Tout a commencé de travers. Les Hmong qui devaient nous accompagner dans la forêt avaient changé la date de leur nouvel an sans prévenir et aucun guide n'était prêt à sacrifier trois jour de libations pour une poignée de touristes. S'ajoutait une réunion de chefs par-dessus le marché ! Personne ne voulait manquer ça, Hmong Politics... Les jeunes filles qui avaient enfilé leurs costumes de fête s'entraînaient à se lancer des balles en vue de leurs mariages proches. C'est ainsi que l'on se choisit un conjoint pour la vie. Le chef des guides était furieux. Aucun des guides ne cédant, nous avons entamé notre marche précédés d'un seul guide, Songkeo, qui, Lao, n'avait rien à faire du nouvel an hmong. Après trois heures à s'enfoncer dans la forêt vierge, les huit inscrits à la Waterfall Experience atteignirent la chute d'eau annoncée.


Nous avons bien besoin de ce bain glacé pour évacuer la fatigue et la sueur. Françoise et moi choisîmes de passer la nuit seuls en Maison 4 tandis que les six autres, deux Allemands, deux Hollandais et un couple de Californiens se partageaient la 6, dernière construite avec tout le confort moderne, soit une douche et des toilettes. Notre maison, située tout en haut d'un arbre à trente mètres au-dessus du sol, ne nous offrait pas ce luxe et je craignais devoir emprunter un des câbles qui surplombent le vide si une envie nocturne pressante se faisait sentir.


Les six maisons perchées chacune en haut d'un immense arbre sont toutes accessibles par des câbles sur lesquels nous glissons, équipés d'un harnais sur lequel est fixé une poulie. Rien de plus excitant que de fendre l'air pour regagner l'autre flanc des vallées que nous surplombons. Le plus long câble mesure 1 kilomètre à 150 mètres au-dessus du sol. Le plus effrayant est de se lancer dans le vide. Ensuite, cela glisse tout seul. Si l'on va trop vite, on appuie sur le frein en pneu qui entoure la poulie. Si l'on n'atteint pas la plate-forme opposée, les gants de laine que nous avons acheté à Houeisai nous permettent de la rejoindre à la force des bras, ce qui n'est pas toujours très agréable, mais chacun s'en sort plutôt bien, même Françoise qui est la plus légère et doit souvent terminer les derniers mètres suspendue au-dessus du vide, en jouant de ses biceps et de ses abdominaux.


Nous avons beau être équipés de lampes frontales le cas échéant, l'idée de nous lancer seuls, de nuit, sur un de ces câbles, avec une envie de chier incontournable, ne nous inspirait pas vraiment et nous eumes la chance de pouvoir attendre le matin humide, trempé de la rosée de la cascade au pied de l'arbre. La brume monte d'abord avec le jour pour se dissiper ensuite avec le soleil.


Notre guide nous avait apporté à dîner, mais le groupe nous rejoint avec trois heures de retard le matin suivant. Un accident est arrivé. Marin filmant sa glissade et voulant arrêter sa caméra est reparti en arrière tandis que Brian n'attend pas le signal et s'élance sur le fil. Le choc des corps est brutal. Le premier s'en sort avec maintes contusions et une canne, mais l'Américain ne peut plus bouger. Songkeo le hisse avec une corde jusqu'en Maison 6 où sa compagne le rejoint. Nous n'étions plus que six à reprendre la marche pour rejoindre la 5, puisque nous devons échanger nos habitats avec un autre groupe. Bien que nous ayons pris du retard et marchions à l'heure la plus chaude, SongKeo nous propose d'aller visiter la Maison 3 dont la vue ur les montagnes est exceptionnelle. Nouveaux câbles enchanteurs, rêves de tarzan, végétation grandiose, mais peu de faune. Avec mes jumelles, nous admirons quelques volatiles colorés, petits zoziaux vert et jaune, bleu électrique, rose fuschia ou grands oiseaux noirs à longue queue. Seul le silence habite vraiment la forêt où nous ne verrons jamais les gibbons qui donne leur nom à cette belle expérience, mais nous les entendrons le matin suivant avec beaucoup d'émotion. Il aura fallu dix ans à Jeff et son équipe pour mettre sur pieds le projet d'écotourisme, convertissant les braconniers en gardes forestiers. Le Gibbons Experience n'étant dans aucun guide, le bouche à oreille risque seulement de rendre plus long le temps d'attente des réservations.


Nous venions d'arriver en Maison 3 lorsque notre guide se mit à hurler "Snake ! Snake ! Snake !" Un immense serpent vert rampait à un mètre de nous sur une branche de l'arbre qui soutenait la plate-forme. Panique à bord, mais pas au point de manquer la photo, et les toursistes que nous sommes de demander à Songkeo d'attendre une seconde avant de tuer le dangereux reptile. Il l'assomme d'un coup de planche sur l'échine, mais le serpent remonte. L'autre guide pète les plombs et jette par dessus bord en direction de l'animal tout ce qu'il trouve, un banc, des tasses en métal, le peu de meubles présents qui vont s'écraser quelques dizaines de mètres plus bas. Je fais bouillir de l'eau que nous versons dans l'arbre creux, mais un second serpent de trois mètres surgit. Et un troisième animal, et de quatre, et de cinq ! C'est incroyable. Tous sont aussi longs les uns que les autres et particulièrement agressifs face aux assauts dont ils sont victimes. Comprenez que nous sommes suspendus au-dessus du sol avec tout cet équipage. Songkeo réussit à en tuer quatre, coupant le dernier à la machette. Le sang a beau être froid, il est bien rouge. Nous désertons la Maison 3 accompagnés de ses quatre pensionnaires dont une jeune fille qui tremble comme une feuille.


Nous nous serrons donc en Maison 5, puisque de huit nous étions passés à six pour devenir dix par la force des choses qui rampent et crachent comme des malades. La seconde nuit est plus calme, sans les petits rats qui avaient piétiné nos camarades la nuit précédente, présence expliquant probablement celle des reptiles, elle-même due à un mauvais rangement ou nettoyage des miettes des repas. Encore une fois, Françoise et moi, nettement plus âgés que la plupart, faisons chambre à part en squattant l'étage supérieur de ce nouveau nid avec vue à 360° sur la forêt qui nous entoure et se réveille. Nous prendrons le chemin du retour et attraperons de justesse le car qui nous amènera jusqu'à Luang Nam Tha. Il suffit de lui faire signe sur le bord de la route, il s'arrête, à condition qu'il y ait de la place à bord. Nous n'avons pas très envie de rester au bord de la route. Les ballots s'empilent dans la travée centrale. Voyages épiques où les Laos crachent et vomissent tant qu'ils peuvent, secoués par les routes chaotiques en épingles à cheveux, au son de rap lao tonitruant. Les voyageurs disent qu'en Chine ils n'emportent pas de petits sacs en plastique avec eux ! Françoise s'inquiète que le vent rabatte les miasmes vers les fenêtres...