70 Musique - janvier 2024 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 31 janvier 2024

Apéro Labo #2


Il reste quelques rares places pour le concert du dimanche 18 février à 17h qui aura lieu dans l'intimité du Studio GRRR à Bagnolet pour la rencontre du duo MÉTÉORE, soit la tubiste Fanny Meteier et l'altiste Maëlle Desbrosses, avec ma pomme. Nous jouerons au chapeau. À l'issue du concert qui sera enregistré et mis en ligne la semaine suivante sur drame.org, nous partagerons l'apéro avec la trentaine de nos invités !

Ne réservez que si vous êtes déterminé. Nous confirmerons (ou infirmerons) votre réservation au plus vite. Si, le temps de répondre, les places sont toutes prises, indiquez-nous si vous souhaitez participer à l'un des prochains Apéro-labo. J'annoncerai ici dès que nous serons complet.

APÉRO LABO
La liberté de l'indépendance
pour le plaisir des sens

Pique-Nique au labo 3 in Jazz News


"Réception"
Jean-Jacques Birgé cultive depuis si longtemps, sous toutes les formes, dans tous les arts, un iconoclasme qui a édifié une œuvre foisonnante, insaisissable, pénétrée de sa propre originalité. Ce troisième volume – les deux précédents étaient dans le même double disque –de son Pique-nique au labo illustre une facette de son travail qui pourrait se targuer sans peine d'être la plus belle à bien des égards : Birgé s’intéresse à ce(ux) qui l’entoure. Invitant à nouveau bien des artistes à venir enregistrer avec lui, il en ressort une collectivité passionnante, où Naïssam Jalal (par exemple) côtoie (à titre d'illustration) Violaine Lochu ou David Fenech, et c'est heureux. Le résultat, surtout, et très réussi, et cela est d'abord dû à l'accueil musical fait par l’hôte, dont l’éclectisme nécessaire dans ce format est servi avec une intelligence et une sensibilité constante.
Pierre Tenne (Jazz News, décembre 2023)

Actuel Remix = Goebbels Remix + Ensemble Modern Live Remix


À l'issue du concert électroacoustique solo de Xavier Garcia au Mans samedi dernier, je lui confiai que "je n'aurais pas fait mieux !". Entre musiciens jouant du même instrument, nous sommes souvent critiques. C'était de mon point de vue le plus beau compliment que je pouvais lui faire. Pourtant, lorsqu'il s'agit d'électronique, chacun/e a sa propre boîte à outils. Lors du concert de Xavier Garcia pendant le salon organisé par les Allumés du Jazz, je compris chaque geste, ou plus précisément, la raison d'être de chaque note ou mouvement. J'avais en face de moi un frère d'armes ou un cousin à la mode de Bretagne, encore que Xavier soit affilié à l'ARFI (Association à la Recherche d'un Folklore Imaginaire) implantée à Lyon depuis 1977. Il y a tout juste un mois j'avais déjà été emballé par son CD Labyrinthe d'une ligne.

Comme nous parlions ensemble de mon article, Xavier Garcia me remit son double CD de remix réalisé par Actuel Remix, duo qu'il forme avec Guy Villerd. Le propos était encore cette fois diablement alléchant. Les deux compères revisitent des pages de la musique contemporaine en les remixant avec des titres de grands noms de l’électro actuelle. Le premier volume est consacré à Heiner Goebbels, le second à l'Ensemble Modern. Rien de mieux pour exciter ma curiosité ! Je ne suis pas déçu. C'est de la musique de jeunes, entendre pour danser frénétiquement, à partir de matériaux inventifs et très variés. Goebbels, ancien jazzman créatif passé à la composition, se retrouve cadré par des samples rythmiques de Richie Hawtin, Ricardo Villalobos, Adam Beyer, Aphrodite, etc. Le second CD offre 17 remixes enregistrés live le 9 février 2017 lors de sa création au Festival Frankfurter Positionen où l'Ensemble Modern jouant Iannis Xenakis, Edgard Varèse, Michael Gordon, Sascha Dragićević, Dietmar Wiesner et Rainer Römer est mélangé aux samples de Mr Oizo, The Haxan Cloak, Klara Lewis, Thomas Schumacher, Nautic Depths, Fat Boy Slim et Richie Hawtin. Des musiciens de l'Ensemble Modern s'étaient cette fois joints aux deux électroniciens penchés sur leurs ordinateurs : Dietmar Wiesner à la flûte, Giorgos Panagioditis au violon, Alexandar Hadjiev au basson et contrebasson, Michael M. Kasper au violoncelle et Rainer Römer aux percussions. La musique est particulièrement vivante grâce à la présence des musiciens en chair et en os. La création sur Heiner Goebbels date d'un an plus tard au Festival de Vaulx-en-Velin, mais elle est retravaillée en studio par Xavier Garcia qui s'est chargé du mixage définitif.


La différence avec de nombreux musiciens électroniques vient de la composition au sens propre, à savoir l'équilibre dans le temps des forces en présence, l'architecture faisant souvent défaut aux improvisateurs et même parfois aux compositions préalables. La structure d'une pièce et son propos sont pour moi déterminants dans mon appréciation. Ici, alors on danse... Mais chaque pièce est une pochette-surprise qui ravit mes oreilles et me ferait presque bouger les jambes.

→ Actuel Remix, #02 Heiner Goebbels' Remix - #03 Ensemble Modern Live Remix, 2 CD ARFI, dist. Les Allumés du Jazz

mardi 30 janvier 2024

La BD Underground paraît en anglais


La version anglaise de Underground, la formidable bande dessinée d'Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog, ne peut rivaliser avec l'original en français, mais elle a le considérable avantage de rayonner sur toute la planète. Le format est beaucoup plus petit, et j'ai préféré la préface de de Michka Assayas à celle de Michael Moorcock. Par contre la traduction d'Edward Gauvin et le lettrage de Lauren Bowes m'ont semblé fidèles. Underground, rockers maudits et grandes prêtresses du son est ainsi devenu Underground, The illustrated Bible of Cursed Rockers and High Priestesses of Sound !


Si l'ensemble est passionnant, je suis évidemment de parti pris puisque l'aventure d'Un Drame Musical Instantané suivie de la mienne en solo occupent six pages et demie de l'ouvrage. Si la majorité des trente-six artistes (ou groupes) sont, comme on peut s'en douter, anglo-saxons, nous avons la chance d'être les seuls Français avec Boris Vian, Colette Magny, Brigitte Fontaine et Eliane Radigue. Un Tome 2 est annoncé pour 2025 qui élargira la sélection, et "Vivre Libre ou Mourir, Punk et Rock Alternatif en France, 1981 - 1989" paraîtra d'ici là ! !


Le titre des pages du Drame étant déjà L'élixir de jouvence, je suis ravi de lire sur mon disque du Centenaire : "Éternel jeune homme, Birgé s'affranchit du temps et de ses contraintes..." Cette vitalité est probablement liée à la phrase de Cocteau que j'avais inscrite sur l'une de mes cartes de visite : "Le matin ne pas se raser les antennes." En me laissant pousser barbe et cheveux le risque s'amenuise !



À la fin de l'ouvrage la discographie présente pour le Drame le CD Rideau ! (1980) où figurent deux longues improvisations et nos premières compositions préalables, l'album en ligne Poisons d'une durée de 24 heures (1976-79), et, plus récent, le CD de mon Centenaire (2018).

