70 Humeurs & opinions - avril 2022 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 27 avril 2022

Antithèse et synthèse


Manquerait-il un paramètre à mon titre ? Un élève de Terminale remarquera aisément que la thèse fait défaut. Attaquer d'emblée par l'antithèse me fait automatiquement ranger parmi les complotistes ! Notez que je fuis systématiquement la polémique, si vaine sur les réseaux sociaux tant les amis vous plébiscitent et les "amis" vous jugent comme un pestiféré. J'évite généralement d'y répondre, mais je me laisse parfois aller, à regret. Les commentaires rassurent ou irritent, mais vous font perdre un temps considérable. Ils réclament déjà qu'on les lise, alors que là on se fait facilement des ennemis qui ailleurs auraient bénéficié d'une retenue diplomatique. Sans gaîté de cœur je me suis résolus à bloquer quelques trolls aussi agressifs qu'arrogants qui pourrissaient mon espace privé, les commentaires prenant le pas sur le texte initial au point qu'on se demande même s'il avait été lu en amont. Il y a des années, sur mon blog original, j'avais supprimé la possibilité de commenter mes articles à cause des robots de publicité, mais la porte reste ouverte sur Mediapart et FaceBook où mon site est en miroir. Si j'étais friand de commentaires ce serait extrêmement simple de générer de la polémique pour les susciter. J'évite donc, autant que possible.
Il m'arrive pourtant d'être incapable de me taire lorsque l'actualité est traitée de manière trop évidemment mensongère ou manipulatrice. Alors les foudres se déchaînent et je ne sais plus où me mettre. Il y a une dizaines d'années c'est allé jusqu'à recevoir des menaces de mort, glissées de nuit dans ma boîte aux lettres, rien de virtuel. Ma compagne d'alors m'avait dit que je n'étais pas John Lennon et demandé de calmer le jeu en cessant mes publications provocantes. Je m'étais exécuté.
Revenons à nos moutons, d'autant que l'allégorie animalière est bien choisie lorsque je monte sur mes grands chevaux. Si j'attaque parfois directement par l'antithèse, c'est seulement pour ne pas avoir rappelé la doxa proférée sur tous les canaux d'information. La thèse est si répandue que je la saute et livre mes réflexions de but en blanc. Penser par soi-même est un exercice difficile, particulièrement à notre époque où les grands médias appartiennent tous à une classe de milliardaires qui arrondissent parfois même leurs fins de mois en investissant dans le commerce des armes. D'un autre côté, les réseaux sociaux sont un terrain propice à tous les délires négationnistes qui pressentent le mal dans la moindre annonce. On peut se poser légitimement la question. Faut-il douter de tout ? On y perdrait son latin, puisqu'il faut toujours remonter à l'origine des choses pour comprendre comment on en est arrivé là.
Mon expérience sur le terrain tendrait à me laisser penser que l'interprétation est la règle en matière d'information. Lorsque j'avais tenu le rôle de réalisateur dans des pays en crise, je m'étais rendu compte que la réalité dont j'étais le témoin direct n'avait rien à voir avec les actualités diffusées sur le petit écran. Par exemple, pendant le Siège de Sarajevo, les informations des télévisions tant bosniaque que serbe étaient un tissu de mensonges, même si ma sympathie me rangeait évidemment du côté des victimes martyrisées et que les allégations de l'assaillant me soulevaient le cœur. À Beyrouth la rue des bijoutiers avait été épargnée par la guerre. En Algérie je découvris la réalité de l'oppression arabe sur les Berbères. Dans l'Afrique du Sud d'avant Mandela, je voyais les Boers comme les pires racistes alors qu'ils étaient si nombreux à l'ANC tandis que les Anglais perpétuaient avec flegme leur colonialisme séparatiste. Pardonnez-moi si je fais court, je ne cherche pas ici la polémique. Ma naïveté et ma méconnaissance initiale des enjeux furent souvent mises à mal. J'aurais dû plus sérieusement lire le Monde Diplomatique qui prévient des conflits des années avant qu'ils ne se déclarent ou Courrier International qui donne la parole à toutes les parties.
Tout cela pour souligner que la thèse étant largement diffusée par les services de renseignements de chaque état, par la vox populi qui croit en l'information comme en Dieu, je cherche souvent la contradiction, ce qui cloche dans le discours dominant, avant de me faire une idée. L'exploitation de l'homme par l'homme est une affaire vicieuse qui exige du tact pour fonctionner sans trop de heurts. Le soft power fait mieux passer la pilule que la dictature. Sous couvert d'honneur national les responsables entraînent les populations à accepter leur sort, mais les enjeux économiques sont à chercher dans le moindre conflit, le moindre acte de violence. Cela n'exclut pas la folie du pouvoir et de la possession, deux fantasmes mortifères qui mènent notre planète à la ruine. Il faudrait certes moins de politique et plus de philosophie. Et si je me relisais, je crains de me rendre compte que j'ai encore négligé la thèse, tant sujette à interprétation, me laissant incapable de rédiger la moindre synthèse qui se tienne.

