70 Le son sur l'image - novembre 2018 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

lundi 26 novembre 2018

Le son sur l'image (8) - La partition sonore 1.5



La partition sonore

« Rigoureusement parlant, le cinéma sonore, en tant que domaine particulier d'expression artistique, commence au moment ou le craquement d'une botte est détaché de la représentation de la botte qui craque pour être rattaché à l'image d'un homme prêtant anxieusement l'oreille", écrit Eisenstein.

Pour un designer sonore, l’important n’est pas ce qui est montré, mais ce qui est suggéré. Jean-Luc Godard dit du montage : « l’important n’est pas ce qui est conservé, mais ce qui est supprimé ». Comme les bords du cadre pour le son, il pointe ici la collure, l’ellipse, no man’s land qui n’appartient plus ni à un plan ni à l’autre. L’intérêt découle de ce que l’on devine. Nous sommes loin de la télévision actuelle, ou du cinéma le plus courant, qui mâche tout de façon à être certain que le spectateur a bien compris. Les documentaires en prennent plein la gueule : on rajoute un commentaire et de l’exhaustivité. C’est la nouvelle tarte à la crème depuis que l’objectivité a été démystifiée. Plus de parti pris. Quelle place reste-t-il à l’imagination ? Quelle liberté d’interprétation est laissée au spectateur ? On nous dit quoi penser. Comme le sujet, nous sommes cernés. La leçon prend le pas sur l’intelligence et l’émotion.

Alors que l’illustrateur sonore appuie techniquement ce qui est montré à l’écran, le designer sonore travaille sur la couleur du son, de manière à le rendre triste ou drôle, inquiétant ou rassurant, il joue des consonances et dissonances pour créer des effets dramatiques. Il peut produire des émotions, du désir, de la colère, de la légèreté ou du drame, donner des clefs sur ce qui est en train de se passer ou sur ce qui pourrait arriver… En amont ou en aval, explicitement ou secrètement, le designer sonore participe à l’écriture du scénario.

Raging Bull : Martin Scorcese sonorise le match de boxe avec des cris d’animaux, renforçant l’aspect bestial de la scène. Dans ses derniers films, Jean Epstein invente le gros plan sonore en ralentissant certains sons. En URSS, Poudovkine fait la même découverte qu’il appelle le « verre grossissant du temps ». Lancelot du Lac : Robert Bresson semble ne jouer qu’une seule piste à la fois, en mixant tous les sons au même niveau, effet saisissant des armures et des pas qui agissent comme les rimes d’un poème, le sang qui s’échappe d’un corps décapité coule comme une rivière. Les oiseaux d’Hitchcock sont entièrement travaillés électroniquement, le compositeur Bernard Herrmann supervise la partition sonore du film, il n’y a d’ailleurs pas de musique, Herrmann a demandé aux musiciens de l’orchestre de produire des sons parasites avec leurs instruments. Dans ses films, Mizoguchi mixe les effets sonores et la musique comme s’ils appartenaient à la même partition. Pour les films d’Alain Robbe-Grillet, Michel Fano avance le concept de partition sonore, qui englobe tous les sons, voix, bruits, ambiances, musique. Écoutez les films de David Lynch ou la bande-son d’Amélie Poulain !


Dans le chapitre consacré à l’usage structural du son de Praxis du cinéma, Noël Burch cite Les amants crucifiés comme un modèle. Les deux amants vont être surpris par la police : des percussions rythmiques en gros plan contrastent avec l’éloignement des amants derrière un grillage de bois. C’est la puissance de la musique qui laisse deviner la présence des policiers qu’on ne voit pas. Dans une autre scène, les bruits des bols en bois du repas du fugitif puis celui d’une échelle sont les premières notes de la musique qui suit. Ailleurs, une porte claquée est la dernière note d’un autre passage musical. Chez Mizoguchi, les bruits synchrones, les effets hors-champ et la musique dessinent une partition complexe. Ne pas comprendre le japonais joue en faveur de son intégration musicale et les percussions se mélangent parfaitement avec les bruits.

Dans Anatahan, le dernier film de Josef von Sternberg, peut-être le plus beau, tous les dialogues sont en japonais non sous-titrés. Un narrateur, von Sternberg lui-même, nous raconte, en anglais, l’histoire de ces soldats abandonnés sur une île du Pacifique, ignorant que la guerre est finie. Et puis il y a une femme, une seule, et beaucoup d’hommes, trop. Dans ce film, le réalisateur a tout reconstruit en studio, retournant des racines pour en faire des arbres tortueux, fabriquant les maquettes d’avion, confectionnant même sa propre caméra ! La partition, voix, bruits et musique, ressemble à celle d’un opéra moderne.

Le roman d’un tricheur de Sacha Guitry, autre exemple de l’usage du narrateur. Guitry raconte toute l’histoire allant jusqu’à mettre sa propre voix dans la bouche de ses comédiens et de ses comédiennes. Personne n’y voit que du feu tant sa faconde est naturelle. Il y a de nombreux autres exemples de narration, tel La jetée de Chris Marker, où, de plus, toutes les images sont fixes, film entièrement tourné au banc-titre. Pour Son nom de Venise dans Calcutta désert, Marguerite Duras reprend intégralement la bande-son de son précédent film India Song ! Lucchino Visconti dirige Les damnés en anglais mais la scène de la Nuit des longs-couteaux y est jouée en allemand…


Il est des films qui se confondent presque totalement avec leurs partitions sonores, ainsi Le trou de Jacques Becker, Les petites marguerites de Vera Chytilova, certains films de Otar Iosseliani, Suzanne Simonin, la religieuse de Diderot de Jacques Rivette avec la partition de Jean-Claude Eloy, les premiers films d’Alain Resnais… Jacques Tati mélange les borborygmes et les bribes de dialogue avec des bruits outrés. Les personnages existent par les sons qu’ils produisent plus que par leurs voix. Tati avait des difficultés à s’exprimer oralement, trop timide, un peu bègue… Jan Svankmajer tourne Alice en faisant grincer les dents des spectateurs, pas un mot n’est prononcé. Luis Buñuel signe ses effets sonores alors qu’on le dit sourd, histoire de bien montrer que c’est à l’écriture que la question se pose, et se règle. Les cloches de la fin de Tristana répondent aux grelots du début de Belle de Jour, effets surréalistes loin d’un symbolisme honni. Dans L’homme qui en savait trop, Hitchcock, qui se sert toujours de ce qu’il a sous la main pour bâtir son scénario, utilise l’unique coup de cymbales d’une partition pour camoufler le coup de revolver que le tueur s’apprête à tirer pendant un concert à l’Albert Hall : la caméra se promène sur la partition pleine de mesures vides tandis que s’approche la note fatidique. Hitchcock regrette que les spectateurs ne sachent pas lire la musique pour renforcer encore le suspense. Pour Les oiseaux, il stylise tous les sons, faisant crier le moteur d’une camionnette, colorant le silence, jouant des effets de proximité et d’éloignement. Lorsque Hitchcock termine le montage d’un film, il « dicte à une secrétaire un véritable scénario de sons… bobine par bobine… » Pour décrire un bruit, il imagine son équivalent en dialogue.

Ce sont seulement quelques exemples d’utilisation astucieuse et sensible du son dans des films qui ont marqué l’histoire de l’audiovisuel. Pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ? Comblez les vides avec votre propre expérience. Je termine ce chapitre en conseillant deux films qui devraient être obligatoires dans les écoles. Deux films dont les héros, malgré leur indéniable présence, ne font que donner la réplique au sujet principal, la musique. Le premier, Straight, No Chaser (DVD Warner), est un portrait du pianiste de jazz américain Thelonious Monk filmé par Charlotte Zwerin, le second, Step Across the Border (DVD Winter & Winter), est un road movie qui suit la tournée du guitariste anglais Fred Frith, film expérimental de Nicolas Humbert et Werner Penzel qui mêle les bruits quotidiens et la musique que Frith croise sur sa route autour du monde.

Précédents articles :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore

lundi 19 novembre 2018

Le son sur l'image (7) - Régression du parlant 1.4



Régression du parlant

À la fin des années 20 , les films deviennent parlants, plutôt que sonores. Une catastrophe ! Souvent le progrès s’accompagne paradoxalement d’une régression, on a vu cela récemment avec le format audio MP3 ou la téléphonie sur Internet… Il faudrait définir ce qu’est réellement le progrès, s’il est synonyme d’avancée sociale ou de rentabilité accrue, d’amélioration technique ou de paresse créative… Pendant les décennies qui suivent l’avènement du parlant, peu de metteurs en scène comprennent l’importance du son, oubliant même l’extraordinaire potentiel des images, au profit d’un bavardage explicatif devant une caméra filmant au mieux de beaux plans soulignés par des musiques convenues. Cette dérive n’a rien d’original. Pensez à ce que la télévision aurait pu devenir ! On parlait d’éducation populaire, nous avons accouché d’un abrutisseur de masses. Cette nouvelle religion a supplanté toutes les autres, elle génère la foi dans ses images, le Journal est son bras armé. À comparer avec l’histoire des radios libres d’abord inventives, puis passées privées, devenues un support de publicité passant sensiblement toutes le même style de programmes, le cinéma résiste plutôt bien.