→ Arnaud Le Gouëfflec & Nicolas Moog, Underground, en français chez Glénat / en anglais chez Titan-Comics

lundi 29 janvier 2024

Rendez-vous manqué, un autre réussi


Novembre 1988. Le soir de la création française de Different Trains par le Kronos Quartet, ma pièce favorite composée par Steve Reich, nous avions invité leur premier violon, David Harrington, à dîner chez Bofinger à la Bastille pour leur proposer une œuvre composée par Un Drame Musical Instantané. Nous avons été probablement trop gourmands, Bernard Vitet, Francis Gorgé et moi, en évoquant une longue pièce d'une heure dont j'ai oublié les principes (il faudrait que je me plonge dans les archives). Côté gourmandise, Harrington nous avait d'un autre côté refroidis dans son rapport à la nourriture, marotte culturelle typiquement française assumée par le Drame. En résumé le dîner avait été un fiasco, nous nous étions carrément ennuyés, et nous en sommes restés là. J'ai continué à aduler le Kronos dont je possède quasiment tous les disques et quelques inédits. Six ans plus tard, j'espérais les rattraper lorsque j'ai pris en charge la direction artistique du disque Sarajevo Suite pour le quatuor Sniper Allée que j'avais écrit et la Prière de Sarajevo interprétée par Dee Dee Bridgewater, sur un poème d'Abdulah Sidran, dont Bernard avait la responsabilité. Je ne me souviens plus pourquoi le rendez-vous fut à nouveau manqué, mais nous avons fini par nous entendre avec le Balanescu String Quartet que nous avons enregistré aux Premises à Londres.


Le quatuor d'Alexander Balanescu était également présent lors de la soirée exceptionnelle organisée au Cargo à Grenoble en 1994. J'eusse aimé un tempo plus rapide pour Sniper Allée, mais c'eut été difficile sans répétition préalable. J'ai oublié de réclamer les partitions à Alexander, qui s'était déridé et m'avait embrassé comme du bon pain à l'issue de ce gigantesque concert que j'avais organisé et où figuraient également les quintets de Lindsay Cooper (Thomas Bloch, Phil Minton, Dean Brodrick, Gérard Siracusa) et Henri Texier (Bojan Z, Noël Akchoté, Sébastien Texier, Tony Rabeson), les Westbrook avec Chris Biscoe, le Drame, Pierre Charial à l'orgue de Barbarie et Claude Piéplu comme récitant... Mais nous ne nous sommes hélas jamais revus. J'ai continué à acquérir également tous ses disques.
Par contre j'ai eu récemment la chance d'écouter encore le Kronos sur scène, à la Cité de la Musique, et ce fut, comme chaque fois depuis 1985, un immense plaisir. Ce 12 janvier ils interprétèrent Black Angels de George Crumb (avec instruments à cordes électrifiés, harmonicas de verre et deux gongs suspendus !), ainsi que des pièces d'Aleksandra Vrebalov, Jlin, Hawa Kassé Mady Diabaté, Trey Spruance, Gabriella Smith et Reich, avec Purple Haze et Laurie Anderson en rappels !

samedi 27 janvier 2024

Salons du jazz


Aujourd'hui je fais un saut au Mans pour le Salon organisé par Les Allumés du Jazz, au Palais des Congrès et de la Culture. Je regrette d'avoir été si accaparé par le travail et le reste que le label GRRR n'a pu être présent sur un stand. Je me souviens du Premier Salon du Jazz et des Musiques Improvisées du 21 au 24 avril 1983 organisé par le JAPIF (Jazz Action Paris Ilde France). Sur la photo, Jack Lang (ministre de la Culture), Maurice Fleuret (directeur de la musique et de la danse), Jean Carabalona (responsable du jazz au ministère) et moi-même (de dos, en amorce) sur le stand des disques GRRR où était exposé le dragon, instrument de percussion conçu et réalisé par Bernard Vitet.


Sur une autre, Maurice Fleuret essaie le dragon. Je profite de ce petit voyage pour apporter les vinyles de Poudingue aux Allumés.


Peut-être que je me trompe et c'était le second Salon, parce que je trouve cette photo que j'ai prise de Francis Gorgé sur le stand GRRR du Salon du Jazz et des Musiques Improvisées organisé par le Japif en 1981 !

jeudi 25 janvier 2024

Le courant est passé


Nous en faisions trop. Dès le premier album d'Un Drame Musical Instantané en 1977, certains auditeurs nous taxaient de coïtus interruptus. On nous accusait de zapper avant que le public ait eu le temps de s'installer. Notre soif d'invention les laissait sur leur faim. Combien de fois nous a-t-on conseillé d'ajouter une bonne rythmique à nos élucubrations protéiformes ! Emportés par la passion du laboratoire et l'excitation de l'inconnu, nous n'avons jamais voulu céder aux sirènes du succès. Cela ne nous empêcha pas de vivre de notre musique, mais nous n'avons jamais connu que des succès critiques, deux mètres de linéaire sur les étagères de nos archives au rayon presse. Entendre que nos fans s'y retrouvaient, mais qu'aucun succès populaire n'était envisageable.
Seuls les lapins de Nabaz'mob surent briser la vitre et rassembler tous les publics, sans que nous l'ayons d'ailleurs prévu puisque le spectacle avait été créé à l'origine pour une occasion unique. Dans les premiers mois Antoine Schmitt et moi nous demandions même ce que nous avions fait de mal pour que cela marche autant. Six ans plus tard l'opéra [continuait] de tourner, à notre plus grande surprise.


Cette réussite, et d'autres que j'avais commises dans les domaines du multimédia (CD-Rom et sites Internet de création) ou du cinématographe, forçait mes interrogations. Cette ligne pure et dure de l'artiste contemporain manquerait-elle de générosité ? Lorsque nous désirons convaincre, nous nous donnons pourtant les arguments pour le faire. En écoutant les premières improvisations du trio formé avec Birgitte Lyregaard et Sacha Gattino je retrouvai l'entrain du Drame des débuts, plaisir partagé de nous retrouver ensemble et d'inventer des formes, des alliages de timbres, des paysages sonores laissant libre cours à l'imagination de l'auditeur. Pour composer une chanson, la plupart des groupes pop ou électro se seraient contentés d'une seule des quinze idées esquissées dans chacun des morceaux de nos deux premiers albums. Suffisait-il de développer un climax pour caractériser chacune de nos pièces en la rendant plus abordable ? S'appuyer sur un texte concentre la théâtralisation, ce que j'appelle souvent le drame même lorsqu'il s'agit d'une comédie, et cerne notre imagination. Il est certain que mes disques de chansons, que ce soit Crasse-Tignasse pour les enfants ou Carton, rencontrèrent un succès plus large que les pièces instrumentales. La chanson donne un cadre au sujet, canalisant la digression dont nous sommes friands.


C'est ainsi qu'est née la musique de El Strøm, après un an de gestation. Le premier concert donné [...] au Triton confirma nos choix. Même si elles sont bien barjos, nos chansons [surent] séduire le public que l'on devrait écrire au pluriel tant la salle était bigarrée. Hélène Collon me sussura qu'elle n'avait jamais entendu autant de langues différentes dans cette salle. Je crus comprendre qu'il s'agissait de celles qu'emploie Birgitte sur scène alors qu'elle évoquait l'espagnol, l'italien, l'anglais, le danois, le suédois, l'arabe, etc., des spectateurs ! Alors voilà, nous avons des chansons servies par une voix exceptionnelle, des rythmes composés aux petits oignons par Sacha, des instruments extraordinaires excitant la curiosité du public, des mélodies poignantes, une bonne dose d'humour qui fit se tordre la salle, mais encore faut-il trouver des lieux où reproduire le miracle ! Je n'ai plus la patience à faire la prospection nécessaire pour multiplier les petits pains. Le salaire des concerts n'est plus non plus un argument motivant. Seul l'enthousiasme de notre équipe pour notre travail me forcerait à commettre cette douloureuse acrobatie qui consiste à téléphoner aux programmateurs de salles et festivals. En attendant, nous n'avons rien trouvé de mieux que de mettre en ligne nos premiers pas sur le site El Strøm, cinq chansons filmées par Françoise, les trois albums en écoute et téléchargement gratuits, quelques photos et l'irrésistible envie de jouer, jouer encore et toujours, comme si c'était la première fois, ou la dernière.

