70 Multimedia - décembre 2015 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 8 décembre 2015

Prosopopées, quand les objets prennent vie au 104


L'exposition Prosopopées, quand les objets prennent vie au Centquatre mérite d'être vue, parce qu'elle pose quantité de questions. De plus, l'aspect ludique de nombreuses installations suggère d'y aller avec les enfants qui s'amuseront comme des petits fous ! Les lumières qui glissent et clignotent, les drones qui planent et les machines articulées tiennent souvent plus du Palais de la Découverte que d'un musée d'art contemporain ; c'est peut-être là que se situe la première interrogation. Les régisseurs techniques et bidouilleurs de la machinerie théâtrale traditionnelle, et ô combien merveilleuse, trouvent un débouché gratifiant dans l'exposition des nouvelles technologies rassemblées sous connotation artistique. Cela rappelle l'art vidéo enseigné dans les écoles de Beaux-Arts dans la totale ignorance de l'histoire du cinématographe. Mais là où le concept étouffe l'émotion, ici la démonstration technique occulte hélas trop souvent le propos, réduit à sa plus simple expression, sujet-même de l'exposition initiée par la Biennale Némo, soit la relation qu'entretiennent les machines avec notre humanité. Le côté décoratif prend alors le pas sur la révolte analytique et critique. Certaines des œuvres apparaissant superficielles ne figureraient-elles pas mieux dans la vitrine d'un grand magasin au moment de Noël ? La banalité d'une œuvre ne se transformerait-elle pas alors en idée géniale dans le cadre d'un art appliqué ? N'y aurait-il pas un débouché dans les fêtes foraines où les grandes attractions bénéficient de budgets colossaux ? Certaines installations présentées au Centquatre sortent néanmoins du lot et laissent entrevoir un futur dépoussiéré des méprises que le monde de l'art contemporain entretient consciencieusement par revanche des techniciens et des commerçants contre les poètes. La renommée des plus cotés montre un si mauvais exemple, fruit d'une surenchère mercantile savamment orchestrée par quelques collectionneurs ! Ma suggestion foraine est d'autant plus sérieuse que le marché de l'art numérique est loin de nourrir ses acteurs.


On peut donc être surpris de découvrir qu'il n'existe aucun grand écart entre la tornade Ascension d'Anish Kapoor et les œuvres de jeunes émergents, d'autant que l'on peut imaginer que l'apport de l'artiste a consisté dans l'idée du couloir en spirale aboutissant à une colonne de fumée ascendante, mais que ce sont des petites mains qui se sont coltinées le travail ! Il est probable que les bidouilleurs que j'évoquais plus haut ont par contre mis la main à la pâte, et que ces ingénieurs ont, eux, leur nom sur les cartels.
De la fumée il y en a. Des tubes de lumière encore plus. Des bras articulés, en veux-tu en voilà. J'ai aimé la délicatesse de temps!réel de Maxime Damecour ou le cluster d'harmonium de Wave Interference de Robyn Moody, l'humour de chaise longue de Jérémy Gobé dans A Day's Pleasure. Mais certains restent dans l'anecdotique de surface quand d'autres structurent un langage et jouent d'effets dramatiques qui nous permettent d'y plonger. Ainsi Timée de Guillaume Marmin sur une musique de Philippe Gordiani développe une composition dans le temps qui ne cesse de nous surprendre.


Chez ces petits-enfants qui s'ignorent du fameux Line Describing a Cone d'Anthony McCall (1973) le cercle projeté est remplacé par des points qui nous transpercent et le bruit du projecteur par des nappes mouvantes de synthétiseurs granulaires diffusées en 6.1, évitant ainsi soigneusement la redondance rythmique de boîte de nuit que nous inflige par exemple Inferno de Bill Vorn et Louis-Philippe Demers.


L'idée est pourtant intéressante, cinq spectateurs sont arnachés dans un costume articulé par des machines qui ont pris le pouvoir. Pendant la représentation à laquelle nous assistions une fille commença à tourner sur elle-même et à courir, mettant en danger les autres participants et le dispositif lui-même, mettant en évidence les limites de la supposée suprématie mécanique. On avait compris que les machines ne sont pas sympathiques, alors pourquoi en rajouter en diffusant une rythmique répétitive tonitruante de fin du monde hollywoodienne ?
Le son, comme dans bien d'autres œuvres présentées, est le parent pauvre, peu réfléchi, redondant, illustratif ; le bruit de la machine empêcherait-il les auteurs d'y penser de manière complémentaire dans une dialectique qui me semble définitivement nécessaire ? Les prosopopées annoncées ne tiendraient-elles pas mieux leurs promesses si les machines ne prenaient pas toute la place, étouffant les humains sous une fascination de geek.

Illustrations (de haut en bas) : Mécaniques discursives de Fred Penelle et Yannick Jacquet, Wave Interference de Robyn Moody, Timée de Guillaume Marmin et Philippe Gordiani, Inferno de Bill Vorn et Louis-Philippe Demers