Heureusement, de Fritz Lang à Jean-Luc Godard, de Jacques Tourneur à Luis Buñuel, de Vera Chytilova à Jan Svankmajer, de Jacques Tati à David Lynch, ils sont quelques-uns à utiliser le son de manière complémentaire aux images, et non comme une redondance illustrative de ce qui se passe sur l’écran. Au début du Testament du Dr Mabuse, la musique du générique se fond dans le vacarme assourdissant de la presse à billets qui envahit tout l’espace sonore pour créer une atmosphère angoissante. Le spectateur ne peut deviner ce que disent les acteurs de Fritz Lang qu’en regardant l’action, suspense lent et étouffant soutenu par le rythme lourd et répétitif de la machine. Silence. Deux explosions tonitruantes. Le commissaire Lohmann fredonne la Chevauchée des Walkyries dans son bureau comme la coda dramatique de la scène précédente. Dans M le Maudit, le thème de Grieg, issu de Peer Gynt, sifflé par l’assassin, est le moteur de l’intrigue.


La femme mariée : Jean-Luc Godard montre Macha Méril lisant un magazine de la presse féminine au café tandis qu'on entend deux jeunes filles avoir une discussion sur la sexualité à une autre table. Sous-titres, décalage. Godard pose souvent la question du mixage habituellement censé privilégier le dialogue. Vivre sa vie : Anna Karina vend ses charmes sans paroles, avec en fond sonore le texte du code civil sur la prostitution. Bande à part : les acteurs font une minute de silence. On n’entend pas une mouche voler, même pas le souffle de la bande. Ce ne sont que de minuscules exemples du travail que Godard réalise avec l’ensemble de ses films. Il mélange souvent plusieurs sources sonores pour forcer l’écoute. Deux ou trois choses que je sais d’elle : Jean-Pierre Léaud n’arrive pas à « se battre sur deux fronts à la fois », lorsque Marina Vlady lui annonce qu’elle le quitte tandis que la radio hurle à tue-tête. Histoire(s) du cinéma : JLG pousse la logique de l’accumulation des signes, en mixant sans cesse la voix du narrateur, lui-même comme d’habitude, la bande-son d’un film et une des musiques du catalogue ECM. Il fait subir à l’image le même sort, surimprimant les extraits de films, les photographies et son actualité. Le résultat laisse le spectateur faire son choix, son petit marché. Reconnaissant une citation, un extrait, une mélodie, qui rentrent en écho avec sa mémoire forcément éclatée, chaque spectateur récite, à son tour, sa propre histoire du cinéma. La bascule est encore plus vertigineuse, car c’est sa propre intimité qui lui est brusquement dévoilée.
Depuis le muet, Godard est un des rares réalisateurs à interroger le cinéma, en n’acceptant les lois que pour pouvoir les enfreindre, à faire des films en créant son propre langage. Il avait appelé une de ses sociétés de production Sonimage. Un son, une image. On pourrait n’aller voir que ses films pour comprendre le cinématographe tant il joue des références, en les tordant dans tous les sens. Godard se donne le droit à l’erreur. C’est si rare, si précieux, la liberté de penser et d’agir, d’y repenser et de corriger le tir…


Jean Renoir pensait que « la plupart des films parlants ne sont que des films muets dans lesquels on a remplacé les sous-titres par un peu de son qui sort d’une bouche. » Dans La règle du jeu, il laisse percevoir des bribes de dialogue lorsque les acteurs jouent à l’arrière-plan. Ne saisir que quelques mots suffit à Renoir pour créer une perspective sonore, rendre plus juste la complexité de la scène. Orson Welles, dans Othello, joue des effets de proximité du micro, opposant brusquement gros plans et plans d’ensemble, intimité et réverbération. Dans Lola Montes, Max Ophüls signale un flash-back par une phrase répétée en écho qui s’évanouit dans le lointain : « la Comtesse se souvient-elle du passé, s’en souvient-elle ? S’en souvient-elle ?… », on retrouve Lola en landau avec Frantz Liszt. Rupture. Dans Sur mes lèvres, Jacques Audiard fait entendre un autre monde lorsque Carla ne branche pas son sonotone, le scénario exploitera son handicap…

À un journaliste demandant à Orson Welles, qui avait réalisé de fameuses émissions de radio comme La guerre des mondes et venait de terminer Citizen Kane, quel médium il préférait, le metteur en scène répondit qu’à la radio, l’écran était plus grand ! Le son peut élargir le cadre en faisant entendre ce qui n’est pas montré. Faites écouter le paysage pendant un gros plan, vous suggérerez un autre espace, un autre temps, que celui de l’écran. Filmés à Paris avec les vagues en fond sonore, nous voilà à la mer. Économie du voyage, élargissement de l’espace. Filmés aujourd’hui à Paris avec le bruit des obus, nous voici à Sarajevo pendant le siège. On semblait être là, on était perdu dans nos pensées, dix ans en arrière. Hors champ spatial, hors champ temporel. Les bords du cadre deviennent la frontière qui sépare l’image du son. L’acteur en gros plan peut aussi bien imaginer qu’il est ailleurs, situation subjective : au début de Psychose, Hitchcock montre Janet Leigh imaginant ce qui est supposé se passer à l’endroit qu’elle vient de quitter après y avoir commis un vol. Elle conduit, on entend la voix des policiers comme elle suppose que la scène est en train de se passer. Rien de certain.

Un des rares grands réalisateurs de télévision, l’as du direct et génial concepteur du Journal d’en France, Raoul Sangla, me faisait récemment remarquer « pourquoi montrer celui qui parle plutôt que celui qui écoute, pendant le journal télévisé ? » Trop de conventions. Quel intérêt à ce que le son soit illustratif s’il peut être complémentaire ? Robert Bresson écrit qu’un son évoque toujours une image tandis qu’une image n’évoque jamais un son. Il prétend que chaque fois qu’il le peut, il remplace toujours une image par un son. Question d’économie de moyens ? Même si tous les réalisateurs ne vont pas suivre cette remarque à la lettre, c’est une excellente hypothèse de travail qui peut faire réfléchir. Réfléchir. Dans 9/11, Michael Moore donne une version originale de l’attaque du World Trade Center, il le montre sans image, totalement noir, en berne, on entend le son lorsque le Boeing vient s’écraser, on l’entend comme si c’était la première fois, alors que la séquence a été rabâchée jusqu’à l’écœurement. L’émotion est intacte, l’obscurité fait écho au black-out, rétention des informations qu’impose le gouvernement américain de Bush. João Cesar Monteiro offre un film pratiquement sans images avec Blanche-Neige, son film en noir et noir.


Puisque nous évoquons un film sans image comme un son à voir, il est intéressant de rappeler que certains réalisateurs ont dessiné des images que l’on entend. Dès 1929, simultanément aux expériences faites en Angleterre par Humphries et en Russie par Voïnov, Ivanov, Cholpo, l’allemand Rudolf Pfenninger s’inspire des formes visuelles qu’il analyse sur un oscilloscope pour dessiner à la main sur la piste sonore optique couchée le long des images. La tête optique identifie les traces vibratoires qui ressemblent à des tests de Rorschach comme n’importe quelle autre représentation du son. Du son de synthèse sans autre recours que celui d’un pinceau ! Treize ans après le premier instrument de Leon Theremin, Pfenninger rejoint la liste des inventeurs des premiers sons de synthèse. En 1930, Oskar Fischinger donne au son animé la place qu’il mérite dans l’histoire de l’audiovisuel avec ses Tönende Ornamente. Tandis que Pfenninger se concentre sur l’analyse des ondes sonores, Fischinger, plus pragmatique, commence par dessiner pour ensuite écouter les sons produits. Dès 1937, l’animateur écossais Norman McLaren développera cette technique en grattant la pellicule pour Book Bargain. Il continuera avec Allegro, Dots, Loops, Neighbours, Blinkity Blank, etcetera, jusqu’à son Synchrony de 1971, à l’Office National du Film du Canada. Des cinéastes utiliseront le son dessiné à la main dans des films de fiction, tels Rouben Mamoulian mélangeant ces fréquences lumineuses à des gongs joués à l’envers et à des cloches réverbérées pour Dr Jekyll and Mr Hyde ou Boris Barnet dessinant des explosions pour Okraïna.

Lors de mes conférences, j’ai rarement le temps de passer un long-métrage entier, à moins que ce ne soit un workshop qui s’étale sur plusieurs jours. Je projette plutôt des courts-métrages ou des extraits emblématiques. Parmi les petits bijoux que j’aime montrer à mes spectateurs, il y en a deux particulièrement étonnants, perles rares découvertes grâce à mon maître, Jean-André Fieschi. Il s’agit de A Movie de Bruce Conner et Slon Tango de Chris Marker.

