70 Roman-feuilleton - octobre 2009 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

jeudi 29 octobre 2009

31. À la décimale supérieure


Pour toute réponse, son ancien collègue leur tend trois casques à placer sur les oreilles. Max a reconnu l'un des ingénieurs de la Déesse sous son uniforme et son crâne rasé. Ils auraient mieux fait de s'assoir. S'allonger dans des coussins profonds. Comme le soir où Max avait traversé la rizière avec le flic du village comme guide, une séquence rythmique de coups de poing sur la porte, les moustiquaires abritant les Chinois tout en bleu triturant le dross et Stella à l'hôtel qui criait à sa mère : " regarde-le, tu vois bien qu'il n'est pas normal ! ". L'épais flux déversé dans leurs trompes d'Eustache leur produit l'effet d'un électrochoc. Ils ne savent pas s'ils doivent être révulsés ou se laisser aller à une douce torpeur. Chacun réagit à sa manière. Stella trouve sublime et lumineux le mix des voix du monde, les murmures de la ville et le frémissement de la campagne se mêlant au rythme des machines, les phrases qui éclatent comme des bulles brûlantes à la surface du magma, la circonférence du globe enveloppée par le vent, les ondes qui nous traversent comme des neutrinos... Elle revient toujours aux neutrinos, à leur indécelable saveur. Ilona ne l'entend pas de cette oreille. La métaphore lui lève la peau. Ses lobes sont rouges comme des tomates qui éclatent, rôties. " C'est atroce, j'ai la tête dans le micro-ondes ! ", sort-elle sans pouvoir arracher le casque qui la coiffe. Chacun exprime ses sensations sans que les autres ne les entendent. Le métal provoque des étincelles de cordon Bickford ou de gâteau d'anniversaire à l'heure du noir. Au bord du court-circuit, Ilona hurle des insanités dans une langue que personne ne comprend. Max ne se laisse pas impressionner. Ni par la prouesse technologique, ni par la chaleur qui joue au yoyo avec sa pensée, encore moins par la musique des sphères. Les fusibles des deux filles sautent aux deux extrémités du spectre. La folle solitude de Max l'a préparé à la rencontre. Il fallait faire le vide, remettre le compteur à zéro, tout oublier, faire de place dans le disque dur, et maintenant enregistrer. Le lavage de cerveau fait le ménage pour que l'encombrement ne soit qu'un passage. C'est donc ça, toute la mémoire du monde. Le secret tient dans les critères de tri. Laisser ses préjugés au vestiaire avec les habitudes, les conventions, les interdits, les tabous pour qu'un autre monde soit possible. Le projet est merveilleux. Du moins, il pourrait l'être si tous les grains du sablier étaient triés sur le volet. Avant le grand saut qui l'avait fait déguerpir, Max avait justement découvert que certaines informations pouvaient être facilement trafiquées, les algorithmes simplement falsifiés. Ce n'était pas grand-chose, mais suffisamment pour faire dérailler la machinerie. La manipulation était flagrante. Elle avait coûté la vie à Philippe. Stella avait épluché les papiers, mais le code était resté hermétique, en particulier le message plié sous la selle de Philippe. Un compte en banque ? Qui était Driss ? Le rendez-vous était manqué... Seul Max saurait en tirer parti. Le moment était mal choisi. Pour l'instant, le casting ressemble au Grand Générique de Schmitt et l'action en split-screen géant à un énorme délire paranoïaque où la mosaïque des contrastes ne prétend reconstituer aucune image ressemblante. Au milieu du vacarme la percée des solistes représente la véritable énigme. C'est là que les blouses justifient leur présence. D'une acuité perceptive hors du commun, encore que Max connaisse le nom de la substance ingérée, ils repèrent le terme suspect, pointent l'écran sur leur tablette pour mettre en avant la caméra fructueuse, le fruit défendu. La machine fait le reste, secondée par une équipe de chercheurs affinant sans cesse les fameux critères de tri surnommés critiques par les salariés de la Déesse. Le moindre mot dit, écrit, photographié est automatiquement indexé. Les murs ont des oreilles de lapin et les Webcams sont des yeux ouverts sur notre intérieur. À tous les échelons, le filtre ne laisse plus rien passer. Débrancher n'est même plus une solution, les objectifs sont trop clairs. Il faut voyager à couvert. Les GR sont pris d'assaut, mais il est déjà trop tard. L'énergie nécessaire à toute cette panoplie explique les réacteurs nucléaires abrités au sous-sol. La fumée transporte les rafraîchissements. Max agrippe une fille sous chaque bras et emboîte le pas au zombie de service qui commente ses prises sans qu'aucun des trois casqués n'en perçoivent un mot. Il aurait fallu savoir lire sur les lèvres lorsqu'il ne leur tourne pas le dos. Au bout de la passerelle de verre, une porte coulissante s'ouvre sur un nouvel ascenseur qui monte, qui monte, qui monte, pendant qu'on les débarrasse de leurs serre-tête. Redescendus, tous les trois comprennent le rôle potentiel de cette société de surveillance globale, mais une flopée de questions se pose sur le contrôle qu'offre l'erreur mathématique, un simple arrondissement à la décimale supérieure qui fait basculer la théorie dans l'absurde. Quel que soit le bout par lequel on l'attrape, l'histoire ne tient pas debout. Comme s'ils avaient bu. Ils n'ont pas le temps de dire ouf qu'ils se retrouvent dans une fourgonnette blindée qui roule vers on ne sait z-où.

