70 Musique - juillet 2023 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 28 juillet 2023

Un jeune homme sous influence


De temps en temps nous plongeons dans le passé, feuilletant nos cahiers d'écolier, albums de photos ou boîtes fourre-tout. Il faut parfois attendre des décennies, mais les accumulateurs finissent par rendre leur jus.
En juin [2010] j'avais exhumé "les 10 vinyles que j'ai achetés pour leurs pochettes et dont la musique ne m'a pas déçu, bien au contraire, puisqu'ils sont à l'origine de ma vocation de compositeur" pour l'exposition Face B de Daniela Franco à La Maison Rouge. Étaient cités We're Only In It For The Money des Mothers of Invention, Their Satanic Majesties Request des Rolling Stones, le premier album des Silver Apples, Strictly Personal de Captain Beefheart and His Magic Band, Electronic Music de George Harrison, An Electric Storm de White Noise, The Doughnut in Granny's House du Bonzo Dog Band, The Academy in Peril de John Cale, Musics for Piano, Whistling, Microphone and Tape Recorder de Michael Snow et le premier album d'Albert Marcœur. Dimanche matin, jour propice à écouter des disques remisés derrière le divan, j'ai retrouvé d'autres albums qui m'ont influencé considérablement sans que je m'en souvienne. Je laisse pour l'instant de côté ceux de mon enfance, 45 tours et évocations radiophoniques, et mes premiers achats, Claude François, Adamo et les Beatles !
Parmi mes 33 tours achetés en 1968, Crown of Creation de Jefferson Airplane incarnait l'électricité du rock psychédélique, Have A Marijuana de David Peel and The Lower East Side l'agit prop de rue, In-A-Gadda-Da-Vida d'Iron Butterfly nos transes rituelles, In Search of The Lost Chord des Moody Blues le rock symphonique gentillet, mais ceux qui me marquèrent de manière indélébile furent plus certainement The Beat Goes On de Vanilla Fudge, incroyable remix romantique de tubes de tous les âges avec utilisation dramatique de voix historiques (Chamberlain, Churchill, Hitler, Roosevelt, Truman, Kennedy, etc.), d'interviews reconstitués et d'éléments hétérogènes, l'éclectique et expérimental Wonderwall Music de George Harrison, Beatle le plus proche de Revolution 9, et évidemment les deux précédents albums de la bande de Frank Zappa, Freak Out ! et Absolutely Free. De l'année suivante et malgré les griffures de Scat qui en avait bien esquinté les tranches, je reconnais Trout Mask Replica, chef d'œuvre de Beefheart, Umma Gumma de Pink Floyd juste avant que je les remplace par Soft Machine, Sun Ra et Harry Partch dans mon panthéon, Family Entertainment de Family, rock progressif aussi éclectique (c'est un terme que j'apprécie, on l'aura compris ou entendu !) avec l'extraordinaire puissance vocale de Roger Chapman, Permanent Damage des GTO's (Girls Together Outrageously), un groupe de nanas déjantées produites par Zappa sur Straight.
Tous ces disques méritent d'être découverts ou redécouverts par quiconque s'intéresse à cette époque prolifique où l'imagination était au pouvoir, du moins dans la résistance. Il y en a beaucoup d'autres, c'est très personnel, je n'ai cité que ceux que je possède encore dans leurs versions vinyle avec leurs grandes pochettes de 30 cm sur 30 cm et qui ont influencé indirectement ma propre musique. L'esprit des jeunes gens est très meuble et les émotions imprimées à cette époque de formation sont souvent plus marquantes qu'on ne le suppose...

Article du 29 mars 2011 illustré par deux photos de ma pomme prises à Marly-le-Roi en 1971 pendant le concours de l'Idhec, j'avais 18 ans.

mardi 25 juillet 2023

Plastic Bamboo d'Asynchrone


Il a fallu que j'attende le troisième morceau de l'album Plastic Bamboo du groupe Asynchrone pour que mes craintes disparaissent. Les deux premiers sonnaient comme de l'électro pop japonaise synthétique et désincarnée. N'ayant jamais été un fan de la musique de Ryūichi Sakamoto, trop hygiénique à mon goût, et le disque constituant des adaptations de onze de ses pièces, je pouvais craindre le pire. Heureusement, malgré un riff plus chinois que japonais, le saxophone free de Hugues Mayot et la flûte distordue de Delphine Joussein commencèrent à prendre la tangente sur Neue Tanz, comme le piano jazz de Manuel Peskine sur Thatness and Thereness dont les chœurs me rappellent irrésistiblement le groupe Supersonic. Et plus ça va, plus le propos de pervertir l'objet de leurs désirs, en particulier ceux du synthésiste Frédéric Soulard et du violoncelliste Clément Petit à l'origine du projet, colle à ce mélange de dance et de jazz. Le rythme est tenu par les synthés et la batterie de Vincent Taeger, son marimba se mêlant aux sons électroacoustiques très "plastic bamboo". On finit par avoir envie de se trémousser avant que les voix répètent inlassablement Once in a Lifetime à la manière du Sun Ra Arkestra et que Mayot s'envole sur les ailes de Pharoah Sanders. Pour Ubi il plane ainsi au-dessus de l'arpégiateur, très belle évocation romantique des années 70. Plus le chaos prend le dessus, mieux je m'y retrouve dans ce mélange des genres où l'électronique et l'acoustique participent à cette épopée épique qui entraîna Sakamoto à composer de mémorables musiques pour le cinéma. Finalement l'ambient prend les couleurs de notre temps et le kraut jazz décape le dance floor.



