70 Humeurs & opinions - février 2023 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 10 février 2023

Encouragements et félicitations


Dans le film de 1936 de Robert Siodmak, "Le chemin de Rio", dont on entend des bribes dans le premier disque d'Un Drame Musical Instantané, "Trop d'adrénaline nuit", enregistré en 1977, Marcel Dalio fait ses "compliments !" à Jules Berry qui lui répond "Vous me décorez...". Dialogue cynique de part et d'autre puisqu'il s'agit, si je me souviens, de traite des blanches !
J'entends que les artistes apprécient les compliments, or ce n'est pas la question. La plupart vivent dans le doute et font mine d'être forts pour arriver à continuer, avec le besoin d'être rassurés. Un de mes amis clame haut et fort qu'il est génial avant d'éclater d'un rire rabelaisien. Si un admirateur lui déclare qu'il est génial, mon camarade risque tout bonnement la larme à l'œil. Hypersensible camouflé en frimeur, il préfère rigoler que pleurer. Le compliment est un terme trop flou pour que l'on sache s'il est feint ou réel. Les artistes n'ont pas besoin de félicitations pour travailler, car elles arrivent en fin de parcours lorsque tout est terminé. Par contre les encouragements sont indispensables à la bonne marche des affaires. Si l'encours est délicat, la félicité n'existe pas pour l'artiste dont l'insatisfaction perpétuelle est garante de sa créativité.

Article du 6 juillet 2010
Photo : Pierre Oscar Lévy

mercredi 8 février 2023

La Chine vue de travers


Dans Libération du jeudi 13 mai 2010...
[...] En avant-dernières pages de Libé, la réalisatrice Isabel Coixet qui fait trôner un baigneur de 6 mètres de haut dans le pavillon espagnol de l'exposition universelle de Shangai, un truc hideux nommé Miguelín, souriant, gazouillant et remuant la tête, ne se contente pas d'étaler son stérile égocentrisme à propos des enfants, elle explique son choix pour "faire passer un message aux Chinois". Et là je cite, parce que cela vaut son pesant d'arrogance et de mépris post-colonial, motivé par une inculture crasse et honteuse : "Au pays de l'enfant unique et du bébé roi, celui-ci fait un tabac ! Ce que je veux dire, c'est que ce n'est pas tout de faire des enfants. Il faut aussi leur donner une bonne vie : la liberté d'expression, l'égalité, l'assurance-maladie, un monde sans pollution, tout ce qui manque en Chine !" Ah, la civilisation ! On croirait entendre les explorateurs découvrant les premiers Pygmées dans les années 20. Quelle condescendance ! En reprenant les termes de sa leçon aux petits Chinois, banalité ressassée à longueur de temps par tous les prétendus tenants de la démocratie, je m'interroge sur le pays où son bébé qui fait des bulles fut construit, puisque, bien qu'espagnol, il est "made in USA". Commençons par le tabac dont la Chine est le premier producteur et manufacturier au monde. Ce n'est pas vraiment la question, d'accord. On s'interrogera par contre sur l'enfant-roi (n'avons-nous pas gâté nos petits princes et nos petites princesses, et ce quelle que soit la classe sociale en comparaison du reste du monde ?), sur l'égalité dans les pays occidentaux où l'écart entre riches et pauvres se creuse sans cesse dans des proportions scandaleuses, sur l'assurance-maladie (la récente réforme obamesque sur la santé est un cadeau aux assurances devenues obligatoires y compris à ceux qui n'en ont pas plus les moyens qu'avant !), sur la pollution à l'heure où la côte sud des États Unis est engluée dans le pétrole BP et où nous continuons à ne rien faire pour ralentir la catastrophe planétaire, et même sur la liberté d'expression où toute notre presse est aux mains du Capital et où les États cherchent à contrôler Internet comme tout le monde [...].
Peut-être devrions-nous aussi rappeler à cette dame qui n'a pas inventé la poudre tout ce dont nous avons hérité de ce peuple cruel et inculte : le papier, l'imprimerie, la boussole, le compas, l'horloge, la soie, la porcelaine, le papier-monnaie, le forage, le sismographe, la brouette, le gouvernail axial, le parapluie, l'allumette, les pâtes, la bière, le thé, etc. Aujourd'hui le "Made in China" montre bien l'hypocrisie et le cynisme des libéraux que personne ne force à aller tout faire fabriquer là-bas. Nous profitons des prix en condamnant ce qui les y autorise. L'ultra-libéralisme associé au parti unique fait rêver plus d'un pays occidental en dessinant un modèle qui fait froid dans le dos. Les services de communication de nos états cherchent à camoufler et atténuer l'emprise chinoise par des campagnes de dénégation. Je ne vais pas recommencer avec le bourrage de crânes sur le Tibet, Slavoj Žižek en ayant fait en son temps une remarquable démonstration dans le Monde Diplomatique...
La Chine n'est certes pas un modèle, mais qui prétendons-nous représenter pour lui donner des leçons ?