Six ans après cet article du 5 avril 2012 est sorti l'album Long Time No Sea de El Strøm. Mais Sacha Gattino s'exila à Rennes et Birgitte Lyregaard regagna son Danemark natal, ce qui mit fin à notre merveilleux trio.

samedi 20 janvier 2024

Remix du label GRRR sur Epsilonia


Jean-Jacques Palix me fait l'honneur et le plaisir de consacrer un article et deux émissions au label GRRR que j'ai fondé en 1975. Dès le générique je me sens en terrain connu, un montage radiophonique comme je les adore. Palix monte la musique d'Un Drame Musical Instantané et des invités de mes projets ultérieurs en remixeur inventif et sensible. Bonne pioche ! J'entends les vinyles d'Amandine Casadamont, le grand orchestre du Drame dans les années 80, la cornemuse de Youenn Le Berre, une plongée dans le futur, le cor de Nicolas Chedmail, toutes les voix du monde, la guitare de Francis Gorgé et Bernard Vitet au piano, mon duo avec Antonin-Tri Hoang à la clarinette basse où je joue de la cythare inanga achetée à Stockholm en 1972, je m'y perds... Aucune chronologie, mais une logique que Palix a su percevoir, l'essence au delà du sens, à tel point qu'en l'écoutant je me suis dit plusieurs fois "mais c'est moi qui ai fait ça ?". Quiz en miroir de ma propre vie. Je crois parfois en saisir le fil, mais le labyrinthe se fait de plus en plus énigmatique. Une chanson avec Sacha Gattino et Birgitte Lyregaard. Palix a choisi des pièces qui ressemblent à la nuit. J'ai l'impression qu'il a officié comme je pratique moi-même, dirigé par une inspiration magique qui délivre une logique où tout s'enchaîne naturellement comme par enchantement. Mes Perspectives du XXIIe siècle sont particulièrement présentes. Hélène Sage et Bernard Vitet, supposons le problème résolu. La caisse claire de Gwennaëlle Roulleau. El Strøm. Palix scratcherait-il mon ciboulot ? Va-et-vient de l'ordre au chaos, remix d'archives où les cartes sont battues et rebattues. Je repense à la phrase de Cocteau : "Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d'en être les organisateurs". Le violon de Jean-François Vrod se pose sur Brăiloiu. Le violoncelle de Vincent Segal réfléchit mon Tenori-on. L'extravagance de Médéric Collignon dans le mixeur du H3000. Un ballon de baudruche. L'accordéon de Pascal Contet. Mon tombeau par Sacha... Le portrait représente-t-il le peintre ou son modèle ?

L'émission Epsilonia de janvier 2024 dévolue aux musiques du label GRRR, mixée par Amiel Balester, est sur Radio Libertaire. Plus de deux heures de programme radiophonique rapportées sur le blog de Palix, Beyond The Coda : Part 1 + Part 2. Pour l'image il a choisi le logo du label dessiné par Raymond Sarti, un coup de tampon qui a résisté à l'usure des années. Un demi-siècle d'une passion qui jamais ne faiblit.

vendredi 19 janvier 2024

Les disques de David Lynch


En feuilletant le numéro spécial des Cahiers du Cinéma consacré à David Lynch, je suis surpris de l'absence quasi totale de référence à ses disques, sauf une note un peu méprisante, alors que Crazy Clown Time et The Big Dream, sortis sous son nom seul, méritent autant que ses films ou ses œuvres plastiques de figurer dans le panthéon lynchien. Je reproduis donc deux articles parus le 9 avril 2012 et le 14 novembre 2018, le premier sur Crazy Clown Time, le second sur Thought Gang, celui-là réalisé avec Angelo Badalamenti, son compositeur attitré qui n'a jamais fait que se fondre dans l'univers du cinéaste. Lynch n'a pas non plus inventé le design sonore au cinéma comme le suggère l'un des commentateurs (compositeur inculte !) de la revue (les exemples antérieurs sont légion depuis l'avènement du parlant avec par exemple Lang, Barnet ou Epstein), mais le son dans ses films participe autant que le reste à créer un monde unique et fascinant, médium si mal traité dans l'histoire du cinéma. À noter que dans sa version anglophone, Wikipedia consacre une page à la discographie de Lynch.

Crazy Clown Time

Ce n'est qu'à la deuxième écoute que le premier disque solo de David Lynch accapare mon attention. J'avais cru entendre de l'électro-pop ou quelque trip hop à la Massive Attack alors que ce sont d'originales miniatures sonographiées où le réalisateur incarne un personnage différent pour chaque chanson. L'album s'ouvre sur Pinky's Dream avec la chanteuse Karen O, tous les autres morceaux étant interprétés par Lynch s'accompagnant à la guitare, au synthé et aux percussions, secondé par l'ingénieur du son Dean Hurley à la batterie, plus guitare, basse, synthé, orgue Hammond et programmation. L'ensemble, réalisé lors de diverses expérimentations en home studio, n'a été nullement envisagé pour la scène. J'avais été freiné par le second index, Good Day Today, banale house vocodée, mais dès le troisième, So Glad, une mayonnaise sordide vous attrape et ne vous lâche plus. Au quatrième, Noah's Ark, on identifie parfaitement l'univers lynchien développé dans ses films, un truc lugubre, susurré, avec une pédale monotone insidieuse et un rythme lent ou cardiaque que l'on retrouvera sur Football Game où le réalisateur chante comme s'il avait une patate chaude dans la bouche, quasi débile, comme sur I Know. Le tempo s'accélère sur Strange And productive Thinking avec un effet monotone du vocoder que le texte justifie cette fois pleinement. Retour à la rythmique pesante avec l'instrumental The Night Bell With Lightning et nouvelle accélération pour Stone's Gone Up. On arrive ainsi à Crazy Clown Time qui donne son nom à l'album.


Le clip vidéo dirigé par le réalisateur illustre mot à mot les paroles, mais quelques sons semblent avoir été ajoutés pour le film, à moins que la version audiovisuelle fasse ressortir des détails qui m'avaient échappé. Il en fourmille en effet des quantités tout au long de l'album. Si les cinéastes ont l'habitude de charger inutilement leur mixage avec de la musique redondante, la démarche inverse consistant à ajouter des sons à la version discographique pour transformer une chanson en court métrage dramatique est toujours passionnante. Les délires plaintifs du Lynch nasal se perpétuent sur These Are My Friends, Speed Roaster, Movin' on et She Rise Up sans rien apporter de nouveau à la compilation. Le bel objet graphique qui habille le disque reflète l'hermétisme glauque du cinéaste devenu ici compositeur d'une musique envoûtante. (Sunday Best Records, dist. Universal)

Thought Gang


Nombreux fans du cinéma de David Lynch ignorent qu'il peint ou qu'il a enregistré des disques aussi allumés que ses films. Mon préféré reste Crazy Clown Time où il incarne des personnages, transformant chaque chanson techno-rock en petit court métrage audio. L'album Thought Gang, composé avec son compositeur de films attitré Angelo Badalamenti, est du même acabit, même s'il est plus abstrait. Ce ne sont pas des chansons, mais des évocations musicales que Lynch a imaginées comme des courtes histoires...