mercredi 2 décembre 2015

Hors Cadre[s] - Adaptations

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La revue Hors Cadre[s] est décidément incontournable si l'on s'intéresse aux publications pour la jeunesse. C'est la semaine où en parler puisque s'ouvre le Salon du Livre et de la Presse Jeunesse à Montreuil où les Inéditeurs ne présenteront pas, comme prévu à l'origine jeudi, l'application Boum ! devant un jeune public, puisque privé de sortie grâce aux actes, que j'espère inconséquents, de notre gouvernement.
J'avais chroniqué le précédent numéro sur la création numérique. Le n°17 est cette fois consacré aux adaptations. Le changement de support présente à la fois le risque de perdre les intentions de départ et l'avantage de posséder un canevas qui a fait ses preuves. Il peut mettre à la portée de la jeunesse des œuvres auxquelles elle n'aurait pas forcément accès. Le changement d'angle offre également à de nouveaux auteurs de s'approprier une histoire en choisissant une approche particulière.
Dans ce numéro de Hors Cadre[s] textes et illustrations donnent tout de suite envie d'aller en librairie feuilleter certains des ouvrages chroniqués. Benoît Berthou s'intéresse aux bandes dessinées d'après des romans célèbres de Dickens, Defoe, Tolstoï, Lovecraft ou Mary Shelley. Liliane Cheilan en compare cinq différentes inspirées par l'étrange tour d'écrou d'Henry James. Joëlle Jolivet expose les carnets en pop-up de Gérard Lo Monaco. Sophie Van der Linden s'entretient avec Jean-Luc Fromental qui analyse La Genèse de Robert Crumb, Le Maître de Ballantrae de Stevenson dessiné par le jeune Hippolyte, Sukkuvan Island par Ugo Bienvenu, la Suite française par Emmanuel Moynot... Fromental compare la BD et le cinéma au travers du Tamara Drewe de Posy Simmonds que Stephen Frears a porté à l'écran (j'adore aussi bien l'un que l'autre !), le triplet Gemma Bovary par Flaubert, Simmonds ou Anne Fontaine. Les adaptations peuvent évidemment se réaliser dans les deux sens. Philippe-Jean Catinchi se penche sur Construire un feu de Michel Galvin d'après Stevenson. On sait la difficulté du genre. Yann Fastier révèle ainsi la trahison de Pennac s'attaquant à Ernest et Célestine. Marianne Berissi souligne les contraintes et la consanguinité paresseuse de certains et glorifie les réussites complémentaires qui savent s'appuyer sur les différents supports spécifiques comme Dudu et Dudu, Coco et Nana de Betty Bone, Nuit d'orage de Michèle Lemieux, Les morceaux d'amour de Géraldine Alibeu, À quai de Sara, mais ces auteurs prennent en charge eux-mêmes leurs adaptations ! Pascal Humbert aime autant le Hugo Cabret de Brian Selznick et celui de Scorsese, un de ses rares films récents réussis. Sophie van der Linden tire un coup de chapeau à la musique s'intégrant graphiquement à un livre, The Baby's Opera de Walter Crane ou Diapason de Laetitia Devernay. L'auteur Vincent Cuvellier évoque des adaptations scéniques de ses œuvres. Solene Xie feuillète la création chinoise. On termine par un livre à découper de Nina Aulagnier, lauréate d'un concours lancé par la revue. Tout cela est très beau et donne furieusement envie de retrouver son âme d'enfant pour profiter de ces magnifiques récits illustrés ou animés.
Le prochain numéro sera consacré à l'humour ! On en a tant besoin...

mardi 1 décembre 2015

Le regard explorateur


Dans le cadre de l'exposition Une brève histoire de l’avenir le Musée du Louvre s'est associé à la start-up SuriCog pour expérimenter un dispositif qui sera peut-être l’outil d’aide à la visite de demain ou il pourra inviter le public à une expérience immersive par le son. Le regard explorateur s'appuie sur une interface la plus naturelle possible entre le visiteur et l’œuvre, son œil ! Pendant une quinzaine de jours dans le Hall Napoléon plusieurs visiteurs préalablement inscrits sur Internet pourront tester ce dispositif. Grâce au système interactif regard-environnement développé par la société SuriCog, le visiteur « sélectionne » un élément d’une œuvre par le regard, et quand il le désire, déclenche le contenu audio qui lui est associé. Libéré du poids des équipements traditionnels de type audioguide, il choisit lui-même les détails de l’œuvre qu’il souhaite explorer, selon le parcours de son regard. Le dispositif offre à chaque visiteur d'être indépendant dans sa visite interactive.
J'ai donc composé la partition sonore de la première œuvre choisie pour cette expérience sonore et ludique, Les zones terrestres, un papier-peint de 17 mètres issu des collections des Arts décoratifs, créé par la Manufacture Zuber & Cie pour l’Exposition universelle de Paris de 1855. L'aventure débute par une courte présentation de la commissaire Dominique de Font-Réaulx, enregistrée sur place dans l'ambiance du musée pour donner l'impression qu'elle est présente et surtout faire oublier le casque dans un premier temps. Commence alors le voyage au travers des cinq zones représentant cinq régions du monde, les mers glaciales, le Canada, l’Algérie, le Bengale et la Suisse. Chacune est composée d'une ambiance immersive déclenchée par le regard. Le visiteur s'arrêtant sur un détail peut déclencher, quand il le souhaite, le son qui lui est associé.
Chacune des cinq régions est un puzzle d'une dizaine de pièces. Malgré l'immersion paysagère planante et référentielle, j'ai cherché à créer des surprises et suggérer les drames que l'œuvre recèle (un incendie de forêt, des antilopes traquées par un fauve...). Les scènes purement musicales sont presque toutes in situ (concertina d'un marin, harmonica d'un trappeur, flûte d'un berger, cor des Alpes, etc.), le ciel fait tinter des chimes au gré du vent, les animaux prennent vie, le climat vous enveloppe... Le traitement électroacoustique est le plus naturel possible, même si les glaces polaires craquent comme des percussions contemporaines, si les tablas envahissent la végétation du Bengale ou si un orchestre à cordes vient signifier l'artificialité de cet exotisme de rêve. Ici le hors-champ qui m'est cher est remplacé par des éléments cachés dans le décor. Le son offre alors de deviner sans voir. Chacun se fait son cinéma, le traitement de ces Zones terrestres tenant plus de l'expérience sensorielle que de la visite commentée.

Illustration : Testeurs en situation © Musée du Louvre / SuriCog / Stan Morin