Article du 15 mai 2010

mardi 7 février 2023

Reconnaissance faciale et deepfakes


Au moment où la CNIL s'oppose aux systèmes de sécurité ayant recours à la reconnaissance faciale envisagés pour les prochains jeux olympiques par le gouvernement, la saison 2 de l'excellente série TV The Capture en rajoute une couche sur les deepfakes, ces enregistrements vidéo ou audio bidonnés, réalisés ou modifiés grâce à l'intelligence artificielle. La saison 1 était déjà brillante, la suivante n'a rien à lui envier. En regardant ce thriller haletant diffusé par la BBC, on sent hélas que ce n'est qu'une question de temps pour que la vérité des images et des sons ne soient plus qu'une fiction. Hollywood multiplie les films à effets tels les productions Marvel qui montrent des super héros en proie à des activités incroyables. Ces spectacles illusionnistes existent depuis les débuts du cinématographe lorsque L'entrée du train en gare de La Ciotat affola les premiers spectateurs. Mais, depuis, le degré de réalité est devenu plus vrai que nature. De même, la manipulation d'opinion a atteint des niveaux de sophistication qu'Edward Bernays avait imaginés, et testés hélas avec succès. Les médias de masse tombés entre les mains de quelques acteurs privés mettent les états en coupe réglée. Par quel subterfuge faudra-t-il passer si l'on ne veut pas sombrer dans le déni et la paranoïa du complot, le risque étant de ne plus croire rien ni personne.


Depuis quelques mois les applications ayant recours à l'intelligence artificielle (IA) deviennent accessibles à tout un chacun. Elles ont illico fasciné les créateurs, en particulier les graphistes. Les meilleurs savent qu'ils n'ont rien à craindre de ce nouvel outil dont ils sauront se jouer. Les tâcherons ont par contre du mouron à se faire. Il y aura un avant et un après. Mais il faut ruser avec les applications pour ne pas aboutir au tout venant, la recherche s'appuyant sur l'existant. Or l'existant est essentiellement constitué de banalité. C'est donc entre les mailles du filet qu'il faut se glisser pour trouver de quoi alimenter son travail sans perdre son style propre. Pour la musique ou le texte, dont les expressions contemporaines sont très en retard dans l'assimilation du public, les premiers essais sont donc forcément beaucoup moins convaincants au vu du corpus diffusé sur la Toile.

En ce qui concerne les systèmes de sécurité, il n'est pas question de créativité. La surveillance des réseaux de communication et le recoupement des fichiers montrent déjà comment le commerce ou l'administration récupèrent nos données intimes. Des sociétés comme Thales, Ineo, XXII, Wintics ou Foxstream se frottent les mains. Ce seront les mêmes qui fabriqueront les deepfakes et devront déjouer ceux de l'ennemi. L'ennemi ? Voilà plusieurs décennies que les services de renseignements de tous les pays accompagnent leurs industriels nationaux. Si la mode est aux séries d'espionnage, ce n'est pas un hasard. La guerre de l'information est souvent plus importante que les combats sur le terrain. Pour avoir été témoin par le passé de certaines falsifications de l'Histoire alors que j'étais réalisateur en zone de conflit, je ne peux que m'inquiéter de ces nouvelles armes perverses qui permettent aux cyniques de citer le film L'homme qui tua Liberty Valance de John Ford, quand Edmond O'Brien lance à James Stewart : "When the legend becomes facts, print the legend !" (plus ou moins bien traduit "Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende !"). N'est-il pas surtout question de contrôle et d'asservissement ?