70 Musique - septembre 2022 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 28 septembre 2022

René Lussier au diable vert


Depuis Le trésor de la langue les disques de René Lussier sont toujours attendus. Si le guitariste utilise énormément le doublage instrumental suivant la prosodie des voix parlées, ce qui fit sa renommée, ce nouveau Au diable vert est particulièrement zappien avec ses changements de rythmes brusques et ses orchestrations inventives. Les deux batteries jouées par Robbie Kuster et Marton Maderspach, les deux basses, soit celle de René Lussier et le tuba de Julie Houle, l'accordéon ou le marimba de Luzio Altobelli composent des couleurs inattendues. S'ajoutent ici ou là les clarinettes de Guillaume Bourque, le trombone d'Alain Trudel, les ondes Martenot de Takashi Harada. Les voix sont prépondérantes, que ce soit celles de Chris Cutler ou Koichi Makigami, des musiciens du quintette ou du psy de Lussier, d'un chat errant ou des grenouilles printanières, toujours utilisées avec humour et virtuosité ; fictionnalisées, documentées, elles soulignent le style inimitable du Québécois, même si d'autres s'y sont essayés. On retrouve aussi ce mélange d'entrain communicatif, d'insouciance revendicatrice et de swing raide, typique des musiciens libres du Québec. Il faut probablement en chercher les sources dans l'usage du français dans un pays majoritairement anglophone pour ne pas dire colonisé par les États Unis, patrie de l'entertainment, dans son climat bipolaire et dans le déni de l'histoire de sa fondation. René Lussier le sait bien, il l'a souvent mis en musique et en spectacle. Chaque fois il nous rend plus proche ce bout du monde où il vit, ce Diable (vau)vert qui existe au delà des limites, de l'entendement.

→ René Lussier, Au diable vert, CD Circum-Disc/ReR Megacorp, sortie le 30 septembre 2022

lundi 26 septembre 2022

YOU, un trio


La batteuse Héloïse Divilly a mis en musique les poèmes de son père, Vincent Divilly. Linda Oláh les chante. Guillaume Magne les scande à la guitare électrique. C'est donc un trio, et chacune, chacun, est à sa place, indispensable, pour constituer le son du groupe YOU. Sur deux pièces, Sébastien Palis tient les synthés. À mes oreilles ça sonne rock, comme Soft Machine jusqu'au Third, et ça marche. Marche au bord de la mer, sous le vent, la nuit. On sent l'encerclement de l'île. Est-ce la Réunion où est née la compositrice ? Ou bien la mer d'Irlande d'où vient son père ? Je ne connais ni l'une ni l'autre. La langue anglaise et les rythmes laissent supposer un souffle du nord. Linda Oláh est suédoise. Dans la Baltique aussi il y a des îles, des dizaines, peut-être des centaines. Je me souviens d'Öland, j'avais 19 ans, j'étais amoureux, pour la première fois. Vingt ans plus tard, en barque avec une autre dans l'Archipel de Stockholm. Encore vingt autres années, je marche sur Utö, toujours amoureux, une troisième. Ce ne furent pas les seules, heureusement, merveilleusement. Les amours sont des îles ou des ailes, comme on voudra, comme on les aime. Il en existe des petites et des grandes. Rien d'autre qui vaille. La musique est une histoire d'amour. Perpétuelle. Répétitive. Mais chaque cycle est différent si l'on s'y applique. Pour se réinventer. Pour apprendre. Pour grandir. Pour aimer mieux. Toujours mieux. Et chaque disque est une nouvelle aventure. Une histoire d'amour, filiale ou amicale, secrète ou explicite, incroyablement magique. Parce que partagée.



→ YOU, Winds, CD Les Vibrants défricheurs, dist. InOuïes

mercredi 21 septembre 2022

Matthieu Donarier explore un bestiaire sans animaux


Beau quartet réuni par le saxophoniste-clarinettiste Matthieu Donarier sur l'excellent label hongrois BMC, avec Ève Risser au piano, avec ou sans préparations, Karsten Hochapfel au violoncelle (on est obligé de préciser, entendu qu'il est à la guitare électrique avec Naïssam Jalal, parfois à la guitare portugaise ou bulgare avec Odeia, etc.) et Toma Gouband à la batterie, quand il ne frappe pas des pierres ou se saisit de plantes. Le ténor donne à ce Bestiaire #1 | Explorations un son jazz, même si les musiciens s'en échappent. Si une large place est laissée à l'improvisation, ces explorations sont composées avec détermination, orientant la découverte sur les pentes escarpées. Comme si le ténor incarnait ce Russell Twang et ses acolytes les paysages se succédant au gré des plages. Nous traçons au milieu des faux-semblants. Pas un seul animal en vue, mais la fiction d'un naturaliste extirpé de son laboratoire et confronté au terrain. Et si les bestioles étaient en fait des mammifères capables de s'exprimer en musique ?