vendredi 23 octobre 2009

30. Voyage au centre de la Terre


Erreur d'appréciation, ce n'est pas le mur qui s'enfonce, mais le sol qui se soulève. La cabine s'envole produisant un sifflement étrange avant de se stabiliser et de s'ouvrir sur un couloir de la couleur des blouses des petits bonshommes verts de tout à l'heure. Pas d'autre issue pour notre trio que de s'avancer jusqu'à ce qui ressemble à un nouvel ascenseur. Aucun bouton n'offre de choix d'étage. Quatre parois coulissent autour de l'habitacle dont le sol est vitré. C'est reparti pour un tour, mais cette fois la nouvelle cabine dévale vers le centre de la Terre, laissant deviner les strates virtuelles de l'arsenal envahies de créatures de Huber. Le soin apporté au décor tranche avec l'aspect extérieur en béton sur lit de boue séchée. Ilona pense au magasin Akeï qui avait ouvert dans la Zone près de chez elle, un espace où le moindre désir des clients est comblé avant qu'il ne soit exprimé. La perfection clinique avait déclenché une vague de suicides sans précédent tant au sein des employés que parmi les usagers. La libido se nourrit des fantasmes à jamais renouvelés. L'exiguïté du bolide qui traverse le boyau vertical fait remonter celle des trois protagonistes se pressant les uns contre les autres le long de la paroi. L'attraction foraine laisse craindre quelque coup fourré, comme le sol du cylindre se dérobant sous les pieds ou les faisant glisser sur un toboggan de la mort ! Les terreurs enfantines refont surface dans un mouvement contraire. À force de croiser des méduses et autres bestioles improbables, c'est à se demander si le parfum distillé ne contient pas quelque substance hallucinogène. Ralentissant enfin il se stabilise avant que les parois ne disparaissent devant des rues bordées de gratte-sol à perte de vue où chaque fenêtre est un écran brillant dans cette nuit artificielle surchauffée. Des petites fumées s'échappent de grilles sur lesquelles avancent Max et Ilona tandis que Stella, le nez en l'air, tente de comprendre à quoi rime cette débauche d'images volées, dont la profusion semble interdire l'analyse. C'est la régie vidéo de l'univers. Des caméras de surveillance côtoient des chaînes de télévision de l'autre bout du monde. Rien de surprenant. On finit par s'habituer. Sur une des façades les images de personnes cadrées serrées et faisant face à l'objectif suggèrent que le système a pris la main sur les webcams des usagers. Certaines montrent des bureaux ou des appartements vides. Comme tout univers kafkaïen, le comique recouvre le drame absurde d'un glacis de vertige. Et puis il y a le son, le son qui sort de partout, qui rebondit, qui s'efface sous le coup de l'addition, un nuage de brume sonore, le drone de la civilisation, sa basse continue. Comment les petits bonshommes verts arrivent-ils à faire le tri devant ces milliards de pixels ? Qu'ils soient prisonniers d'une société de contrôle n'étonne en rien le trio vers qui s'avance un des crânes rasés. C'est au moins un être humain, fait remarquer Stella qui a beaucoup d'imagination. Son père, comme elle, a reconnu l'œuvre de la Déesse. Elle dévore ses enfants en volant leur image et leur voix. Elle les broie, les malaxe et les filtre dans une passoire d'un nouvel âge que d'aucuns espéraient rester croupir dans les tiroirs de savants fous à la solde des manipulateurs. La prouesse scientifique aveugle les physiciens. Comment résister à l'attrait d'un nouveau jouet, lorsque sa dimension atteint les limites du possible ? N'envisagent-ils jamais les effets secondaires ? L'armée initie ou récupère tout ce qui est à portée de son budget. Qu'avons-nous fait ? lance Max, atterré, au clone qui allait ouvrir la bouche.