lundi 18 avril 2022

La mémoire ne fonctionne pas à sens unique


Les souvenirs s'accumulent sur les étagères. Le tri éjecte les bibelots inutiles, mais préserve les amours. Les signes dramatiques côtoient les clins d'œil amusés, les livres que l'on ne relira plus étouffent ceux que l'on s'est juré de déguster un jour. Plus la mort s'approche, moins les anciens sont accessibles. Nous avons tous la fâcheuse tendance à remplir le vide. Chaque année nous ajoutons un nouveau chapitre, accumulant sans cesse jusqu'à saturation. Il faudra bien que ça pète !
La mémoire nous joue plus d'un tour. En discutant avec l'un de mes amis de ses goûts musicaux, je m'aperçois qu'il existe une différence majeure entre mes rejets et les siens. Ne s'est pas écoulée une minute que la musique française du XXème siècle le hérisse, idem avec n'importe quelle chanson ou tout air d'opéra quelle qu'en soit l'origine. Comme je justifie ma programmation par ce qui a donné naissance à ce qu'il affectionne, mon camarade me rétorque que l'on n'a pas besoin d'apprécier les origines pour aimer ce qui nous fait vibrer là maintenant. Certes, mais si aujourd'hui je me passe de Mozart ou Bellini, ce n'est pas faute de ne pas les avoir écoutés. Sans faillir ni défaillir j'ai suivi les livrets de centaines d'opéra, fait hurler les guitares électriques de toutes les intégrales, dansé à tous les jazz et rêvé sous toutes les latitudes pour être certain de mon chemin. Il n'est aucune sorte de musique dont je ne me sois pas repu aussi loin que je m'en souvienne et si une tribu était découverte sur quelque île du Pacifique j'y traînerais mes oreilles de gré ou de force. De quelle nécessité est née telle œuvre ? De quelle Histoire procède-t-elle ? Qu'en reste-t-il ? Ne pas connaître les joies du voyage dans le temps rend dangereux le périple. Il sera d'autant plus difficile de faire ses propres choix en connaissance de cause. Petit Poucet sans cailloux, la mémoire du monde s'éteindrait si l'on n'y prenait garde. Plus la vitesse et le produit Kleenex nous sont inoculés par l'industrie de la culture, plus nous perdons nos repères. Penser par soi-même exige que nous apprenions à nous servir de la boussole et du dictionnaire.
J'ai toujours pensé que le dégoût pour tel ou tel genre musical ne pouvait qu'être le fruit empoisonné de l'héritage familial. Il suffit que maman ou papa adore le musette pour vous en écœurer et tutti quanti... Tutti fruti met mieux l'eau à la bouche. Les goûts seraient alors affaire sociale tant qu'on n'y a pas goûté. Ainsi commande-t-on à l'enfant qui chigne qu'il n'aime pas ça sans ne jamais l'avoir porté à ses lèvres... Les œuvres exigent par contre souvent que l'on aille au bout, jusqu'à leur résolution. Sans cet effort la mémoire fait défaut et les dés sont pipés. Le plaisir se réduira avec le temps à une peau de chagrin. Nous ressasserons alors éternellement les ritournelles de notre adolescence sans entendre qu'autour le monde ne sonne plus pareil.

