétique équilibre des forces. Ils l'ont encouragé en Afghanistan contre les Soviétiques, favorisé la création de l'État Islamique, entretenu des rapports troubles avec l'Arabie Saoudite, et avec l'aide de leurs alliés occidentaux ils ont supprimé les leaders arabes laïques, dictateurs qui n'avaient rien à envier à la puissance de nuisance de leur impérialisme criminel. Ils n'ont de cesse de renverser les états assimilés au communisme tant craint, en particulier en Amérique du Sud. Cuba est toujours sous embargo depuis 1962 ! Le dollar est le maître étalon, l'anglais est définitivement devenu l'espéranto grâce à Internet, le soft power impose ses produits culturels. Ils titillent la Chine sur le Tibet, mais les Chinois ayant largement dépassé les Saoudiens par leur investissement économique sur le territoire américain, ils ne peuvent pas faire grand chose sans risquer de se saborder. Pour l'instant la Chine et l'Inde acceptent le rôle de sous-continent avec leur main d'œuvre à bon marché, attendant probablement que le système capitaliste à l'ancienne s'écroule de lui-même. Les anciennes grandes puissances sont dans les choux. L'Empire Britannique ressemble à la Rome antique, ses citoyens totalement anesthésiés comme le préfigure la récente série TV Years and Years. Nos gouvernements successifs ont réussi à détruire l'image de la France, autrefois considérée pays des droits de l'homme et fief de la culture, dévoilant la petitesse de son pouvoir réel. Nous empruntons doucement mais sûrement le chemin de l'Italie, ou de la Grande-Bretagne. Tout cela n'est que fiction contrôlée, le dollar est gonflé à l'hélium, la planche à billets s'activant chaque fois que le danger se profile. Les ressources énergétiques, dont évidemment le gaz et le pétrole, guident les choix états-uniens, le commerce de la drogue ou l'industrie militaire alimentent leurs caisses, mais partout les conditions de vie des populations se désagrègent, sous le coup de réformes iniques et cyniques.


J'ai grandi avec la menace d'une guerre nucléaire entre l'U.R.S.S. et les U.S.A. Mes parents disaient qu'ils n'auraient pas dû faire d'enfants dans ces conditions. J'ai pris ma carte de citoyen du monde en 1963. J'avais 11 ans. Mon père arborait le sticker Europe Unie à l'arrière de sa voiture, avec ma mère ils allaient aux conférences de Jean Rostand, président du M.C.A.A. (Mouvement contre l'armement atomique). Je suis resté pacifiste jusqu'à mon séjour à Sarajevo pendant le siège en 1993, non-violent jusqu'à ce que je comprenne que jamais les ultra-riches qui gouvernent réellement la planète ne lâcheront jamais d'eux-mêmes leurs prérogatives criminelles et suicidaires. J'ai toujours su qu'un mouvement d'indépendance, la résistance à la dictature ou la famine remettraient en cause mon point de vue sur la violence révolutionnaire.
Visitant l'été dernier un bunker d'une usine d'armement "désaffectée" en Roumanie, je suis saisi par des cartes destinées à la formation des ouvriers. On nous laisse prendre des photos, liées à un projet que notre équipe entreprend sur deux ans et dont je dois composer la musique. Chacune expose la diversité des armes chimiques, biologiques, nucléaires, etc. L'humanité n'a pas cessé d'obéir à la loi des cycles comme tout ce qui vit sur Terre. Des périodes de paix succédaient à des passages très violents. Par exemple, le Moyen-Âge avait été somme toute assez stable, la Renaissance avait été une période extrêmement cruelle. Les bonnes et les mauvaises nouvelles alternent sans cesse. Mais une chose a changé, terrible, inadmissible, la possibilité d'empêcher tout retour en arrière dans la destruction totale de la planète. Nous assassinons systématiquement les autres espèces animales, mais aussi végétales, et nous nous préparons à commettre un génocide qui est déjà entamé sur les populations qui ne sont plus exploitables. Il est difficile de comprendre comment les élites économiques peuvent penser commettre un crime sélectionné sans imaginer qu'il s'agit d'un suicide collectif auquel aucun de leurs enfants ne pourra échapper. Contrairement à mon enfance où nous imaginions des îles désertes, des peuplades inconnues, des pays de rêve, il n'existe plus aucun lieu où fuir, même en pensée. Nous sommes prisonniers d'un système monstrueux qui explosera de lui-même, générant des bouleversements dramatiques incalculables. Saurons-nous évoluer malgré cette folie qui excite les uns et anesthésie les autres ? Y aura-t-il des survivants ? Des mutations en découleront-elles ? Je doute vivre assez longtemps pour participer à cette révolution. Ma curiosité restera vaine. Je ferai néanmoins tout ce que je pourrai à mon niveau pour lutter contre le pire en continuant à me battant pour un monde meilleur où l'exploitation de l'homme par l'homme et des autres espèces se dissipe. Hélas il semble que nous ne soyons pas capables d'évoluer sans subir au préalable des catastrophes qui nous y obligent. Espérons seulement que les prochaines ne soient pas irréversibles !