Rappel : le premier chapitre a été mis en ligne le 9 août 2009, inaugurant la rubrique Fiction.

mercredi 21 octobre 2009

29. Des milliards de pixels


Les paupières de Stella s'ouvrent sur une scène ahurissante. Elle ne sait pas ce qu'il faut croire du décor ou des êtres qui le peuplent. Des millions d'écrans retransmettent les images du monde telles que toutes les polices en ont rêvé. Les empilements forment des rues arpentées par des petits bonshommes en blouse vert fluo. Tournant la tête, elle voit son père allongé sur le sol, à côté d'une femme dont le visage est barbouillé de suie. Elle cherche un miroir, une surface capable de réfléchir sa propre existence. Si tout est réel, l'est-elle elle-même ? Elle s'approche du corps de Max, effleure son front du bout des doigts, appuie sur la chair comme pour savoir si c'est de la vraie. Elle pense qu'elle va se réveiller. Comment en être certaine ? Elle se frotte les yeux. Elle baille. Se pince la joue. Une saine panique monte depuis le bas du dos jusqu'à la pointe de ses longs cheveux blonds. Encore des vagues. Papa, crie-t-elle, au milieu du vacarme que la vitre laisse filtrer. Les bruits, soupe immonde d'ambiances de foule, de moteurs et de musiques d'ascenseur, rebondissent les uns sur les autres en un mouvement brownien qui ne peuvent lui faire oublier sa migraine. Les types en blouse verte avec des casques sur les oreilles sont, eux, extrêmement calmes. Focalisés sur les notes qu'ils prennent avec un stylet sur une tablette électronique, ils marmonnent dans leurs barbes d'imberbes. Tous se ressemblent sous leur crâne chauve, un micro minuscule au coin des lèvres. Négligeant cette incroyable Metropolis, Stella n'a d'yeux que pour son père. Elle se précipite dans ses bras tandis qu'il émerge de son coma. C'est comme renaître à la vie. Son cœur sursaute, mais son emballement ne l'empêche pas de rester sur le qui-vive. Max effectue d'abord un mouvement de recul afin de s'assurer qu'il ne s'agit pas d'une manipulation. La dernière fois qu'ils se sont parlés, Stella était de l'autre côté de l'océan. Certains regards ne trompent pas. Il respire son parfum de petit beurre à croquer pour commencer à y croire. Reprenant ses esprits, il est assommé par le gigantisme de l'arsenal. Max voudrait encore embrasser Stella, mais Ilona est toujours inconsciente. Il la secoue à son tour. Elle ne bouge pas. Stella tâte son pouls. Il bat. Max la caresse. Toujours rien. Une bonne claque dans la figure est plus efficace, suggère la fille. Le rose perce sous la poussière. Les lourdes paupières qui ont fait craqué l'ours hirsute commencent à battre. Les cils se décollent. Un sourire. Nous ne sommes au bout ni de nos peines ni de nos surprises. Les deux femmes se regardent comme si elles s'étaient toujours connues, aimées. C'est une nouvelle famille. De celles que l'on se choisit. Stella en fait la collection. Certains sèment des enfants partout, Stella fait éclore des papas et des mamans comme s'il en pleuvait. Elle prétend qu'elle est une fille adoptrice. Ses géniteurs s'en étaient bien accommodés, ayant toujours une baby-sitter sous la main lorsqu'il leur prenait l'envie de sortir en amoureux. Fascinée par l'usine à images qui s'étend derrière le carreau, Stella ne sait plus par où commencer. Max rayonne. Ilona inspecte la cabine surélevée, cherchant une issue, pendant que le père et la fille bafouillent des explications sans queue ni tête pour qui n'a pas suivi le fil des épisodes. Les nouvelles sont accablantes, mais la rage est intacte. Il faudrait reprendre l'histoire depuis le début. Les ellipses sont aussi nombreuses que les coups de théâtre. Un nouvel acte vient de débuter sans qu'ils en assimilent encore les conséquences. Qu'ils soient encore en vie est plutôt bon signe, fait Ilona, narquoise, moins à l'euphorie que ses deux compagnons. Derrière eux, dans un vacarme de cordes frottées, s'ouvre le lourd mur de LED qui s'enfonce comme dans un puits sans fond.

