70 Perso - septembre 2022 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 29 septembre 2022

Le bureau de mon père


En fouillant les archives familiales pour trouver des papiers administratifs concernant le décès de ma tante Catherine, je suis tombé sur une photo du bureau napoléonien que mon père allait enfin remplacer par des meubles modernes. Nous étions dans les années 60. Je devais avoir 13 ans. La bibliothèque, le bureau et le miroir était un ensemble si kitsch que mon père avait choisi un papier peint vert olive avec des couronnes dorées, peut-être par humour. Il en avait. J'imagine que ces meubles lui venaient de son propre père, reste de ceux qui n'avaient pas été volés par les Allemands après l'arrestation de mon grand-père et sa déportation, ce qui pourrait expliquer qu'il les ait conservés jusque là, à moins qu'il ait été tellement dans la dèche que l'idée ne lui serait pas venue. Après avoir vécu dans un meublé au 36 rue Vivienne dans le IIe jusqu' à mes 5 ans (je traversais seul la Place de la Bourse pour aller à l'école), nous avions déménagé pour un rez-de-chaussée 17 rue Léon Morane dans le XVe (devenue depuis rue des Frères Morane), et là, à Boulogne près de la Porte de Saint-Cloud, au 59 rue des peupliers (il y en avait de très hauts), ma petite sœur et moi avions enfin chacun notre chambre (nous avions 8 et 11 ans). Jusque là nous avions des lits gigogne et il fallait sortir le sien de dessous du mien et le déplier chaque soir. Je me souviens que dans ce nouvel appartement, au quatrième étage, nous avions des balcons et le chauffage venait du sol, un linoléum marron. Le tableau de mon père peint par mon oncle Gilbert Martin est accroché dans l'escalier de ma cave et j'ai récupéré la table basse en marquèterie réalisée par ma tante Arlette. Le reste a disparu, y compris les livres qu'on ne voit pas derrière les grillages. J'ai presque tout vendu. Il y en avait 7000 à la maison. C'était leur histoire, pas la mienne...
Au dernier étage de cette bibliothèque était rangé l'enfer de mon père. C'est ainsi qu'on appelle une collection de livres érotiques. Un soir que mes parents sortaient au cinéma, il me montra l'étagère du haut en m'interdisant astucieusement de les lire. Dès qu'ils furent partis je m'empressais évidemment d'y aller voir et je reçus tout de même un sacré choc avec certains comme les Cent vingt journées de Sodome du marquis de Sade ou les Onze mille verges d'Apollinaire. Il y avait également des photographies licencieuses des années 50 et de très beaux ouvrages graphiques (dont j'aimerais encore vendre certains). Vous pouvez imaginer que le jeune adolescent que j'étais tira largement profit de l'intégralité de cet enfer.
Nous avons finalement déménagé pas loin, 26 route de la Reine, dans un magnifique appartement dont la principale qualité était la terrasse de 200 mètres carrés qui couvrait tout l'immeuble, lieu de belles fêtes psychédéliques avant mon départ du cocon familial lorsque j'eus 19 ans. Après des années de location, mes parents ont fini par l'acheter, et ma sœur et moi l'avons vendu à la mort de ma mère, mon père étant décédé trente ans plus tôt.

