Jacques Thollot s'est éteint hier, mais sa lumière est restée allumée. Avant d'être un batteur exceptionnel d'une originalité folle il était compositeur et avant d'être compositeur c'était un poète, avant tout un rêveur. S'il était encore en culottes courtes lorsqu'il commença à accompagner Bud Powell, Chet Baker, Art Farmer, René Thomas, Lee Konitz, Guy Lafitte, Donald Byrd, il avait gardé ce plaisir du jeu qui vient de l'enfance. Certains appellent cette musique du jazz, mais la sienne n'avait pas de nom, mélange insolite d'influences de musique classique et contemporaine, de pop, de sons d'ailleurs, musique des sphères qui s'entrechoquent et se laissent caresser.
Au début le père sévère l'accompagnait dans les boîtes. J'avais joué à cinq ans sur les genoux de Sidney Bechet ; l'année suivante à son enterrement, les baguettes de Jacques, qui en avait dix, rendirent hommage à cette légende de la Nouvelle Orléans qui avait illuminé nos jeunes années. Jacques s'affranchit de Kenny Clarke, qui avait été son maître, pour inventer son propre ballet de petit bois. Bernard Vitet l'engagea dans son orchestre avec Gato Barbieri et Jean-François Jenny-Clark. Don Cherry prit la relève.
On le retrouve ensuite avec Eric Dolphy, Barney Wilen, Sonny Sharrock, Joachim Kühn, Alan Silva, Steve Lacy, Pharoah Sanders, Rolf Kühn, Barre Phillips, Michel Portal... Mais c'est sous nom que Jacques Thollot sort ses albums magiques qui échappent aux qualificatifs : Quand le son devient aigü jeter la girafe à la mer en 1971 (disque culte où il joue aussi du piano, de l'orgue et de l'électronique), Watch Devil Go (1975, avec J.F. Jenny-Clark, François Jeanneau...), Resurgence (1977, avec Beb Guérin, Nana Vasconcelos, Siegfried Kessler, Jeanneau...), Cinq Hops (1978, avec Élise Ross, Jeanneau, Michel Grailler, François Couturier, Jean-Paul Céléa, Chris Hayward), A Winter's Tale (1993, avec Tony Hymas et Jenny-Clark), Tenga Niña (1996, une merveille absolue avec Hymas, Henry Lowther, Noël Akchoté, Claude Tchamitchian) et, avec Sam Rivers, Akchoté, Paul Rogers et Hymas, Configuration. Les disques nato l'accompagneront toute la dernière partie de sa vie...
Hélas l'alcool le mine. Il lui arrive d'annuler un concert à la dernière minute. Pourtant derrière ses fûts il continue de faire chanter ses rythmes. En 2002 nous l'avions interrogé sur son Cours du Temps pour le Journal des Allumés. Pendant l'entretien, au demeurant extraordinaire, Jacques se roulait de gros pétards qu'il fumait tout seul. À la fin j'ai tiré une bouffée du dernier et la suite de ma journée est tombée dans un pli du temps. Lui continuait de rêver. Ses images alimentaient la musique qui réfléchissait à son tour des formes, des couleurs, des mots, évocation d'un monde à part, architecture à quatre dimensions où nous étions de petits bonshommes qui courrions après le temps. Hier il a fini par le rattraper.

Photo © Caroline de Bendern, sa compagne pour qui nous avons une pensée tendre ainsi que pour sa fille Marie qui chantait sur Tenga Niña...