mardi 20 octobre 2009

28. Marche forcée


Une ligne pointillée, les rails d'un tramway, un homme couché. Les humains voient des signes partout. Dans la forme des nuages, dans le marc de café, dans les cartes, dans les ombres ou dans le temps que met un feu tricolore à passer au vert. Une éclipse peut signifier la fin du monde et une date du calendrier l'arrivée du Messie. Ilona et Max trouvent l'idée amusante, voire intéressante, un système vectoriel qui leur permet d'avancer quand tous les éléments semblent se liguer contre eux. La peur est mauvaise conseillère. Le gâchis organisé fait des ravages. La marche arrière n'est plus de saison. Reconstruire les cycles en inventant de nouvelles images. Ils ont compris quelque chose. Ce matin ne doit compter que sur eux-mêmes. Ils en voudraient d'autres, la rage de vivre, mais sans l'épée de Damoclès qui pèse au-dessus de tous les inconscients, le consensus social, le sommeil programmé. L'échec ne les trouble pas. Seul le renoncement est mortifère. Ils imaginent qu'ils ne sont pas tout seuls. Fleurissent ou fleuriront un peu partout d'autres brasiers et des soldats du feu, de véritables pyrophiles, se battront contre l'hypnose. La pensée d'une fontaine leur donne le courage de continuer. Se demandant si tous les précédents réveils n'ont pas été inutiles, ils s'étaient levés avec la même intention, traverser ce paysage de mort, braver la poussière et la puanteur exhalée par les cheminées pour s'en approcher et savoir une fois pour toutes de quoi il retourne. Sur cette terre labourée la semence est un narcoleptique. C'est l'œuvre du diable ou d'une machine, crache Ilona. Les arêtes coupantes rappellent les roches volcaniques déchiquetées par les vagues. Les chevilles se tordent, les mollets sont griffés au travers du tissu. On trébuche lorsque le sol tremble sous nos pas. Aucun plat n'aide à se redresser. Les bourrasques vous lacèrent le visage. La route principale n'allait nulle part. En friche. Bitume arraché, une terre aussi noire que la nuit, un ciel de plomb à vous coller le saturnisme quand on rêverait de saturnales éternelles, tous les hommes et les femmes ensemble refaisant le monde autour de libations à vous mettre la tête à l'envers. Marcher sur les étoiles, embrasser la lune, Ilona et Max s'y étaient refait une santé avant le grand départ. Un passage interdit, de nouveaux barbelés, un chemin désaffecté. Ils avancent contre vents et marées, sans comprendre qui souffle, du chaud ou du froid. Leurs efforts sont récompensés. Après des heures de lutte contre des éléments qui n'ont rien de naturel même s'ils en ont l'apparence, ils font face aux terribles blocs de béton surmontés d'immenses tours de fumée qui s'enfoncent dans les crevasses desséchées. Un large escalier descend vers l'enfer. Leur fatigue est telle que le plus petit obstacle leur paraîtrait infernal. Épuisés, ils s'assoient un instant sur les marches sans voir les ombres qui se profilent derrière eux.

vendredi 16 octobre 2009

27. Cryptogrammes


S'enfoncer dans les entrailles de la Terre peut générer une certaine appréhension si l’on est tant soit peu claustrophobe. Est-ce retourner dans le sein de la mère ou s'entraîner à l'ultime voyage ? Nul n’étant encore capable de rebrousser chemin, la régression ne peut que se tourner vers l'avenir. Les regrets sont inutiles. La boussole qui coiffe la cervelle de Stella indique le sud avec raison. Arrivée en haut des marches, il est donc logique qu'elle marque une prudente hésitation. Seul le ronronnement d'une soufflerie monte vers la grille que Stella vient de forcer.

