La conversation dévie rapidement vers le machisme et l'homophobie dans les milieux musiciens et dans la société actuelle. À table, je fais face à Caroline et Sophie. Les deux filles se trouvent peu représentatives des nouvelles générations où l'on se marie à 18 ans et où la bisexualité n'est pas très courante [cet article du 19 juillet 2009 a été écrit avant le retour du polyamour chez les jeunes, et sa republication n'a pas de lien direct avec le conflit actuel en Ukraine, l'image renvoie à une époque où nous avions la naïveté de croire que la guerre du Vietnam était une des dernières]. Curieuses de savoir comment la mienne vivait la chose, elle me posent une foule de questions auxquelles j'essaie de répondre sans ne jamais porter aucun jugement.
Les relations sexuelles semblaient plus faciles, même si cela ne changeait pas grand chose aux rapports amoureux. Nous faisions parfois l'amour comme on dit bonjour, sans que cela implique quoi que ce soit d'autre qu'un moment agréable. La syphilis incarnait le passé, le Sida allait marquer notre avenir. Entre les deux, la pilule, le stérilet ou le diaphragme avaient donné aux femmes une liberté dont les hommes partageaient la jouissance. Ce présent n'excluait pas d'attraper des saloperies, mais elles n'étaient pas mortelles. J'en ai tant collectionnées que j'aurais pu écrire tout un poème avec des rimes en "oque". Nous nous racontions nos fredaines, incartades hors du couple, ce qui nous rendait évidemment très malheureux. La liberté sexuelle ne nous empêcha certainement pas de souffrir, mais elle donnait un parfum de légèreté à nos échanges. On n'en faisait simplement pas une histoire.
Ne pas confondre avec l'insatisfaction chronique qui peut pousser un individu à multiplier les rencontres. Même si nous étions très expérimentaux, nous cherchions l'âme sœur. Bernard Vitet m'avait raconté qu'une des Clodettes qui venait de passer la nuit avec Jimi Hendrix était réapparue le matin en clamant "I've been experienced !" Comme tous les jeunes gens depuis que l'on ne se marie plus par intérêt, nous étions tout de même à la recherche de l'amour. Nous pensions déjà posséder la jouissance, ignorant ce que la maturité nous apporterait plus tard. Au début du film de Denys Arcand, Le déclin de l'empire américain, un des personnages, professeur d'histoire, associe l'exigence amoureuse aux sociétés décadentes où les individus privilégient leurs propres intérêts à ceux du groupe et de son équilibre. Dans Žižek!, film passionnant d'Astra Taylor sur Slavoj Žižek, le philosophe slovène avance l'amour comme réponse à l'erreur du monde. Si la création est un accident dans l'histoire du cosmos, il choisit d'assumer le déséquilibre en invoquant l'amour, sans tomber dans l'écueil de l'amour universel qui le dégoûte, mais en l'associant à la notion du mal : "Love is Evil". L'amour, le manque à soi, il y aurait tant à développer...
Idem pour la bisexualité. C'était une découverte. Nombre de copains avaient été convertis par Bernard Mollerat qui revendiquait haut et fort son homosexualité sans tous ses atours caricaturaux. La plupart d'entre eux finirent par faire des choix, revenant à une hétérosexualité plus facile à vivre socialement ou affirmant leur refus d'une prétendue normalité. Peu continuèrent à être "bi". Les couples de filles étaient souvent plus stables que les garçons entre eux, le modèle dominant restant évidemment représenté par les hétéros. J'esquisse ici vaguement une réponse, mais il faudrait se pencher plus sérieusement sur le sujet pour ne pas dire trop de bêtises... Nous avions beaucoup d'imagination, et celles et ceux qui surent en préserver quelques traces lui substituèrent la fantaisie. Car, dans ce domaine comme dans tout ce qui nous anime et nous garde vivants, rien n'est jamais gagné, le cœur devant se reconquérir chaque jour comme si c'était le premier.