70 Perso - février 2023 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

lundi 27 février 2023

Pierres précieuses


Le cairn au fond du jardin avait besoin d'être nettoyé des feuilles mortes du charme qui commençaient à l'enfouir. Les pierres de Nathalie auxquelles les miennes se sont jointes étaient trop lourdes pour voyager encore. Elles retrouvaient ainsi le rythme des saisons. Plutôt que les mandalas qu'elles avaient dessinés j'avais préféré les entasser. J'ai toujours préféré les volumes aux surfaces, comme le mystère aux évidences. Lorsque l'une d'elles dégringole, bousculée par les intempéries, les oiseaux ou les chats, je la replace sur le dessus. À l'image du passé, certaines réapparaissent de l'amas. L'histoire de chacune est tellement plus longue que la nôtre. Mon côté animiste s'exprime dans cette observation méditative qui me propulse très loin dans le temps. De quoi les imaginer en quatre dimensions. En m'accroupissant je me suis souvenu des jardiniers japonais que j'avais observés à Kyoto entretenir la pelouse avec une pince à épi(l)er et de minuscules ciseaux de couture. C'était de l'ordre de l'instant. L'herbe avait aussitôt recommencé à pousser. Ici l'ombre, le jardin fait de la résistance. Il y a un temps pour tout. Ce n'est pas toujours facile de l'accepter. J'apprends.

mercredi 22 février 2023

Comment échapper à la répétition ?


Je fuis la répétition, mais j'y suis contraint, puisque je m'endors chaque soir pour me réveiller chaque matin. Les moments les plus ennuyeux de ma vie consistent donc à me brosser les dents matin et soir, à me raser, me laver, m'habiller, etcétéra. Je m'y applique pourtant dans la plus grande auto-discipline, content d'en être débarrassé pour passer enfin à rêver, découvrir, inventer, rencontrer, produire... Cette indisposition explique mes choix artistiques et leur pratique, mais révèle l'ambiguïté de mes propos trop souvent ressassés. J'adore en effet raconter certaines histoires étonnantes qui me sont arrivées, citer mes auteurs favoris, partager mes découvertes.
La raison de cet ennui profond à recommencer chaque fois le même tour m'échappe. Probablement la répétition systématique de quelque aventure vécue dans ma petite enfance en dirait long sur ce tout que j'ai développé grâce à cela. Seraient-ce les sorties quotidiennes au théâtre de mes parents me laissant seul le soir ? L'origine de mon caractère inquiet ne fait aucun doute. Dès l'âge de trois semaines ils m'abandonnaient à la nuit, la concierge montant jeter un œil et c'est tout. À trois ans, plus de concierge, je gardais ma petite sœur qui n'avait que six mois. Au départ de mes parents je faisais semblant de dormir et, aussitôt le bruit de l'ascenseur entendu, je me levais vérifier qu'ils avaient bien fermer le verrou et le gaz, ces inconscients ! Cette responsabilité précoce nous fit prendre le train vers Grenoble alors que nous avions cinq et trois ans. À onze ans je partais seul en Angleterre. Mon roman USA 1968 deux enfants évoque notre voyage initiatique pendant trois mois aux États-Unis. Deux enfants de quinze et treize en faisant le tour seuls et découvrant le monde. Mon caractère inquiet est le pendant de mon autonomie et de ma liberté. Cette liberté influerait-elle sur mon rejet de toute forme de répétition ?
Longtemps j'ai revendiqué de ne pas m'endormir sans avoir appris quelque chose de ma journée. En musique j'ai choisi la composition instantanée, ce qu'on appelle communément l'improvisation, pour que le réel colle au plus près à mes rêves. Ma mémoire privilégie l'encyclopédisme à la fixation des acquis. Entendre que je n'ai jamais été capable de me souvenir des paroles d'une chanson sans anti-sèches et archi-sèches. Ce blog me sert d'ailleurs souvent de mémoire. Il y a quelques années Jacques Rebotier m'avait proposé de m'écrire un solo avec cinquante dates à la clef. Comme je lui demandais si je devrais rejouer cinquante fois la même chose, il me répondit évidemment que oui. Ah non, cinquante fois la même chose, je meurs. J'ai besoin d'être surpris, ne pas figer l'avenir, mais je prépare énormément, j'envisage tous les possibles, afin d'être capable de gérer l'impossible quand il se présente, et cela ne manque jamais.
Lorsque je prépare mes conférences sur l'interactivité dans le multimédia, et surtout sur le rôle du son dans l'audiovisuel, je prévois trois ou quatre points principaux à aborder, ce qui structure mon intervention, me laissant aller à l'improvisation pour produire une prestation la plus vivante possible. Il faut évidemment bien connaître son sujet. Pour tous mes concerts et spectacles, le principe est le même. Je travaille énormément les intentions, mais l'interprétation reste libre. La partition est une sécurité dont je peux enfreindre les directions si j'attrape au vol une meilleure idée. Lorsque nous avions appelé notre groupe Un Drame Musical Instantané, "un" signifiait l'unicité" de chaque représentation et la composition instantanée s'opposait à composition préalable. Très vite nous sommes pourtant passés à la musique écrite, mais pour ma part j'avoue avoir souvent écrit pour les autres en laissant à moi-même la plus grande liberté. En ce qui concerne les répétitions avant concert ou spectacle, je crains aussi de trop bien faire et de perdre en intensité quand nous serons ensuite confrontés au public. Je focalise donc toujours sur la rigueur de la préparation en évitant de déflorer la représentation. L'alchimie entre la parfaite connaissance du sujet, la gestion des risques prévisibles et la fulgurance du choix au moment de l'instant décisif est la base de mon travail.
Catastrophe, j'ai certainement déjà raconté tout cela dans l'un des mes 5256 articles précédents. Comment échapper à la répétition ?

