70 Humeurs & opinions - mai 2022 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 31 mai 2022

Hacker Protester, en prévision du pire


Il y a déjà six ans j'avais recommandé le livre de Geoffrey Dorne, Hacker Citizen, pour reprendre le contrôle de la ville en 50 hacks. Le designer remet ça avec Hacker Protester, guide pratique des outils de lutte citoyenne. C'est carrément un mode d'emploi de guérilla urbaine face à la militarisation d'une police de plus en plus armée et violente. Parmi la centaine de suggestions certaines sont défensives, d'autres plus actives. Les chapitres, Outils stratégiques, Tactiques défensives, Tactiques numériques, Tactiques offensives, Tactiques anti drones, Tactiques d'expression, sont chaque fois précédés d'un entretien avec un spécialiste, David Dufresne, Bluetouff, La Quadrature du Net, Paul Rocher, Olivier Tesquet, Mathilde Larrère. Geoffrey Dorne a soigné la présentation : couverture métallisée, croquis pixélisés, typographie. Je ne suis pas certain que j'ai encore le tonus pour mettre en pratique ces armes d'autodéfense. Non violent, plus jeune j'ai surtout couru avec les matraqueurs sur les talons. Aujourd'hui le simple piétinement lors d'une manifestation me fiche en l'air le dos pour plusieurs jours. Mais je trouve passionnant l'ingéniosité de celles et ceux qui n'ont pas leurs yeux pour pleurer. Ils et elles s'organisent, face à un pouvoir caractérisé par la privation des libertés civiques et qui finance les forces de répression plutôt qu'il ne répond aux besoins économiques et sociaux de la population dans son ensemble. Hacker Citizen et Hacker Protester sont des ouvrages à conserver sous le coude, à prêter à ses voisins en âge de combattre physiquement les forces de désordre, et qui n'ont pas retourné leur veste en cédant au suicide consumériste alors que se profile une crise climatique de nature entropique. Car le capitalisme est prêt à tout pour protéger les avoirs de quelques nantis dont la folie destructrice n'a pas de limites. C'est comment qu'on freine ? Ce guide ne l'explique pas, mais il donne des pistes pour refuser le statut de victime.

→ Geoffrey Dorne, Hacker Protester, guide pratique des outils de lutte citoyenne, 325 pages, format A5, 20€ + port

mercredi 25 mai 2022

Sévice militaire


À quelle nostalgie l'attrait de la guerre renvoie-t-il ? Tuer ou être tué. Une fois que les hommes sont sur le terrain, il n'y a pas d'alternative. Le service militaire n'est plus obligatoire. Censé faire disparaître les classes sociales sous l'uniforme, il faisait perdre un an à qui avait mieux à faire. Cette égalité devant la loi n'était que de surface. Les petits bourgeois savaient y couper et les pistonnés rentraient chez eux le soir. La violence des pauvres était canalisée sous les ordres de sous-officiers exerçant leur pouvoir débile sur les jeunes recrues. C'était parfois une manière de sortir de sa condition, d'échapper à son milieu, de voir du pays. Les hommes entre eux pouvaient transposer leur homosexualité refoulée en amitié virile. Les anciens combattants fourmillaient de souvenirs croustillants. Les seuls films de guerre supportables sont ceux qui la dénoncent, même s'ils continuent d'exercer leur pouvoir de fascination morbide. Les guerres résolvent les crises sociales et les expansions démographiques. L'enjeu est pourtant toujours économique. Destruction, captation, reconstruction. La compétition sportive, lorsqu'elle stimule le nationalisme, ne fait qu'y préparer. Les jeux de guerre sur les consoles vidéo participent à l'abrutissement de masse. Ils révèlent ce qu'il y a de pire chez les humains, aveuglement, veulerie, ignorance et stupidité.
Par prudence, je ne m'en suis jamais ouvert publiquement, mais je fus réformé P5, "exempté du service actif, réserviste service de défense sauf inaptitude à tout emploi". P signifie Psychologique et P6 équivalait à la camisole... Cette désignation aurait pu m'empêcher de faire carrière dans l'administration ! Mon sursis m'avait permis de terminer mes études de cinéma et je ne me voyais pas interrompre ma vie en postulant au service cinématographique des armées. La coopération avait quelque chose d'obscène. Certains camarades avaient craqué en Afrique autour de la piscine entourée de leurs boys. D'autres avaient joué le jeu sur ordre de leur parti politique. Travail d'infiltration. Comités soldats. J'étais résolument non-violent et n'aurais pas tenu une arme pour un empire (pour un an, pire), forcément colonial. Une psychanalyste m'avait remis un certificat signalant "une schizophrénie dissociative avec inversion du rythme nycthéméral". Elle racontait que je m'étais spécialisé dans les films de vampires et que vivre la nuit était incompatible avec le rythme militaire. C'était en 1975. Le comique fut de me retrouver assistant de Jean Rollin quelques mois plus tard sur Lèvres de sang. Je me souviens être parti aux "trois jours" qui en duraient la moitié après 48 heures sans dormir, ayant juste terminé le disque pour l'Année de la femme réalisé par le PCF. Refusant de dormir avec d'autres hommes, j'ai passé la nuit au cachot, la porte ouverte et la lumière allumée. Après cette troisième nuit de veille, je n'étais pas bien frais. Je n'avais coché aucune des cases du test lorsqu'il s'agissait d'actes de guerre, mais, sorti d'une grande école, je ne pouvais faire l'imbécile. À la prison le sergent de garde, complètement saoul, ne put faire son rapport. Un autre, jusque là très brutal, s'adressa à moi avec tant de prévenance, j'étais frit (j'aurais préféré être free). Le psychiatre ne me posa aucune question. Silence de part et d'autre de son bureau. Le verdict consistait en une hospitalisation quinze jours plus tard. L'angoisse ! Remettre ça alors que j'étais certain de ne pas sortir conscrit de la caserne de Blois... À l'Hôpital Percy de Clamart, la seconde manche dura à peine une heure. " Vous vous entendez bien avec votre père ?". Deux minutes de silence. "Oui", hésitant et pas convaincu du tout. "Et avec votre mère ?". Un oui instantané, franc et massif retentit dans le bureau du psychiatre chez qui j'avais passé la séance à chercher par terre une aiguille qui n'existait pas en pensant en boucle aux esclaves du Metropolis de Fritz Lang. Le médecin me tendit ma réforme tandis que les troufions étaient écœurés que je leur exprime que je n'en avais rien à foutre. Philippe Labat avec qui je partageais l'appartement de la rue du Château à Boulogne quitta les militaires ennuyés de ne pouvoir le garder en leur lançant : "Rien ne résoudra la tragédie de l'être !".