mardi 27 septembre 2022

Disparition de ma tante Catherine


Ma tante Catherine Bloch est décédée il y a quelques jours. Jeune sœur de ma maman, de dix ans de moins qu'elle, elle était la dernière représentante de la génération précédente. En général lorsqu'on parle d'une délivrance nous faisons référence à une maladie extrêmement douloureuse ou à un état végétatif qui ne rime plus à rien. En ce qui la concerne elle passa toute sa vie à côté de la plaque et depuis de nombreuses années elle était devenue épouvantablement seule et malheureuse. Parfaitement égoïste, la seule des trois sœurs à se savoir folle, elle inspirait à sa famille et ses voisins plus de pitié qu'autre chose, aussi loin que je m'en souvienne. Avec ma sœur Agnès nous avons tenté de l'extirper des griffes de brigands qui la déplumaient régulièrement, au point qu'elle vendit il y a deux ans son appartement en viager pour céder à la pire des piranhas qui ne manquait pas de la battre lorsqu'elle résistait. Elle nous implora de ne pas la mettre sous tutelle, ni porter plainte, ce qui l'angoissait plus que les malversations et sévices qu'elle acceptait d'endurer. Après tout, c'était son choix, nous l'avons respecté. Le plus pénible était ses coups de téléphone, répétés en pleine nuit à une heure d'intervalle, lorsqu'elle craignait que nous risquions d'intervenir pour la protéger. Notre dernière conversation remonte à seulement quelques jours. Elle ressassait toujours la même chose, ses insomnies avec inversion du rythme nycthéméral (elle réveillait ma mère à des heures impossibles), ses problèmes de boyaux qui la faisait s'appuyer sur le ventre en se couchant par terre si elle avait avalé un petit pois (Françoise avait tourné un court métrage autour de ses problèmes de caca. Une vie de merde, vous dis-je, même si cela faisait rire, jaune, ses sœurs lorsqu'elle se mettait debout pour péter sans bouger de sa place au restaurant !), ses médicaments (hypocondriaque, plus aucun médecin ne voulait la voir ou lui répondre, même les pompiers, en désespoir de cause elle était allée jusqu'à appeler la protection civile !), sa solitude extrême qui explique qu'elle avait cédé à des escrocs qui lui signifiaient évidemment quelque intérêt de présence. Les vieilles personnes seules sont des proies faciles. C'est terrible, nous ne pouvions pas faire plus que ce qu'elle nous autorisait et se permettait à elle-même. Elle avait pourtant été une jeune femme brillante, ingénieure de haut niveau chez IBM, et même une très jolie femme, mais elle avait pété les plombs très tôt, vivant avec mon grand-père jusqu'à sa mort pour partir ensuite avec la mère de sa meilleure amie qui s'est aussitôt brouillée. N'y voyez aucune assumation quelconque, la semaine dernière elle se posait encore des questions sur sa sexualité jamais libérée. Ma sœur partageait ma tristesse à ne pas savoir comment l'aider et mes deux cousins avaient fini par ne plus répondre à ses coups de fil intempestifs et déplacés. Les voisins se sont inquiétés de ne pas la voir, l'épicier idem, les pompiers l'ont découverte. Pour l'instant je n'en sais pas plus. J'ai choisi une photo sympa où elle est entourée par ses deux grandes sœurs. Maman (à droite) est partie le première en 2019 à 90 ans (Catherine n'est pas allée la voir les dernières années alors qu'elle habitait à cinq cents mètres, car elle angoissait de marcher jusque là), Arlette (à gauche) a suivi en 2020 à 95 ans, Catherine allait en avoir 83. Nous avions convenu de nous rappeler en novembre pour nos anniversaires.

vendredi 16 septembre 2022

Le presbytère n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat


Les couleurs sont à peu près les mêmes qu'avant. Dehors comme dedans. Devant, bleu gendarmerie, que j'appelais Klein pour me rassurer, et son complémentaire, orange, moins rouge que précédemment, se rapprochant plutôt de la mandarine même s'il s'appelle canicule. La maison des voisins étant jaune, il y a vingt ans je m'étais aligné par souci d'homogénéité urbanistique. La mienne est toujours bleu ciel, intense, sans nuages, avec la fresque d'Ella & Pitr au fronton. J'ai raté le cliché incroyable où trente touristes la photographient tous ensemble, mais j'ai tout de même entendu les explications de leur guide. Nous faisons dorénavant partie du tour. Ce sera pour une prochaine fois. Pas de photo de la façade aujourd'hui...


Derrière, on retrouve donc l'orange, mais jaune et vert lui répondent. Si le mur de la rue avait dix ans, le jardin s'était terni après vingt ans sans retouche. Comme je ne vole plus vers des destinations exotiques, je voyage avec les couleurs. Ou en suant sur mon vélo d'appartement ; depuis une semaine j'ai ainsi pédalé à Florence, Hawaï, Kyoto, au Costa Rica, dans des canyons du Colorado et de l'Utah ! J'y roule ma bille. Il était temps que le chantier de peinture se termine. Déjà que le bricolage n'est pas ma tasse de thé, je déteste ce qui salit ou abîme les mains. Coquetterie ou prudence de claviériste.
Ce petit voyage à la lisière de Paris me donne un peu de répit avant les chroniques de disques et de films que j'aimerais rédiger. Comment trouver le temps pour Winds de You, Au diable vert de René Lussier, Bestiaire#01/Explorations de Matthieu Donarier, Sonneurs 2 d'Erwan Keravec (dont la version de In C au 104 était vertigineuse), et puis des films tel Nope de Jordan Peele, etc. Ce sera pour la semaine prochaine. Je souhaiterais également préparer l'enregistrement avec David Fenech et Sophie Agnel, mais je dois m'absenter, à Nantes pour celles et ceux qui me suivent !