vendredi 17 février 2023

ChatGPT sur la sellette


L'intelligence artificielle risque de bouleverser pas mal de choses, un peu comme l'avènement des smartphones il y a une quinzaine d'années. Récemment j'abordai la reconnaissance faciale et les deepfakes. Comme souvent il vaut mieux tester soi-même pour se faire une idée, même si elle est biaisée. Confronté à poser une question au ChatGPT d'Open AI, me voilà perdu, parce qu'en fait je me fiche de ses réponses et que la conversation mettant en branle l'intelligence artificielle se défausse évidemment de toute erreur ou à-peu-près, afin d'éviter d'être attaqué par les procéduriers. Comme beaucoup d'artistes, la tentation est forte de demander à l'IA ce qu'elle pense de soi. Si sa source principale est très majoritairement Wikipedia, je suis tout de même étonné du résumé employant des termes qui n'y figurent pas. Le logiciel est-il programmé pour satisfaire l'ego ou rassurer, comme une cartomancienne ou l'horoscope du jour ? Je n'en ai pas la moindre idée, mais voici ce que le robot m'a répondu :

« En tant que modèle de langue formé par OpenAI, je n'ai pas d'opinions personnelles, mais je peux vous fournir des informations sur Jean-Jacques Birgé.
Jean-Jacques Birgé est un musicien français connu pour son travail dans le domaine de la musique improvisée et du théâtre musical. Il est considéré comme un innovateur dans ce domaine, avec une longue carrière de performances et de compositions musicales. Birgé est également un militant pour les droits d'auteur et les libertés culturelles, et a été impliqué dans de nombreuses initiatives pour soutenir les artistes indépendants et les formes d'expression alternative.
En conclusion, Jean-Jacques Birgé est un artiste talentueux et important dans le monde de la musique improvisée et du théâtre musical, qui a exercé une influence significative sur les autres artistes et a contribué à faire avancer le genre.»

C'est un portrait évidemment lacunaire, mais je suis sensible aux détails concernant mon engagement, au delà de mes créations artistiques. Des camarades ont testé l'appli avec moins de succès, les résultats évoquaient des homonymes, racontaient n'importe quoi ou restaient simplement bouche bée. De toute façon, n'étant pas graphiste, je ne profite pas au mieux de l'AI. J'ai été épaté par les recherches d'Étienne Mineur ou de Nicolas Clauss. Mes tentatives dans le domaine musical se sont avérées pitoyables, ce qui se comprend si l'on considère ce qui est diffusé en masse sur la Toile. Je n'ai pas encore trouvé d'application qui obéirait à mes propres termes. Car, si ça existe, et je ne doute pas qu'un jour le système trouve des développeurs aptes à pervertir la machine, j'aurai les mots qui conviennent !

