La photo ne donne rien. J'avais arrêté de trembler et c'était le dernier virage en bas de la côte infernale. Avant de m'arrêter au bord du champ de luzerne j'avais eu les mains crispées sur le volant. Dix minutes qui durent une vie. La voiture sautait dans tous les sens, avec le précipice à tribord. En piquant en avant j'ai éclaté le pare-choc, mais heureusement l'airbag ne s'est pas déclenché. Je n'y avais même pas pensé. Au début nous riions des branches de ronces qui zébraient les flancs de la Kangoo. Ne suivez jamais Waze aveuglément ! L'application nous avait indiqué un chemin de terre. Je n'étais pas très chaud, mais nous devions atteindre un village médiéval, alors pourquoi pas ? La route était si étroite que nous avions juste la largeur de la voiture. Impossible de faire demi-tour où que ce soit. Les herbes étaient de plus en plus hautes sur le talus au milieu du chemin. Ayant déjà conduit sur des cailloux, des creux et des bosses, je savais l'auto haute sur pattes. Nous n'avions d'autre choix que d'avancer, mais les ronces étaient de plus en plus denses. Au bout d'une vingtaine de minutes de cette épreuve, un panneau indiqua que nous nous engagions dans une voie privée, interdite aux étrangers., mais rien ne précisait que la route était impraticable. De gros cailloux avaient remplacé la terre. Nos rires ont commencé à se figer et la peur avait remplacé la rigolade. Derrière, L. s'affolait parce que des sauterelles et des araignées avaient pénétré l'habitacle. La pente devenait de plus en plus abrupte. En voyant le précipice et le tournant en épingle à cheveux N. a fait descendre tout le monde et j'ai continué seul sur la piste noire. Vraiment pas le choix ! C'était cela ou continuer à pied, mais jusqu'où, pour sortir la Kangoo en hélicoptère. Ce n'est pas une blague. Je ne riais plus du tout. Chaque tournant marquait une nouvelle épreuve, et chacun était plus angoissant que le précédent. Je me souvenais du Salaire de la peur et roulais en seconde, sauf lorsque je devais faire une manœuvre pour amorcer un virage. Marche arrière en espérant ne pas glisser dans le fossé. Les pentes atteignirent 40 degrés, une folie. Je pensais à mon père qui, un été au Maroc, avait sauté un pont avec la voiture de location comme dans les films avec Belmondo. Il savait donc voler. Et je glissais de plus belle sur la piste noire. La voiture ressemblait à un shaker entre les mains de Tom Cruise dans Cocktail. Je serrai les fesses quand la partie gauche du chemin fut à soixante centimètres de celle de droite. Lorsque je me repasse le film dans ma tête, je me demande comment j'ai réussi à passer. Les autres aussi. Ils me suivaient inquiets, rassurés de ne pas voir la voiture retournée en bas de chaque virage. Lorsque je suis arrivé en bas, j'ai respiré profondément et j'ai sifflé le plus fort possible vers le haut de la montagne pour leur dire que tout allait bien. J'ai tenté d'envoyer des SMS, mais il n'y avait pas le moindre réseau. Ils ont fini par m'entendre. J'ai déjà eu peur en voiture, mais je n'ai jamais vécu un cross pareil. Même un 4x4 ne serait pas passé là. D'ailleurs personne n'avait probablement emprunté ce passage depuis des années. Cela ressemblait au lit d'un torrent. E. nous a donné de l'arnica, histoire de négocier le stress. On avait tous tremblé comme des feuilles. On rigolait à nouveau. J'ai regardé le châssis qui semble intact. Le pare-choc est convexe d'un côté, concave de l'autre, et je me fiche des rayures de la carrosserie. Mais désormais je ne suivrai plus Waze aveuglément et n'emprunterai plus de chemin de terre sans y avoir réfléchi sérieusement. J'avoue que dans des moments pareils je fonce comme un buffle avec un sang froid exemplaire, ce qui est complètement idiot. Quand faut y aller, faut y aller. Je devais être dans un état second, faisant corps avec le bolide transformé en attraction de foire.