70 Voyage - mai 2011 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 30 mai 2011

Belleville à ciel ouvert


Dimanche, l'avant-dernier jour des Portes ouvertes des ateliers de Belleville était aussi la dernière exposition de mc gayffier au 8 rue du Moulin Joly. L'artiste a vendu pour s'installer à Bagnolet, surface oblige. Ses dernières toiles et quelques photographies ressemblaient à des fenêtres ouvertes sur le monde. Derrière les vitres, qu'importe la météo, les cieux défilent, épinglés comme des papillons. Descendu en Vélib' depuis les hauteurs lilasiennes, je regrimpai à pied vers le Parc de Belleville où le Toukouleur Orchestra avait commencé à jouer devant l'amphithéâtre bondé.


Le violoniste Lucien Alfonso récoltait les fruits des semaines de bataille livrées contre l'adversité. Embarquer la mairie du XXe, autant de musiciens guinéens, sénégalais, carcasonnais et parisiens, et le public enchanté, c'est jumeler Paris avec Hamelin ! La voix et la kora électrifiée d'Ousmane Kalil Kouyaté, les percussions de Kounkouré, les saxophones de William Hountondji (à l'origine avec Alfonso des jams du Toukouleur), la basse de Sory Papus Diabaté font pencher le navire vers l'Afrique tandis que la guitare de Michael Gimenez, la batterie de Xavier Roumagnac et le violon d'Alfonso redressent la barre vers un magnifique panorama où se découpe le Panthéon derrière les arbres. De bas en haut les pelouses étaient recouvertes de jeunes gens alanguis, bercés par le rythme jusqu'à ce que le bœuf suivant le concert s'éteigne de lui-même. Rappeurs, chanteurs, percussionnistes, saxophoniste vinrent chacun à leur tour marquer la fin d'après-midi d'une joie qui faisait oublier que certains devraient bientôt se faufiler entre les pièges tendus aux sans-papiers, terme exécrable pour désigner ceux qui n'ont pas les exigés.


Devant le Toukouleur Orchestra, du nom du bar où se tient d'étonnantes jam-sessions, toutes sortes de danseurs se succédèrent, dont un charmant couple qui occupa l'avant-scène pendant la moitié du concert. Ils tâtèrent du hip hop et de la capoeira, avec un naturel plus émouvant que toute virtuosité acrobatique. Nous remontâmes sans trouver un seul Vélib' sur notre chemin, pestant contre la mauvaise gestion du parc cycliste qui engorge les stations du centre et déserte les périphériques. Marcher nous offrit de voir les rues sous un angle que nous ne connaissions pas, poursuivant les découvertes de l'après-midi...

vendredi 20 mai 2011

Au vert de Malá Strana


Pensée émue pour les camarades avec qui j'ai l'habitude de partir en tournée, grands amateurs de bière. Inventeurs de la blonde au XIXe siècle (Pilsner Urquell ?), les Tchèques en sont les plus gros consommateurs au monde, loin devant les Irlandais. Comme en Belgique et en Allemagne, elle est délicieuse, rafraîchissante, mais il me faudrait rester un an avant d'en avoir goûté toutes les variétés, car après un ou deux verres je sens la rue vaciller. La femme au bock, qui me rappelle Kienholz, est perchée sur le toit d'un immeuble, à côté d'une cousine qui porte une planche de surf sous le bras et d'une troisième allongée près d'un fusil. Toute la ville est érigée de sculptures en bronze, souvent contemporaines, plutôt figuratives, décalées comme celles de David Černý ou dramatiques comme celles d'Olbram Zoubek pour le Mémorial aux victimes du communisme en bas de la colline de Petřín que nous longeons avant d'y grimper par le funiculaire.


Toutes les villes se ressemblent plus ou moins depuis les hauteurs. Le fleuve qui les coupe en deux est enjambé de ponts. Quelle que soit leur couleur les toits unifient le paysage et la quantité de verdure marque la qualité de l'air. Prague est bien lotie. L'ascension de sa Tour de Petřín, un modèle réduit de notre tour Eiffel de 1891, nous dissuade de visiter le château qui n'a jamais été le genre d'excursion que nous affectons. La foule des touristes et le style des bâtiments nous font plutôt pencher vers un bon restaurant au-dessus du Jardin Wallenstein.


Le mur de stalactites artificiels où sont cachées des formes animales et grotesques donne à ce jardin baroque italien un air de conte carrollien. Les bosquets taillés dissimulent des enclos de verdure où les ébats licencieux pouvaient probablement se commettre sans être dérangés ! Après la vieille ville hier (quartier Staré Mĕsto) notre seconde journée fut tournée vers la verdure, des vergers de Petřín à l'île de Kampa (quartier Malá Strana, de l'autre côté du fleuve). Protégés par des retenues obligeant les bateaux à emprunter le canal, les pédalos mouchètent la Vitava.


Et partout explose un festival d'architecture, à tel point que ce musée vivant marque la ville plus que toute autre chose. Jamais nulle part nous n'avons marché autant la tête levée vers le ciel. Les tons pastels donnent leurs parfums sucrés aux façades ornées de cariatides et de sculptures. Les toits ondulent ou se redressent pour se grandir. Les styles se fondent et s'opposent harmonieusement. En plus des références déjà citées lors de mes précédents billets, on reconnaît l'influence italienne et pharaonique, et au delà, à quel pont les architectes tchèques ont influencé la construction de New York. On s'y croirait parfois. J'allais écrire "les yeux fermés", mais c'est aller un peu loin !


