Avancer "ça me soûle !" signifie qu'on frise la saturation. En général c'est plutôt péjoratif. En tant que maximaliste, ce n'est pas le genre d'expression que j'utilise parce qu'il y a toujours une échappatoire avant d'en arriver à ces extrémités. Il n'est aucun sujet qui me soit tabou, et en face d'une impasse dans la discussion on peut y mettre fin de nombreuses manières. Même chose dans l'exercice de mon travail, domestique ou professionnel, il suffit de passer à autre chose et d'y revenir plus tard, en attrapant le problème sous un angle nouveau. Non, si ça me soûle, revenons au sens premier, c'est pour la meilleure des raisons, parce que cela me rend ivre. J'en ai la tête qui tourne, et en obsessionnel j'ai perdu mon polymorphisme au profit d'un long couloir dont je suis incapable de m'extirper. Je ne vois plus rien, je n'entends plus rien, plus rien d'autre que la musique qui tourne, s'allonge, s'étend au delà de mes propres limites, un gouffre, maelström sonore où je finis par ne plus rien distinguer qu'un enthousiasme commué en abrutissement absolu.
Ce vertige se produit par exemple lorsque je teste de nouveaux instruments, emporté par l'excitation. Il faut dire que j'attendais le retour de mon synthétiseur russe, après avoir constaté à la livraison, il y a quelques mois, qu'un des canaux crachait comme un damné. La réparation était prise en charge par la succursale polonaise qui, entre temps, m'avait livré un autre appareil de chez Soma, une station à mémoires «dérivantes», sorte de looper sans la répétition recherchée par la plupart des musiciens et que j'évite pour ma part soigneusement. Cette fois les sons enregistrés en direct subissent des recombinaisons, générant spontanément un paysage sonore en constante évolution, grâce à un décalage mathématique basé sur les relations entre nombres premiers (la durée des différentes lignes de retard), un fonctionnement asynchrone du LFO et une modulation lente via un signal aléatoire. Comme je lui montrai la démo, le saxophoniste Lionel Martin, dont notre superbe vinyle en duo sortira en mai, ne fit ni une ni deux et commanda aussitôt également l'objet. Ainsi vendredi je branchai dessus le synthé réparé et jouai jusqu'à en perdre la boule. Ce machin analogique produit des sons par contact du corps, plus exactement imposition des mains, générant toutes sortes de bruits "noisy", clics, scratches, glitches, et l'on peut aussi lui envoyer des sons électroniques ou acoustiques qu'il traite avec la même fureur destructrice. Ma peau tient lieu de résistance et de capacité, le moindre contact interférant avec le processus sonore, puisque tout est métallique hors son coffret de bois.
Comme jadis mes fenêtres roumaines, ce qui se construit à l'est, c'est du lourd, du solide. N'y voir aucune allusion avec l'invasion de l'Ukraine dont la plupart des artistes russes se désolidarisent. Comment les citoyens de toutes les nations peuvent-ils être complices des impérialismes et colonialismes criminels qui les poussent à s'entretuer ? Pour vous donner une idée de mon point de vue qui se rapproche de celui de Noam Chomsky, j'ai surnommé Poutine le matou qui terrorise mes chats en investissant le jardin. Que les amateurs de gastronomie québécoise me pardonnent ! Comme chaque fois que se pointe un conflit, j'espère des négociations les plus rapides possibles, puisque toutes les guerres y viennent in fine, après que les populations aient hélas payé le prix des ambitions des puissants. Très tôt j'ai choisi les arts plutôt que jouer avec le feu. Je n'ai jamais réussi à me faire à l'absurdité de l'humanité, c'est dire si le dérèglement du climat me semble autrement plus angoissant que les conflits dont les motivations économiques et énergétiques sont d'un temps révolu. Serait-ce l'annonce de la catastrophe imminente qui pousse les belligérants à marquer leurs territoires ? L'ivresse de la destruction est-elle plus forte que le besoin de respirer ? Je me le demande sincèrement lorsque j'éteins mes machines pour aller me reposer.