En matière d'improvisation musicale la surprise cède trop souvent la place aux conventions, système réflexe et viral où la consanguinité favorise l'épidémie. La culture générale et l'exploration tous azimuts constituent un des remèdes à la bouillie sonore que les héritiers d'un free-jazz édulcoré, entendre coupé de ses racines, perpétuent en marge d'un quotidien que les médias alimentent jusqu'à l'étouffement. Si le flux tend à rendre anonyme ce que nous entendons il ouvre grand le robinet de la diversité. L'improvisation ne peut en aucun cas représenter un genre musical en s'interdisant la tonalité, la carrure et les citations. En théorie tous les styles de musique peuvent y recourir, car elle consiste essentiellement à réduire le temps au strict minimum entre la composition et l'exécution de la partition, et ce dans une éventuelle création collective fonctionnant comme un dialogue, avec comme gymnastique la particularité de devoir s'exprimer simultanément à l'écoute de ses partenaires. Que ce soit dans le cadre d'une fidélité quasi familiale ou par les ressorts d'une insatiable curiosité échangiste l'exercice consiste à se renouveler perpétuellement pour affiner sa pensée et comprendre celles de ses interlocuteurs. L'époque où n'existait que le papier pour faire voyager sa musique de manière ubiquitaire ne pouvait espérer que la perfection dans le respect de la partition. Or avant cette période et ailleurs qu'en occident la tradition orale offrait une liberté d'interprétation que les nouveaux classiques se chargèrent d'oublier pour affirmer la suprématie de leur classe sociale. Depuis quelques décennies la musique a d'autres façons de se propager sur la planète grâce à la reproduction mécanique et aujourd'hui Internet gagne encore en rayonnement géographique immédiat. Le concert offre néanmoins la possibilité d'écouter la musique dans des conditions acoustiques meilleures que le son filtré du mp3 dans des oreillettes bon marché. Et dans ce cadre, mais ce n'est pas le seul, l'improvisation pourrait promettre une expérience inouïe et irreproductible.
La qualité de l'album Tout va monter, produit par le label nato, tient beaucoup à la rencontre de trois musiciens exceptionnels évoluant habituellement dans des mondes très différents, même si la contrebassiste Joëlle Léandre et le pianiste Benoît Delbecq sont affiliés à des mouvances libertaires du jazz européen. L'apport de Carnage The Executioner, beatboxer autodidacte, est déterminant dans la réussite du concert enregistré en public le 10 février 2013 lors de la série Retour à la Case Dunois. Le rappeur minnesotien insuffle des rythmes soutenus qui invitent les deux jazz(wo)men à sortir de leurs habitudes, si tant est qu'ils en aient, la contrebassiste-performeuse ayant eu une carrière de soliste dans le contemporain, le pianiste-claviériste fréquentant la chanson française ou le rap avec le même entrain. Le mélange produit une musique inédite où la finesse du jeu pianistique de Delbecq se déploie dans des préparations percussives à base de petits bouts de bois, avec la collection philatélique en pizz ou à à l'archet de Léandre et les chaos qu'ils inspirent à Carnage, à son tour entrant dans leur jeu de matières rebondissantes. Ne vous étonnez pas si vous entendez des voix, si les basses sortent des subs, si la percussion devient réelle, si le blues et le rock se réconcilient avec le jazz et les musiques contemporaines, les écoutes sont ici plus sympathiques qu'en real politik, les échanges évitant tout protectionnisme et le mode TAFTA étant soigneusement évité.