1959. Jean m'envoie une photo de Bernard (Vitet) que je ne connaissais pas. Il est bord cadre, avec sa trompette, à côté de Georges Arvanitas, Wayne Shorter, Francis Darizcuren (ici au sax alto), Emmanuel Soudieux et Jean-Pierre Drouet. Mêmes soirées que les fameux passages d'Art Blakey et les Jazz Messengers au Club Saint Germain, précise Jean qui se souvient avoir discuté avec Bernard, ici un soir de 2001, de la "philosophie de la paresse" que Wayne Shorter évoquait dans Jazz Hot. C'est le genre de truc qui devait plaire à mon camarade. Il ne m'a jamais remis une pièce terminée, il fallait toujours que je recolle les morceaux et je rentrais les notes dans l'ordinateur sous sa dictée parce qu'il n'a jamais tenu une souris ! À l'époque de la photo, le jazz se jouait souvent dans les caves. J'imagine que c'est la mort récente de Wayne Shorter qui a fait remonter celle-ci de quelque archive. Bernard m'avait conté qu'un soir il avait vraiment mal joué. Il remplaçait tout simplement Miles Davis dans le "quintet de rêve", soit Shorter, Herbie Hancock, Ron Carter et Tony Williams, mais Miles était dans la salle !
Je suis contrarié que les jeunes musiciens ne sachent plus qui est Bernard Vitet, et nombreux trompettistes ne savent pas ce qu'ils lui doivent. Je les renvoie à sa fiche Wikipédia. Il fut pour moi un troisième père après mon géniteur et Jean-André Fieschi. Ceux qui m'ont tout appris et surtout, plus important, les moyens de continuer à apprendre. Bernard est mort il y a bientôt dix ans et il me manque terriblement. Je n'ai personne à appeler lorsque j'ai une idée saugrenue, même s'il en prenait souvent le contrepied, m'obligeant à préciser mon projet. Pendant trente-deux ans nous avons travaillé ensemble presque cinq jours sur sept, et nous avions de très longs coups de fil le reste du temps. Le collectif que nous formions avec Francis Gorgé (Un drame musical instantané) est ce qui me manque le plus dans mon activité musicale. En de rares occasions il m'arrive d'avoir des conversations profondes sur la musique avec Sacha Gattino, Antonin-Tri Hoang, Pascale Labbé et celles ou ceux qui passent me voir ou avec lesquel(le)s j'enregistre. Mes articles m'offrent aussi des échanges qui me font réfléchir, mais j'adorais confronter quotidiennement mes élucubrations et mes doutes.
Les collectifs effectifs sont pour la plupart des histoires de jeunesse, voire d'extrême jeunesse. La majorité des groupes pop les plus fameux n'ont duré qu'une dizaine d'années dans leur forme originale, souvent la plus inventive, en tout cas fondatrice. La vie de famille et les aléas du métier nous coupent de l'enthousiasme partageur de nos débuts. Avec le temps la complicité s'estompe. Je poursuis dorénavant avec Bernard un échange imaginaire lors de chaque nouvelle avancée qui me semble déterminante ou lorsque je m'interroge sur la voie à suivre.