Les notes n'étaient pas toujours très claires. Philippe avait usé de codes lui permettant de se relire pour éviter qu'un lecteur indélicat en saisisse le sens. Naïf ! Stella avait immédiatement décelé les tournures qu'il partageait avec Max. Lui et son père avaient passé plus de temps à jouer avec des cryptogrammes qu'à suivre les cours de maths. S'il leur fallait remplacer les lettres par des chiffres dans leurs équations adolescentes, pourquoi ne pas faire l'inverse et chercher ce que signifiaient les opérations a priori simplistes qui ornaient les marges ? Stella avait passé quelques soirées à se creuser la tête et le résultat valait le déplacement de neurones. Les plans ressemblaient à ceux d'une usine, mais allez savoir ce qu'on y fabrique ! Quelque chose clochait : si les échanges interministériels avec la Déesse sont d'un inintérêt troublant, pourquoi sont-ils tous barrés du tampon "Confidentiel - Copie interdite" ? Les équations griffonnées ne peuvent qu'éveiller la curiosité. Stella trouva le procédé grossier. Deesse + Minerve = Morsure, Pit+Pit+Pit+Pit=Boum, Phil:Max=Aix, Kali*Jim=Nuke étaient les premières énigmes qu'elle déchiffra. Fallait-il vraiment prendre au sérieux ces gamineries indignes des enjeux qui se profilaient à la lecture des en-têtes ? Les conclusions lui avaient sauté aux yeux. Le centre de tri abrite une usine en sous-sol sous couvert de brûler les déchets. Toutes les fumées n'ont pas la même odeur, mais la vapeur d'eau n'inquiète plus les riverains.

Stella prend son courage à deux mains pour dévaler le grand escalier. Dans la descente, elle remarque que toutes portes sont murées. Il est déjà trop tard lorsqu'elle aperçoit les caméras. Au fond du trou, là aussi elle se heurte à un mur. Cela ne tient pas debout. On ne construit pas un tel édifice pour aller se cogner à un bloc de béton. Stella passe les doigts sur la paroi glacée d'où suinte un liquide un peu graisseux. Elle cherche quelque indice qui lui permette de s'infiltrer, car le plan est formel, il y a un passage, indiqué sous le nom de La fuite. Bien que de petite taille, elle use de ses ressorts pour s'accrocher au conduit de ventilation. L'antenne est évidemment dissimulée derrière la grille. Dommage que la zappette n'ait pas été jointe aux dossiers ! En tordant un peu le métal, Stella réussit à se glisser, ses talents d'acrobate lui permettant de ramper le long du tuyau. Elle ne réfléchit plus, elle avance. La chaleur devient rapidement insupportable. La sueur semble suinter de tous ses pores. Certaines rigoles sont bouillantes, d'autres glacées. Elle avance toujours. Après des coudes et des abrupts, une nouvelle grille met un terme à sa reptation. Le spectacle auquel elle assiste est stupéfiant. La tête lui tourne. Une spirale abyssale avale le rythme des machines.

