70 Musique - mars 2023 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 30 mars 2023

Abrasive d'Axolotl


Toutes nos discothèques conservent la trace de la pochette du vinyle original du premier disque du groupe Axolotl. Constituée d'un papier de verre doré, elle rayait tous les albums qu'elle côtoyait. Vraiment Abrasive ! C'eut été compliqué de la reproduire telle quelle aujourd'hui, mais la musique est là dans cette très belle réédition, et le livret 30x30 cm qui l'accompagne est doté de photos et d'un texte superbe d'Étienne Brunet, notes de pochette comme on les appelait, qui ne mâche pas ses mots, ou au plutôt les mâche et remâche pour nous faire vivre l'expérience de la formation d'un groupe et de sa dissolution. Saxophoniste alto et clarinettiste basse, il y rend hommage à ses deux compagnons, le guitariste Marc Dufourd et Jacques Oger aux ténor et baryton, ainsi qu'à l'ingénieur de son Daniel Deshays.
La musique d'Axolotl est emblématique du free jazz français qui se jouait en 1981. Brunet cite le duo de Claude Bernard avec Raymond Boni et celui d'Evan Parker avec Derek Bailey. Quarante ans plus tard des jeunes gens perpétuent ce déséquilibre permanent où les improvisateurs semblent marcher sur des œufs. En 1998, le saxophoniste accouchera du CD B/Free/Bifteck qui m'apparut alors comme l'œuvre analytique la plus intelligente du genre en assemblant des duos pour recomposer un orchestre. De son côté, Jacques Oger fondera les disques Potlach produisant des artistes de cette mouvance tels Jean-Luc Guionnet, Keith Rowe, Michel Doneda, Daunik Lazro, Bertrand Denzler, Xavier Charles, à commencer par Bailey avec Joëlle Léandre. Brunet se fera l'un des spécialistes d' "albums concepts" comme Post-Communism Atmosphere, La légende du Franc Rock and Roll, Les Épitres selon Synthétique ou un hommage à Steve Lacy, qu'il accompagnera souvent d'expérimentations vidéographiques ou d'étonnants romans cousins de la Beat Generation.
Le disque d'Axolotl me fait penser à une partie de ping-pong où un globe mou ferait office de table, les raquettes laisseraient passer la lumière et les balles ressembleraient à des roses des sables, ce qui n'empêcherait pas le trio de les rattraper toutes !

→ Axolotl, Abrasive, LP Souffle Continu Records, 25€ (7,90€ en numérique sur Bandcamp)

mardi 28 mars 2023

Vidéo-Aventures (musiques pour garçons et filles)


J'avais commencé à écouter le premier 30 centimètres en 33 tours, mais c'est mieux à la bonne vitesse, soit 45 tours par minute. Les rythmes sont évidemment plus enlevés. C'est le second qui est en 33, car cette réédition du Souffle Continu est un double album. Ces musiques pour garçons et filles du groupe Vidéo-Aventures mené par Dominique Grimaud (Camizole) sont de la pop avec un gros grain, comme de l'Albert Marcœur instrumental et synthétique, un truc un peu sautillant, boucles agréablement désuètes à base de sample & hold (module d'échantillonage et maintien) typiques de la fin des années 70. Grimaud joue donc des synthétiseurs, AKS et Korg 700, tandis que Monique Alba, cofondatrice du groupe, est aux claviers et Jean-Pierre Grasset (Verto) au Moog. Pour que ce soit vraiment pop il fallait aussi des guitares. Grimaud et Grasset (à la Stratocaster) s'y collent de temps en temps, mais Cyril Lefebvre (Maajun) a les doigts qui glissent sur le manche de sa fameuse National steel guitar. Ajoutez la batterie de Guigou Chenevier (Etron Fou Leloublan), également aux percussions et au sax ténor, ou de Gilbert Artman (Lard Free, Urban Sax) qui mixe créativement deux titres, et vous aurez une vue d'ensemble, même si tout le monde ne se retrouve pas en même temps dans le studio. Les originaux datent de 1979, mais les inédits s'échelonnent de 1981 à 1986. J'écoute ces Vidéo-Aventures avec un brin de nostalgie, quand ces ritournelles accompagnaient ou reproduisaient nos voyages enfumés. Ce sentiment de liberté, d'ouverture sur le monde et l'univers disparaîtra avec les années 80. Les mandalas que dessinaient les synthés ressemblaient aux kaléidoscopes de notre enfance, composés de vitraux colorés et inaugurant l'abandon du format chanson, couplets-refrain, au profit d'une forme évolutive dont s'inspirera la techno. Lorsque les voix firent leur apparition, leur musique se rapprochera de Captain Beefheart et Henry Cow, blues commentant la fin de l'aventure.