Bien qu'il sorte aujourd'hui, l'objet n'est pas une nouveauté puisqu'il a été enregistré de 1991 à 1993, entre la saison 2 de Twin Peaks et le début de la production de Fire Walk With Me. Lynch en a d'ailleurs utilisé des bouts pour ses publicités Adidas, la série HBO Hotel Room (Logic & Common Sense), Mulholland Drive, Inland Empire, Fire Walk With Me (A Real Indication et The Black Dog Runs at Night) et la saison 3 de Twin Peaks (Frank 2000, Summer Night Noise, Logic and Common Sense). Le résultat est très excitant, mélange de free jazz, de rock déglingué, de cymbales noise et de spoken word. Filtrer sa voix avec un son téléphone fait automatiquement glisser le morceau vers la fiction. Ce mélange expérimental ne surprendra pas pour autant les amateurs de musiques improvisées...


Les consignes d'improvisation aux musiciens sont parfois rigolotes : « Imaginez que vous êtes un poulet avec la tête tranchée et que vous courez avec un millier de dollars dans le gosier ! » Angelo Badalamenti pose sa voix et joue des claviers, David Lynch est aux percussions et joue un peu de guitare et de synthé. Ils se sont adjoints le bassiste Reggie Hamilton, le batteur Gerry Brown, le claviériste-souffleur Tom Ranier, plus Vinnie Bell à la guitare, Buster Williams à la basse et Grady Tate à la batterie sur A Real Indication, tous des musiciens de jazz ! Sur Summer Night Noise Lynch dit à ses gars : « Ça commence vraiment, vraiment calme... Pensez à une nuit d’été : des insectes, une petite brise, l'herbe dans le vent... Et au loin arrive une tempête... Elle s'approche... Et se rapproche... Et elle se déchaîne, c'est simplement une violente tempête d'été avec le tonnerre et les éclairs... Et puis ça va, ça se calme et ça s'éloigne... Et ensuite nous sommes de retour à un calme humide et humide. » Lynch appelle tout cela de la "musique moderne". J'imagine que ce doit être un parallèle avec son cinéma moderne, une manière pour lui de s'affranchir de la grille de formatage des chansons !

→ David Lynch & Angelo Badalamenti, Thought Gang, Sacred Bones Records, CD/LP/Bandcamp

jeudi 18 janvier 2024

Apéro Labo 1 est en ligne !


Le 1er janvier j'évoquai les raisons de mon choix d'enregistrer mes prochaines rencontres musicales en public au Studio GRRR. À l'usage je me rends compte que cela donne autant de travail que jouer dans une salle de concert traditionnelle, mais les conditions techniques et humaines sont autrement plus gratifiantes. Jusqu'ici, en 36 rencontres fabuleuses pendant une douzaine d'années, j'avais nommé Pique-nique au labo ces journées où j'invitais un musicien ou une musicienne à choisir un ou une troisième pour enregistrer un album en une journée, pour le publier aussitôt gratuitement en lecture ou téléchargement. Trois CD physiques (volumes 1-2 et 3) réfléchissent ces expériences étonnantes où je publiais dans l'ordre et pratiquement sans montage nos exploits. L'idée était toujours de jouer pour se rencontrer et non l'inverse comme on en a l'habitude, donc, autant que possible, des artistes qui s'estiment, mais n'avaient jamais performé ensemble. Je me débrouillais chaque fois pour concocter un menu de déjeuner en accord avec leurs goûts. Avec Apéro Labo les agapes ont lieu à l'issue du concert, partagé avec les spectateurs et spectatrices. Donc dimanche dernier marquait la première d'une série que j'espère longue, à raison d'environ un concert ou performance par mois. J'envisage en effet d'autres prestations comme, par exemple, des lectures, ou aux beaux jours des danseurs dans le jardin avec un dispositif instrumental plus sommaire que les ressources du studio. C'est encore tout frais, mais la réception de cette première me donne vraiment envie de continuer...
Le violoniste Mathias Lévy était venu malgré une grippe carabinée qui le collerait au lit les jours suivants. Évidemment, comme tous les artistes, il se laissa porter par le feu de l'action. Je me souviens d'un concert au Gibus en 1974 avec Lard Free où l'on dut me porter en scène et m'en faire descendre, apprenant le lendemain que j'avais une hépatite virale qui m'annihilerait pendant trois semaines. L'invention et le lyrisme de Mathias sont néanmoins toujours aussi bouleversants. Quant au saxophoniste Antonin-Tri Hoang, s'il joua pas mal de clarinette, il avait apporté un petit synthétiseur qui sembla l'exciter cet après-midi-là plus que ses anches. L'instrument a beau être tout petit, Antonin le maîtrise avec la même virtuosité que tout ce qu'il fabrique, et j'étais surpris de ne pas être gêné comme cela peut m'arriver lorsque je joue avec un autre électronicien, ne sachant plus qui fait quoi dans le mixage général. De plus, il avait conçu un protocole participatif avec le public tout à fait réjouissant. Je lui avais demandé d'y penser pour remplacer le tirage aléatoire des thèmes que nous devrions suivre lors de nos compositions instantanées, comme je l'ai souvent pratiqué lors de mes derniers concerts. Je lui avais aussi préalablement envoyé des dizaines de morceaux choisis pour compléter sa playlist de cinq heures, playlist où il piocherait en aléatoire une minute de musique à faire écouter au casque chaque fois à l'un/e de nos invités. L'élu/e pourrait alors commenter, pendant ou après, ce qu'il ou elle écoutait, sans que le reste du public ni nous-mêmes sachent de quoi il s'agit, et ce en évitant les termes musicaux. Ces évocations intimes devenaient ainsi la partition de ce que nous jouerions aussitôt.


Pour l'album Apéro Labo 1 qui paraît donc aujourd'hui, cinq jours après ce concert exécuté devant une trentaine de convives, j'ai conservé avant chaque pièce les interprétations "littéraires" des spectateurs/trices qui se sont chaque fois proposé/e/s pour jouer le jeu. J'ai choisi arbitrairement des titres relatifs à chacune. Se suivent : Allumettes Paillasson, Particules fines, Au delà des galaxies, Un gros Sibérien, Le train ne s'arrête jamais, Combat de chiens coréen, Yemen. J'avais un peu peur de mes qualités d'ingénieur du son, devant réalisé en permanence un double mixage, l'un avec tout le monde pour l'enregistrement, l'autre où seuls les instruments électroniques sont diffusés dans les quatre enceintes entourant le public. Je fus sauvé par le petit magnétophone Nagra ajouté parallèlement pour capter la voix de nos librettistes improvisés. Il faut que je m'y penche sérieusement, mais le son stéréophonique du baladeur est très proche du mixage à 24 voies beaucoup plus sophistiqué. Donc, aucune coupe, les morceaux dans l'ordre où ils furent joués, mais un mixage entièrement original. Comme lors des enregistrements des Pique-nique, je ne fais aucune correction (égalisation), ni à l'enregistrement, ni au mixage ; tout est dans la place des micros et l'écoute des musiciens. Par contre, pour le mixage je remets tout à plat, revoyant totalement les niveaux sonores de chacun, j'ajoute parfois un effet de réverbération sur un instrument, mais c'est tout de même un travail d'orfèvre. Il ne reste plus qu'à fabriquer la pochette et à mettre tout cela en ligne.