jeudi 8 septembre 2022

De bonnes résolutions


Il faut que Ça sue. Retrouver un équilibre perdu, se reconstruire après un demi-siècle de laisser-aller. Rapport au corps, exclusivement. Rallonger les télomères ! Lorsque j'avais 18 ans je marchais sur les mains, faisais des sauts périlleux, à tel point que j'avais servi d'étalon aux examinateurs du Bac. Refusant les sports d'équipe qui me rappelaient les compétitions nationalistes que je considérais elles-mêmes comme l'école de la guerre, je me faisais enfermer dans le gymnase, seul, par le professeur d'éducation physique, Monsieur Leroux, un type formidable qui avait fait sienne la devise "mens sana in corpore sano". Barres parallèles, cheval d'arçon, tapis de sol. Par un curieux hasard je retrouvais à l'Idhec son fils William qui joue d'ailleurs de la trompette dans mon film La nuit du phoque !
Lorsque la gymnastique ne fut plus obligatoire, j'ai pensé que le sport en chambre, c'est ainsi que j'envisageais les galipettes coquines, suffisait. On a de ces idées lorsqu'on sort enfin de l'adolescence. À 31 ans je me retrouve par terre. S'ensuivent des décennies de lumbagos à répétition, de cruralgies, sciatiques, torticolis. Les ostéopathes ont pris le relais des kinésithérapeutes. Les rebouteux, magnétiseurs, masseuses de tuina m'ont plus d'une fois sorti de la panade. Mes exercices quotidiens ont fait rentrer la hernie discale, mais toutes les vertèbres lombaires se sont tassées avec le temps. Avec le temps, va, tout s'en va. Mes séances matinales au sauna infrarouge m'évitent les mauvaises surprises dont j'étais foutumier du quai, mais je ne peux pas m'habituer à voir le petit ventre du Bouddah dans la glace et à abandonner certains vêtements que j'adore. Tout avait commencé avec les goûters de ma fille que j'accompagnais avec gourmandise. À 50 ans perdre du poids est une épreuve dont peu sortent gagnants, à moins de se priver de ce qu'il y a de meilleur. Ils reprennent les kilos tellement plus rapidement qu'ils les avaient perdus, malgré l'aide des naturopathes qui ne peuvent pas être toujours là pour réguler nos lâcher-prises. Je me suis donc inscrit dans un centre de remise en forme, mais y aller une fois par semaine ne sert pas à grand chose. Seules la régularité et l'assiduité sont réellement efficaces.
Lorsque j'ai constaté que Peter avait perdu 17 kilos en un an sur son vélo d'appartement et retrouvé son corps de jeune homme, hormis les plis (on ne revient jamais en arrière), j'ai cassé ma tire-lire. Voici donc le protocole quotidien que je m'impose désormais : échauffement au pistolet masseur, une demi-heure à pédaler comme un fou en suivant les programmes des coachs sur l'écran, récupération au pistolet masseur pour éviter les courbatures, puis sauna, évidemment suivi par la douche froide. Pour remuscler mes bras j'ai commencé par acquérir un élastique. J'ajouterai bientôt quelques exercices de yoga pour réamorcer la fontaine de jouvence qui occupe ma tête, mais avait déserté mon corps.

vendredi 2 septembre 2022

Un homme d’intérieur


Nous sommes plusieurs dans un seul corps. Ce n'est ni de la schizophrénie, ni une référence rimbaldienne à l'inconscient, ni le futuriste métaverse, mais l'ambiguïté des situations nous fait nous comporter de manières différentes selon les situations. On a beaucoup glosé ces dernières années sur l'écart possible entre l'artiste et son œuvre. Le petit Jean-Jacques n'est pas Jean-Jacques Birgé, même si l'un cherche à influencer l'autre, et réciproquement, autant que possible ! La même personne peut faire rire dans un certain milieu et apparaître hyper sérieux dans un autre. Tels des acteurs, nous endossons des rôles avec la même sincérité, la même vérité, fut-elle jamais ce qu'elle prétend être.