→ Matthieu Donarier, Bestiaire #1 | Explorations, CD BMC, 11€, sortie le 23 septembre 2022

mercredi 14 septembre 2022

Mad Maple de Séverine Morfin


La violoniste alto Séverine Morfin signe un album remarquable. Le travail d'orchestration est dans la lignée des compositeurs classiques qui savent manier les timbres sans qu'on en comprenne directement les alliages. Cela me rappelle ma lecture assidue du Traité de Koechlin ! Pourtant l'instrumentation est réduite à un trio : l'altiste évidemment, Élodie Pasquier aux clarinettes et un petit synthétiseur, le monotron (elle fait aussi partie de l'excellent trio La litanie des cimes), Guillaume Magne à la guitare, à la basse et au banjo (entendu dans encore un autre trio, YOU, qui sort cette semaine un album enthousiasmant). Ajoutez Céline Grangey au son (chroniquée récemment pour le duo Lila Bazooka) et vous obtenez une petite merveille aux couleurs délicates. C'est que le violon alto est un instrument ingrat, coincé entre la virtuosité du violon et la voix humaine du violoncelle, encombrant sous le menton à en attraper de vilaines tendinites, mais indispensable rouage pour lier la sauce du quatuor ou au milieu des pupitres de cordes. L'alto apprend à se glisser dans le son sans en faire des tonnes. Pour cet érable fou (Mad Maple est le titre du CD), les titres forment la phrase "À l'aube / dans la forêt / les murmures / s'évanouissent / glacés / avant la / tempête", et la musique suit ce mouvement dramatique à la lettre. On ne quitte jamais les bois. La guitare tient souvent le rôle d'une batterie quand ce ne sont pas les slaps de la clarinette basse.


Les musiciennes (3 femmes sur 4, c'est le féminin qui prime, non ?) étirent les paysages sonores naturalistes, elles les courbent, dans un lyrisme s'appuyant essentiellement sur leur proximité de tessitures. C'est peut-être le secret de cet érable fou qui délivre un nectar onctueux, sucré juste comme il faut, ravissant nos papilles auriculaires, parce que la musique est avant tout une aventure collective.

→ Séverine Morfin, Mad Maple, CD gArden Records, dist. inOuïe, à paraître très prochainement

lundi 12 septembre 2022

Mariages réussis de la carpe et du lapin


Dès la fin des années 60 je mélangeais les sons électroniques à l'orchestre, qu'il soit acoustique ou électrique. Quel que soit mon domaine d'intervention j'ai cherché à marier la carpe et le lapin. À fuir la pureté j'ai adoré créer des saveurs inouïes, soufflant dans les cordes, râpant les cuivres, cognant les bois, crevant les peaux. En 1973 je découvris les possibilités mimétiques du synthétiseur avant de comprendre qu'il fallait filer ailleurs. En cuisine L'essentiel de Chartier est ma bible. En musique rien ne me comble plus que l'inattendu. La moindre tentative de marier les sons électroniques aux bruits naturels attire donc forcément mon attention.

J'ai par exemple hâte d'entendre les prochaines œuvres de mon camarade Sacha Gattino, revenu de Guyane avec 20 heures d'enregistrement dont il a méticuleusement tiré 2131 échantillons. Il les joue sur son aFrame, une sorte de tambourin permettant de traiter les sons avec une très grande flexibilité.


La publication par ECM de deux nouveaux albums idoines m'a suscité cette petite introduction. Le premier est un duo du contrebassiste américain Barre Phillips et de l'électronicien d'origine hongroise György Kurtag Jr. Comme eux, le compositeur d'origine russe et ukrainienne Evgueni Galperine vit en France. Il a composé le second album, jouant d'instruments électroniques et échantillonés, secondé par la chanteuse Maria Vasyukova, le trompettiste Serguei Nakariakov et le violoncelliste Sébastien Hurtaud. Dans un cas comme dans l'autre, l'électronique est une sorte d'augmentation de la réalité, les instruments virtuels permettant des modes de jeu et des timbres impossibles avec les instruments traditionnels.


À 87 ans Barre Phillips continue d'inventer sur sa basse, en pizz ou à l'archet. Depuis la mort de Richard Teitelbaum, György Kurtag Jr, que j'avais invité en 1992 sur l'album Opération Blow Up, est un des synthésistes dont je me sens le plus proche. J'aime ses sonorités qui frisent l'acoustique et la sobriété de ses gestes d'une efficacité absolue. Le côté "astiquez les cuivres" de la musique de danse m'a toujours rebuté. Aux claviers comme à la percussion numérique, György choisit ses timbres pour que l'alliage prenne. Les musiciens sont parmi les alchimistes les plus récompensés.

Ne faisant pas particulièrement attention aux musiques de film actuelles, je ne connaissais pas le travail d'Evgueni Galperine et de son frère Sacha. En écoutant Theory of Becoming (bande-annonce), j'ai pensé à la sublime monotonie de Michael Mantler et à la richesse de couleurs de Scott Walker, bien que son travail n'ait que peu de rapport avec les leurs. Sa musique prend son temps, envahissant tout l'espace et le spectre sonore, comme une échelle de Jacob. D'étranges rituels où le loup s'attache un masque d'homme rappellent des yeux grand fermés. La guerre est proche, mais les drames qu'elle engendre sont sublimés par l'imaginaire de l'artiste. La musique a le mérite de susciter plutôt que montrer. Elle évite ainsi la pornographie manipulatoire des actualités de 20 heures. Galperine figurent les champs de bataille quand il ne reste plus rien, plus personne. Et soudain un souffle de vie éclot sur les ruines encore fumantes...