→ Birgé Hoang Lévy, Apéro Labo 1, GRRR 3118, gratuit en écoute et téléchargement sur drame.org et Bandcamp

Photo du trio © Martin Meissonnier

N.B.: Le second Apéro Labo aura lieu le dimanche 18 févier avec la tubiste Fanny Meteier et l'altiste Maëlle Desbrosses, superbe rencontre en perspective ! Et l'apéro sera cette fois végétarien. M'écrire si vous désirez y assister. Les places étant limitées et très convoitées, et le bouche à oreille fonctionnant à vitesse V, c'est déjà presque complet. Mais vous pouvez préciser si vous désirez participer à une prochaine, et nous vous enverrons l'annonce en priorité.

mercredi 17 janvier 2024

Jean Morières, dix ans déjà


Jeudi 18 janvier à 20H30 au JAM, 100 rue Ferdinand de Lesseps à Montpellier, nous serons une vingtaine de musiciens et musiciennes à rendre hommage à notre camarade Jean Morières qui nous a quittés il y a dix ans. Pour ces Suites, se produiront Philippe Allain-Dupré (flûte traversière), Agnès Binet (accordéon), René Bosc (guitare, vidéo), François Cotinaud (clarinette, chant), François-Xavier Debray (basse), Pierre Diaz (saxophone soprano), Jérôme Dru (guitare), Denis Fournier (batterie, percussions), Olivier-Roman Garcia (guitare), Pascale Labbé (chant), Jerôme Lefèbvre (guitare), Gabriel Leonetti (trombone), Christophe Lombard (guitare), Jean-Baptiste Lombard (kamaycha), Michel Marre (trompette), Antoine Morières (batterie), Mathéo Morières (chant), Mathilde Morières (chant). Je m'accompagnerai au Terra pour un texte que j'avais demandé à Jean pour le Journal des Allumés. La question portait sur les occasions manquées. Je reproduis ici sa réponse ainsi que quelques articles publiés dans cette colonne.

À l’impossible, nul n’est tenu (17 avril 2018)

Il y a l'occasion manquée : le train en retard, l'accident, le rendez-vous raté. Derrière se profile le « si j'avais..., ma vie en eut peut-être été changée », avec tous les points d'interrogation qui l'accompagnent. Au fond, chaque jour est fait majoritairement de situations, de personnes, de livres, de lieux que l'on ne connaîtra jamais. Mais il y a aussi, plus énigmatique, plus douloureux : "l'occasion à manquer", par exemple les coups classiques du speaker aphone, de la grippe de rentrée des classes, la panne d'essence, le bouton disgracieux à un rendez-vous galant ; ou encore la star qui se prend les pieds dans le tapis, Poulidor, et pourquoi pas Lionel Jospin ou même Janis Joplin, Jimi Hendrix (quoique ces derniers, comme on dit, ne se soient pas ratés)… Il y a soudain comme une sorte de goulet d'étranglement, un enjeu incontournable ou décisif. Soudain, quelque chose en nous refuse la situation : notre vilain canard d'inconscient rechigne devant l'obstacle. Refus de la valeur, peur de l'échec ? Certes, mais le plus troublant est cette sensation étrange d'aimer échouer, comme si, en nous, un vilain diablotin cherchait à nous dicter la phrase à ne pas dire, le geste fatal, entraînant une sensation schizoïde fort désagréable. D'autant plus que, lorsqu’on en a pris conscience, vient ensuite la peur d'aimer échouer (ça se complique). Ce curieux phénomène cause de sérieux dommages à notre idée du libre-arbitre et remplit les cabinets (et les poches) des psychanalystes. Les optimistes peuvent se dire après coup : « j'ai échoué, mais au fond, je n'avais pas vraiment envie de réussir », reconnaissons hélas qu'en général, on ne désirait pas pour autant échouer, même si on y a réussi. Pour ma part, je me souviens d'une année pubertaire cauchemardesque au lycée qui s'est soldée par un redoublement de ma classe de quatrième. J'ai vécu lors de l'annonce de cet échec scolaire un soulagement, une volupté totale et inattendue. Plus que le redoublement lui-même, c'est ce sentiment qui à l'époque me bouleversa le plus et m’obligea ensuite à me poser quelques questions. L'idéal, c'est tout de même lorsque l'on peut dire, comme dans Les liaisons dangereuses, « ce n'est pas ma faute », cela demande beaucoup d'énergie pour s'en persuader, mais on y arrive. Par exemple, si je veux réussir à rater ce texte sur les occasions manquées, c'est très difficile. Si le texte est raté, c'est un succès, s'il est bon, c'est raté, donc encore réussi, je suis donc dans une totale impossibilité d'échouer. Au fait, l'ai-je bien descendu ?

Jean Morières s'est envolé (24 janvier 2014)


La terrible nouvelle nous assaille, rappelant la fragilité de nos existences. Il suffit qu'un fil casse pour que notre toile se replie à jamais sur nous-même comme un linceul qui nous colle à la peau, barque de fortune flottant sur le Styx, bulle de savon s'évaporant dans les nuages ou poignée de terre rejoignant le magma. Quelque soit le chemin chacun y trouve son élément. Il suffit d'un quart de seconde pour refaire le trajet à l'envers et le papillon redevient cocon. Certains départs sont trop précipités. Jean Morières n'aurait rien vu venir. Il savait respirer le bon air de la campagne, pratiquait la méditation avec la même discipline qu'il travaillait sa flûte zavrila, il aimait rire et chanter. Mardi après-midi le coup l'a frappé en haut d'une petite colline comme il se promenait dans la garrigue. Tout s'est arrêté sans prévenir. À Pascale, à Mathilde, Antoine et Fani, il laisse une foule d'images, de sons, de paroles, de gestes, de sentiments où son esprit critique se vêt d'humour et de tendresse. Mais ce soir, plutôt qu'à sa flûte apaisée et rêvée je choisis de le réentendre endosser l'enveloppe de son double mordant, le caustique Eddy Bitoire, pseudonyme non dupe de ce que nous réserve l'avenir. À plus tard.

Hommage à Jean Morières 1951-2014 (22 janvier 2015)


[...] Rien ne laissait prévoir cette disparition prématurée qui nous priverait de son humour, de ses pensées, de son amitié et de sa musique si nous n'y prenions pas garde. Un an plus tard sa famille et ses amis [avaient] décidé de lui rendre hommage en organisant un concert impromptu. [S'étaient succédés] le pianiste Florestan Boutin, le flûtiste Bruno Meillier, un trio formé de l'accordéoniste Agnès Binet, du saxophoniste François Cotinaud et du guitariste Jérôme Lefebvre, le guitariste Olivier Benoit, le clarinettiste Sylvain Kassap, et ma pomme. Ses témoignages en direct [étaient] entrecoupés de films de Mathilde Morières (Autour de la zavrila, Un bon snob nu, Le cirque de chambre, Modus Operandi, La vie à Montignargues, Musique et vie, Eddy Bitoire). Sa compagne Pascale Labbé, ainsi que Fani et Antoine [étaient] évidemment là également.