Le premier est un film américain expérimental de 1950, montage de stock shots (images d’archives). Accompagnée par un monument musical kitschissime que sont Les Pins de Rome d’Ottorino Respighi, une sorte d’héritier néo-classique du Boléro de Ravel, A Movie (Un film) montre des accidents dont la succession rappelle l’émission de télévision Vidéo Gag. Mais la montée dramatique des événements qui s’enchaînent fait progressivement évoluer les émotions du spectateur, qui passe du rire à l’angoisse, de la superficialité à la plus grande émotion lyrique. Le film joue d’effets analytiques révélant à chacun et chacune les méandres de son inconscient. L’aspect rituel de la musique fait passer la pochade du côté du sacré.

Le second, si l’on veut bien oublier un instant le synchronisme accidentel, est une énigme comme Chris Marker aime les inventer. Pendant la guerre en ex-Yougoslavie, Marker filme le plan-séquence d’un éléphant qui danse. Or, jamais de ma vie je n’ai vu aucun danseur, aucune danseuse, même la sublime Sylvie Guillem, mêler autant de grâce et de naturel. L’éléphant bouge ses quatre lourdes pattes, sa trompe, ses oreilles, sa queue, dans un seul mouvement, celui du Tango d’Igor Stravinsky. Difficile d’en parler, il faut le voir pour le croire. Croire ? En qui, en quoi ? Abîme de perplexité pour un athée. Au cirque, les éléphants dansent parfois sur Circus Polka de l’ami Igor… Nous sommes dans un zoo, loin de la piste… Les seules étoiles viennent de la poussière de l’enclos qui monte dans les rayons du soleil. Marker solarise son plan. Poussière d’étoiles… La musique vient d’un disque, couchée au montage. Tout est trop parfait pour être vrai. Commettant une indiscrétion, je tombe sur une lettre où Marker raconte à mon ami qu’il était au zoo de Ljubjana en Slovénie, qu’il n’a tourné qu’une seule prise qui commence où commence Slon Tango et s’arrête à la fin. Ce faisant, il perçoit un message subliminal de l’animal qui, profitant de l’extrême fatigue du cinéaste, lui transmet le message « je danse sur le Tango d’Igor Strawinky ». Rentré à Paris, Marker place la musique au début du plan, elle se termine sur les quelques secondes du générique de fin. Et Marker d’ajouter en italiques : « That’s all, folks ! » J’ai un peu honte de préciser que le cinéaste commençait sa lettre en demandant à mon ami de garder pour lui cette confession intime… Le plus jeune des cinéastes français raconte si bien les histoires (Slon, qui signifie éléphant en russe, fut la maison de production de Marker ! Slon Tango figure en bonus de l’indispensable DVD Chats perchés, ed. MK2).


Comme j’évoque Chris Marker, je ne peux résister à une nouvelle tentation, celle de reproduire la réponse qu’il me fit à l’une des enquêtes parues dans le cadre de ma rubrique « La question » du Journal des Allumés du Jazz (The Jazz Singer d’Alan Crosland avec Al Johnson date de 1927), périodique aléatoire et gratuit, publié par une association d’une quarantaine de labels de disques indépendants. À la question « Autour de la musique gravitent des images. Quelle est celle qui vous a le plus marqué ? », Marker répond :

"Celle qui vous a le plus marqué ? " Comme vous y allez, heureux enfants insouciants qui ne savez pas encore combien d'images marquantes peut accumuler une mémoire ? C'est vrai que généralement je ne réponds pas à ce genre de questions (comme "les dix films qui ?", "les dix livres dans une île déserte ?" etc) - et j'en aurais fait autant si justement une image n'avait pas surgi toute seule à la fin de ma lecture. Je ne suis pas sûr qu'elle entre exactement dans ce que vous aviez en tête, mais comme elle était là, je vous la livre, vous en ferez ce que vous voudrez, inutile de dire que je ne me sentirai nullement offensé si vous concluez que, comme il m'arrive souvent, je suis à côté de la question…
L'année serait facile à retrouver : c'était celle où les Exodus, rejetés par les Anglais des ports palestiniens, refusés par la France, erraient de côte en côte : certains se retrouvaient à leur point de départ, à Hambourg (pour un peu on leur aurait fait faire le reste du chemin en train, jusqu'à Treblinka, ça leur aurait rappelé des choses) - deux en particulier demeuraient en suspens au large de Juan les Pins, où nous voyions leurs feux s'allumer au crépuscule pendant que nous dansions en écoutant la musique de jazz. La guerre était encore assez proche pour que ce genre de collage incongru nous paraisse relever de la folie ordinaire, nous en avions vu d'autres. Dans cette boîte-là jouait Bernard Peiffer, le grand pianiste français qui devait peu de temps après nous quitter pour une carrière aux USA. Sa femme, Monique Dominique, chantait des spirituals, elle était une des rares blanches à pouvoir les interpréter avec le vibrato des grandes chanteuses noires. Et Danny Kane, remarquable joueur d'harmonica, complétait la formation avec un bassiste et un batteur que j'ai oubliés. C'est pendant une pause que j'ai vu Danny Kane aller s'adosser à une colonne, au fond de la petite scène où ils jouaient, là où la vue sur la mer était la plus directe, et doucement, presque inaudiblement dans le bruit des conversations qui venaient de succéder à la musique, tirer de son harmonica qui venait de dialoguer avec Bernard sur You go to my head les quelques notes d'une mélodie, celle de l'Hatikvah. Je suis prêt à jurer sur les saintes icônes que j'ai été le seul à faire le lien. Danny Kane était juif. De ce lieu de jeux insouciants, il envoyait un message aux autres, à ceux qui traînaient de côte en côte dans des conditions à peine meilleures que celles qu'ils avaient connues dans les camps. Il jouait pour lui, pour eux, tourné vers la mer, et personne ne l'écoutait, et personne sans doute n'aurait reconnu la mélodie. Aujourd'hui, cinquante et quelques ans plus tard, quand j'éprouve le vertige de ce temps-là et de tout ce qui a suivi, ce temps où l'Hatikvah n'était pas encore l'hymne d'un état qui n'existait pas encore, ce temps où les Six-Jours n'étaient pas le nom d'une guerre mais d'une course cycliste en un temps plus ancien encore, où le nom de Vel d'Hiv n'était pas encore celui d'une rafle, et où le mot rafle n'évoquait encore qu'une opération de police contre des truands, que d'ailleurs on n'appelait pas encore truands, ceux-là étaient des bandits du moyen-âge, c'est après-guerre que le mot reprendrait bizarrement sa place, quand j'éprouve le vertige de ce long enchaînement de chances et de gâchis, de promesses non tenues et de haines décidément insurmontables, je pense qu'il faudrait des livres et des livres pour en faire le compte, sans d'ailleurs convaincre personne, ou bien simplement réentendre au fond de la mémoire, imperceptibles et indestructibles, ces quelques notes fragiles qu'un joueur d'harmonica égrenait un soir d'après-guerre dans le crépuscule de Juan les Pins. »

vendredi 16 novembre 2018

Le son sur l'image (6) - Invention du muet 1.3



Invention du muet

Au commencement de l’histoire du cinématographe, si les films sont muets, ils sont toujours projetés avec du son. Même dans les plus petites salles, il y a toujours un orchestre, un pianiste ou un autre musicien, voire des bruitistes, un bonimenteur (chargé de la parade foraine, et au Japon, le Benshi) ou un simple Gramophone.

Enfant, je me souviens avoir entendu Tommy Dessere à l’orgue du Gaumont-Palace, près de la place Clichy, avant qu’il ne soit détruit et transformé en parking. L’orgue, remonté au Pavillon Baltard à Nogent-sur-Marne, comprend quatorze séries de timbres sur quatre claviers, plus des tambours, une cymbale, un toys counter (comptoir à jouets) et différents effets spéciaux : bris de vaisselle, pluie, vent, sirène, klaxon, pistolets, cheval, locomotive, bouchon de champagne ! Il est toujours intrigant de constater quelles préselections ont été programmées, dans ces orgues comme dans les machines d’aujourd’hui.

L’accompagnement est souvent improvisé à partir de thèmes du répertoire classique ou de mélodies en vogue, parfois classés dramatiquement pour que l’interprète puisse s’y retrouver et réagir rapidement. En 1912, à Londres ou à Moscou, même démarche : W. Tyacke George rédige l’un des premiers manuels destinés à la musique d’accompagnement de films, tandis que Goldobin et Azancheyeve publient Le pianiste, illustrateur de scènes du cinématographe, un système revenant à classer les scènes par genre, de drôle à sacré, de triste à léger, etcetera. Les bobines des films sont souvent livrées avec des suggestions de style de musique, voire des feuilles de minutage.