→ Vidéo-Aventures, Musiques pour garçons et filles + inédits, 2 LP Souffle Continu Records, 30€ (9,90€ en numérique sur Bandcamp)

P.S.: en 2013, Dominique Grimaud et Éric Deshayes ont publié l'excellent L'underground musical en France aux éditions Le Mot et le Reste.

jeudi 23 mars 2023

Ne jamais coller aux images


En indiquant de ne jamais coller aux images je ne rejoue pas le combat que mène Moïse contre Aaron dans le sublime opéra de Schönberg filmé par Straub et Huillet, mais j'évoque la question du synchronisme dans un film.
Si les sons valident souvent les gestes de l'utilisateur dans une interface multimédia [aujourd'hui on dirait "dans un jeu vidéo"], au cinéma il est jouissif de jouer des effets psychoacoustiques que permettent avances et retards des évènements sonores en regard de l'image (et non de l'action, car l'action est composée des deux !). Précéder de quelques images (un dixième de seconde, par exemple) l'action visible est logique si l'on considère l'inégalité de vitesse des deux composantes. De 340 mètres pour le son (dans l'air) à 299 792 458 mètres par seconde pour la lumière, le rapport est de 1 million pour 1. Même à un mètre de l'écran la différence me semble perceptible ! La raison scientifique n'est pas la seule motivation aux glissements du plaisir de ne pas être synchrone. Suggérer par le son ce que l'on va voir, installer une ambiance avant d'éclairer la scène, faire trébucher les personnages, rompre un équilibre qui n'existe pas et n'existera jamais, jouer la complémentarité sans rechercher une vérité imaginaire, est l'apanage de la discipline. Entendre par là mon indiscipline constitutionnelle à mon statut d'auteur. Le montage cinématographique a toujours joué de ces miracles. Adepte du synchronisme accidentel explicité par Cocteau dès La belle et la bête et le ballet du Jeune homme et la mort, je suis aux anges lorsque vient le moment de placer les éléments sur la timeline, le cours du temps, où chaque vingt-quatrième ou vingt-cinquième de seconde compte. Car cette différence la plus minuscule soit-elle transforme le sens ou l'émotion d'une version à une autre.
Lorsque Bernard interpréta Moïse et que je jouai le rôle d'Aaron en sous-titre français sonore dans une évocation radiophonique de Patrick Roudier, nous nous gardâmes bien de coller aux voix des chanteurs pour que le texte reste perceptible malgré notre französischer Sprechgesang en surcharge et pas seulement musicale ! Schönberg a dû se retourner dans sa tombe, mais j'emporterai ce souvenir palpitant [voire tragi-comique] dans la mienne...

