Elsa avait onze ans. Nous lui avions fait chanter ¡ Vivan las Utopias ! en référence au ¡ Vivan las Cadenas ! (Vive les chaînes ! À bas la liberté !) anti-napoléonien repris par Luis Buñuel au début de son film Le Fantôme de la liberté. Bernard Vitet avait mis mes paroles en musique. J'aimais le décalage entre la voix d'enfant, la détermination du texte et la musique festive.

Quinze ans plus tard, le label nato réédite l'album Buenaventura Durruti, œuvre collective à l'initiative et sous la houlette de Jean Rochard. Un superbe livret de 136 pages accompagne le double CD : nouveaux textes, nouvelle présentation, mise en page noire et rouge pour ce sublime hommage à l'anarchiste espagnol mort à Madrid en 1936. La musique est la même, trente six plages où viennent naître et mourir les vagues de la révolution espagnole.

Mon père s'était engagé dans les Brigades Internationales, mais une crise de rhumatismes articulaires aigus l'empêchèrent de partir. Aucun de ses camarades n'en est revenu. Nous avons boycotté l'Espagne jusqu'à la mort de Franco en 1975. En souvenir de sa jeunesse et de la Résistance je n'ai jamais eu d'autre choix que de m'engager lorsque les occasions se sont présentées.

Si je sens plus de nostalgie que de rage dans ces deux heures incandescentes, n'est-ce pas à cause de l'occasion manquée, du gâchis impardonnable dont sont responsables les "démocraties" européennes et, pire, la trahison de Staline ? Hitler en conclut qu'il aurait les coudées franches. Il n'empêche que les artistes présents sur les deux galettes sont merveilleusement inspirés. Les nommer tous est impossible, alors je me souviens des voix d'Abel Paz, Violetta Ferrer, Nathalie Richard, Lucia Récio, Anna Vilás, Beñat Achiary, Phil Minton, Kader L'Aktivist, des pianos de Tony Hymas et Benoît Delbecq, des guitares de Noël Akchoté, Marc Ducret, Jean-François Pauvros et Raymond Boni, des clarinettes de Tony Coe, Carol Robinson et Sylvain Kassap, des saxophones d'Evan Parker et Guillaume Orti, des instruments basques de Michel Etchecopar, du oud d'Alla, des contrebasses d'Hélène Labarrière et Dave Green, des percussions de Steve Arguëlles et Mark Sanders, du duo Pifarély Couturier, du Ladybones Trombone Quartet et de la Marmite Infernale... Sans compter ceux qui accompagnèrent Elsa au sein d'Un Drame Musical Instantané : François Corneloup au soprano et au baryton, Herné Legeay à la guitare, Michel Godard au tuba, Xavier Desandre-Navarre aux percussions, Bernard à la trompette et moi rythmant tout cela à la machine à écrire, chatouillant ma fille qui épata tout le monde en filant la chanson d'une traite, mais demandant à reprendre le troisième pied de tel vers qu'elle ne trouvait pas assez juste !... Près d'une centaine de musiciens célèbrent la résistance, des auteurs aussi, de Durruti, Emma Goldman, Carl Einstein, George Orwell, Lucia Sánchez Saornil à Philippe Carles, Stéphane Ollivier, etc. Mais il est une chose terrible, je suis incapable de me souvenir du nom de tous les Espagnols présents sur les deux disques. L'oubli est criminel.

Buenaventura Durruti est un album incontournable, une des plus belles réalisations de nato dont les compilations sont légendaires, ?uvres à thème rassemblées par MC JR, tels Godard ça vous chante ?, Vol pour Sidney, Les BO du journal Spirou, Les films de ma ville, Joyeux Noël, la trilogie amérindienne de Tony Hymas et mon préféré, nouvellement réédité également, Les voix d'Itxassou de Tony Coe, sans oublier Le Chronatoscaphe, livre-objet d'une densité inégalée dont je réalisai les cinquante interludes !

En bonus, les paroles de ¡ Vivan las Utopias ! en tapant sur "Lire la suite"...

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