Sacha Guitry raconte, dans Ceux de chez nous - admirable film de 1914 où l’on voit Rodin, Renoir, Monet en plein travail, et Camille Saint-Saëns conduisant un orchestre imaginaire - qu’il a demandé à une pianiste de sonoriser l’image du compositeur en train de jouer du piano. À la cinquième représentation, la pianiste vient voir Guitry pour se plaindre que le maître joue de plus en plus vite, allant même jusqu’à passer des notes : elle n’arrive plus à le suivre. Comme la pellicule parfois se déchirait, le projectionniste coupait une image ou deux, qui correspondait évidemment à une note ou deux. La pianiste « cherchait en vain à rattraper le mouvement accéléré d’une valse inouïe. »


Si la plus célèbre des partitions originales est celle de Camille Saint-Saëns pour L’assassinat du Duc de Guise en 1908, Herman Finck avait déjà composé celle de la série Marie-Antoinette en 1904, et Romolo Bacchini, deux ans plus tard, celles des Enchantements de l’or et de Pierrot amoureux. Les exemples symphoniques de Quo Vadis ? de Enrico Guazzoni en 1913 au Gaumont-Palace composés par Jean Noguès, Naissance d’une nation de D.W. Griffith par Joseph Carl Breil en 1915 et Napoléon d’Abel Gance par Arthur Honegger sont historiques, mais ces partitions faisaient de nombreux emprunts au répertoire classique (Honegger avait déjà fait ce genre de travail de compilation pour Cœur fidèle de Jean Epstein en 1923 et Faits divers de Claude Autant-Lara en 1924. Pour La roue d’Abel Gance (1923), il emprunte par exemple à Florent Schmitt, Roger Ducasse, Darius Milhaud, Vincent d’Indy, Gabriel Fauré...). Souvenirs sonnant désagréablement à mes oreilles, ayant assisté aux deux versions restaurées de Napoléon, l’une à Rome orchestrée par Carmine Coppola, le père du cinéaste, l’autre au Palais des Congrès à Paris par Carl Davis. À la première, je barbouille Tradutore Traditore (Le traducteur est un traître) sur les affiches collées sur les collines qui entourent le théâtre, la seconde me donne l’impression d’une logorrhée sonore sans aucun silence, avec, ce qui n’arrange rien, des scènes rajoutées inutiles que Gance avait judicieusement écartées. Je dois dire que je ne porte pas dans mon cœur les illustrations musicales des rénovations dirigées par Kevin Bronslow. Histoire de droits, histoire de sous : les films tombés dans le domaine public appartiennent à tout le monde, encore faut-il en posséder une bonne copie ! Lors des passages à la télévision, les droits musicaux qu’ils génèrent peuvent être considérables, à en juger par la durée de la musique sans une seule respiration de la première à la dernière image… Les récentes compositions musicales d’œuvres symphoniques originales sur des films muets alourdissent hélas souvent la projection des films, accumulant clichés et redondances écœurantes, nappant les images d’un sirop uniforme (depuis 2005 où je rédigeai ces lignes, j'ai heureusement entendu de très belles réussites de jeunes compositeurs français, italiens, allemands et américains). Ce défaut affectait déjà les films muets dont les musiques originales furent parfois taxées de symphonisme balourd. L’improvisation pianistique « à l’ancienne » banalise tout autant ces films en laissant un goût de déjà vu, sentiment impropre et injuste puisque occasionné par un mille fois déjà entendu et rabâché.

Certaines créations, ou plutôt re-créations, ne méritent pas ces vilaines critiques. Citons avec émotion La Nouvelle Babylone, le film de 1929 sur la Commune de Paris de Kozintsev et Trauberg avec la sublime partition de Dimitri Chostakovitch interprétée par l’Ensemble Ars Nova, ou encore la projection d’Entr’acte de René Clair et Picabia avec la musique d’Erik Satie, modèle de musique répétitive. Depuis l’avènement des DVD, bonus obligent, de plus en plus d’éditeurs ajoutent des partitions contemporaines, parfois plusieurs au choix sur le même DVD (donc souvent avec succès).
Ce n’est hélas pas à l’endroit de la musique que le muet se fit remarquer. L’usage de ces partitions était souvent, à ma connaissance et à mon goût, aussi catastrophique que celui que l’on en fait aujourd’hui, trop illustratif, trop redondant, trop attendu.

Plus intéressante à mes yeux est l’invention de langage dont font preuve les cinéastes pendant toute la période du muet. Racontant des histoires sans paroles, ils n’ont d’autre choix que de développer le langage des images. Les intertitres peuvent éventuellement aider à la compréhension de l’histoire. Pas obligatoires dans le meilleur des cas « audiovisuel ». C’est grâce à la manière de filmer et au montage que la magie voit le jour dans les salles obscures.
Je souhaite évoquer quelques-unes de ces découvertes et inventions, sans chercher à être exhaustif, puisque ce n’est pas la direction que j’ai choisie ici. Ce livre n’est pas un ouvrage théorique, mais le témoignage d’un praticien qui n’a eu de cesse de s’interroger sur son art, sur le pourquoi et le comment, sur soi et sur l’autre. Mes interrogations, mes commentaires et mes choix, sont le plus souvent directement issus de cette pratique. Si ces lambeaux d’histoire du cinématographe sont antérieurs à mon activité, ils ont néanmoins forgé mon discours, tant musical qu’analytique.

Les créateurs de cet art né dans les fêtes foraines n’y croyaient pas vraiment. Il aura fallu des entrepreneurs comme Pathé, des magiciens comme Méliès pour que le cinématographe entame sa carrière fulgurante, et, engendrant de nouveaux monstres, révolutionne l’histoire de l’humanité.
Une bonne façon de comprendre d’où nous venons et où nous allons serait d’aller au cinéma, de tout voir, depuis les pionniers jusqu’aux dernières nouveautés, du cinéma le plus expérimental aux produits les plus formatés. Je ne citerai ici que quelques cinéastes qui m’ont particulièrement marqué. Ne cherchez pas les absents, ils sont légion, à travers le monde. À l’époque du muet, nombreux furent les inventeurs de ce qui paraît aujourd’hui évident. Il leur a fallu chercher, faire leurs gammes, imposer leurs parti-pris. Chaque grand créateur a sa manière de poser sa caméra, d’éclairer la scène, de faire jouer ses comédiens, de couper la pellicule, d’utiliser le son…

Ayant habité en face du cimetière du Père-Lachaise, j’ai souvent rendu visite au buste de Méliès sur lequel est gravé « inventeur du spectacle cinématographique ». Georges Méliès est un illusionniste de profession, ces trucs sont souvent plus épatants que les effets spéciaux hyperréalistes de la 3D et des incrustations de synthèse. Les tourneries des artisans ont quelque chose de magique que la technologie ne peut jamais égaler. Qu’y a-t-il de plus beau, de plus convaincant, que les plans de Cocteau enregistrés à l’endroit, diffusés à l’envers, son travelling de La Belle et la Bête où Josette Day est tirée sur un chariot, ses traversées du miroir… Je ne crois pas au « théâtre dans la pauvreté », mais j’ai toujours pensé que l’économie de moyens faisait faire des miracles, des miracles de poésie, là où la technologie tire un trait sous des additions. On ne se laisserait plus guider que par des 0 et des 1. Pour qu’on y croit vraiment, il faut de la chair, de la croûte, de l’ombre, du mystère. (Là encore, il faut reconnaître que Hollywood a fait des progrès époustouflants depuis 13 ans.)

Aux États-Unis, David W. Griffith se penche sur l’éclairage des scènes, sur la profondeur de champ et le gros plan, il joue du montage parallèle et de la montée progressive des émotions. Eric von Stroheim tient de lui le goût du gigantisme, du détail authentique, du symbole, du leitmotiv, du drame et du risque. Pour Stroheim, montrer est plus important que raconter. Il préfère les plans fixes et longs au montage et à l’ellipse. Son naturalisme est teinté d’expressionnisme sadique et cruel. La démesure de ses mises en scène et ses provocations morales lui interdiront de tourner pendant quarante-trois ans. Homme délicieux au quotidien, il a fabriqué sa propre légende : « L’homme que vous aimerez haïr ».


Le cinéma expressionniste allemand, issu du théâtre, reste fascinant. Je préfére la radicalité du film de Karl-Heinz Martin, De l’aube à minuit (Von Morgens bis Mitternachts) au Cabinet du Docteur Caligari de Wiene. Dans le premier, les décors, les visages, les costumes sont peints comme des tableaux de Munch ; dans le second, tout est de travers, décors bien sûr, et scénario, hélas ! Mais Caligari marque tout le cinéma allemand, avec ses acteurs conformant leurs attitudes aux contorsions du décor.
Rigueur graphique encore, chez l’architecte Fritz Lang qui ne cessera d’influencer les générations futures. Son Metropolis eut un impact colossal sur les générations disco et techno. Lang a un sens du signe quasi obsessionnel, dont le M à la craie sur l’épaule du tueur d’enfants, dans M le maudit, est un des nombreux exemples. Là où il construit tout autour de la stabilité, Murnau développe la mobilité. Sa caméra entre en état d’apesanteur lorsqu’elle s’envole sur une grue. Lyrique, il aime filmer la nature. Jamais aucun film n’égala le jeu terrible qui oppose ombre et lumière dans les films de Murnau. Au début de Nosferatu, le plan qui suit la traversée du pont menant au château est un bout de pellicule négative inséré dans le montage. Il n’y a plus ni jour ni nuit, on entre dans l’autre monde : « de l’autre côté du pont les fantômes vinrent à sa rencontre », belle métaphore du cinématographe.