→ Asynchrone, Plastic Bamboo, CD No Format!, sortie le 29 septembre 2023 (concert le 27 au 104)

vendredi 21 juillet 2023

Gammes de ouf


Mon nouveau synthé russe se joue à deux mains, mais je dois tenir mon smartphone pour prendre la photo. Si je veux profiter des glissés du gyroscope et phénomènes de gravité en l'inclinant et le secouant, il vaut même mieux que je m'en saisisse carrément, mais pour l'instant j'apprends à m'en servir. Comme les quatre autres instruments fabriqués par Soma que je possède déjà, mon nouveau jouet n'obéit pas du tout aux principes habituellement développés sur les appareils fabriqués au Japon, aux États Unis ou ailleurs. Ce synthétiseur numérique polyphonique et microtonal ayant relativement peu de boutons, il faut apprendre les combinaisons de touches et l'ordre des commandes pour en jouer aisément. Lorsqu'on commence à les assimiler, Terra devient un instrument extrêmement intuitif permettant d'improviser à la volée. Il n'y a pas de menu, pas d'écran. Les commandes sont tactiles, particulièrement agréables à manipuler, sortes de contacteurs semi-sphériques très doux, recouverts d'une fine couche de laque, réagissant à la largeur de surface du touché, donc à la pression des doigts et à la vélocité. La synthèse est un mélange complexe de modulation de fréquence, d'additive, de soustractive, de modèles physiques et je ne sais quoi. L'objet est plus profond qu'il n'en a l'air et je me demande si je saurai un jour utiliser toutes ses ressources. Il y a une partie Midi, 13 modes d'arpégiateur, 8 formes de LFO, 96 presets de timbres programmables, filtres et enveloppes, réverbération et délai, des transpositeurs sophistiqués, un stockage possible sur USB, il est stéréo et je deviens maboul si j'essaie de tout comprendre trop rapidement, car les commandes obéissent différemment en fonction des 32 algorithmes.
Je pensais l'utiliser mercredi dernier pour le nouveau Pique-nique au labo avec Bruno Ducret et Olivia Scemama, mais nous avons dû reporter la rencontre à août suite à une annulation de dernière minute du train de Bruno. Ce genre de mésaventure semble de plus en plus courante à la SNCF. Est-ce la dilatation des rails sous la chaleur grandissante ou une mauvaise organisation (l'une influant sur l'autre) je l'ignore, mais le train cet été n'est pas plus fiable que l'avion ? Quant aux travaux de la RATP, probablement en prévision des Jeux Olympiques, ils obligent à faire parfois le soir de longs trajets à pied. Heureusement j'ai mon vélo et pour l'instant je reste à Paris. J'en profite pour fourbir mes armes sur mon tronc d'arbre, en l'occurrence apprivoiser le Terra de manière à ce que mon approche soit la plus personnelle possible.

mercredi 19 juillet 2023

Scott Fields Ensemble plays the songs of Steve Dalachinsky


Les poèmes de Steve Dalachinsky (1946-2019) mis en musique par Scott Fields, compositeur de Chicago, sonnent à mes oreilles comme des prétextes à une musique délicieuse qui flotte au fil du septet. La mezzo-soprano Barbara Schachtner me rappelle à la fois une cantatrice zappienne et certaines voix de Bang On A Can. Elle figure plus un instrument porté par les mots qu'une conteuse, s'intégrant merveilleusement à l'ensemble formé par Scott Fields à la guitare électrique, la clarinettiste Annette Maye, le tubiste Melvyn Poore, le flûtiste Norbert Rodenkirchen, l'accordéoniste Florian Stadler et Eva Pöpplein qui assure les interludes électroacoustiques à l'ordinateur. La musique de Fields est très différente de celle que Dalachinsky choisissait lorsqu'il disait ses poèmes accompagné par des musiciens, montrant que leur épatante musicalité se prête à d'autres traitements. La prosodie très rythmique de Dalachinsky pousse les musiciens à faire des pointes, et j'ai parfois l'impression qu'un orchestre de jazz actuel s'essaie à la musique viennoise. Les évocations sonores du field recording replacent l'ensemble dans sa contemporanéité, nous entraînant dans un courant aérien ou aquatique, comme si les mots flottaient tels des cocottes en papier dans un caniveau. Le retour à l'enfance ?


Sur la vidéo il faut sauter à la trentième minute pour entendre les mélodies du disque interprétées par l'Ensemble.