Article du 23 Juillet 2010

lundi 20 mars 2023

Le Kronos décrit un arc-en-ciel en Asie Centrale


Pour la septième fois en trois jours [j'écoutais] le nouveau CD du Kronos Quartet enregistré en compagnie de musiciens afghans et azéris. L'album financé par The Aga Khan Music Initiative in Central Asia est accompagné d'un DVD, sorte de making of et de catalogue pour la collection Music in Central Asia réunissant huit autres références qui me font envie. Rainbow, un de leurs meilleurs depuis longtemps, propose une pièce d'une demi-heure du compositeur Homayun Sakhi et cinq mélodies d'Azerbaïdjan arrangées par Alim Qasimov. La première est censée réfléchir la multitude de communautés afghanes avec les parties du Kronos arrangées par un habitué du quatuor, Stephen Prutsman, et la participation du compositeur lui-même au rubab, luth aux cordes sympathiques, Salar Nader au tabla, Abbos Kosimov au doyra et qayraq, d'autres percussions. Les morceaux suivants sont arrangés pour le Kronos par Jacob Garchik avec l'ensemble de Qasimov qui chante avec sa compagne Fargana Qasimova, accompagnés de Rafael Asgarov au balaban, une sorte de hautbois, Rauf Islamov au kamancha et Ali Asgar Mammadov au tar, deux instruments à cordes, Vugar Sharifzadeh au naghara, un tambour. Tous ces instruments sont présentés en images, textes et extraits sonores sur le DVD et sur le livret de 44 pages.
Pour ces deux rencontres les arrangeurs ont dû trouver un moyen de figer les improvisations des Azéris et d'interpréter les enregistrements de l'Afghan pour que le Kronos puisse s'y fondre. Les musiciens traditionnels se mêlent merveilleusement aux partitions écrites du quatuor américain parfois tenté par un jeu plus ouvert. Le résultat, d'une incroyable unité, nous entraîne dans des contrées que l'on souhaiterait libérées de la colonisation déguisée des profiteurs belliqueux [ou de l'absurdité des mâles qui ont accaparé le pouvoir]. Le changement de repères nous fait chavirer, un peu comme hier matin lorsque je montrais à Sonia le film Les saisons de Pelechian avec les hommes dévalant les pentes entraînés par les immenses meules qu'ils tirent derrière eux ou faisant traverser leurs moutons à gué et à cheval au milieu des flots bouillonnants. À l'art du montage cinématographique de l'Arménien, j'oppose la fluidité et l'évidence de la musique, deux formes d'art que je tente de réunir dans mon propre travail. En me fixant des modèles inaccessibles, je peux me laisser inspirer sans risquer de les suivre !
Sur le site de l'éditeur Smithsonian Folkways, on peut avoir un avant-goût de chacun des neuf double albums en regardant gratuitement les making of mis en ligne. Tandis que je rédige ces notes, je ne peux m'empêcher de commander ceux d'Homayu Sakhi, des Qasimov et les rencontres sur les traces de Babur, trois volumes de la collection. Ces musiques m'insufflent une énergie hors du commun telle que les musiques traditionnelles savent transmettre, du jazz le plus hirsute au tango intello de Piazzolla, des tambours africains aux rythmes tziganes des parias reconduits à la frontière par une bande de bandits incultes.
Si vous préférez le Kronos Quartet et que vous voulez les soutenir ou vous faire un petit plaisir, sur la page Give de leur site vous [pouviez] vous faire une idée de ce qu'il vous en [aurait coûté], donations pures ou jusqu'à 149$ des enregistrements inédits, jusqu'à 499$ un CD avec autographe, 2499$ assister à un concert privé, 4999$ une répétition, 9999$ un dîner, 24999$ David Harrington en DJ chez vous, 49999$ avec concert du quatuor... C'est donné ? [Les prix ont probablement augmenté depuis cet article 31 août 2010] ? Je traduis peut-être mal le Give du titre de leur page...