Évidemment, nous sommes en noir et blanc. Aujourd’hui nombreux jeunes spectateurs ont souvent du mal à regarder ces vieux films sans couleur. Orson Welles affirmait qu’il fallait toujours enlever un paramètre à la réalité si on souhaitait préserver quelque poésie. La transposition que le noir et blanc engendre permet justement de passer plus facilement de l’autre côté du miroir… Le cinéma n’est pas la vie, pas plus qu’un livre ou un tableau, c’est une représentation, un monde virtuel, l’imaginaire, un regard critique… Seule la télé-réalité voudrait nous faire croire à quelque vérité objective, ou encore le Journal de 20 heures, lorsque ce ne sont pas les magazines qui prétendent à l’exhaustivité. Quelle arnaque ! Pour avoir participé honnêtement à cette mascarade en Algérie, en Afrique du Sud ou à Sarajevo, où je fus envoyé comme réalisateur, j’exagèrerais à peine en affirmant que les informations télévisées véhiculent 50% de mensonges et le reste de manipulations. La réalité n’a pas sa place dans le théâtre de la représentation.

Fustiger la télévision, c’est parler du flux ininterrompu d’images et de sons que déverse le petit écran dans les salles à manger, sans qu’on la regarde vraiment, sans qu’on l’écoute. Sauvons quelques films, des documentaires, certains programmes de la chaîne Arte… Lorsque ma fille était enfant, je l’autorisais à allumer le poste à condition d’avoir choisi auparavant son programme dans Télérama. Ce stratagème réduisait le zapping décervelant, d’émission bavarde en programme poubelle. Avec le satellite et ses deux cent cinquante chaînes, zapper est un peu passé de mode. Sur la télécommande, il est techniquement plus facile de sauter de chaîne en chaîne avec six boutons qu’avoir à programmer trois chiffres suivi de leur validation (il faudrait que j'écrive un nouveau chapitre sur les nouveaux zappeurs qu'Internet a générés !). Ceux qui ont la chance de posséder ce qu’on appelle aujourd’hui un home cinéma (vidéo projecteur et grand écran) recréent un petit rituel qui ressemble un peu à celui d’une salle de cinéma. Nécessité de fermer les volets, d’allumer les machines, de s’installer confortablement… Au cinéma, le spectateur est plus petit que l’écran, devant la télévision il est plus grand. Cette différence d’échelle est capitale. Je préfère regarder un film de la même façon que j’écoute de la musique, en ne faisant rien d’autre ! Même s’il m’arrive de mettre des disques pendant que je vaque aux tâches ménagères, je déteste en écouter lorsque j’ai de la visite. De même, je supporte mal les ambiances enfumées et assourdissantes des « fêtes ». Impossible d’y lier connaissance lorsque la chaîne hi-fi est à fond les ballons, certainement saturée, imbibante. Dîner dans un restaurant en s’égosillant est un autre supplice ! Je m’égare ? Et si l’état d’esprit dans lequel nous sommes, les conditions physiques dans lesquelles nous consommons les objets de culture influaient directement sur le caractère et la nature des œuvres qui nous sont présentées ? Les longues épopées de Bollywood sauraient-elles être comprises et appréciées sans faire un tour de l’autre côté des rideaux d’une salle de cinéma indienne, où règnent une effervescence familiale et un pique-nique inimaginables pour un occidental ? Les scrunchs pop-corniens et commentaires à voix basse, nés sur le divan de la salle à manger, polluent de plus en plus les salles obscures. Récemment, lors d’une première à New York, je restai bouche bée devant la vision des deux tiers de la salle faisant la queue pour s’acheter des seaux de maïs soufflé avant que le film ne commence. Lorsque j’avais quinze ans, mon père m’emmenait aux projections des films d’épouvante à minuit au Napoléon, la salle hurlait, riait, commentait à voix haute, cela faisait partie du spectacle. Autre exemple où la consommation participe à l’œuvre-même : à la télévision américaine, la profusion d’interruptions dûes aux spots de publicité façonne l’écriture des épisodes de tous les feuilletons.
Quel qu’ils soient, ils reposent sur le suspense. 24 heures chrono (référence de l'époque encore une fois) scandait son récit d’un coup de théâtre toutes les douze minutes. Ou encore. Jusqu’à ces récentes années, la mauvaise qualité de diffusion des haut-parleurs des postes de télévision n’encourageait guère les réalisateurs à soigner leur bande-son. Les basses étaient totalement proscrites, alors qu’elles bénéficient aujourd’hui d’un caisson dédié, le chiffre 1 du 5.1.


Happé par les sirènes du petit écran, je m’aperçois que j’en ai laissé de côté les fantômes du muet avec qui j’effectuais un petit tour du monde. Nous voici justement en France, où Louis Feuillade invente le réalisme poétique qui m’est si cher, avec ses feuilletons mettant en scène Fantômas ou la bande des Vampires. Dans les années vingt, la Première Vague, qui réunit les impressionnistes Jean Epstein, Marcel L’Herbier, Germaine Dulac, Louis Delluc et Abel Gance, rejette le Caligarisme, considérant que c’est de la peinture, mais certainement pas du cinéma. Les scénarios insipides qui sont imposés aux Français par leurs producteurs les obligent à rivaliser d’inventions formelles pour se dégager de la lénification. Gance fait prendre à la caméra la place de la tête tranchée du guillotiné lorsqu’elle roule dans le panier. Évoquant cet immense cinéaste, je me rappelle le coup de téléphone troublant d’une infimière qui avait trouvé mon nom dans l’annuaire des réalisateurs en commençant par l’ordre alphabétique. Elle me parla longuement d’un vieux monsieur très seul qui avait réalisé des films et qui ne voyait plus personne. Elle avait pris sur elle d’appeler au secours. Vous avez compris, ce vieux monsieur abandonné qui était en train de mourir, c’était Abel Gance. De tous ces grands dinosaures, je me souviens aussi avoir croisé Marcel L’Herbier dans les bureaux de l’Idhec qu’il avait créé en 1943. Toute la mémoire du monde. Si peu de choses. L’Herbier demande des décors à Mallet-Stevens et Fernand Léger, des costumes à Paul Poiret, de la musique à Darius Milhaud. Il déforme les images ou les teinte (monochromes) en fonction de la psychologie des personnages ou de l’ambiance d’une scène. Germaine Dulac joue des flous et des surimpressions pour créer des « symphonies visuelles ». Jean Epstein est un des cinéastes les plus musicaux avec Murnau. Nul besoin de sous-titre, tout est suggéré. C’est mon préféré, nous y reviendrons. Ses Écrits sur le cinéma (ed. Seghers) sont une mine d’invention, son cinéma n’a pas pris une ride.

Avec Nana, Renoir met l’espace hors-champ au même plan que celui à l’intérieur du cadre. L’utilisation du champ vide, un regard off font exister l’espace suggéré, deviné.

En venant tourner en France sa Passion de Jeanne d’Arc, le danois Carl T. Dreyer filme les gros plans en s’approchant du grain de la peau comme un paysage où s’inscrivent les tourments de l’âme. Plan vertigineux dans Vampyr, où la caméra, subjective, prend la place du mort qu’on enterre.

En U.R.S.S., S.M. Eisenstein définit le cinéma comme un langage. Le montage doit fournir une syntaxe au discours du film. Il s’échappe de la narration pour livrer une pensée « sensorielle », relater une expérience concrète. Il s’inspire des idéogrammes chinois : un œil + de l’eau = pleurer ; un arbre + du feu = automne ; une femme + un toit = sérénité. Les inventions de Dziga Vertov sont moins martiales que celles d’Eisenstein, trop binaire à mon goût. Le Ciné-œil de Vertov swingue comme un malade. L’inventeur du ciné-tract rejette la fiction : « Le drame cinématographique est l’opium du peuple. À bas les fables bourgeoises et vive la vie telle qu’elle est ! » Il pense le cinéma comme du journalisme artistique qui doit apprendre à penser ce qui est vu : « Ne copiez pas sur les yeux ! » Il utilise le montage, le ralenti et l’accéléré, la marche arrière qu’il appelle « le négatif du temps », les superpositions, les collages, il jongle avec les polices de caractères. Vertov compose des chants visuels. Il est certainement un des plus grands précurseurs de notre modernité. Nombreux infographistes, publicistes, vidéo-clipistes, documentaristes et cinéastes expérimentaux commencent à le connaître. En France, Jean Vigo pourrait s’en réclamer avec À propos de Nice, et plus proche de nous dans le temps, l’arménien Artavazd Pelechian.


Mon amour du cinéma et la méconnaissance commune des chefs d’œuvre du muet me donne l’idée en 1976 de les accompagner avec Un Drame Musical Instantané, et ce pour plus d’une vingtaine de créations. Nous voulons montrer que ces films n’ont pas pris une ride, bien au contraire. J’en parlerai plus loin quand il sera question du travail réalisé avec le Drame.