Art. du 2 septembre 2009

mercredi 13 avril 2022

Le surchoix


À la troisième bouteille nous avions largement dépassé le stade des confidences pour entrer de plein pied dans les généralités sur le sens de la vie. Cette philosophie de bistro nous entraînera tard dans la nuit vers des horizons évidemment inaccessibles, puisque le propre de l'horizon est justement de repousser sans cesse ses limites au fur et à mesure que l'on s'en approche.
Il faut bien toute une vie pour comprendre qui l'on est, et encore ! Encore faut-il vivre suffisamment longtemps et avoir la chance et la force d'en recommencer perpétuellement l'analyse, jusqu'à ce que mort s'en suive, seule date butoir qui nous dispensera de la course d'obstacles et nous affranchira de la douleur. Car c'est bien à notre tolérance à la souffrance que l'on pourra jauger notre bonheur, concept d'ailleurs aussi volatile que l'horizon et l'instant présent. La souffrance que l'on inflige à nos proches n'est jamais que la projection de celle qui raisonne brutalement en notre chair, induite par les mécanismes de la psyché, séquelles d'une névrose familiale à laquelle personne n'échappe. Nous n'avons comme salut que notre détermination à l'identifier et à la circonscrire au passé, soit tout ce qui n'est pas soi, ce à quoi s'oppose l'être du cogito cartésien, moi, mes choix, mes désirs, désirs à ne pas confondre avec nos fantasmes, les uns relevant du rêve, les autres du cauchemar.
La médiocrité n'est pas l'apanage de l'autre. Notre colère ne s'exerce que dans ce qui nous meut. Renversant la citation rimbaldienne "je est un autre" sans la contredire, concédons que l'autre soit en soi. C'est celui-là qu'il s'agira d'accepter, d'apprivoiser délicatement, après en avoir subi les coups les plus rudes. Rien ne sert pour autant de se morfondre sur le passé, seul l'avenir offre des perspectives, le présent s'évaporant à l'instant-même où on le frôle. Ne pouvant revenir en arrière pour réparer nos erreurs, nous n'avons d'autre choix que de ne pas les perpétuer. La culpabilité ancestrale habillant les remords d'une morbide impuissance, la responsabilité ouvre grandes les portes de l'impossible, soit le réel. La seule question qui importe est celle du choix que nous exerçons, que nous nous devons de redéfinir sans cesse, et les méandres pour tendre vers ce but en deviennent accessoires. Jamais nous n'atteindrons quelque cible, car il ne s'agit pas d'une ligne, d'un segment, mais d'un vecteur. Notre propos est de tendre vers. De cette suite d'instants décisifs, répétables à loisir, naîtra l'homme nouveau, l'ève future, prêt à remettre inexorablement son titre en jeu.
Le matin ne pas se raser les antennes répétait le poète. Entendre que la sagesse vient en marchant et qu'il est doux de vieillir, maturation des vieux fûts qui accoucheront des prochains (que sera,) sera. La crise individuelle révèle celle d'une société incapable de se remettre en cause, d'imaginer qu'il puisse en être autrement. Résoudre l'une sans l'autre tient du pari stupide...

[12 ans après cet article du 5 août 2009, je me demande sincèrement à quoi nous ressemblerons]

Parti me coucher, j'ai la surprise de me réveiller au milieu de la nuit avec l'étrange impression d'avoir continué mes élucubrations jusque dans le sommeil. Mon réveil vaseux ayant mis fin à mes réflexions je me laisse à nouveau glisser dans les bras de Morphée. Tandis que ses ailes féminines me caressent le crâne, ma migraine s'estompe comme par enchantement.

mardi 12 avril 2022

Le grand écart


Le sol disparaîtra sous mes pieds. Si ce n'est sous les miens, la falaise s'effritera sous ceux de ma fille ou de mon petit-fils. Le grand écart. Quelle tristesse d'imaginer ma vie merveilleuse et celle qui se pointe à l'horizon ! Vain sentiment d'injustice. Ma génération a bénéficié d'une des plus clémentes périodes de l'histoire. Tous n'ont pas eu cette chance. Les guerres ont continué de faire rage, mais sur ce sol elles nous ont épargnés. Nous avons même rêvé que celle du Vietnam serait la dernière. Peace & Love. Quelle naïveté ! C'était mal comprendre le capitalisme, ravageur, suicidaire, criminel. La colonisation n'a fait que semblant de s'arrêter. Avides de matières premières, de métaux rares, de céréales pour nourrir nos porcs, de cacao pour adoucir nos palais, d'énergies fossiles pour aller toujours plus vite et plus loin, nous avons monté les uns contre les autres, exploité nos semblables et détruit notre planète. Il ne reste plus beaucoup de temps avant que les catastrophes se succèdent et s'ajoutent. Tous ne périront pas, mais la violence qui caractérise l'humanité s'exercera pire que jamais. Je ne comprends pas, c'est une énigme. À notre petit niveau hexagonal les enjeux écologiques disparaîtront du second tour de l'élection présidentielle, mascarade d'une prétendue démocratie. Les dés sont pipés. L'information est une blague. Si vous saviez... Oh quelques uns, quelques unes sont au courant de ce qui nous attend, mais très peu en regard des sept milliards d'individus sacrifiés sur l'autel de l'absurde. J'ai du mal à accepter que nous entrions dans l'obscurité alors que j'ai vécu de la lumière. Très vite je n'ai plus été dupe de mes utopies adolescentes, comprenant que le diable n'avait jamais lâché le pouvoir, celui de nuire, de nuire à tous, car à terme ceux qui croient y échapper condamnent leurs enfants. Mammifères parmi les autres, notre pouvoir de destruction est sans limites, ce qui ne nous empêche pas de donner des leçons de morale. Je cherchai la couleur, je ne trouve que la désolation de l'aveuglement et de la surdité. Au moins je comprends mieux le geste de Zweig, même si cette solution est trop égoïste pour qu'elle me tente. Ma curiosité me pousse à vivre autant que le hasard me le permettra. Mais en regardant les merveilles de la nature qui disparaîtront avec la montée des eaux, la chaleur grandissante, le "struggle for life" du chacun pour soi, je me sens vraiment très mal. Et puis, scrutant l'image, voir le goéland dépasser le petit bateau de pêche me laisse une toute petite porte de sortie, comme une bouffée d'air frais venant du large, car rien n'est vraiment prévisible, du moins la manière...