Les groupes Caravaggio et Decoder se sont réunis pour créer un spectacle musical représenté d'abord à Hambourg, puis jeudi dernier à l'Auditorium du Carreau du Temple. Organisé par l'ONJ en partenariat avec La Muse en Circuit dans le cadre de Jazz Fabric, le concert tient plus d'une nouvelle musique contemporaine dans la mouvance de Bang On A Can que du jazz, entendre que l'électricité du rock alimente en tension des compositions très structurées, blocs de béton unanimes tombant des cintres, la lumière appuyant d'effets flashy la violence enthousiaste des virtuoses.
Installés côté jardin, les quatre de Caravaggio ont toujours montré leur intérêt pour le cinéma en faisant éclater les genres musicaux. Il faut certainement s'intéresser à autre chose qu'à son art pour accoucher de projets iconoclastes aussi délirants. Le batteur Éric Échampard, avec qui j'ai eu la chance de partager plusieurs fois la scène et que j'ai engagé justement pour des musiques de films, et le contrebassiste Bruno Chevillon, dont on connaît le goût pour l'expérimentation, les beaux-arts et la poésie pasolinienne, ont participé à l'ONJ d'Olivier Benoit, ce qui explique cette programmation (Chevillon l'a quitté il y a déjà un an). De même, les approches de l'informatique musicale pratiquées par le violoniste-guitariste Benjamin de la Fuente et le claviériste Samuel Sighicelli comme leur apprentissage auprès du compositeur Gérard Grisey les avaient déjà poussés à créer le groupe Sphota avant de s'adjoindre la rythmique puissante de leurs deux compagnons. Tous les quatre sont passionnés d'images, voire le spectacle Marée noire de Sighicelli qui m'avait enthousiasmé en 2008 ou la musique que Caravaggio a enregistré pour L'Amour est un crime parfait des frères Larrieu.


Côté cour, les Allemands de Decoder sont bien leurs cousins d'outre-Rhin. Compositeurs et musiciens forment ce collectif étonnant dont Alexander Schubert tient les manettes en régie. Sa pièce multimédia f1 donne immédiatement le ton de la soirée. Commandée pour les deux ensembles réunis, elle implique un nombre variable de musiciens, cinq minimum, deux performeurs, plus de la vidéo et de la lumière. La soprano Frauke Aulbert, la clarinettiste Carola Schaal, la violoncelliste Sonja Lena Schmid, le joueur de cythare électrique Leopold Hurt, le claviériste Andrej Koroliov et le percussionniste Jonathan Shapiro se serreront les coudes avec les Français pour interpréter les œuvres composées également par de la Fuente et Sighicelli avec talent.
Mais le morceau de bravoure est bien f1, mise en scène humoristique et critique d'un univers anthropomorphe où la mort rôde en coulisses. Une sorte de lapin géant rappelant ceux de David Lynch dialogue au téléphone avec un spectre, aller et retours entre l'écran et la scène, entre le meneur de jeu et le public, tandis que les musiciens portent des masques d'animaux et, accessoirement, un clic à l'oreille tant le synchronisme est capital à la mise en place des effets dramatiques. Mise en abîme d'une recherche d'un cinéma expérimental en direct, f1 est éblouissant dans tous les sens du terme et les timbres inouïs de l'orchestre participent de ce nouveau théâtre musical où l'écran prend toute sa dimension, justifié par une bascule que seul le hors-champ offre à l'imagination.

Photos © Gerhard Kühne