Je n’ai jamais compris pourquoi Henri Langlois s’évertuait à passer Un chien andalou sans le son que Buñuel avait lui-même ajouté à son film, à partir de disques de Wagner et d’un tango. Copieuse engueulade avec Jean Rouch qui pense qu’on doit passer les films muets, sans musique posthume, de même qu’on doit projeter les rushes des Archives de la Planète réunies par Albert Kahn sans aucun montage. Attitude qui m’apparaît élitiste, ne facilitant pas l’accès des nouvelles générations à ces merveilles ! Je me souviendrai toujours de la projection muette de L’homme à la caméra lorsque je rentrai à l’Idhec en 1971. Mon ventre gargouille tant que je suis incapable de voir quoi que ce soit du film de Vertov, préoccupé que je suis à étouffer ma voix intérieure qui résonne dans la grande salle de la Cinémathèque Française du Trocadéro !

jeudi 15 novembre 2018

Le son sur l'image (5) - Avant le cinématographe 1.2



Avant le cinématographe

De tous temps, la musique et les chants accompagnent les rituels sacrés, le plus souvent fortement imagés. Peintures rupestres, quelle est votre musique ? Au théâtre grec antique, la musique soutient les émotions du texte. Comparé à l’iconographie, le patrimoine sonore est extrêmement récent.

Au début du XIXe siècle, les mélodrames de René Charles Guilbert de Pixerécourt tirent leur étymologie de « théâtre en musique ». En 1806, pour la pièce de son fils Theodore, Tekeli ou le Siège de Mongatz, la partition composée par James Hook est découpée en mouvements et synchronisée avec les scènes. La mélodie du fantôme, qui apparaît à plusieurs reprises pendant la version scénique des Frères corses d’Alexandre Dumas, reste un grand succès de 1852 à 1907 !

Apparues au Moyen Âge, en vogue en France à la fin du XVIIIe siècle, les ombres chinoises sont probablement les premiers spectacles d’optique. Si jamais les spectacles de lanterne magique étaient muets, on ne peut imaginer le théâtre d’ombres de Java sans accompagnement musical. Ah, la java ! se lamente Marianne Oswald dans Anna la bonne.


Sous la Révolution, le physicien et illusionniste Robertson accompagne de bruits de pluie, coups de tonnerre et volées de cloches ses fantasmagories projetées par son Fantoscope. Ces spectacles tiennent plus des attractions foraines que du cinématographe. Il me semble qu’un spectacle audiovisuel réussi devrait toujours garder un petit côté forain, trace indélébile de ses origines. Les films à grand spectacle ont souvent tendance à l’y cantonner, les films d’art et essai parfois à l’oublier. En Angleterre, on déclamait Shakespeare en projetant les images de ses pièces à la lanterne magique. En Amérique, dans les temples ou les patronages, les fidèles chantent pour accompagner les cantiques illustrés. Sur une gravure coloriée de 1822, un musicien tourne la manivelle d’un orgue de Barbarie lors d’un spectacle de lanterne magique.

Sur une autre qui montre les coulisses lors d’une représentation de 1887 d’ombres françaises du caricaturiste Caran d’Ache, on voit un petit orchestre composé d’un pianiste, d’un violoniste et de deux percussionnistes. Tout-Paris accourt aux spectacles présentés sur l’écran rond du cabaret du Chat Noir à Montmartre. Dès 1888, Méliès lui-même projette des ombres chinoises et des photographies peintes sur des plaques de verre. La cinéaste allemande Lotte Reiniger ressuscitera cette tradition du théâtre d’ombres avec Les aventures du Prince Ahmed. Plus proche, Michel Ocelot avec ses Princes cet princesses.

Puisque nous marinons dans les dates, les égrainant religieusement comme un chapelet de perles, ce qui n’a pourtant jamais été mon fort, filons jusqu’en 1892, dans le petit théâtre du Musée Grévin, où Émile Reynaud projette ses Pantomimes lumineuses avec des mélodies composées par Gaston Paulin. La partition est vendue aux séances. Ces dessins animés ne sont pas seulement accompagnés de la musique de Paulin, ils sont même sonorisés par des bruitages synchronisés. Dans Les tableaux de projection mouvementée, Fourtier raconte à propos de la pantomime Pauvre Pierrot : « M. Reynaud a voulu que la bande, en défilant, produise elle-même les bruits de coulisse nécessités par l’action de manière que ceux-ci se produisent exactement en temps voulu. Dans ce but, il a fixé sur la bande de petites languettes d’argent qui viennent passer, quand cela est nécessaire, sur un double contact et ferment alors un courant électrique. Celui-ci anime un électro-aimant qui agit sur un petit frappeur particulier. Et lorsque Arlequin vient battre de sa batte le malheureux Pierrot, l’appareil reproduit le coup, exactement, en temps voulu. » En évoquant le Musée Grévin, je ne peux m’empêcher de repenser à la magie du Palais des Mirages, spectacle de lumières et de miroirs qui firent l’émerveillement de plusieurs générations d’enfants.


Une annonce avertit les visiteurs de la présence possible de pickpockets, la salle hexagonale sombre dans l’obscurité totale pendant plusieurs secondes avant de se rallumer, transformée en un décor éblouissant de luxe de pacotille, avec lustres et guirlandes. À chaque nouvelle extinction des feux, le décor s’escamote, les six tambours rotatifs situés à chaque angle pivotent sur eux-mêmes, pour nous immerger dans un nouveau décor kaléidoscopique, des Indes au cœur de la jungle jusqu’à l’Alhambra de Grenade. Des cris de singes et d’oiseaux, des coups de tonnerre effrayants accompagnent le spectacle, présenté à l’origine par Eugène Hénard (architecte inventeur des sens giratoires !) à l’Exposition Universelle de 1900 sous le nom de « Fée Électricité ».

En 1894, à West Orange, Thomas Edison a l’idée d’accoupler son Phonographe, qui fonctionne avec des cylindres, et son Kinétoscope. Fin décembre 1895, Louis Lumière a déjà tourné une centaine de petits films d’une minute environ lorsqu’il organise la première projection au Grand Café, 14 boulevard des Capucines, près de l’Opéra. L’opéra ne peut-il d’ailleurs être considéré comme l’un des ancêtres des spectacles multimédia, puisqu’il réunit tous les expressions artistiques, texte, musique, décor, lumière, effets spéciaux, action… Si cela nous ramène à Rameau, ne pourrait-on dire cela des nombreux spectacles de tréteaux, des mélodrames, des féeries ? En 1904, Méliès affuble son Faust et Marguerite du sous-titre d’opéra cinématographique, pour lequel il a préparé une musique d’après Gounod.

Si la primeur de la première partition orchestrale semble revenir aux frères Skladanowsky, les films d’Auguste et Louis Lumière sont assez rapidement accompagnés par un pianiste. Certains ont écrit que c’était pour camoufler le bruit du projecteur. Ce n’est pas improbable. Les trouvailles naissent souvent d’un détail idiot. En 1899, Pathé produit un film sonore de Ferdinand Zecca, Le muet mélomane !

mardi 13 novembre 2018

Le son sur l'image (4) - Hémiplégie 1.1



I. Une histoire de l’audiovisuel

Hémiplégie

Dans audiovisuel, le premier terme est audio. Le son est paradoxalement ignoré par la majorité des acteurs de ce secteur, ou du moins sous-estimé et mal employé. Le plus souvent considéré comme de la post-production, il devrait pourtant intervenir dès les premiers stades de l’écriture. Alors que j’enseigne à l’Université de Beyrouth, j’entends la responsable des cours de scénario dire à l’un de ses élèves qu’il faut faire des colonnes pour présenter le découpage d’un film : une colonne pour les dialogues, une pour l’image, et éventuellement une pour le son. Je saute en l’air. Comme si l’on pouvait s’en passer ! Le son fait partie du langage. Il n’est ni une roue de secours ni une option. Plus tôt on s’en préoccupe, meilleur en sera le script, meilleure la réalisation. On ne rattrape pas un tournage raté au montage, on colmate, on fait avec ce qu’on a, on fait des points de suture, mais si on avait filmé les acteurs jouant correctement leurs rôles sous les angles appropriés à l’histoire, mieux on se porterait lorsque viendrait le temps du montage. Trop souvent, les réalisateurs n’ont pas la moindre idée du monde sonore de leur film. Ils attendent parfois que le compositeur sauve les scènes faibles. Remplissage. On soigne les plaies qui laisseront tout de même de vilaines cicatrices. Il est plus agréable de travailler sur une scène forte que sur un truc mou. Tous les plans devraient être puissants, qu’ils agissent en tension ou en détente. Chaque fois qu’on peut faire passer une idée, une intension, une information, une émotion, avec une image ou un son plutôt qu’avec le dialogue, on se rapproche de ce que devrait être le cinématographe. La littérature, au contraire, joue des mots pour suggérer images et sons, odeurs et émotions. Au cinéma, si on a les mots, bien sûr, on a cette chance extraordinaire de pouvoir montrer avec les images et suggérer avec les sons.