Je les rouvre pour redescendre. Après une pause en fin d'après-midi où nous regagnons notre hôtel, nous ressortons le soir pour profiter du décor déserté des cohortes de touristes. Dans la journée il semble qu'il y en ait plus que d'autochtones. J'imagine que les Pragois n'ont pas les moyens de se loger au centre ville et que la banlieue limitrophe n'a pas le charme de l'ancien, ou bien il faut s'éloigner vers la campagne...


En sortant de la brasserie où nous avions jonglé avec la bière maison et la Becherovka, une liqueur forte et onctueuse qui sentait "aussi" le clou de girofle, nous sommes allés admirer l'immeuble dansant de Frank Gehry et Vlado Milunić. Il n'y avait pas que l'immeuble surnommé à l'origine Fred et Ginger qui valsait !

jeudi 19 mai 2011

Le dit des pierres


Concours de circonstances, la pleine lune a laissé la place au plein soleil. On devine le bleu du ciel derrière les vitraux de l'Elite Hotel. Prague resplendit dans cette lumière méditerranéenne inattendue. Comme à Venise, on y souffle le verre et les églises pullulent telles des champignons, ici à la crème. Chaque rue rivalise d'immeubles magnifiques, gothiques, Renaissance, baroques, art nouveau, cubistes (!), contemporains... Nous ne nous attendions pas à un tel chatoiement pâtissier. La cuisine tchèque sait également être légère : soupe de carottes à l'orange et céleri, lapin de Bohême du sud au romarin, truite à la marjolaine, etc.


Les Tchèques sont plus aimables que ce que l'on nous avait raconté. On sent pourtant le stress sous les sourires. Nous avons parfois l'impression d'être dans un film de Věra Chytilová ou Miloš Forman. Les boutiques de marionnettes rappellent plutôt Jiří Trnka ou Jan Švankmajer et les statues de David Černý constituent l'extension contemporaine de l'humour de Franz Kafka.


À l'aéroport j'ai acheté Le cimetière de Prague, dernier pavé d'Umberto Eco, sur les conseils de Bernard Vitet à nouveau hospitalisé pour avoir ruiné ses poumons à grand renfort de deux paquets par jour depuis toujours. Je partage avec mon ami le goût de jouer les détectives. La synagogue espagnole n'a rien perdu de son charme ni le "jardin des morts" de son éclat, mais les flots de touristes ont obligé les autorités à canaliser les flux. On tourne autour dans le sens d'un stūpa sauf que je dois porter une kippa en papier bleu marine sur ma calvitie naissante. J'ai toujours adoré me promener dans les cimetières lorsqu'ils sont plus ou moins abandonnés. Séduit par l'île de San Michele à Venise ou le Père Lachaise, j'avais toujours rêvé visiter le vieux cimetière juif de Prague. Les tombes de travers ont quelque chose de vivant, comme si la pierre poussait de terre. Les morts nous enverraient-ils des signaux ? Si c'est de fumée, la décomposition des corps transforme les atomes, produisant entre autres des gaz à effet de serre, oxyde de carbone et surtout méthane. Mais leur brume verte s'est dissipée depuis une éternité, génies sortis de lampes d'Aladin qui brûlent sans cesse dans les temples. Depuis, tant d'autres ont été asphyxiés sous les douches des camps nazis. Je lis la dizaine de strates enfouies dans ce jardin comme une bibliothèque dont mes ancêtres ont perdu la langue. Je suis incapable d'en déchiffrer les signes, mais, malgré la confusion et les crimes honteux que le passé ne peut justifier, ils me parlent tout de même.

mercredi 18 mai 2011

La Bohême


Il est deux heures du matin à Prague. Je frappe à la porte, mais personne ne répond. La nuit en tout cas, la ville est calme et quasi déserte. Nous ne croisons que des adolescents anglais et allemands qui font en bande la tournée des bars et des dancings. Nous sommes arrivés il y a seulement trois heures, mais nous avons déjà arpenté le vieux quartier jusqu'au pont Charles qui surplombe la Vitava que Smetana orchestra sous son nom allemand de Moldau. L'architecture est magnifique, un croisement entre Vienne, Strasbourg, les villes du Nord et quelque chose d'indéfinissable.
Nous avons fini par trouver un restaurant ouvert à cette heure tardive et même réussi à souper local, du canard farci d'un truc marbré aussi bourratif que l'accompagnement, tranches de quenelles de pomme de terre et de quenelles de farine, que les choux vert et rouge chauds et acidulés permettront peut-être de digérer cette nuit sans faire de cauchemars à la Little Nemo. C'était bon. Françoise s'est contentée de galettes de pomme de terre au fromage, à l'ail et à la marjolaine.
À Charles De Gaulle j'ai cru qu'on ferait le voyage en car tant l'avion était garé loin sur la piste. Le survol de Prague illuminée présenta le Château dans un écrin d'or pétillant, un peu comme une bière blonde pulvérisée. La journée de demain nous réserve d'autres surprises...