J'ai longtemps rêvé que l'on me propose de tenir un pupitre de guimbarde dans un orchestre. Ce n'est jamais arrivé. L'ostracisme dont souffre l'instrument est au moins aussi fort que celui qui faisait rejeter le synthétiseur à mes longs et durables débuts. La guimbarde fut, avec une flûte sicilienne à six trous, mon premier instrument. Par provocation, je raconte souvent que j'en suis un virtuose. Il faut bien l'être de quelque chose. Je ne sais pas vraiment comment cela est compris. J'ai toujours adoré en jouer. C'est un instrument léger que l'on peut emporter partout dans sa poche. Les vibrations ressenties dans les os crâniens sont, pour moi, de l'ordre de la pure jouissance. J'ai développé, en particulier, un mouvement de l'index, en aller et retour, qui rappelle le trémolo d'une mandoline ou la manière de jouer de certains rockers des années 50 comme Dick Dale (son interprétation de Miserlou pour le générique de Pulp Fiction l'a remis au goût du jour). Mes guimbardes italiennes plates me permettent également de chanter en même temps ou d'en jouer seulement en aspirant et en soufflant, sans attaquer la lame avec le doigt. L'oxygénisation du cerveau donne le vertige. Il m'arrive aussi d'être emporté par mes mouvements rapides quasi tex-averyens jusqu'à me coincer la lèvre inférieure entre le cadre et la lame. Les filets de sang qui coulent alors aux commissures sont extrêmement impressionnantes, mais ça cautérise presque instantanément.
J'ai très souvent joué de la guimbarde sur scène avec Un Drame Musical Instantané et enregistré de nombreux disques depuis le premier, Défense de avec Birgé Gorgé Shiroc en 1975, jusqu'aux plus récents. J'aime particulièrement l'usage que j'en fais dans Les clans sur le disque Science-Fiction paru chez Auvidis en 1995. Francis Gorgé et moi avions signé sous pseudonymes un triptyque avec les CD Policier et Western. Ce sont les disques qu'Irvin Kershner, le réalisateur de L'empire contre-attaque (le second de la saga, mais intitulé Épisode V de La guerre des étoiles) me demanda d'écouter, récemment de passage à Paris et visitant mon studio d'enregistrement à la maison. C'était comique de lui présenter ces pièces quasi caricaturales, inspirées, entre autres, de Star Wars. En 1976, j'ai même enregistré (anonymement) de la guimbarde typiquement corse pour Forti sarenu si saremu uniti, un 33 tours des Fédérations de la Corse du Parti Communiste Français, réalisé par Jean-André Fieschi avec la participation de Charlotte Latigrat !
Si j'ai eu l'idée d'évoquer mes prouesses guimbardières ce matin, ce n'est pas en hommage à Charles Ives et son pupitre de 40 guimbardes de sa Holidays Symphony, mais parce qu'avant-hier soir, au New Morning, Philippe Krumm m'a présenté Wang Li, un jeune prodige chinois de l'instrument. Wang Li en a récolté des centaines de ses voyages en Orient, de Bali, du Japon, des Philippines, d'Inde, du Népal, etc. J'en ai moi-même rapporté du nord du Vietnam, j'en possède en bambou, en bois d'un seul tenant ou que l'on fait vibrer en tirant sur une ficelle, d'énormes sub-basses, des petites siciliennes nerveuses, des pakistanaises, mais celles de Wang Li sont exceptionnelles par leur diversité et leurs qualités musicales. Sur son site, et dans ses disques, il en présente même certaines à plusieurs lames et d'autres, expérimentales, avec des contrepoids vibrants... Les images (photo ci-dessus), les sons qu'elles produisent me font rêver, anticipant la visite que je compte lui rendre demain à son atelier. Allez jeter un coup d'œil, c'est magique. La magie n'est pas étrangère au monde de la guimbarde, rituels shamaniques ou jeu délicat à l'oreille des jeunes filles courtisées... Parmi les plus anciens instruments du monde et présents sous toutes les latitudes, ce petit machin recèle des possibilités musicales insoupçonnées tant rythmiques qu'harmoniques, se rapprochant souvent du miracle des voix diphoniques !