La part qui est réservée au son dans les budgets est d’ailleurs à l’image de cette conception bancale et inadaptée, une misère ! De plus, ou en moins, on s’en préoccupe au dernier moment, une semaine avant le mixage. Combien de fois ai-je dû composer pour la veille ? Les choses ne vont pas en s’améliorant. Certains pensent pouvoir composer de la musique pour des images grâce à des logiciels qui vous mâchent le travail. Ce ne sont pourtant pas les outils qui font l’œuvre, mais la personnalité unique de son auteur. Ces logiciels sont des jouets très amusants et peuvent devenir des outils excitants, à condition d’avoir déjà une morale, un style. Celle-ci ne s’acquiert pas dans les conservatoires, elle se forme à l’écoute du monde. Il n’y a pas de meilleure inspiration que la culture générale, celle que l’on se forge soi-même, en lisant des livres, en allant voir des spectacles, en voyageant. Je n’ai rien contre les conservatoires de musique, bien au contraire, mais je pense que la personnalité d’un artiste n’a pas grand-chose à voir ni à entendre avec sa scolarité. Elle est souvent plus dépendante du milieu familial et social, de son héritage ou de son rejet, des événements heureux et des traumatismes de l’enfance, des rencontres, comme celles de l’adolescence, de sa morale certainement, au sens où Cocteau l’entendait lorsqu’il affirmait qu’une œuvre est une morale.

On peut agir en imitation, en essayant, tant bien que mal, de copier ce qui a déjà été fait, ajoutant sa brique à l’édifice, comme le faisaient les bâtisseurs de temples à l’époque de la Grèce Antique, en s’appuyant sur un modèle immuable et en se l’appropriant (Jean Renoir, entretien gravé sur un disque souple inséré dans les Cahiers du Cinéma). N'oublions pas que temples et statues étaient en Technicolor ! On peut parcourir les territoires inexplorés, en fuyant ce qui existe déjà, mais il n’existe pas de génération spontanée, seulement une façon d’agencer les choses, de les mettre en rapport. Quelle que soit la manière, il s’agit toujours d’un arrangement, d’une synthèse. L’important est que ce soit la sienne. C’est comme penser par soi-même. Cela devient de plus en plus difficile, avec l’uniformisation de l’information, l’orientation scolaire, la restriction de l’offre qui réduit la demande. On suit la mode. Bernard Vitet me dit un jour que la mode n’avait aucun intérêt, si ce n’est pour celui qui la lance. La mode a donné le terme moderne. Et Brecht d’ajouter qu’il n’y a ni forme ancienne ni forme nouvelle mais seulement la forme appropriée.

Nous verrons plus tard que ce qui est vrai pour le cinéma l’est également pour le multimédia. Tous deux appartiennent à la même histoire, celle de l’audiovisuel, qui commença en 1895 avec les films des frères Louis et Auguste Lumière. Tirons profit des découvertes réalisées tout au long du siècle dernier pour écrire et produire les œuvres audiovisuelles d’aujourd’hui et de demain, quels que soient les supports et les ressources qu’engendrent les nouveaux médias.

Je n’ai pas l’intention de réécrire une énième histoire du cinéma. De nombreux ouvrages y sont consacrés. Il est plus efficace et plus honnête de vous renvoyer à mes sources qui donnent tous les détails pour celles ou ceux qui le désirent. Je me contenterai de mettre en perspective quelques images du passé et de souligner certains faits majeurs, du moins ceux qui ont initié ma démarche : Praxis du cinéma de Noël Burch (Gallimard), Histoire du cinéma de Georges Sadoul (Denoël), Dictionnaire du cinéma de Jean-Loup Passek (Larousse), Musique et cinéma muet de David Robinson (Le Seuil).

P.S.: Depuis ces réflexions, quantité de livres passionnants ont été publiés (voir les liens de l'introduction du précédent chapitre) et Internet s'étoffe chaque jour de sources miraculeuses... Le dernier numéro des Cahiers du Cinéma interrogent d'ailleurs nombreux designers sonores sur leur pratique...

jeudi 8 novembre 2018

Le son sur l'image (3) - Déjà un siècle + Transmettre 0.2/3



Il me semble nécessaire de resituer cet ouvrage dans son époque. Ma principale activité, la plus lucrative du moins, était alors le design sonore dans le domaine des médias interactifs. Je pensais reprendre ce premier jet pour en travailler le style. Or c'est à ce moment que j'ai attaqué ce blog, en 2005. On peut donc le lire comme sa pré-histoire (la charnière du trait d'union est d'importance). C'est en sorte un brouillon du ton que j'emprunterai ensuite pour le blog.
J'ai déjà publié une petite introduction avec le sommaire et La liberté de l'autodidacte. Je continue donc avec un nouveau chapitre... J'ai souvent chroniqué les nombreux livres parus depuis sur l'aventure sonore (Laurent de Wilde, Philippe Langlois, N.T. Binh, Alexandre Galand, etc.).. À ma connaissance, s'il en existe sur le son au cinéma (Noël Burch, Daniel Deshayes, Michel Chion...), aucun ne l'aborde sous le biais de l'interactivité, secteur le plus important de cette étude, souvent autobiographique, et pour cause...

Déjà un siècle

Il s’est longtemps propagé une aberration dans le monde du multimédia, que j’ai moi-même un temps proférée : nous en serions au temps de Lumière et Méliès et tout reste à faire. Erreur, fatale erreur, l’histoire du multimédia appartient à celle de l’audiovisuel qui a commencé il y a plus d’un siècle, avec Émile Reynaud, Thomas Edison et les frères Lumière. On verra plus loin qu’il faudrait remonter bien avant 1895 pour apprécier ce dont il s’agit aujourd’hui. Ainsi devrions-nous tirer profit des découvertes réalisées tout au long du XXe siècle pour écrire et produire les œuvres audiovisuelles de demain, quels que soient les supports et les ressources qu’engendrent les nouveaux médias.

Les auteurs et les acteurs de ces nouveaux modes d’expression sont souvent perdus quant à leur fonction même. Difficulté de donner un nom à leur métier, de trouver leur place au sein de l’équipe. L’étude du passé permet de mieux comprendre son rôle, de construire les projets, de mener à bien les nouvelles entreprises. Il n’y a pas que la culture qui soit à analyser, mais aussi l’univers social qui l’a souvent provoquée. On disait socio-culturel. Connaître le passé, c’est se donner des racines pour fortifier les jeunes pousses. Les troncs ne seront que plus vigoureux, les branches qui y pousseront auront d’autant plus de force que les racines seront profondes, et nous espérons qu’y fleuriront encore de nombreux printemps. Il n’y a pas d’avenir sans passé.



Transmettre

Improvisateur acharné, j’en prends le contre-pied en rédigeant ces lignes qui figent mon récit.

Pendant des années à arpenter les scènes du monde entier, j’ai eu le trac sans m’en apercevoir. Transformé en aiguilleur du ciel, je composais les chiffres des mémoires à rappeler sur mes machines, dirigeais l’orchestre, mixais l’ensemble en temps réel, parfois chantais, surveillais la synchro avec les images, jouais la comédie du théâtre musical… Si je gardais ma spontanéité, j’en perdais le plaisir du jeu. Il y a une dizaine d’années, j’arrêtai officiellement la scène, pour tant de raisons : planning pervers généré par la peur de perdre ses subventions, trop de créations sans assez de diffusions, cachets en baisse dans le contexte économique global, mauvaises conditions de diffusion sonore, lassitude à gérer l’orchestre depuis près de vingt ans, mal au dos à porter le matériel, désir de voir grandir ma fille… Cela fait beaucoup. Le studio me permet d’écrire plus de musique, de prendre le temps de vivre.

En recommençant à transmettre (J’ai enseigné le son et la partition sonore à l’Idhec de 1975 à 1979, année où je fus également responsable des études pour la première année. Désirant comprendre pourquoi certains ou certaines prétendaient ne rien comprendre à la musique, j’ai parallèlement organisé des cours d’initiation musicale pour des enfants de 3 à 11 ans) devant des auditoires extrêmement variés (Depuis l’an 2000 : École des Gobelins, INA, Paris VIII, Céci, IRCAM, CNAM, ENSCI, Arts Décos d'Amiens et Strasbourg, Sufco, ECM, MediaLab/Finlande, IESAV/Liban, SMCQ/Québec, Femis/Allemagne, Pilots/Espagne, Nabi/Corée… Et bien d'autres depuis 2005 !), sans la lourdeur du dispositif scénique, j’ai enfin découvert la joie de partager mes expériences avec le public. Tchatcheur, bavard, je pratique, lors de mes conférences, ce que j’appelle l’arborescence en étoile, une forme de digression qui ne m’empêche pas de revenir toujours en mon centre, le sujet. Deleuze rigolerait bien en m’entendant évoquer ces rhizomes.

