Fort de ses 736 pages le livre d'Aymeric Leroy sur l'École de Canterbury est une précieuse compilation chronologique des histoires de famille d'une bande de musiciens pop fascinés par le jazz, avec le groupe Soft Machine en locomotive. L'auteur remonte à leur scolarité géographique qui permettra au guitariste australien déjanté Daevid Allen, au crooner Kevin Ayers, au chercheur tourmenté Robert Wyatt, à l'organiste intello Mike Ratledge, au roadie Hugh Hopper devenu bassiste de se rencontrer. Les Wilde Flowers intégreront également Richard et David Sinclair, Pye Hastings, Brian Hopper et quelques autres. Leroy privilégie néanmoins le rock progressif, trop unisoniste à mon goût, de groupes somme toute mineurs comme Caravan, Egg, National Health, voire les plus récentes moutures de Soft Machine face aux recherches inventives que le compositeur-batteur Robert Wyatt ne cessera jamais de mener, dans ses élucubrations pataphysiques en solo comme dans ses tentatives collectivistes telle Matching Mole ou dans les chansons qui le hisseront au rang d'artiste culte (Leroy n'en salue pas moins Rock Bottom, le chef d'œuvre de Wyatt sorti en 1975, mais il passe à côté de sa démarche fondamentale où chaque étape fait sens). La lecture du détail des associations qui se font et se défont au fil des concerts et des disques de tous ces groupes rend indispensable l'écoute ou la réécoute des enregistrements évoqués (P.S.: j'avais d'ailleurs été injuste avec Hatfield and The North lors de cet article). C'est ainsi que le rubato des uns renvoie le swing des autres au papier à musique alors que ce sont les improvisations et les expérimentations qui influenceront radicalement des centaines de musiciens européens sans qu'ils suivent pour autant les traces de ces précurseurs britanniques. Les débuts de Soft Machine furent surtout déterminants parce qu'ils permirent à des musiciens issus du rock de se servir des manières du jazz sans tenter d'en imiter le style.
À la fin du XXe siècle, le Californien Frank Zappa fut l'autre passeur qui gomma les frontières entre les styles et les conventions, de l'écrit à l'instantané, mettant en scène l'interprétation de partitions complexes, fondant l'engagement politique dans le pop art et l'humour, s'inspirant du classique et de la musique contemporaine, du rock et du jazz, du free, du doo wop ou du blues... La caractéristique des Européens fut justement de se passer du blues, insistant plutôt sur leurs racines symphoniques. Après les longues suites instrumentales de la période du troisième album de Soft Machine et leur introduction flamboyante des cuivres, Robert Wyatt, résolument minimaliste, maria humour non-sensique et pensée révolutionnaire, sa voix unique, blanche et fragile, haut perchée et zozotante, en devenant le vecteur. On remarquera que la voix de Zappa, chaude et séductrice, ironique et professorale, fut tout aussi déterminante pour passer la barre de l'expérimental et toucher un public toujours plus large.
À privilégier et donc à détailler le côté carré (même si les mesures sont impaires !) du rock progressif face aux expérimentations originales, Leroy passe à côté de l'importance que représente par exemple The End of An Ear de Wyatt ou les variations improvisées d'un concert à l'autre de Soft Machine à la meilleure époque. Je me souviens que chacun recélait toujours des surprises. Je fournis d'ailleurs à Leroy en 2005 l'enregistrement intégral que j'en réalisai à Amougies, ainsi que celui de Caravan, entre autres. Ce sont toutes les bandes qui circulent sur Internet et qui se sont parfois retrouvées publiées commercialement par des individus peu scrupuleux. Ce n'est évidemment pas le cas de l'auteur dont la rigueur est un des fers de lance, même si je ne partage pas toujours ses avis sur la scène de Canterbury. Ces divergences sont probablement dues à la différence de générations, que l'on ait vécu ce mouvement in vivo ou in vitro au travers des enregistrements et des rétrospectives. Leroy néglige ainsi l'importance qu'eut Chrysler Rose de Dashiell Hedayat sur nos soirées lysergiques, ou l'incroyable délire des concerts de Gong dont j'assurai souvent le light-show, comme je le fis sur Kevin Ayers avec Lol Coxhill, David Bedford, Mike Oldfield, etc. à la Roundhouse en 1971 pour Krishna Lights. Mais le manque de cette somme érudite réside surtout dans l'absence d'analyse du contexte social. Or il influence pourtant fondamentalement les rebellions artistiques, l'Histoire des prolos ou petits bourgeois blancs du Kent étant radicalement différente de celle des Afro-Américains. Mettre encore en perspective ce qui se passait hors cette petite famille eut éclairé autrement leur mouvement et l'influence énorme qu'il eut sur la génération suivante. La profusion des anecdotes et la chronologie des faits finissent pas occulter les motivations, conscientes ou inconscientes, des protagonistes. En cela le livre d'Aymeric Leroy favorise le savoir encyclopédique au détriment de l'analyse.
Il n'empêche que c'est une mine d'informations jamais compilées jusqu'ici. Dans cette perspective on peut regretter qu'il n'y ait pas plus d'entrées, entendre divers systèmes de recherche, plus thématiques que les classiques index de groupes, musiciens et albums. Aborder en quelques lignes un ouvrage aussi compact et laborieux est néanmoins très injuste.

→ Aymeric Leroy, L'École de Canterbury, 736 pages, Ed. Le Mot et le Reste, 33€