L'absurde règne à Bucarest, en tout cas d'un point de vue architectural. Des immeubles modernes côtoient des ruines, les rénovations alternent avec des effondrements, le monumental stalinien avec l'orient ou le modernisme du début du XXe siècle. Il y a des colonnes corinthiennes collées à des buildings des années 60 et de gigantesques terrasses impériales encore plus roccoco perchées sur leurs toits, probablement rêvées par les dignitaires du régime ceaușescuesque. Les trottoirs et les chaussées sont défoncées, des tuiles ou des briques risquent de vous envoyer au cimetière. Cela n'empêche pas certains quartiers de distiller leur charme avec leurs restaurants en appartements et les cafés sous des tonnelles de verdure. Le quartier historique de Lipscani et Stavropoleos est défiguré par les débits de boisson et les restaurants "typiques" qui débordent sur la chaussée, industrie touristique oblige, mais Icoanei, par exemple, est devenu très branché. Plus on monte vers le nord, plus c'est huppé, façon Neuilly ou Vincennes. À la périphérie les malls ont remplacé les commerces de proximité, comme partout hélas. C'est un peu comme les paysages urbains qui mènent des aéroports aux grandes villes, quasi identiques quelle que soit la longitude.


J'ai tout de même du mal à comprendre pourquoi on construit une église aussi imposante derrière l'ancien palais du fada devenu le parlement, si colossal que personne semble savoir qu'en faire. En avril 2010, alors qu'avec Antoine Schmitt nous présentions ici-même Nabaz'mob, notre opéra pour 100 lapins, dans le cadre du Festival Rokolektiv, j'avais photographié à peu près sous le même angle le parc depuis l'arrière du Palais (photo ci-dessous, zoom plus rapproché). Je me demande ce que les habitants de Bucarest ont gagné en dix ans ? L'herbe a brûlé. La poésie surannée du parc a laissé la place à un chantier informe pour satisfaire la piété des Roumains interdits de pratiquer leur religion sous l'ère dite communiste.


Nous avons mis vingt minutes pour contourner l'immense bâtiment (270 sur 240 mètres, 1100 pièces sur 12 étages, 45 000 m2 au sol et 350 000 m2 habitables) et accéder au Musée d'Art Moderne et Contemporain qu'il abrite.


Celui-ci aussi semblait en travaux, que ce soit intentionnel comme cela devient la mode de faire un accrochage comme si on était dans l'atelier du peintre, ou dans les salles elles-mêmes. Difficile de se faire une idée en ne voyant qu'une œuvre de chaque artiste. Aucune intention flagrante ne se dégage de l'ensemble, à l'image du chaos de la capitale. Idem au Musée d'Art Récent. On est très loin des villes et villages que nous avons traversés dans le nord. Et puis les couleurs vives des façades me manquent terriblement, sans parler de la forêt des Carpates !


Nous préférons errer au petit bonheur la chance et découvrir des images étonnantes comme ce lierre entrant par la fenêtre d'un immeuble cossu laissé à moitié à l'abandon. Les périodes fastes de l'Histoire laissent des bâtiments somptueux difficiles à entretenir aujourd'hui.
C'est d'ailleurs à Iconei que, sur les conseils de Dana, nous faisons du restaurant Zexe notre cantine ! Sa cuisine est celle des boyards, gastronomie de la Roumanie d'antan. Le coût de la vie dans ce pays est si bas qu'il nous permet cette fantaisie.
Hélas, comme partout sur la planète, les inégalités se sont encore creusées. Si la vie était impossible avant la révolution de 1989, il n'y avait néanmoins pas de SDF à Bucarest. Une extrême pauvreté côtoie maintenant l'arrogance d'une nouvelle bourgeoisie. La capitale expose ces douloureuses ambigüités et, même si nous sommes venus travailler et réfléchir à une utopie à la fois passée et future avec nos amies roumaines, notre statut de touristes n'arrange rien à l'affaire.