lundi 6 janvier 2020

Un train peut en cacher un autre


Cet été j'ai photographié une affiche de Paul Colin de 1947 à l'exposition Coup de pub au Musée d'Art Moderne et Contemporain de Saint-Étienne, sans penser à ce qu'elle signifierait plus tard. J'admirais le talent du graphiste, ce qu'avaient représentées les locomotives à vapeur comme dans La bête humaine, les rails qui desservaient la moindre gare française, la lanterne qui éclairait les voies, l'importance des cheminots dans la Résistance au nazisme, le boogie-woogie des trains qui filaient dans la nuit...
Or le 1er janvier, en application de la réforme ferroviaire de 2018 qui la transforme en société anonyme à capitaux publics, la S.N.C.F. n'embauchera plus aucun cheminot. Ses salariés ne seront plus protégés contre les licenciements économiques, leur régime de Sécurité sociale et de retraite spécifique ne seront plus préservés, à moins que les grévistes aient gain de cause. Mais Emmanuel Macron calque sa manière brutale de gérer la crise sur celle de Margaret Thatcher contre les mineurs britanniques. Il vend progressivement les services publics au privé sans que la plupart des Français comprennent que c'est leur patrimoine et qu'ils l'ont payé avec leurs impôts. La S.N.C.F. est dans le collimateur comme le furent par exemple les P.T.T., E.D.F., G.D.F. et bientôt les ports et les aéroports.
La rentabilité supplante tout ce qui constituait la fierté de notre citoyenneté. On nous expliquait que payer ses impôts finançait le service public, mais ils auront servi à engraisser les banques, et à travers elles leurs principaux actionnaires. En privilégiant le privé, les nouvelles lois permettent de vendre notre pays à des investisseurs étrangers. Les autres pays d'Europe pratiquant des sports comparables, ce sont les Américains, les Chinois ou les Saoudiens qui contrôleront notre économie. Bruxelles ne fera qu'appliquer ce qu'ils dicteront. L'État pourra bientôt être attaqué en Justice si ses choix déplaisent aux entreprises en question. Suite aux grandes grèves de 1936 ou 1968, les acquis sociaux avaient relativement humanisé le travail. On repart en arrière, comme dans les premiers temps de l'industrialisation. Au lieu de supprimer les chaînes, les nouvelles machines permettent de contrôler le moindre geste des citoyens, leurs déplacements, leur consommation, leurs états d'âme. Cela se produit presque en douceur, si la police ne redoublait de zèle, éborgnant, amputant, tuant, sous les ordres de bandits, placés là par les maîtres de la Bourse.
Je me souviens des voyages en train de nuit lorsque nous étions enfants, couchés dans les filets à bagages au-dessus des sièges. Je me souviens de l'odeur de la suie et des escarbilles qu'on prenait dans les yeux en nous penchant aux fenêtres malgré le célèbre "È pericoloso sporgersi" traduit en français (il est dangereux de se pencher au dehors), anglais ou allemand. Je me souviens des terminus au petit matin avec l'herbe poussée entre les traverses. Je me souviens que ce sont des cheminots qui ont sauvé mon père en 1944 après qu'il ait sauté du train qui l'emportait vers les camps de la mort. Comme chez les employés du livre dans les imprimeries, ils entretenaient un esprit de franche camaraderie et la conscience du travail bien fait. Les trains comme le courrier arrivaient en temps et en heure alors qu'il y en avait tellement plus qu'aujourd'hui.
Il y a 25 ans, pour la chanson La peste et le choléra dans notre album Carton, j'avais écrit "C'est de l'esprit que perd le Nord tandis que le Sud souffre du corps...". Cela s'est dégradé progressivement. L'État est toujours le premier à donner l'exemple. Le mauvais esprit est une construction pyramidale. Si nous acceptons de perdre ce que nos aînés ont gagné de haute lutte, nous sombrerons corps et âme. Il est encore temps de se ressaisir. Enfin, presque. L'humanité reproduit sans cesse les mêmes erreurs, les mêmes horreurs. Seulement là nous avons le pouvoir de rendre tout retour impossible, d'éradiquer la vie sur Terre en un rien de temps. Et nous ne nous en privons pas. Chaque jour porte son lot de mauvaises nouvelles.
Je suis parti d'une affiche originale de Paul Colin. Dessus l'homme est au premier plan, la machine s'enfonce dans la brume. Elle diffuse une atmosphère rassurante, alors qu'aujourd'hui c'est sur la peur que repose le pouvoir. Si se perd l'actuelle Bataille du rail, le reste de notre économie s'effondrera comme un château de cartes. La violence se banalisera. De toutes parts. Faut-il absolument que nous traversions de terribles catastrophes pour que nous apprenions les leçons de l'Histoire ? Je préférerais rêver au bleu du ciel, sans penser que c'est aussi signe de pollution. On m'objectera que le charbon y participait. C'est vrai. Mais pourquoi n'est-on capable que de faire pire ? La République française avait un jolie devise dont chaque mot est devenu un camouflet à l'intelligence : liberté, égalité, fraternité. Ceux qui la dirigent aujourd'hui la traîne dans la fange.