Alors que j’étais encore jeune adulte, ma compagne m’appelait le fé du logis. Récemment je rétorque à une amie, qui sort tant qu'elle se dit femme d’extérieur, qu’à son opposé je suis un homme d’intérieur. Si bien qu’au jeu du portrait chinois ma maison me ressemble. C’est une caverne où j’ai installé tout ce dont j’ai besoin pour vivre et travailler, comme si les deux termes n’étaient pas synonymes dans ma cosmologie ! J’en sors essentiellement lorsqu’on m’invite, ce qui me fait pourtant toujours plaisir. L’endroit est spacieux, chaque pièce ayant sa fonction, et les deux jardins, devant et derrière, participent à créer un lieu accueillant pour tous mes ami/e/s.
Lorsque je rejoins le centre de la capitale, je ne m’y promène plus qu’en touriste, ne manquant jamais de m’arrêter au milieu des ponts pour admirer la Seine. En dehors de ces rares incartades, attiré par une exposition, un repas exotique ou une balade romantique, je ne retrouve plus les émotions de mon enfance ni de mon adolescence. Le vélo électrique y est devenu mon moyen de locomotion préféré, malgré l’incivilité qui règne sur les pistes, mais je préfère me faire livrer à domicile plutôt que courir les magasins.
Il est certain qu’en centralisant mes activités je gagne un temps considérable. Si je m’extirpe de mon cocon, ma liseuse ne quitte plus ma poche. Pratique pour les transports en commun ou les salles d’attente. La seule discipline que je tolère étant celle que je m’impose, j’aime pouvoir faire de la musique ou écrire à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Depuis la majorité de ma fille je ne connais plus ni week-end ni vacances scolaires, ni grasse matinée hélas. La maison est ouverte sept jours sur sept avec des horaires allant de l’aube au lendemain. Depuis la Covid il m’arrive de faire la sieste à des moments totalement inattendus, si improbables qu’en général le téléphone me réveille aussitôt assoupi !
Comme j’ai toujours préféré les disques aux concerts, les livres aux lectures ou conférences et que ma cinéphilie ne connaît aucune salle capable de m’offrir ce que mes désirs me poussent à projeter sur mon grand écran, je n’ai aucun regret, surtout si je peux inviter des amis à partager ces agapes, audiovisuelles ou culinaires. D’ailleurs je déteste aller dans un restaurant proposant des mets que je sais confectionner moi-même, d’où mon goût pour les plus grands exotismes, qu’ils soient locaux ou planétaires.
J’ai certainement oublié les mauvais moments et c’est tant mieux, ayant l’impression d’avoir eu beaucoup de chance jusqu’ici dans ma vie, qu’elle soit intime ou professionnelle. Je ne comprends pas les camarades qui répètent que "la vieillesse est un naufrage". Merci Victor ! Ils ont oublié les misères d'antan, émotionnelles et physiques. En mûrissant cela ne s'arrange pas, mais on apprend à gérer, si bien que cela va de mieux en mieux. Ne pas s'endormir si l'on veut améliorer cet extra-ordinaire dans les années qui se profilent ! Évidemment cela ne se fait pas tout seul. Il faut y mettre du sien. Les enjeux actuels me préoccupent et j’espère vaincre le marathon tranquille que j’ai récemment entamé, me rappelant que si je suis homme d’intérieur, je suis avant tout un animal social qui ne s’épanouit que dans le collectif, qu’il soit professionnel ou domestique.
Si l'on pouvait extrapoler au reste du monde, ce serait véritablement extraordinaire, mais la plupart d'entre nous, du moins si vous me lisez, sachant que nous sommes minoritaires à l'échelle de la planète, vivons pour l'instant dans un univers privilégié où ce genre de discours peut encore s'entendre. J'ai toujours du mal dès que je prends un peu de recul en sortant de ma bulle. Dehors, dedans. Je suis donc plusieurs, un autre, voire des autres, avec mes contradictions, mon empathie, ma difficulté d'être, mes paradoxes quantiques, mon évasion dans l'imaginaire parce "l'impossible, c'est le réel, tout simplement."