Article réactualisé du 17 octobre 2009

jeudi 5 mai 2022

Flow de l'enfer


Il y a des jours comme ça. Hier j'ai eu du mal à travailler. C'est très rare en ce qui me concerne. Les cauchemars dont je ne me souviens plus m'ont scié les guiboles. Les nuages ont obscurci le ciel. J'ai fait la vaisselle. C'est ainsi que j'appelle les petites tâches ménagères que j'avais laissées de côté et qui évitent de me faire perdre mon temps à tourner en rond. Comme tutoriser le caoutchouc de la salle de bain. Cette plante qui grimpe jusqu'au plafond datant d'il y a bien quarante ans, je lui parle en confiance. Elle a connu mon père, et ma mère. Je lave ses feuilles poussiéreuses... Ce matin Django a tué un oisillon. Triste. Cela ne m'a pas encouragé. Je n'avais pas remué le compost au fond du jardin depuis longtemps. J'ai enfoncé le pic aérateur une fois, deux fois. À la troisième j'ai eu un mouvement de recul. Un gros rat m'a sauté à la figure. Il a certainement eu plus peur que moi. Comme il n'y a rien à grignoter, aucun déchet animal, j'imagine qu'il dormait au chaud. De temps en temps j'en trouve un au milieu du salon, heureusement très rarement. Contrairement aux souris et aux oiseaux que Django croque plus ou moins, ils n'ont jamais une égratignure, aucune trace de blessure. Leur casse-t-il la nuque ? Celui d'hier matin retournera probablement d'où il vient. Il aura sauté le mur du fond. Ne pas culpabiliser de ne rien faire. Je bosse pratiquement sept jours sur sept. Parfois je lis l'après-midi, et après le dîner je déconnecte tout de même. J'ai fini par me laisser aller devant Moon Knight, une série télé Marvel avec Oscar Issac, Ethan Hawke et une courte apparition de Gaspard Uliel dans son dernier rôle avant son stupide accident. Une fantaisie de plus en plus dingue au fur et à mesure des six épisodes, mais rien d'étonnant, de vieilles recettes. Tous ces jours-ci j'avais justement travaillé mes instruments comme un fou. Je n'arrive pas à intégrer que j'ai remplacé le régime d'intermittent par celui de la retraite. Il faut vraiment que j'apprenne à ne rien faire...
J'ai retrouvé un article du 8 août 2009 où j'avais une petite forme, comme hier.

FLOW DE L'ENFER

Il y a des jours comme ça. On ne sait pas où l'on va. On se lève. Prenant congé des rêves. Et puis tout bascule. Ridicule. J'allume d'un seul coup toutes les machines du studio. Ça fait pop dans le rafiot. Je voulais tester les sons enregistrés cette semaine avec le film d'aujourd'hui. Mais comme j'ajoute la réverbe rien ne se produit. La Rev5 ne s'allume plus, la panne. Je m'acharne dessus comme un âne. Il faut attendre la fin août pour la réparation [C'était l'été]. Là je reprends ma respiration. J'ai sorti une petite Lexicon, mais c'est bon, l'H3000 fera l'affaire. La réverbe situe tous les sons à leur place. De quoi aurais-je eu l'air sans espace ? Dans l'affolement, je pense à l'envers. Je deviens dément, glisse en enfer. Lorsque j'étais jeune homme, que le matériel rendait l'âme, j'évitais le pensum en rencontrant une dame. La dame est là, la dame est là, la dame est là. Quand tout va de travers, regarder bien le ciel, la lune ou les nuages, et s'attendre aux miracles. Du pire calvaire on peut tirer son miel. Il n'y a pas d'âge pour rejeter la débâcle. J'ai peint la cave en rouge, en rouge sanguinolent, mais c'est là que ça bouge, le bouge sent. Provisions de bouche à se mettre sous la dent. Grands crus à foison à en devenir cuit. Voyez donc le tableau comme un hublot. Le diable à l'œuvre. L'œuvre du diable.

P.S. pour les geeks : depuis cet article de 2009, la 4000 de t.c. electronic (pour le live recording), le plugin SP2016 d'Eventide (chaque fois que j'essaie autre chose j'y reviens) et l'Altiverb (qui propose tous les espaces imaginables et inimaginables) ont remplacé la REV5 et la Lexicon, et la pédale H9Max mon vieil H3000 (sorte d'effet joker qui m'a sauvé plus d'une fois). J'aimerais plus souvent utiliser les GRM Tools, SplitEQ, Physion ou la BlackHole, mais soit je n'y pense pas, soit je ne les maîtrise pas bien. Pendant que j'y suis, les logiciels RX et Ozone qui permettent de faire des miracles en nettoyage, reconstruction, demix et remix, mastering, etc., sont quasiment indispensables à toute post-production.