70 Multimedia - décembre 2011 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 9 décembre 2011

BD pavés


J'ai eu du nez lorsque j'ai demandé un conseil au responsable de la librairie du Monte-en-l'air qui n'aime pas trop la bande dessinée, une de leurs grandes spécialités ! Il m' a donc indiqué des ouvrages qui pourraient plaire à des lecteurs difficiles, pour leurs qualités tant graphiques que romanesques, des livres dont la lecture ne s'expédie pas en un quart d'heure. Je citai, par exemple, l'incontournable Maus d'Art Spiegelman (ed. Flammarion) que j'ai souvent offert à des non initiés, la seule BD affublée d'un Prix Pulitzer, ou le complexe Jimmy Corrigan de Chris Ware (ed. Delcourt), conseillé par nombre des étudiants rencontrés aux Beaux-Arts et Arts Décos... Il m'orienta vers trois pavés extrêmement différents dont le choix se vérifia après quelques semaines allongé sur le divan.
Je viens de terminer Reportages de Joe Sacco (ed. Futuropolis), dont j'avais vanté Gaza 1956. Son remarquable travail journalistique sur des sujets graves et épineux demande du temps pour être digéré. Après avoir interrogé les femmes tchétchènes, la Palestine ressemblait pour moi à des vacances. J'y suis allé doucement pour ménager ma peine et ma révolte. Ses enquêtes sur l'entraînement des soldats irakiens par les Américains, la corruption en Inde qui finira par éradiquer des couches entières de la population, le choix de l'île de Malte pour illustrer l'immigration africaine valent largement les reportages sur des supports plus conventionnels. Le dessin apporte la précision de la distance. Il évite le bourrage de mou des journaux télévisés qui entretiennent le mythe de la complexité des conflits en montrant toujours les mêmes et vaines images où les causes sont escamotées au profit des carnages.
Asterios Polyp de David Mazzucchelli (ed. Casterman) est un roman graphique qui mérite ce double qualificatif. Chaque planche sert la narration grâce à d'astucieuses mises en pages et à l'usage poussé de la quadrichromie. Il aura fallu quinze ans pour accoucher de ce travail d'orfèvre dont le héros est un enseignant en architecture qui n'a jamais rien produit, en pleine crise de fausse maturité. Les personnages exécrables sont souvent plus intéressants que les supermen lorsque l'auteur arrive à les rendre attachants. Rien ne vaut un bon méchant pour éviter le manichéisme facile et mystificateur.
Avec From Hell d'Alan Moore et Eddie Campbell (ed. Delcourt) on sera servi puisqu'il s'agit d'une autopsie de Jack l'Éventreur en 575 pages ! Le scénario de Moore (Watchmen, V for Vendetta, Filles perdues, etc.) a le mérite de révéler le fait-divers par une affaire d'État et une misogynie assassine de l'époque victorienne. Le soin historique apporté à chaque détail est renforcé par des notes consistantes en fin d'ouvrage et une postface retraçant en bande dessinée les différentes théories sur les crimes de Whitechapel.
Les deux derniers pavés, publiés respectivement en 2009 et 2000, ne sont pas des nouveautés, comme les chefs d'œuvre de 1987 et 2002 cités en début d'article, mais les biscuits pour l'hiver n'ont pas d'âge, dès lors qu'il nous reste à les découvrir.

jeudi 1 décembre 2011

Éric Vernhes, sculpteur audiovisuel


D'origine architecte, Éric Vernhes est connu pour sa collaboration vidéo en temps réel avec de nombreux musiciens improvisateurs tels Serge Adam, Benoît Delbecq, Marc Chalosse, Yves Dormoy, Gilles Coronado, au théâtre avec Irène Jacob ou Jean-Michel Ribes, ou encore avec les rockers Alain Bashung ou Rodolphe Burger. Chaque fois qu'il attaque un nouveau médium, il doit trouver des solutions techniques inédites pour servir son propos. Qu'il aborde aujourd'hui la sculpture en cinéaste n'a rien d'étonnant. Ses œuvres sont parlantes, même si l'adjectif "sonores" serait plus approprié, sa narration se jouant autant dans le temps que dans l'espace.


Fukushima - Les témoins est un hommage direct au Japon, par ses lignes épurées, ses composants électroniques apparents et le non-dit qu'évoquent les sons sismographiques de déchirement ou les petites gouttes pendulaires. La calligraphie de Yokari Fujiwara entérine la catastrophe : « le tonnerre se tenait là, à l'intérieur du silence / l'enfant ne sait pas ce qu'a vu le père qui ne voit pas ce que vivra l'enfant. Ils avancent, aveugles / l'avenir nous échappe comme l'eau s'écoule et les larmes de Fukushima deviennent océan ». Vernhes précise : j'ai laissé la colère. Je voulais juste exprimer une empathie. J'ai donc cherché un médium des plus délicats en m'inspirant de l'Ikebana, du Sumi-e, ainsi que d'un souvenir d'enfance qui m'est cher: celui des sculptures cybernétiques de Peter Vogel. Il a fallu apprendre. Cela à donc été assez long. Suffisamment long pour que, de tout ce que je croyais vouloir dire, il ne reste qu'une trentaine de mots articulés par trois témoins.


Fukushima - La chambre nous attire dans un aquarium où les corps ont du mal à se mouvoir, perturbés par les radiations qui traversent le miroir. Nous assistons impuissants au spectacle de la mort, nous réfugiant dans un corps à corps, ultime planche de salut de l'amour face au crime organisé. Le dispositif est un théâtre optique de Raynaud, fondu entre l'aquarium bien réel et une image virtuelle qui flotte dans l'eau.


Plus ludique, GPS#1 joue sur un retournement de situation. Notre géolocalisation ne donne aucune réponse, mais la voix nous interroge. Dans la présence factice de la forêt, elle va jusqu'à s'inquiéter de nos motivations. Quel but poursuivons-nous ?