Lorsqu'on emprunte le chemin des anciens il est absolument indispensable de ne pas suivre leurs empreintes pas à pas, mais d'en faire un petit de côté, quitte à se mouiller les pieds, sans craindre la boue rimée des ornières. Se faire accompagner par des amis qui le découvrent avec des yeux neufs est de bonne augure. En leur racontant le passé inscrit dans sa mémoire forcément reconstructrice, on leur transmet des images qu'ils s'approprient avec des références d'une autre époque que la sienne. Cela ne signifie pas que nous soyons du passé. Le temps n'existe pas, encore moins le présent, aussi fugace qu'une étoile filant dans le ciel de nos nuits. L'instant aussitôt évoqué est déjà derrière soi, l'enthousiasme nous projetant dans l'avenir.
En recomposant sept fragments de sa jeunesse, le contrebassiste Yves Rousseau les projette sur le mur de ses six complices, quitte à chacun, chacune de se les approprier avec ses oreilles d'aujourd'hui, cet aujourd'hui dont les improvisateurs tordent la réalité programmée. Grâce à un son d'ensemble homogène et inventif, Yves Rousseau peut revendiquer le rock progressif des groupes pop King Crimson, Pink Floyd, Soift Machine ou Genesis, en évitant la morbidité et l'ennui des revivals. Ce n'est pas un hasard si déjà ses modèles d'antan inventaient un cocktail de jazz et de rock en choisissant la liberté individuelle du premier et l'énergie de groupe du second. Il y a du free dans ces transpositions, de l'électro, de l'entrain, de l'envol, quelque chose d'intemporel que les meilleurs de ceux d'avant auraient pu évidemment imaginer. La bonne musique ne se démode jamais. Est-elle millésimée ? Pas toujours. Il y a pourtant des denrées comme le miel ou le riz dont la date de péremption ne signifie rien. Si la nostalgie s'impose à certains, c'est alors seulement de vouloir déguster un mets dont les saveurs nous ont toujours emportés. Pour jongler avec les réminiscences de ses années de lycée (de 1976 à 1979), le contrebassiste s'est bien entouré : Géraldine Laurent au sax alto et Thomas Savy à la clarinette basse (dont l'implication me rappelle Soft Machine de 70-71), Jean-Louis Pommier au trombone (écouté cette semaine sur l'agréable Vert émeraude du trio Clover avec Alban Darche et Sébastien Boisseau, autre CD du label Yolk dont il est co-fondateur), Csaba Palotaï à la guitare (j'avais déjà beaucoup aimé son jeu expressif sur Antiquity avec Argüelles et Sciuto), Étienne Manchon au Fender Rhodes (l'intro au Moog annonce la couleur), et Vincent Tortillier à la batterie (précis et entraînant), tous transportés par ces évocations au souffle communicatif.
Enfin, ou pour commencer, on profite exceptionnellement d'une belle photo couleurs d'un maître du noir et blanc, le biologiste Jeff Humbert dont l'amateurisme peut rivaliser avec les plus grands.




→ Yves Rousseau Septet, Fragments (extraits à cette adresse !), CD Yolk, dist. L'autre distribution, sortie le 18 septembre 2020