samedi 10 octobre 2009

26. De mâle en pis


Elle avait espéré qu'avec le temps, va, tout s'arrange, que les petits garçons deviennent des hommes, qu'à force de bomber le torse ils grandissent, qu'au contact des femmes cesse leur manège enfantin, qu'ils pensent un peu moins avec leur queue, que les synapses s'accrochent aux wagons et qu'ils apprennent à partager avec leurs compagnes. Mais c'est pisser dans un violon, et Ilona sait le faire debout en visant les ouïes à en inonder l'âme. Elle les savait lâches, douillets et cossards. Elle les avait découverts suicidaires, masos et butés. Pour avoir entendu tant de conneries sur LA femme, généraliser à son tour ne l'ennuie pas, puisque les "conneries" ne peuvent sortir que de son sexe, si depuis des siècles les grands hommes sont tous des mâles et les filles ne sont que des mères et des putains. Tous ces lieux communs l'avaient poussée à s'engager. Pas par manque de féminité. Certainement pas. Cette pute en a à revendre et sans mâcher ses mots. Pour fuir la démission de toutes les Lysistrata et comprendre le pourquoi du merdier qu'on lui a légué, ça oui. Elle est jolie, mais les bêtes en rut se feraient même un radiateur. Elle est maline, à les faire fuir. Elle est sympa, ils avaient fini par l'adopter en oubliant qui elle était. À force d'enfoncer le bouchon de son féminisme dans leur trou de balle d'homos refoulés, elle avait même réussi à en faire flancher plus d'un. Elle ne baise que s'ils acceptent de se faire mettre. Ils aiment tous ça quand c'est elle qui opère. Leur brutalité n'est que le rempart de leur fragilité et de leur inaptitude. Comme les timides qui ne savent plus s'arrêter de parler. Comme ceux et celles qui prétendent le contraire de ce qu'ils désirent par peur de l'exprimer. Elle repère les gars attirés par les hommes à leur narcissisme, fascinés par leur bite, et à leur haine des pédés qui les travaille. Ceux-là, elle les laisse sur le bas côté parce qu'ils n'ont jamais réussi à la faire jouir. Elle préfère les sensibles qui se posent mille questions, les torturés du ciboulot qui font des rimes pour ne pas bégayer, les frères de combat qui ne craignent pas pour leur virilité et savent jouer de leurs faiblesses.
Un truc la chagrine chez Max, son âge. Elle aurait préféré tomber amoureuse d'un freluquet, pratiquer à son tour le détournement de mineur, au moins cela aurait renversé les usages. Y en a marre des quinquas, sexas et tutti quanti bedonnants, grisonnants, qui se tapent des minettes ou simplement des femmes plus jeunes. L'inverse passe mal. On est pourtant tous et toutes le miroir de l'autre. Emballer une jeunesse vous donne des allures printanières, c'est du moins l'image que le voyeur se fait de lui-même. Il a besoin de s'aimer. Et de semer. Ilona n'a pas d'enfant et elle n'en aura jamais, la machine est cassée. C'est rassurant pour les vieux qui la draguent. Elle est triste lorsqu'elle y pense et elle y pense souvent. Elle restera une fille, jamais une mère. Son allure juvénile tient à cette déception. La fantaisie de son adolescence ne s'est jamais envolée. Elle est tombée amoureuse de ce type hirsute à l'instant même où il est apparu dans son champ de vision. Avant de tourner la tête, elle l'avait déjà senti. Le bruit du tonnerre avait précédé la foudre. Le paradoxe l'avait renversée. Sa colère de femme se fond maintenant dans les bras qui l'étreignent. Elle ne se dilue pas. Il faudrait faire quelque chose de grand pour venger toutes les femmes qui ont sacrifié leur vie pour leurs époux. Elle rêve d'être une grande femme et qu'elle marche devant, avec d'autres de son sexe, pour montrer aux hommes que le courage ne se mesure pas à en avoir ou pas.

Rappel : le premier chapitre a été mis en ligne le 9 août 2009, inaugurant la rubrique Fiction.

jeudi 1 octobre 2009

25. La platitude des horizons


Face à l'église s'élève une fabrique de ressorts abandonnée. Qui fait sonner les cloches à une époque où personne ne remonte plus sa montre ? Voilà vingt siècles que l'on nous raconte des histoires. Il y a eu trop d'accidents. On enregistre de vieux tic tac pour faire vrai. Le silence est dangereux. Il faut savoir interpréter. Prendre le temps. Le jeu remonte à des semaines en arrière. Max qui avait fini par s'y laisser prendre souhaite maintenant remettre les pendules à l'heure. Il sait bien que seule sa version fait loi. Comme ils n'ont pas de cartes, Ilona lui propose de tirer le Yi-king. Sans tiges d'achillée non plus, elle trouvera bien trois pièces de monnaie. C'est une idée qui plaît davantage à Max, par pensée émue pour John Cage dont l'enseignement a guidé ses recherches à la fac lorsqu'il se passionnait pour les principes d'indétermination. Le livre des transformations avait tant chamboulé ses recherches qu'il avait failli se faire virer. Les soixante-quatre hexagrammes ressemblent aux soixante-quatre codons de l'ADN... Il avait été marqué par la loterie de l'hérédité au Palais de la Découverte. Un de ses plus vieux souvenirs d'enfance avec les anneaux de Ça tourne, un truc terrible qui lui démettait l'épaule si par malheur il réussissait à enfoncer la baguette dans le cercle. Le manège des Tuileries lui avait ainsi laissé entrevoir ce qu'était la rançon du succès. Le secret de l'identité génétique le renvoyait à ses plus intimes interrogations. Dans toutes les familles dorment des cadavres dans les placards. Quelle que soit la profondeur du trou, ils empoisonnent la vie des générations futures. Plus on avance, plus les racines de la névrose sont difficiles à décrypter. Max fait comme tout un chacun. Il chasse les mauvaises pensées par l'action. Certains font la vaisselle, d'autres hantent les supermarchés, les accros au travail rivalisent avec les joueurs, on s'étourdit comme on peut.