- Esprit es-tu là ?, le dernier album de Jean Morières en duo avec Florestan Boutin est un modèle de délicatesse. Japonaiserie à la manière de Van Gogh, c'est un pont sous la pluie, un arbre en fleurs, une miniature d'ukiyo-e gravée sur le bois de la table d'harmonie et autour du cylindre de buis. Le piano préparé accompagne la flûte zavrila que Jean avait inventée à sa mesure et qu'il faudrait bien qu'un musicien adopte pour qu'elle continue à vibrer. Que son esprit se manifeste dans le bois. Enregistré le 5 juin 2012 au Conservatoire de Montreuil, le disque qui tourne sur la table ne porte pas d'étiquette. Sans label, il n'est qu'une émanation. Impalpable, la musique est devenue celle des sphères.

Les chansons nâvrantes d'Eddy Bitoire (27 avril 2012)


Les chansons décalées ont toujours été une tradition. Au siècle dernier, Georgius, Fredo Minablo et sa Pizza Musicale (un des nombreux pseudonymes de Boris Vian), Bobby Lapointe, Édouard, Pierre Perret, Licence IV, Les inconnus, et combien de chansonniers, ont remonté le moral à plus d'un désespéré. Même Jacques Dutronc, alors directeur artistique, se lança accidentellement dans la chanson pour rigoler. Chez eux il existe une distance que ne véhiculent pas les comiques avérés comme Fernandel ou Bourvil, encore que la frontière soit mince. Le second degré existe-t-il ou est-ce une manière coupable d'assumer ses amours inavouables ?



Nous avons peu d'informations sur la carrière d'Eddy Bitoire. Certains aficionados du jazz prétendent avoir reconnu un souffleur inventif dont la musique échappe aux canons à la mode. Raison de plus pour Eddy, tenté par l'exercice et convoquant toute la famille des potes pour réaliser ses chansons nâvrantes (l'accent circonflexe est paraît-il une piste pour l'identifier). Quitte ou double ? Sur SoundCloud, on pourra également écouter Bingo, Méfie-toi, P le 1, Courbez-vous, Un alien, Ce que j'aime chez toi, J'bute sur Nietzsche, Benoit, I Speck The Prues, Une maladie rare, Qui donc ?, Une tomate, Dis au revoir, Les gâteaux secs...


Clips réalisés respectivement par Cyril Laucournet et Jenifer Titi.

Le fantôme de John (18 décembre 2015)


Mathilde Morières a mis en ligne une première mouture du film sur son père, le musicien Jean Morières, compositeur, improvisateur et inventeur de la flûte zavrila, disparu brusquement en janvier 2014. Elle a découpé ce très bel hommage en trois parties : Épreuve #1-Rien n'est vraiment perdu, Épreuve #2-Depuis que je voyage en musique..., Épreuve #3-La mort tout le monde s'en fout, le vide qu'elle laisse, ça... Il commence avec le concert auquel neuf d'entre de ses amis participèrent un an plus tard avec le pianiste Florestan Boutin. Dans les parties suivantes Mathilde s'inspirera de la musique jouée ce jour-là pour s'enfoncer dans les archives qu'elle a filmées les années précédentes lorsque Jean était là. Le fantôme de John joue des strates du temps qui communiquent par des portes que l'on peut croire imaginaires, quatrième dimension où la musique prend la clef des chants. Cette première partie respire le silence : un solo de Jean à la flûte zavrila, l'enregistrement à Radio France d'Un bon snob nu avec sa compagne chanteuse Pascale Labbé qui rejoint ensuite le clarinettiste Sylvain Kassap avant que ne résonne la harpe de porte que j'ai accrochée sur celle des toilettes...


Agnès Binet et Jean à la zavrila entament la seconde partie, mais il est ensuite remplacé par le saxophoniste François Cotinaud à la clarinette, le guitariste Jérôme Lefèbvre et la même accordéoniste tandis que nous partons en ballade, tant dans le montage qui s'accélère que dans les paysages géographiques et musicaux qui se succèdent. La fantaisie de Jean se révèle alors autant que ses préoccupations philosophiques et poétiques. Mathilde nous interroge tous les deux à Bagnolet sur l'époque de notre adolescence, avec Scotch entre nous deux qui se laisse caresser voluptueusement. Antoine et Fani, frère et sœur de Mathilde, se joignent à la délicate sarabande...


Jean accorde ma harpe de porte avant que nous répondions à Mathilde sur la créativité et la liberté. Jean aimait inventer des aphorismes et déconner sérieusement. À mon tour j'adapte l'une de nos interminables discussions pour clavier sampleur. La mort rôde sans que nous y prenions garde. Les bestioles le sentent. Eddy Bitoire, le double moqueur de Jean, ne fait que de brèves apparitions, pas assez à mon goût, tant ses provocations caricaturales étaient spirituelles et drôles. En clôture du concert au Conservatoire de Clichy-la-Garenne nous soutenons tous ensemble Pascale qui craque de la cruelle absence de Jean. Mais Mathilde le fait revivre par ses images et par la musique, une lande éternelle où nous allons de temps en temps voir là-bas si nous y sommes ou comment nous y serions, accostant alternativement aux rives du deuil et des naissances.

Eddy Bitoire, poète du quotidien (11 janvier 2022)


Samedi le facteur dépose dans ma boîte aux lettres un Colissimo très attendu, mais je ne sais pas exactement ce qu'il y a dedans. Le cachet de la poste indique que le paquet a été envoyé de Saint-Geniès-de-Malgoirès dans le Gard. De son vivant, j'exhortais Eddy Bitoire à sortir ses chansons nâvrantes dont j'adorais l'humour franchouillard qui me rappelle Boris Vian, Henri Salvador ou les frères Lefdup. Bitoire c'est la face Hyde du Docteur Jekill, parce qu'on peut être franchement surpris par autant de déconnade lorsqu'on connaît la sobriété de ses disques de flûte solo et le sérieux de son esprit critique sur le monde et l'autre monde. Si les paroles sont parfois scatologiques, souvent grinçantes, les pastiches musicaux sont réalisés avec le plus grand soin sans négliger une bonne dose de salutaire foutage de gueule. Après la disparition brutale de Bitoire, sa famille aura mis sept ans pour publier ce fabuleux coffret, indispensable cadeau à se faire ou à offrir à celles et ceux qu'on aime, histoire de leur rappeler que la vie est courte et qu'il faut surtout la traverser joyeusement sans emmerder les autres. J'utilise un terme galvaudé par un président de la république, le pire que le système nous aura imposé (jusqu'ici) et à qui Bitoire, s'il l'avait connu, n'aurait pas manqué de tailler un short riquiqui à sa mesure. Mais qu'y a-t-il donc dans ce coffret en carton gauffré ?