mercredi 1 janvier 2020

Faisons table rase !


"Du passé faisons table rase !" ne signifie pas de tout casser comme le font les bandits qui nous gouvernent ici et là-bas, mais de s'interroger sur la justesse de nos pensées et de nos actes. Une remise à zéro des principes de base s'impose chaque jour. La nouvelle année est un rappel de cette indispensable manière d'envisager l'avenir. La commencer avec de bonnes résolutions, c'est toujours mieux que déprimer en pensant à la destruction systématique de tout ce qui nous est cher sur cette planète, que ce soit la nature, l'étonnante variété des espèces, la bienveillance des hommes et des femmes de bonne volonté, cette chose étonnante qu'on appelle la vie qui est si courte et si longue selon l'angle choisi. Alors je nous souhaite de trouver chacun et chacune à notre niveau des façons d'enrayer le gâchis, de nous débarrasser des opportunistes avides de toujours plus de pouvoir, de trouver ou d'entretenir l'amour de nos proches, humains, animaux, plantes, minéraux... Serais-je devenu animiste ? Pourquoi pas ? Nous savons si peu de choses en nous comportant comme si nous étions les maîtres du monde. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Préservons le sens de l'émerveillement de notre enfance et acceptons de grandir en aidant les autres générations à se développer. Osons nous regarder véritablement dans la glace pour y reconnaître nos contradictions, nos paradoxes, nos mensonges, nos errances. Tenons bon devant la brutalité de ceux qui détruisent les plus beaux acquis de nos aînés pour que ceux qui nous suivent aient une vie meilleure, et pas seulement quelques privilégiés. Il faut apprendre à partager, pas seulement avec nos voisins, c'est un premier pas, car il faut penser large, jusqu'au bout du monde. Si cela vous semble inaccessible, privilégiez le combat de proximité. Lorsque je parle de combat, je pense évidemment d'abord à celui que nous devons livrer contre nous-mêmes. C'est peut-être maladroit, mais tout cela pour vous souhaiter une meilleure année, en bonne santé, remplie de projets constructifs, de gestes civiques qui vous feront vous retourner sur les 366 jours précédents avec le sourire, une année où il fera bon respirer, une année ensemble ! Il ne reste plus qu'à dresser la table et nous mettre à l'œuvre...