→ Scott Fields Ensemble plays the songs of Steve Dalachinsky, CD Ayler Records, sortie officielle le 20 août 2023, dist.Orkhêstra, mais il devrait être accessible sur Bandcamp dès le 4 août.

vendredi 14 juillet 2023

Par terre avec Birgé Donarier Legros


Voilà, le jour de gloire est... arrivé. Lorsque la session est une partie de rigolade, la musique profite de notre complicité. Je n'avais jamais rencontré Emmanuelle Legros ni Matthieu Donarier, mais j'avais chroniqué leur disque à l'une comme à l'autre, Forêts du trio Tatanka composé par la trompettiste et Le bestiaire du saxophoniste. La première a choisi le second comme le veut le protocole de ces Pique-nique au labo dont le volume 3 sortira en CD à la rentrée. Mardi dernier marquait la première rencontre à figurer sur le volume 4 lorsqu'il sera complet. Et ce sera un fabuleux début !...


Matthieu est venu avec son ténor, Emmanuelle avec trompette et bugle, mais tous les deux sont allés piocher d'autres instruments dans ma caverne d'Ali Baba. Emmanuelle s'est emparée d'une trompe africaine et de petites percussions comme Matthieu qui a adopté mon petit piano Michelsonne. De mon côté j'avais comme d'habitude mes claviers et d'autres machines électroniques, les trompettes à anche, flûtes, guimbardes, l'inanga, le violon et deux instruments à archet achetés à Bangkok, un saw duang et un saw u. Le résultat m'apparaît très lyrique et merveilleusement équilibré. Je leur avais fait choisir entre le jeu de Brian Eno et Peter Schmidt ou celui de Dixit, ils ont préféré s'inspirer des phrases plutôt que des dessins : Vers l'insignifiant / La chose la plus importante est la chose qu'on oublie le plus facilement / Slow preparation, fast execution / Toujours les premiers pas / Trois couleurs inacceptables / Continuez comme ça / Une partie seulement, pas tout / Dans l'obscurité ou une très grande salle, silencieusement.


À midi j'avais préparé du poulpe mariné accompagné d'une ratatouille et de riz, avec les incontournables glaces et sorbets avant le café. La cuisine, comme la musique, permet de faire connaissance, de partager notre plaisir, de digresser et élucubrer à loisir. Pour la photo Matthieu a proposé que nous nous allongions par terre (Par terre est le titre de l'album) dans la cuisine, Emmanuelle et moi avons suggéré de camoufler nos double-mentons, la contre-plongée donnant l'impression d'en avoir même à celles ou ceux qui n'en ont pas ! Je suis grimpé sur l'escabeau et clic clac c'est dans la boîte. J'ai choisi une photo de Matthieu pour la pochette et récupéré celle du studio vide faite par Emmanuelle, là où nous avions abandonné nos instruments, le temps de prendre le café au jardin.

→ Birgé Donarier Legros, Par terre, en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org et Bandcamp

lundi 3 juillet 2023

Morricone free style


À mes débuts, lorsque j'appris qu'Ennio Morricone avait improvisé librement, en particulier avec le Gruppo Di Improvvisazione Nuova Consonanza, cela m'avait laissé soupçonner une certaine légitimité dans ce que j'essayais d'élaborer. Je verrai plus tard le film A Quiet Place in the Country d'Elio Petri pour lequel en 1968 il avait "composé" la musique, interprétée par les membres du groupe, soit Franco Evangelisti (piano), Mario Bertoncini (percussion), Egisto Macchi (percussion), John Heineman (trombone, violoncelle), Walter Branchi (basse) et lui-même (trompette) sous la direction de Bruno Nicolai, avec la chanteuse Edda Dell’Orso et le batteur Vincenzo Restuccia. Or je découvre aujourd'hui une nouvelle musique de film composée par Morricone avec le Gruppo Di Improvvisazione Nuova Consonanza dirigé par Nicolai, la musique du film Gli Occhi Freddi Della Paura (Les Yeux froids de la peur), un autre giallo réalisé cette fois par Enzo G. Castellari, trois ans plus tard en 1971. Je n'ai pas vu le film, mais la musique est étonnante, d'une liberté que peuvent lui reconnaître tous les improvisateurs d'aujourd'hui. L'influence qu'il eut sur John Zorn saute par exemple aux oreilles. Nous sommes à l'époque des premiers groupes d'improvisation libre en Europe comme Musica Elettronica Viva aussi en Italie, le New Phonic Art et le Portal Unit en France, le Spontaneous Music Ensemble et AMM en Angleterre, les musiciens allemands autour du label FMP, les Hollandais de l'Instant Composers Pool... Or la musique de Morricone ne ressemble à aucun des courants issus du free jazz ou de la musique contemporaine. En adoptant tous les possibles il s'affranchit d'un quelconque genre, et ceux qui s'en rapprochent le plus sont probablement les jeunes musiciens actuels, souvent sortis du Conservatoire tout en ayant pris la tangente. Cette aptitude à l'invention instantanée, jumelée à son travail d'orchestrateur dans la chanson italienne, donnera à Morricone la liberté d'imaginer des alliages inédits pour les nombreuses musiques de films à venir...

→ Ennio Morricone, Gruppo Di Improvvisazione Nuova Consonanza, Gli Occhi Freddi Della Paura, LP ou CD Dagored