mercredi 8 mars 2023

Musique à distance du quartet Kaze & Ikue Mori


S'il y a deux ans leur précédent CD, Sand Storm, avait été enregistré en studio à New York, la nouvelle collaboration entre le quartet Kaze et la musicienne électronique Ikue Mori s'est déroulée à distance, d'une manière très originale. Lors d'un concert à Lille le trompettiste Christian Pruvost et le batteur Peter Orins ont diffusé les enregistrements new-yorkais d'Ikue Mori et ceux tokyoïtes de la pianiste Satoko Fujii et du trompettiste Natsuki Tamura. Les compositions des Japonais comme celles des Français enregistrées en studio ont été évidemment conçues pour permettre l'overdubbing, car chacun/e fut initiateur ou initiatrice d'une des pièces de l'album. Le résultat est très vivant, ne laissant pas supposer le délai spatio-temporel entre les improvisations des un/e/s et des autres. Des indications de jeu accompagnaient les fichiers envoyés d'un bout à l'autre de la planète. La musique est très libre, on dira abusivement free, tant les timbres et le rythme sont préférés à des mélodies facilement identifiables ou à des ensembles homogènes et uniformes. Elle joue sur l'énergie et le contraste, l'individualité et la complémentarité des protagonistes, distillant des surprises au détour des rencontres. Leur précédente collaboration, plus posée, à la fois homogène et contrastée, bénéficiait de la proximité, mais les deux démarches se complètent et offrent une bonne lisibilité des intentions de chacun/e comme de l'ensemble.

Avec Un drame musical instantané nous avions ainsi programmé l'échange de fichiers en 1989 avec le groupe Controlled Bleeding et en 2004 avec le Trio Ganelin. Les New-Yorkais n'ont hélas jamais renvoyé notre enregistrement amendé par leur contribution, mais j'eus le plaisir de travailler à distance avec eux il y a cinq ans (index 2 et 40). Le mélange (sans indication préliminaire) du Drame (composé alors du trompettiste Bernard Vitet, du violoncelliste Didier Petit et moi-même au synthétiseur) et du trio de Vyacheslav Ganelin (piano, trombone), Gershon Wayserfirer (oud) et Meidad Zaharia (percussion) n'est jamais sorti suite à la cessation d'activité de Mio Records, et seulement la moitié avait vu le jour. Nous étions enthousiastes, mais en musique on ne compte jamais les rendez-vous manqués... Kaze et Mori ont eu plus de chance !

→ Kaze & Ikue Mori, Crustal Movement, CD Circum-Disc, dist. Les Allumés du Jazz / Atypeek Distribution / Circum-disc, sortie le 17 mars 2023
→ Un D.M.I. & Ganelin, Overprinting, libre en écoute et téléchargement sur drame.org

mardi 7 mars 2023

Bernard Vitet avec Wayne Shorter...


1959. Jean m'envoie une photo de Bernard (Vitet) que je ne connaissais pas. Il est bord cadre, avec sa trompette, à côté de Georges Arvanitas, Wayne Shorter, Francis Darizcuren (ici au sax alto), Emmanuel Soudieux et Jean-Pierre Drouet. Mêmes soirées que les fameux passages d'Art Blakey et les Jazz Messengers au Club Saint Germain, précise Jean qui se souvient avoir discuté avec Bernard, ici un soir de 2001, de la "philosophie de la paresse" que Wayne Shorter évoquait dans Jazz Hot. C'est le genre de truc qui devait plaire à mon camarade. Il ne m'a jamais remis une pièce terminée, il fallait toujours que je recolle les morceaux et je rentrais les notes dans l'ordinateur sous sa dictée parce qu'il n'a jamais tenu une souris ! À l'époque de la photo, le jazz se jouait souvent dans les caves. J'imagine que c'est la mort récente de Wayne Shorter qui a fait remonter celle-ci de quelque archive. Bernard m'avait conté qu'un soir il avait vraiment mal joué. Il remplaçait tout simplement Miles Davis dans le "quintet de rêve", soit Shorter, Herbie Hancock, Ron Carter et Tony Williams, mais Miles était dans la salle !
Je suis contrarié que les jeunes musiciens ne sachent plus qui est Bernard Vitet, et nombreux trompettistes ne savent pas ce qu'ils lui doivent. Je les renvoie à sa fiche Wikipédia. Il fut pour moi un troisième père après mon géniteur et Jean-André Fieschi. Ceux qui m'ont tout appris et surtout, plus important, les moyens de continuer à apprendre. Bernard est mort il y a bientôt dix ans et il me manque terriblement. Je n'ai personne à appeler lorsque j'ai une idée saugrenue, même s'il en prenait souvent le contrepied, m'obligeant à préciser mon projet. Pendant trente-deux ans nous avons travaillé ensemble presque cinq jours sur sept, et nous avions de très longs coups de fil le reste du temps. Le collectif que nous formions avec Francis Gorgé (Un drame musical instantané) est ce qui me manque le plus dans mon activité musicale. En de rares occasions il m'arrive d'avoir des conversations profondes sur la musique avec Sacha Gattino, Antonin-Tri Hoang, Pascale Labbé et celles ou ceux qui passent me voir ou avec lesquel(le)s j'enregistre. Mes articles m'offrent aussi des échanges qui me font réfléchir, mais j'adorais confronter quotidiennement mes élucubrations et mes doutes.
Les collectifs effectifs sont pour la plupart des histoires de jeunesse, voire d'extrême jeunesse. La majorité des groupes pop les plus fameux n'ont duré qu'une dizaine d'années dans leur forme originale, souvent la plus inventive, en tout cas fondatrice. La vie de famille et les aléas du métier nous coupent de l'enthousiasme partageur de nos débuts. Avec le temps la complicité s'estompe. Je poursuis dorénavant avec Bernard un échange imaginaire lors de chaque nouvelle avancée qui me semble déterminante ou lorsque je m'interroge sur la voie à suivre.