→ Barre Phillips & György Kurtag Jr, Face à face, CD ECM / Universal Music
→ Evgueni Galperine, Theory of Becoming, CD ECM New Series / Universal Music, sortie le 7 octobre 2022

vendredi 9 septembre 2022

Cinq voix pour le trio SR9


Le marimba est mon instrument de percussion classique préféré, peut-être parce que je n'aime vraiment que la percussion qui chante, et le bois dont sont faites ses lames. SR9 est un trio de percussionnistes (Paul Changarnier, Nicolas Cousin, Alexandre Esperet) qui s'est entiché de cet instrument parti d'Afrique, développé en Amérique du Sud pour retourner nous hanter. Le compositeur Clément Ducol a fait fabriquer des lames plus graves que n'en offre le marimba, comme jadis Harry Partch ou Bernard Vitet. Mais il a surtout concocté des arrangements de tubes pop à faire chanter par Camille, sa compagne, ici la moins surprenante (Happy de Pharrell Williams et Don't Stop the Music de Rihanna), et les épatants Blick Bassy (One Last Time d'Ariana Grande et Bad Guy de Billie Eilish), Malik Djoudi (Super Rich Kids de Frank Ocean et Royals de Lorde), Sandra Nkaké (Chandelier de Sia et Video Games de Lana del Rey), Camélia Jordana (Malamente de Rosalía et Dance Monkey de Tones and I). La sélection de tubes plutôt banaux n'est pas banale. L'ensemble constitue un voyage homogène dans un pays qui n'existe pas, une sorte d'île aux trésors où se projettent et se croisent tous les continents.

→ Trio SR9, Déjà vu, No Format, sur Bandcamp en numérique 8€ / CD 15€ / LP 20€

mardi 6 septembre 2022

Koki Nakano, stratège de strates satistes


J'ignore quels stratagèmes a utilisés le pianiste Koki Nakano pour son disque Ocean Feeling, mais cela me fait irrémédiablement penser aux possibilités offertes par le module d'effets Cosmos fabriqué par le russe Soma. Sa délicatesse satiste convient particulièrement à cette fausse répétitivité, aux délais bègues et aux mises à l'envers qui se superposent et s'accumulent comme si le piano plongeait dans une mer électronique. J'avais repéré que plus la source est simple plus la complexité des affluents en ressort limpide. D'autres effets viennent tendrement perturber les vagues qui s'échouent de plage en plage. Les compositions de Koki Nagano se révèlent faussement simples. Les galets roulent sous ses doigts, les embruns s'échouent comme une pluie d'étoiles. Satie avait inventé la musique d'ameublement, Nakano la transpose mélancoliquement sur les dunes de sable où il marche seul, face au vent, dans un paysage nocturne imaginaire.

→ Koki Nakano, Ocean Feeling, No Format, sur Bandcamp en numérique 8€ / CD 15€ / LP 20€

lundi 5 septembre 2022

Guimbarde virtuose


Sacha m'a prêté un étonnant DVD du guimbardier suisse Anton Bruhin filmé en 1999 par Iwan Schumacher. Trümpi est un road-movie sans commentaire depuis Stoos en Suisse jusqu'à Tokyo en passant par Sakha-Yakutia en Sibérie. Il rappelle le célèbre Step Across The Border par la beauté et l'intelligence des images, par la variété des musiques et le mixage de tous les éléments sonores. Anton Bruhin passe de la guimbarde traditionnelle à d'astucieuses constructions qui lui permettent de jouer sans y toucher, amplifiant l'instrument grâce à des tuyaux en PVC rotatifs. Il tient souvent trois guimbardes dans sa main pour pouvoir changer rapidement de timbre et de tonalité. Au gré du voyage on rencontre toute une ribambelle de musiciens, Markus Flückiger, Spiridon Shishigin, Fedora Gogoleva, Tadagawa Leo, Makigami Koichi. L'extrait de YouTube ne provient pas de Trümpi qui est un vrai film musical avec de nombreux contrepoints signifiants ; nous assistons ici à un concert de Max Lässer et l'Überlandorchester au Casino d'Herisau en 2008 qui donne un aperçu de l'art de Bruhin.


Moi qui m'étais pensé virtuose de l'instrument, je rabaisse mon caquet devant tant de maestria. Actuellement en rupture de stock chez Dan Moi où nous commandons souvent des instruments ethniques, le DVD doit pouvoir s'acquérir en fouinant un peu sur le Net...

Je ne reproduis pas une nouvelle fois mon Hommage à la guimbarde du 30 novembre 2006, mais vous pouvez le lire ici. Depuis cet article du 27 janvier 2010, j'ai acquis de nombreuses guimbardes, doubles, triples, quadruples, un excitateur électrique, etc. !