Je sors d'abord la bouteille de bière de la brasserie du Lez avec la magnifique étiquette où Bitoire pose avec son micro, le mieux placé pour exprimer ce qu'il pense de ce qu'est devenue notre société qui part à vau-l'eau. Dans un filet à provision vert pomme sont glissés un superbe livre illustré et deux CD, soit les deux volumes des "meilleurs succès écrits, composés et interprétés par le poète du quotidien", pas moins de 28 chansons dont on retrouve les paroles dans l'épais ouvrage illustré remarquablement mis en page. Chacune est accompagnée des circonstances de sa création ou d'un passage de la vie aventureuse du héros ainsi que de conseils avisés, culinaires ou de bricolage. Si je connaissais la plupart de celles du premier CD, je découvre les plus récentes, souvent plus dures et plus amères. Comme le secret sera vite éventé, oserai-je suggérer d'en profiter pour écouter les œuvres "sérieuses" de Jean Morières, le musicien qui se cache derrière le pseudo canulardesque, saxophoniste de jazz passé à la flûte zavrila, un instrument chromatique de son invention. Notre ami nous manque cruellement, tant pour les discussions prises de tête où nous refaisions le monde que pour les parties de franche rigolade où nous profitions à fond de la vie. Ce coffret rend génialement hommage au camarade qui nous a quittés prématurément en haut d'une petite colline de sa garrigue. Ils sont quatre à s'être investis dans ce projet posthume : tout le monde chante et joue de plein d'instruments, Jérôme Dru qui a aussi réalisé le livre, texte et graphisme, Antoine Morières, le fiston, qui a compilé, mixé et masterisé les deux disques, Pascale Labbé, la compagne de Jean. En coulisses leurs deux filles, Mathilde et Fani. Il y a dix ans j'avais affiché deux clips d'Eddy Bitoire qui annonçaient la suite. La voici et ça fait du bien par où que ça passe, mais attention, c'est cru !

→ Eddy Bitoire, le poète du quotidien , coffret 40€ envoi compris avec la bière, le filet à provision, le livre et les 2 CD, ed. Franchemencq, par Paypal (pascale.labbe1@free.fr) ou par chèque à l'ordre de Pascale Labbé, 2 rue de l'Église, 30190 Montignargues

mardi 16 janvier 2024

Pique-nique au labo 3 sur Rock6070


David Fenech me signale un article extrêmement sympathique sur Rock6070 écrit par Douglas à propos de mon dernier CD :

Jean-Jacques Birgé – Pique-nique Au Labo 3 – (2023)

C’est curieux, il me semblait vous avoir présenté le double Cd composant les deux premiers volumes de cette trilogie, mais je ne retrouve pas sur le fil, ayant juste évoqué l’album sans plus. Pourtant ça m’avait vraiment bien plu, ce qui explique la présence de ce volume trois dans les rayons. Birgé ne vend pas cher ses productions, son truc c’est la musique, la diffusion et même la gratuité, le plus souvent à travers son bandcamp ou son site, une sorte d’idéaliste échappé des années soixante-dix, je suppose qu’il doit ressentir amèrement les basculements du monde…

C’est pourquoi Birgé est un trésor et une pépite. L’album est plein, bourré à fond de bonnes ziques gorgées d’impros. Des invités, vingt qui viennent participer au pique-nique et vous offrir ce bel album plein de rêves et de surprises. Je vous mets les plus connus pour que ça évoque de bons souvenirs musicaux chez vous, mais ici personne ne vaut plus qu’un autre. On pourrait citer François Corneloup, Gilles Coronado, David Fenech, Fidel Fourneyron, Naïssam Jalal, Olivier Lété ou Elise Caron et beaucoup de musiciennes et musiciens inconnus pour moi mais dont on fait la découverte à travers ce précieux album…

« Il s’agit de jouer pour se rencontrer et non le contraire comme il est d’usage », écrit Birgé sur le petit livret accompagnant, alors à l’impro on ajoute l’aléatoire, en tirant la thématique de la pièce jouée au hasard. A côté du titre de la pièce jouée figure le nom de l’album virtuel dont elle est extraite. On se rapproche de la démarche d’Eno et de John Zorn et sa série « Cobra ».

Ce n’est pas le genre d’album dont il est aisé d’isoler un extrait car tout fait sens, et le plus curieux, finalement, c’est l’homogénéité de l’album, rien ne devrait prédisposer à cela, pourtant il y a comme un fil secret qui réunit les pièces. Peut-être est-ce la présence de Jean-Jacques Birgé qui joue des claviers, percussions, harmonica, kazoo, guimbarde, flûte et autres instruments, qui fait le liant et par sa seule présence assure une identité à l’ensemble.

Il faut savoir que chaque pièce est individuellement un extrait d’une création plus large qui aurait le format d’un album, disponible gratuitement par ailleurs sur drame.org ou Bandcamp. Les musiciens sont le plus souvent réunis en formation de trois, ou plus rarement de deux. Je vous cite le titre de l’intéressante huitième pièce, car elle prête à sourire, « Manger avec quelqu’un qui n’a pas d’appétit c’est discuter beaux-arts avec un abruti » ne pas oublier que nous sommes dans le cadre d’un pique-nique…

Chez GRRR.

jeudi 11 janvier 2024

Mehr Licht !


[...] L'album solo de Bernard Vitet, Mehr Licht !, épuisé depuis plus de [40] ans, est publié en ligne dans une version augmentée. Cerise sur le gâteau, les sept morceaux sont en écoute et téléchargeables gratuitement sur drame.org. L'entretien qui suit avait été publié le 6 décembre 2007 sous le titre Un clou ne chasse pas l'autre alors que Bernard Vitet espérait que la réédition de ce nouvel objet verrait bientôt le jour. Il reprend la totalité du vinyle original augmenté de trois inédits. Dans l'attente, nous [avions] choisi d'un commun accord de le mettre en ligne dans une version mp3.