lundi 6 mars 2023

Mes petits pianos


Le hasard fait bien les choses. Lynda Michelsonne me demande de contribuer au livre qu'elle écrit sur les instruments construits par son père, les célèbres pianos-jouets utilisés par Comelade, Tiersen, Musseau, Les Blérots de Ravel et bien d'autres. Cherchant en vain des photos d'époque je me résigne à poser avec le retardateur, après avoir griffonné quelques notes [ce 9 juillet 2010].

Enfant, j'accumulais les objets cassés pour en faire des sculptures. Devenu musicien, je ne jetais aucune chose sans d'abord l'avoir fait sonner. On me parle souvent de ma collection d'instruments, mais c'est une boîte à outils, ma palette de timbres. Je ne me souviens plus comment j'ai acquis mes deux pianos Michelsonne, probablement des cadeaux d'amis qui n'en avaient aucun usage. Le son du plus grand vaut tous les glockenspiels d'orchestre. Ses fines tiges tubulaires sont justes et cristallines. Il évoque l'enfance, l'enfance de l'art, l'âme d'enfant de l'adulte et de l'interprète.
On l'entend sur Le réveil, au début de la seconde face de Défense de de Birgé Gorgé Shiroc, mon premier disque, devenu culte grâce à la Nurse With Wound List. Enregistré en 1975 sur le label GRRR, il fut réédité par le label israélien Mio Records en 2003 sous la forme d'un double cd+dvd [puis par le label espagnol Fauni Gena (Wah Wah) en 2013 en vinyle+dvd]. Hélas, il y a trente ans, comme j'initiais de très jeunes enfants à la musique, ils tapèrent dessus jusqu'à en briser trois notes au milieu du clavier.
Aussi, récemment, quand je voulus l'utiliser pour la musique d'un film sur La chanson d'amour de Giorgio di Chirico avec le violoncelliste Vincent Segal, je me rabattis sur ses clones virtuels, plusieurs Michelsonne remarquablement échantillonnés par UltimateSoundBank. Rythmique ou mélodique, il possède une puissance et une poésie irremplaçables. J'aimerais beaucoup en retrouver un en bon état pour pouvoir en jouer à nouveau sur scène.