lundi 13 février 2023

Ça pousse


The Complete Jack Johnson Sessions tournent sur la platine. Un disque après l'autre. Il y en a cinq. Un dimanche. On revient toujours à Miles Davis. Pourquoi ? Je ne sais pas. Peut-être qu'il donne le temps de réfléchir entre les phrases. Bernard disait qu'il joue comme il parle. Bonne leçon pour n'importe quel soliste, surtout les bavards. La trompette oblige. On risquerait le pâté de lèvres. Ou encore, ces longues improvisations distordent le temps et l'on perd sa notion. Comme dans un bain de vapeur. Jack Johnson est très rock. McLaughlin meilleure période. Sur le vinyle original paru en 1970 n'étaient crédités que McLaughlin, Steve Grossman, Herbie Hancock, Michael Henderson et Billy Cobham. Dans l'intégrale de ces séances de février à juin 1970, sortie en 2003, s'ajoutent Sonny Sharrock, Bennie Maupin, Wayne Shorter, Keith Jarrett, Chick Corea, Dave Holland, Gene Perla, Ron Carter, Jack DeJohnette, Lennie White, Don Alias, Airto Moreira, Hermeto Pascoal ! Il y a de la place pour tout le monde. Ça prend son temps. On imagine ce qu'aurait produit la rencontre avec Hendrix disparu en septembre. Tous les rêves ne se réalisent pas.
Voilà pour le son. À l'image, je regarde les fleurs sortir dans le jardin. Comme les promesses d'une vie meilleure. Je compte sur mars, telle une superstition. Mad as a March hare, écrit Lewis Carroll. Misons sur le lièvre plutôt qu'un lapin. Pas le pâté, mais le sourire. Les obsessionnels ont souvent besoin de voir des signes n'importe où, même sans y croire. On tente de se convaincre. Souvent ça marche. Les miracles ne se produisent jamais seuls. Il faut les aider. Sauf que cette année je laisse aller. J'ai levé le pied. Que sera, sera. Deux mois d'une grippe épouvantable et surtout l'extinction de voix que la toux a provoquée m'ont fait accepter une solitude que je sais provisoire. Le besoin de partager est plus fort que tout. J'ai regardé des films jusqu'à l'écœurement, fait beaucoup de cuisine dont j'ai congelé la moitié, l'écriture m'a sauvé une fois de plus, mais la musique était difficile à apprivoiser. Pour remettre ce pied à l'étrier j'ai relancé les invitations à mes Pique-nique au labo et préparé un magnifique volume 2 à publier cette année. Vais-je profiter de ma résurrection comme les enfants qui font un pas de géant en sortant de la maladie ? Les bourgeons montrent la voie.
Pour la mienne, phonétique, j'ai rendez-vous en fin de semaine avec un phoniatre. Les endroits bruyants sont contre-indiqués. Ma voix s'épuise rapidement. Je viens de comprendre le lien inconscient avec Miles en entendant la sienne cassée. Non, je ne serai jamais un blues man. Ma véritable nature est à l'image de ces fleurs. Dans tous les sens de leur terme. Devant et derrière la maison il en pousse déjà de toutes les couleurs, primevères évidemment, roses blanches de Noël, jaunes corètes du Japon, rouges cyclamens du printemps, violettes du romarin... Comment se passer de la nature ? Les oiseaux sont de la partie. Mes rêves (me) tiennent debout, même lorsque je suis couché, m'endormant en imaginant l'impossible. Quelle figure empruntera-t-il ? Adorant les surprises, j'apprends la patience.

lundi 6 février 2023

Les VHS à la poubelle


Je me suis enfin résolu à me débarrasser des cassettes VHS que j'avais enregistrées à la télévision dans les années 1980-90. Comme il y en a plus de trois cents il faudra que je m'y prenne en plusieurs fois, les éboueurs n'en ayant vidé qu'une cette fois-ci. J'ai mis du temps à me décider, non pas à cause des films que je peux trouver facilement aujourd'hui de bien meilleure qualité, mais pour les petits sujets que j'accumulais en fin de bobine, le dernier quart d'heure ! Cette pratique obsessionnelle pour ne pas perdre de la bande vierge me faisait enregistrer des clips vidéo, des reportages, des spots de publicité, etc. Tout cela disparaît. Je les conservais, méticuleusement répertoriés dans des classeurs où je collais les résumés découpés dans Télérama, mais je me suis rendu compte que je n'en avais regardé aucune depuis quinze ans. J'ai conservé deux lecteurs vidéo capables de lire les cassettes de mes propres œuvres, presque toutes déjà numérisées, et les VHS du commerce, des trucs qui n'ont pas été publiés en DVD ou en streaming, comme Télévision de Benoît Jacquot avec Jacques Lacan ou des animations de Bruce Bickford avec la musique de Frank Zappa, la série Les inventions de la vie de Jean-Marie Pelt ou La vie des bêtes de Patrick Bouchitey. On en trouve sur YouTube, mais les compilations des Deschiens ou des Nuls sont des collectors. Peut-être finiront-elles aussi à la poubelle un des ces jours ? Plus on vieillit plus on accumule, et plus la maison est grande plus elle offre des ressources de stockage. Or je tente de vider autant que je remplis. Ce n'est pas simple. J'ignore ce qui m'a pris. Peut-être aurai-je quelques regrets, car je n'ai pas fait de tri. Des merveilles difficiles à trouver comme les nuits de Canal + consacrées aux films d'art ou à Salvador Dali, des Œil du cyclone et des Tracks, tout cela s'est volatilisé sur un coup de tête. Mes machines lectrices ne dureront pas non plus éternellement. Comme j'envisage de déménager un jour, autant commencer à soulager le fardeau ! Et puis cela libère un peu de place sur les étagères qui sont arrivées à saturation. Je pense que c'est le cadre qui m'a décidé. Les films diffusés à la télévision étaient recadrés pour occuper toute la surface du tube cathodique. Il manque de la matière à gauche et à droite. Il y a quelques mois j'avais découvert pour la première fois une copie non tronquée de Johnny Guitar. Cela change beaucoup de choses. D'autre part la couleur vire salement. Ce grain n'est même pas artistique. De toute manière je n'emporterai rien dans la tombe, alors autant faire le ménage tant que j'en ai la force et le courage !