Se connecter n’est pas une mince affaire. Je suis à l’isolement, séparé du couloir par un sas où s’ouvrent trois portes plombées pour empêcher le rayonnement radioactif d’atteindre les infirmières qui s’occupent merveilleusement de moi. La troisième porte est celle de la salle d’eau avec les toilettes à double évacuation et un lavabo. Jusqu’à jeudi matin où je quitterai ma chambre je n’aurai d’autre contact qu’à travers le hublot creusé dans celle derrière laquelle je passe mon temps à boire de l’eau pour éliminer la radioactivité de l’iode 131. À l’heure des repas je vais chercher la nourriture qui se trouve sur un plateau dans le sas. La pièce est suffisamment spacieuse pour y faire de la gymnastique. Le lit, une table et deux chaises, un fauteuil, une autre roulante au-dessus du lit, deux poubelles, l’une pour le plastique, l’autre, plombée, pour les matières organiques. Contrairement à ce qui est annoncé dans les cinq pages très bien faites, il ne fait pas froid au dernier étage du bâtiment, c’est même un peu suffocant. Il ne me semble pas que la prise de la gélule ait produit sur moi d’effet secondaire, si ce n’est un léger mal de tête, mais c’est peut-être dû à ma position dans le lit lorsque je regarde les derniers épisodes de la saison 3 de L’amica geniale, ceux de la seconde de Raised by Wolves ou le premier de la saison 6 de Peaky Blinders. Sinon j’ai ma liseuse bourrée de bouquins, mon ordi, l’iPad et le smartphone. Sauf que rien ne fonctionne tout à fait normalement. Pas moyen de récupérer mes mails sur mon MacBook, la connexion wi-fi au réseau APHP public est très fragile, la 4G me semble encore plus capricieuse. Souvent j’attends que ça passe. [Ma fenêtre est en haut à droite près des ceminées en zinc]


L’enfermement est très supportable, d’autant que depuis le sixième étage j’ai vue sur la rue. Des fumeurs sortent devant leurs bureaux, des étudiants discutent devant ce qui ressemble à une école privée, des jeunes jouent au basket sur un terrain près du square où se retrouvent les enfants en fin de journée, un poids lourd provoque un embouteillage, un grand type bosse tout seul sur le chantier en bas de l'immeuble. Quand le réseau est rétabli, j’ignore par quelle magie, je réponds aux provocations qui suivent mon article sur la crise ukrainienne. La plupart du temps on essaie de me faire dire des choses que je ne pense pas et que je n’ai pas écrites, mais qui rassureraient ceux qui ont des idées toutes faites. J’aurais préféré discuter du rapport du GIEC, chaque fois plus alarmant, qui est tombé hier. C’est de ma faute, je n’en ai rien dit. Est-ce par incompétence ou parce que c’est si énorme que je ne sais pas par quel bout le prendre ?
En attendant je me demande quand j’aurai du réseau pour publier mon article quotidien dans la nuit silencieuse de Saint-Louis. Alors je retourne dormir, il n'y a que cela à faire.