La salle de La Java aurait plu à Bernard. La java ! On y va..., comme récitait Marianne Oswald dans la sublime chanson parlée écrite par Jean Cocteau. Elle devait partir sur son yacht pour Java ! C'est dans ce sous-sol colonné que débuta Édith Piaf, qu'y jouèrent Django Reinhardt et Fréhel. Comment trouver lieu plus adapté pour évoquer la disparition de notre camarade qui nous a quittés le 3 juillet dernier ? La cohorte des fantômes donne une âme bouleversante à cet ancien bal recyclé en salle de concert. Si son entrée est gratuite ce soir le bar calmera les assoiffés.

La trentaine de participants de ce concert hommage à Bernard Vitet comptaient vraiment pour lui à moins qu'il n'ait compté pour eux. Souvent les deux. De ses camarades des années be-bop et free jazz aux plus jeunes qu'il aura marqués sans parfois l'avoir jamais rencontré, tous et toutes joueront avec émotion en pensant au grand trompettiste et compositeur. Certains sont absents, n'ayant pu se libérer. Plus nombreux les disparus avant lui. Car Bernard joua avec Django et Gus Viseur, comme avec Gainsbourg, Barbara, Montand ou Claude François. Plus connu pour sa collaboration avec les jazzmen, nombreux les frères et sœurs qui se sont tus, Don Cherry, Chet Baker, Roger Guérin, Jean-Paul Rondepierre, Lester Young, Eric Dolphy, Albert Ayler, Steve Lacy, Beb Guérin, JF Jenny-Clarke, Mac Kak, Eddie Gaumont, l'Art Ensemble de Chicago, tant d'autres... Heureusement il y aura aussi beaucoup d'amis bien vivants dans la salle pour lui rendre hommage.

Le pianiste François Tusques, auquel Bernard fut fidèle, de Free Jazz au début des années 60 jusqu'à son ultime concert en duo, dialoguera avec le batteur Noel McGhie qui était aussi présent sur la suite des Black Panthers de la regrettée Colette Magny, plus tango avec la chanteuse Isabel Juanpera. Autre figure essentielle du parcours de Bernard, des années variétés à la création du Unit, Michel Portal jouera en duo avec le violoncelliste Vincent Segal, probablement un air d'Ayler que Bernard adorait. Jean-Louis Chautemps, doyen de la soirée, retrouvera un de ses anciens élèves et voisin de Bernard rue Pelleport, Christophe Salinier, pour un duo "vite et fort" de saxophones ténor et baryton. Jac Berrocal, dont l'Opération Rhino me permit de faire la connaissance de Bernard, trompettera sur les rythmes de Gilbert Artman. Françoise Achard, autre compagne du début des années 70, chantera vajra avec la violoncelliste Hélène Bass, rejointes par la chanteuse Dominique Fonfrède, le saxophoniste Jouk Minor et l'accordéoniste Claude Parle. Également à l'accordéon, Michèle Buirette accompagnera Elsa Birgé pour deux chansons que nous composâmes avec Bernard pour Elsa lorsqu'elle avait 6 ans ! Écris-moi une chanson, Cause I've got time only for love ; Hervé Legeay y était déjà à la guitare tandis qu'Antonin-Tri Hoang remplacera au sax alto le chorus que notre ami aurait improvisé à la trompette. L'influence de Bernard sur les jeunes générations ne fera que grandir. Max Robin accompagnera à la guitare Michèle Buirette pour une chanson qu'elle chantera elle-même. Le pianiste Benoît Delbecq m'a promis que je ne serai pas le seul à apporter une trompette de poche, il sera le quatrième de la partie de bridge que j'interpréterai au clavier avec Vincent Segal au violoncelle et Antonin-Tri à la clarinette basse. Vincent aura prêté main forte à Francis Gorgé, mon camarade de lycée avec qui nous avions fondé le groupe Un Drame Musical Instantané avec Bernard en 1976, qui a réuni ce soir l'écrivain Dominique Meens, Denis Colin à la clarinette basse et Geneviève Cabannes à la contrebasse pour accompagner à la guitare plusieurs chansons dont L'invitation au voyage de Baudelaire-Duparc, Hélène Sage étant retenue à Toulouse. Jean-Brice Godet et Étienne Brunet feront duo de clarinettes basses, mais allez savoir quelles surprises recèle la soirée ! Notre troisième pianiste, Luc Saint-James, accompagnera la courte apparition de notre troisième accordéoniste, Norbert Aboudarham... Un troisième violoncelliste, Didier Petit, mais cette fois en trio avec Sylvain Kassap, cinquième clarinette basse de la soirée, et le batteur Gérard Siracusa, tous trois ayant fait leurs débuts auprès du disparu... Remarquons qu'accordéon, clarinette basse et violoncelle appartiennent plus à la tradition européenne qu'au jazz américain. J'adore le passage vidéo de Carton quasi brechtien où mon camarade raconte qu'à la Libération il adopta étourdiment la culture de l'occupant !

Dans le cadre de la programmation mensuelle de Jazz à La Java la soirée (lundi 16 septembre à 20h) est organisée à l'initiative du label Futura qui publia La guêpe, d'abord en vinyle puis le réédita en CD. J'ai évidemment soutenu Gérard Terronès dans l'aventure de ce soir qui, loin de reléguer notre camarade aux oubliettes, le propulse dans l'avenir, lui qui n'aimait le passé qu'en architecture, mais lorsqu'il s'agissait de musique préférait inventer plutôt que ressasser. Chaque note de cette soirée lui est dédiée, avec les silences qui les entourent de la plus immense tendresse, sans ne jamais négliger le potentiel révolutionnaire de son art qui est aussi le nôtre pour que nous le partagions avec tous. À cet instant Bernard aurait levé le poing, évidemment ganté comme les athlètes noirs des Jeux Olympiques de Mexico en 1968. Vivan las utopias !

Photo © JJB 1992