Il m’arrive parfois de perdre le fil de mon discours, mais il y a toujours dans la salle une bonne âme, qui suit assidûment mes élucubrations, pour me tendre une perche et m’aider à remonter sur ce fil. Car il s’agit bien d’un exercice d’équilibriste que de monter en chaire en totale improvisation. Je ne prépare jamais mes interventions, privilégiant la spontanéité à toute organisation dont le comble de l’horreur est pour moi représenté par une conférence s’appuyant sur un logiciel du type PowerPoint. Quel ennui ! La redondance illustrative n’engendre que stérilité. À quoi bon mâcher le travail d’un auditoire qui ne demande qu’à être réveillé, transporté ? Ne vaut-il pas mieux le perdre dans une quête à voix haute, l’entraîner dans les méandres des rapports de causalité, toucher chacun et chacune par des effets de bord !

Jean Cocteau, que j’aurai très probablement encore l’occasion de citer dans cet ouvrage, dit que son œuvre était un objet difficile à ramasser. J’aime penser que chacune de mes interventions est comme une poëlle trop chaude : mon travail est de proposer suffisamment de manches pour que chacun et chacune puissent s’en saisir. À chacun le sien ! D’où mes digressions qui peuvent parfois sembler hors sujet. Je ne crois pas qu’elles ne le soient jamais, le sujet est trop vaste. Créer n’est que le miroir déformant de notre quotidien. À chacun les siens, quotidien et miroir. J’espère ainsi éviter qu’on m’imite ou me suive trop scolairement. Chacun doit trouver sa propre voie, libre de l’écrire au pluriel avec un x. Les bons exemples sont des handicaps.


Il y a une autre méthode que j’apprécie, je l’appelle circonlocutoire. Je la tiens de mon écoute poétique de la Radiophonie de Jacques Lacan (Émission récemment aperçue sur le site ubu.com qui propose des merveilles en téléchargement : poésie sonore, films expérimentaux, documents inestimables.), enregistrée sur France Culture. Je n’ai hélas pas d’autre accès à son discours, à son savoir, n’appréciant Lacan que dans le potentiel imaginaire qu’il suscite en moi, lorsque je l’écoute ou le regarde (Jacques Lacan, Télévision, réalisé par Benoît Jacquot). Il s’agit de viser un peu à côté du centre, de s’en approcher, de tourner autour du pot. Ainsi, la musique, comme la poésie, sont souvent plus exactes que la science, sans cesse remise en question par de nouvelles découvertes. Toutes les affirmations scientifiques se trouvent contrariées un jour ou l’autre, au fur et à mesure que les années passent. La précision, trop instable, est l’ennemie de la justesse. À la chanteuse Colette Magny qui se plaignait des critiques de ses contrebassistes, je répondis qu’elle n’était en effet pas en place, mais à sa place. La musique et la poésie ont l’avantage de tourner autour des choses, ne les abordant jamais de front, prenant leur temps. On ne peut pas aller plus vite que la musique !

La passion est communicative, seule la spontanéité permet de la préserver de l’habitude, des tics, des effets qui marchent, du professionnalisme. Je n’oublie jamais qu’être amateur, c’est aimer. Le métier et le succès tuent l’amour au profit de la rentabilité et de la gestion. Plus il avance dans son œuvre, plus le créateur risque de s’assoupir, de s’endormir. Il est de plus en plus difficile de retrouver la fraîcheur naïve des débuts, l’étincelle qui mit le feu à notre poudre, poudre de perlimpinpin, poudre d’escampette, poudre aux yeux, poudre explosive. Au commencement, on n’a d’autre choix que celui de faire. Est-ce du plaisir ? Pas toujours. L’artiste, étant souvent incapable d’accepter le monde qui lui est proposé, en invente un nouveau qui lui convient. Ensuite, il doit faire face à deux dangers, le succès et l’échec. Le succès, surtout précoce, le fige. Difficile de refuser de plaire à ceux et celles qui vous ont aimé ou vous aiment, de ne pas reproduire ce rapport, en toute générosité. L’échec, surtout persistant, peut rendre amer, aigri, trop triste. Seule la persévérance permet de continuer sa route, malgré les obstacles et les découragements. Dans le disque Rideau ! (Un Drame Musical Instantané, Rideau !, GRRR 1004, 33 tours de 1980, paru à l'origine sous la référence GRRR 1004) nous avons nommé un morceau d’après Guillaume d’Orange : Pas besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. De son côté, Cocteau disait ce qu’on te reproche, cultive-le, c’est toi. Il est souvent mal perçu que l’on soit différent. Ce sont pourtant les révolutionnaires qui permettent au système de perdurer. Sans contradiction, il s’épuiserait de lui-même. Pour autant, ne laissons pas l’endroit dans l’état où nous l’avons trouvé, il reste pas mal de ménage à faire, de boulot sur la planche, ne remettons jamais à demain ce que l’on peut faire le jour même, la vie est courte, il y a tant d’erreurs à commettre, et qui font grandir, qu’il serait dommage de refaire toujours les mêmes. De nouvelles erreurs, c’est tellement plus instructif et plus amusant !


Prétendant détester me répéter, j’aime les accidents, les impondérables constructifs. Les ruptures invitent aux rencontres. Récemment j’ai commencé à ressentir de la lassitude pendant mes conférences, ayant fini par apprendre ce qui fonctionne en public. La répétition me guette. En même temps, l’envie de remonter sur scène recommence à me titiller. Écrire ce livre me permettra-t-il de me renouveler ? Sortir un nouveau disque a toujours exercé cet effet dynamique. Je cherche ici à reproduire l’énergie développée avec nos créations, du style « bonne chose de faite, on peut passer à la suivante ! ». Je rêve chaque fois de quelque chose de radicalement différent, et mes amis de commenter : « ah, c’est bien toi ! ». Mouvement paradoxal qui n’a probablement pas fini de me laisser perplexe. J’ai souvent raconté que j’aimais faire ce qui ne se fait pas puisque ce qui est fait n’est plus à faire. J’ajouterais ironiquement, pour montrer à quel point nous sommes tributaires de l’offre, qu’en bon garçon j’ai toujours fait là où on me disait de faire. L’effet sanisette.

J’estime qu’il est vital de partager ses secrets de fabrication, son carnet de bonnes adresses, ses trucs. Nous devons préparer la relève. Les avares, les mesquins l’emporteront dans la tombe. Depuis que je me suis mis à relater mes expériences devant de larges auditoires - et plus le public est nombreux mieux ça passe - à canaliser ma folie en la mettant en scène, à faire partager le fruit de mes recherches à tous celles et ceux qui se sont donnés la peine de venir m’écouter, je me sens enfin à l’aise en représentation. Mes rares concerts donnés depuis quatre ans ont été une véritable partie de plaisir. C’est nouveau. Auparavant, c’était un travail. Je préférais les rêves, les préparatifs et la satisfaction d’avoir fait. Je négociais mieux le passé et l’avenir que le présent. J’apprends à me laisser aller, à être généreux avec le public. C’est encourageant.

À croiser ma petite histoire avec celle de mon époque, ma démarche est le fruit logique de leur rencontre. Commencée au printemps (Malgré mes quinze ans, je participe activement aux événements de mai 1968 et au Flower Power !), réalisée à l’été (Un Drame Musical Instantané, se dorant au soleil de sa trentaine d’albums, de dizaines de musiques de films, de ballet, de théâtre, de spectacles…), épanouie à celle de la maturité (Le multimédia m’apportait alors la reconnaissance de la profession et du grand public, m’encourageant à recommencer à transmettre les connaissances et les énigmes accumulées…), j’écris ce livre, à la moitié de ma vie (on peut toujours espérer, et c'était donc il y a 15 ans), pour aider le plus grand nombre de lectrices et lecteurs à sortir de notre hiver de gâchis, de renoncement et d’iniquité grandissante, et pour permettre au cycle de se perpétuer, avec un nouveau printemps, plein d’espoir, de lutte et d’enthousiasme solidaires. C’est une phrase bien longue, un vœu pieu, feignons de croire que c’est encore possible. Question de cycle. Je ne me dissocie nullement de celles et ceux à qui je m’adresse, estimant qu’il n’y a de transmission réussie que si le maître en apprend au moins autant que l’élève. J’écoute les anciens. Je regarde les nouveaux. Et le son dans tout ça ? Il est partout. Sur ma platine ce matin, l’orage qui gronde dans la montagne d’en face au moment où j’écris ces lignes, mon ventre qui digère, et dans tous mes travaux, toujours liés à l’image, puisque même en concert l’orchestre joue à vue. Quant aux non-voyants, qui pourraient sembler exclus de ce propos, il est clair qu’eux aussi ont le pouvoir de se faire leur cinéma, et le monde sonore est leur royaume.

Vous ne trouverez ici aucun modèle, aucune théorie. Il n’est question que de pratique. Tandis que vous avancerez dans la lecture de cet ouvrage, vous constaterez comment ma propre histoire se mêle intimement à un discours de la méthode, peaufiné jour après jour, au fur et à mesure des expériences. À vous d’imaginer la suite.

Illustrations : Buste de Georges Méliès au cimetière du Père Lachaise à Paris / Studio GRRR avec tableau d'Aldo Sperber, 2006 / Réédition CD de l'album Rideau ! par Klang Galerie en Autriche, 2017 / Verso de ma carte de visite réalisée par Claire et Étienne Mineur, image de tournage de Faust de F.W.Murnau, phrase de Jean Cocteau, 2001