Il parlait rarement de son père. Pilote de ligne, il avait terminé sa vie dans les flammes d'un accident jamais élucidé. Certains prétendaient qu'il était ivre lorsque l'avion s'était crashé dans la forêt. D'autres qu'on lui avait fait porter le chapeau lors des essais du prototype qui ne verrait jamais le jour. Du moins pas sous cette forme. On continue à voler avec ce qu'il est devenu. Les lettres de son nom ont été interverties, voilà tout. Max n’est pas idiot, il sait parfaitement que son père réalisait des essais pour une compagnie qu'il connaît trop bien. C'est peut-être la raison de ses emmerdements. Max avait traité avec le diable en espérant apprendre la vérité. L'estime et l'amour qu'il portait à son père étaient un fardeau dont il aurait aimé se défaire un jour. Depuis tout petit, il avait pris l'habitude de regarder le ciel. Comme si on atteignait les nuages avec la grande échelle. Les pompiers n'auraient rien pu faire. Une boule de feu avait traversé le firmament. Un coucher de soleil aussi rapide que la lumière. Tant de questions étaient restées sans réponse. Pourquoi les poser toujours trop tard ? Peut-être ne se présentent-elles justement que parce qu'il n'y a plus personne pour y répondre ? Il aurait aimé que Stella le connaisse. Elle avait deux ans lorsque la catastrophe s'est produite. Une étoile est née et l'autre s'est éteinte sans qu'elles aient le temps de se croiser. Max s'était accroché à sa fille parce que ce ne pouvait être que la bonne. Il l'a regardée grandir comme si elle représentait le mouvement inverse de la chute. L'étincelle de toute vie. Le renversement des perspectives. Le voilà l'horizon. On y grimpe en rêvant d'atteindre l'autre versant, mais on s'épuise devant la cime inaccessible, fût-elle aussi plate qu'une mer d'huile.

La sienne était d'un calme olympien. Sa maman ne disait jamais rien, mais elle savait agir en cas de coup dur. Elle rattrapait les balles comme personne. Sans en faire une montagne. Il l'avait crue longtemps. Se taire ne fait pas de vagues. Moins on en dit, mieux on se porte. Aux suivants de ramasser les morceaux ! Elle avait toujours soigneusement évité les sujets qui fâchent. À la balle au prisonnier, les vainqueurs sont les évadés. Comment aurait-elle pu faire autrement, elle qui n'avait jamais rien su d'elle-même ? Pourquoi s'intéresser au passé ? Elle s'en passait très bien. Elle le croyait. Elle ne savait rien. Elle n'avait jamais voulu savoir. Max dut faire avec, c'est-à-dire sans. Sans savoir d'où il venait, si ce n'est d'elle. Il avait dû inventer, il avait dû s'inventer, pour commencer. Changer de nom, changer de crèmerie, changer de look, changer de tout. Tout changer, voilà tout. Max rimait avec trop, Paris avec pari. Un matin, il avait pris ses cliques et ses claques pour attraper le premier train. Depuis, il recherchait sa mère et son père. Le regard de son père et les mains de sa mère. Une présence perpétuelle contre une absence impalliable. Morale et tendresse dont il n'est toujours pas sevré.

Ilona l'écoute sans broncher. Leurs épaules se touchent. La nuit a jeté son voile pudique sur la voix qui ne cesse de s'éteindre. Elle croyait avoir trouvé l'âme sœur et c'est encore un bambin qui rapplique. Ce que les hommes peuvent-être prévisibles !

Rappel : le premier chapitre a été mis en ligne le 9 août 2009, inaugurant la rubrique Fiction.