vendredi 3 mars 2023

Les grandes répétitions


Pour les avoir plusieurs fois évoqués dans cette colonne, je savais que le compositeur Luc Ferrari avait réalisé des films entre 1965 et 1967, mais je ne les avais jamais vus jusqu'à très récemment. Celui sur Edgar Varèse m'intriguait particulièrement et il aura fallu quarante ans pour qu'enfin les cinq grandes répétitions soient éditées [...] sous la forme de 2 DVD. En réalité les portraits de Varèse, Scherchen, Stockhausen, Messiaen et Cecil Taylor sont cosignés par le réalisateur Gérard Patris sur une initiative de son beau-père, Pierre Schaeffer, qui dirigeait alors le Service de Recherche de l'(O)RTF. Ferrari manque de peu la répétition avec Varèse lui-même qui a la mauvaise idée de mourir quelques jours avant l'enregistrement, mais il réussit de peu celui de Scherchen qui va s'éteindre deux mois après. Ces témoignages, aussi urgents que lorsque Guitry a l'idée en 1914 de filmer à l'œuvre Monet, Rodin, Renoir ou Saint-Saëns pour Ceux de chez nous, forment œuvre de salubrité publique. L'intelligence du regard porté sur ces artistes fondamentaux du XXe siècle fait entendre l'acte créateur dans ce qu'il a de plus intime et de plus authentique. Ce double DVD fait partie des rares objets qui devraient être obligatoires dans les écoles. Chaque film obéit à sa logique propre, réfléchissant les compositeurs et leurs interprètes au travail.
En l'absence d'Edgar Varèse, nous assistons à la répétition de Déserts dirigée par le grand Bruno Maderna et à celle de Ionisation par Constantin Simonovic, augmentés de l'Hommage rendu par Xenakis, Schaeffer, Boulez, Messiaen, Scherchen, Jolivet, Duchamp et les exégètes Fernand Ouelette et Pierre Charbonnier.
Le chef d'orchestre autodidacte Hermann Scherchen a commencé en dirigeant le Pierrot Lunaire de Schönberg. Il a créé quantité d'œuvres de Berg, Webern, Hindemith, Richard Strauss, Dallapiccola, Roussel, Dessau, Stockhausen, Nono, Xenakis, Henze et Déserts qui fit scandale en 1958, mais c'est avec L'art de la fugue de Bach que nous suivons ici ses indications. Son épouse, la mathématicienne roumaine Pia Andronescu, raconte en français à leurs cinq enfants qui fut leur père récemment disparu, un être généreux au-delà de la musique.
Toujours en français, Karlheinz Stockhausen commente son travail et dirige son œuvre emblématique Momente qui révolutionne toute la musique contemporaine en organisant une sorte de cut-up inouï où se mêlent mélodies, onomatopées, applaudissements, lettres d'amour à sa femme ou Le Cantique des Cantiques. Martina Arroyo y est exceptionnelle avec l'orchestre et les chœurs du West Deutscher Rundfunk.
En Et Exspecto Resurrectionem Mortuorum d'Olivier Messiaen je reconnais ce qui inspira à Bernard la musique de ma chanson Les oiseaux attendent toujours le Messie qui clot notre CD Carton ! Enregistrée la veille de la création dans la Cathédrale de Chartres sous la direction de Serge Baudo, l'œuvre permet au compositeur d'en donner les clefs, véritable discours de la méthode, analyse des timbres, précision de l'interprétation.
Le plus provocant reste le pianiste Cecil Taylor [...] dont le free jazz reflète les positions politiques radicales. Taylor resitue sa musique dans le contexte historique de sa communauté afro-américaine, il exprime ce qu'aucune analyse musicale ne peut offrir, le pourquoi des choses, l'urgence de la révolte. Même si Messiaen fait exception en évoquant pieusement son Dieu, c'est en fait le lot de chacun des compositeurs choisis par Luc Ferrari, d'immenses provocateurs !


Il nous offre cinq leçons de musique qui l'ont certainement influencé, car il fut lui-même un très grand symphoniste (Histoire du plaisir et de la désolation) à côté de ses activités électroniques et radiophoniques. Minuscule bémol eu égard à l'importance des films, mais on eut aimé plus de soin dans l'édition du livret qui recèle nombre de coquilles jusqu'aux étiquettes des DVD qui ont été inversées. Absolument indispensable si l'on s'intéresse à la musique quelles que soient ses compétences en la matière !

Article du 14 juillet 2010