Je n'imagine jamais la musique détachée de son contexte, qu'il soit social, historique ou géographique. La resituer dans le quotidien me plonge dans une fiction qui tient tout du réel. Ainsi je souffre de regarder les tableaux au musée, même si c'est souvent l'unique manière de les approcher. Les salles de concert sont réputées présenter de la musique dite "vivante", mais pour moi c'est l'univers extra-musical d'origine qui lui donne le pouvoir d'évocation que je recherche. Alors quand un disque commence par une ambiance champêtre avec un cocorico je tends instantanément l'oreille. J'ai pourtant cru un instant que c'était la sonnerie à ma porte, puisque c'est le son que je lui ai programmé, et puis le violoncelle de Leyla McCalla fait son apparition. Comme j'ai un petit faible pour la musique haïtienne (des chants vaudous Emy de Pradines au rap de Wyclef Jean) et que le kreyòl produit une sorte de changement d'angle par rapport à ma langue, je suis ravi lorsqu'elle se met à chanter au milieu des vagues, des émissions historiques de Radio Haïti et des interviews contemporaines qui renvoient aux interrogations légitimes et tragiques sur la démocratie dans cette île dont la révolution, à la fin du XVIIIe siècle, constitua la première révolte d’esclaves réussie du monde moderne. Les cinquante dernières années n'ont pas épargné Haïti comme le raconte Raoul Peck dans sa récente série Exterminez toutes ces brutes, c'est aussi cette période que scrute Leyla McCalla dans son nouvel album intitulé Breaking The Thermometer. Américaine née à New York d'un couple d'émigrants et activistes haïtiens, elle reprend le flambeau en fouillant, à la requête de la Duke University, les archives d'une station de radio qui a résisté aux régimes gouvernementaux oppressifs et à la censure politique, avec l'aide de la veuve de son fondateur. Après un spectacle où la musique croise la danse, le théâtre et la vidéo, Leyla McCalla enregistre ce disque magique où les rythmes afro-carabéens se mêlent à de merveilleuses mélodies en anglais ou en kreyòl et au groupe formé par elle-même qui joue aussi du banjo tenor et de la guitare, le batteur-percussionniste Shawn Myers, le bassiste Pete Olynciw, Jeff Pierre au tanbou et le guitariste Nahum Johnson Zdybel, plus l'apparition de Melissa Laveaux ! Le thermomètre se brise-t-il sous la chaleur dégagée par la musique ou sous l'incontournable révolte ?


Je retourne à ses précédents albums, Vari-Colored Songs: A Tribute to Langston Hughes, A Day for the Hunter A Day for the Prey, The Capitalist Blues et Songs of our Native Daugthers, mais celui-ci possède une originalité sonore qui dépasse ses folk-songs habituelles...

→ Leyla McCalla, Breaking The Thermometer, CD Anti- [Pias], sortie le 6 mai 2022