JJB : Pour "réussir" il ne faut plus bouger quand ça marche. Quel ennui ! C'est trop triste. Si tu avais continué à jouer comme lorsque tu avais du succès, tu n'aurais jamais cessé d'en vivre.
Bernard Vitet : Oui, mais cela ne correspond pas à ma façon de vivre.
- Si chaque fois que tu fais un disque, tu te promènes et tu fais quelque chose de différent, le public qui t'a aimé la première fois est dérouté, il se méfie des suivants.
- Tu as des exemples dans la tête ?
- Et bien, toi ! Tu as enregistré ton premier disque solo sans y jouer de trompette.
- Je me plaçais seulement du point de vue de l'intérêt que cela avait pour moi. Il n'y avait plus de mystère à percer à la trompette. Il n'y avait plus qu'à se donner du mal pour progresser voire évoluer. J'avais envie de terrains inconnus. C'est aussi positif de faire l'explorateur que de viser l'excellence.
- Tu cherches un moyen de produire la réédition de Mehr Licht ! avec des inédits d'avant et d'après, mais personne ne sait combien tu en vendras, parce que l'avenir du marché est totalement flou.
- Jamais personne ne l'a su.
- Si, nous, nous savons que nous vendons peu ! Nous avons toujours eu du mal à atteindre notre cible. Sauf qu'aujourd'hui, le marché est devenu flou. Personne ne sait ce qu'il faut faire. Tout le monde est paumé. L'industrialisation de la culture a déséquilibré le système. La dématérialisation des supports ne se fait pas aussi vite que les majors le souhaiteraient tout en la craignant. L'abandon des stocks est une idée plaisante pour un commercial. Mais, après un certain engouement, le public pourrait ne pas suivre et revenir vers des objets, de vrais objets.
- J'ai l'impression que c'est irréversible.
- Pourtant les citadins reviennent à la bicyclette. L'industrie discographique est condamnée dans ses formes actuelle et ancienne. De même que les gens s'éloignent et se rapprochent, je pense que le commerce de proximité va revivre. L'artisanat a de beaux jours devant lui, à condition d'être patient ! C'est la réplique logique à la virtualité, à la mondialisation, à toute cette désincarnation de la relation qui procède selon les mêmes schémas de profit que la dématérialisation. Alors, des artistes comme toi se disent qu'ils pourraient au moins se faire plaisir en réalisant quelque chose, un objet, qu'ils fabriqueraient, composeraient exactement comme ils le souhaitent.
- J'ai proposé à Michel Potage de s'exposer sur le disque. J'étais fou de ses momies. Des bandelettes de terre, de sable, de poussière entouraient des personnages qui n'étaient ni morts ni vivants. Il avait gratté les murs de la maison de sa grand-mère où il vivait, en faisant apparaître toutes les couches, il avait repeint des œuvres par-dessus et étendu une couche de résine.
- D'ajouter trois inédits dont un de ton grand-père a modifié les perspectives de Mehr Licht ! Tu commences avec Le silence éternel des espaces infinis m'effraie où tu joues du bugle.
(P.S.: Bernard Vitet a, depuis cet entretien, réorganisé les pièces dans un autre ordre)
- J'ai toujours préféré le bugle. On ne pouvait pas gagner sa vie sans jouer de la trompette, dans le bal comme dans le classique. Professionnellement, on est trompettiste. J'aurais aimé être un bugleux. Yves Montand me demandait parfois de prendre mon " beuguel' ", j'étais obligé de lui répéter : " ce n'est pas un clairon... En anglais, cela porte un nom allemand, c'est fluegelhorn".
- Dans la seconde pièce, tu lis une lettre en jouant du piano. Le bugle, ta voix et tes harmonies dessinent un portrait de toi. Ce sont les constantes de ton histoire. Ils forment une bonne introduction aux quatre morceaux suivants qui sont les originaux de 1979 de Mehr Licht !. Tu y joues de la trompette à anche, du dragon, du violon, et les titres semblent sortis de chez Edgar Poe.
- Et Goethe !
- Oui comment traduire Mehr Licht ! pour que l'on ne comprenne pas l'inverse ? "Plus de lumière !"
- En prononçant le s de Plus. Ce sont ses dernières paroles sur son lit de mort. On n'a jamais su s'il voulait fuir l'obscurité de sa chambre ou s'il s'agissait d'une remarque philosophique.
- Après la lettre où l'on entend très bien ton pigeon Youdi Youpi, L'ange du bizarre commence dans ton escalier, rue Charles Weiss, et Le diable dans le beffroi noie ton violon dans une réverbération naturelle.
- Cela se passait en 1979 dans les locaux en construction de l'Ircam, béton nu, avant que cela ne devienne une chambre sourde. Un jeune chercheur américain m'avait enregistré sur un ordinateur. J'ai mixé le violon avec un enregistrement de l'ambiance que j'avais réalisé peu de temps avant à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, le fief des intégristes, à l'occasion de la Fête de Marie, le 15 août, en présence de Monseigneur Léfèvre. Le curé qui m'a donné l'autorisation d'enregistrer dans l'église a inspecté le contenu de la valise du Nagra. Il craignait un attentat. Il m'a invité à boire un verre au café du coin, remplacé aujourd'hui par un Crédit Lyonnais, comme d'habitude. Il était habillé comme un maquereau marseillais des années 30, crâne rasé, costume blanc, chaussures à plateaux blancs, il avait une énorme pierre en pendentif qu'il affirmait lui avoir été donnée par un moine tibétain. Ça a commencé par : "Moi, j'étais aumônier de la Légion..."
- D'où sort La Machine de Marly ?
- Daniel Deshayes a enregistré à Marly le long de la voie ferrée. On entend passer la machine ferroviaire. La Machine de Marly était aussi un immense moulin à aube du XVIIe siècle qui servait à alimenter Versailles en eau. Il était situé sur la Seine entre Marly et Bougival. L'eau remontait la colline jusqu'au château. Je joue avec un merle.
- Tu commences en 1999, passant à 1987 jusqu'en 79 et tout à coup patatras, 1948, tu passes un disque de ton grand-père...
- Mon grand-père avait un copain dénommé Seigneur, rencontré dans les tranchées de la Guerre de 14, qui avait trouvé un emploi de concierge à l'école Pigier, du côté de la Chaussée d'Antin. C'était au début de l'enseignement des langues par enregistrement sur disque de cire. Il l'a laissé squatter un studio. C'est très important pour moi parce qu'il est venu déjeuner chez nous le jour même avec le disque à la main. La fuite du temps m'intéresse. Ce disque est très réussi pour moi, parce qu'il crée des paradoxes temporels. Les choses sont finies, mais on y revient. Le disque se termine sur l'enregistrement le plus ancien. Un clou ne chasse pas l'autre.

Article du 17 janvier 2012
Bernard est décédé le 3 juillet 2013.

dimanche 7 janvier 2024

Pique-nique au labo 3 in Citizen Jazz


C'est probablement la loi des séries, mais après Revue&Corrigée c'est au tour de Citizen Jazz de publier une chronique de mon disque le plus récent, à savoir Pique-nique au labo 3, donc volume 3 de mes rencontres avec déjà une soixantaine de musiciens et musiciennes que depuis maintenant dix ans j'aime appeler les affranchis. L'article qui paraît aujourd'hui est signé Franpi Barriaux dont la plume me fait bien plaisir.

Le pique-nique au labo de Jean-Jacques Birgé, c’est l’occasion rêvée de revenir en un disque physique sur les rencontres compulsives du musicien avec d’autres artistes dans le cadre d’enregistrements mis en ligne sur son site internet. Nous nous en faisons souvent l’écho, et ce travail au long cours tient autant de l’indexation des idées et des envies du musicien que d’une cartographie fidèle des forces en présence dans la musique créative en France et de par le monde. À ce titre, Pique-Nique au Labo, troisième du nom, telle une douce fête des voisins, est comme un panorama pour juger de la cohérence de l’œuvre. Et donner l’envie d’aller plus loin, voire de remonter aux racines.

Lorsqu’on parle de musique inventive et joyeuse, d’improvisation où l’humour et la fantaisie ne sont pas bannies, il est d’usage d’y rencontrer Élise Caron ; le contraire nous aurait même chagriné. Dans Pique-Nique au Labo III, on la retrouve dans « Utiliser une vieille idée » que nous célébrions déjà dans une précédente chronique. Mais ce qui est intéressant dans ce genre d’album, ces profils de l’œuvre qui servent de rattrapage et donnent envie d’aller plus loin, comme des étudiants un peu perdus dans la profusion, c’est qu’ils permettent de se pencher sur les zones d’ombre : ainsi, la découverte de la vocaliste Violaine Lochu, aperçue il y a quelques années à Jazz à Luz, donne envie d’aller écouter le disque en entier : Moite est un album en trio avec la guitariste Tatiana Paris, une des musiciennes prometteuses du label Carton. L’électronique de Birgé ronronne dans les ondes de la guitare, la voix de Lochu est puissante, lourde, théâtrale… On est conquis tout de suite par l’intensité dramatique de « Moitié Moite », et on sera secoué davantage sur l’album par « Cédez à la pire de vos impulsions », tiré d’une des cartes des Obliques Stratégies de Brian Eno, un procédé que Jean-Jacques Birgé avait déjà utilisé dans Questions avec Élise Dabrowski et Mathias Levy.

Le pique-nique, c’est aussi la bouffe. C’est surtout la bouffe. Jean-Jacques Birgé peut improviser sur tout ce qui est musical ; et comme, pour lui, tout est musical comme pour d’autres tout est politique [1], il semble pertinent que les travaux du pique-nique regardent dans nos assiettes. C’est le sujet de « Manger avec quelqu’un qui n’a pas d’appétit, c’est discuter Beaux-Arts avec un abruti », une des pièces du trio qui réunit l’hôte avec Csaba Palotaï et la violoniste Fabiana Striffler. L’idée est de convoquer des plats et d’improviser dessus. Le violon nous emmène vite dans les méandres du Danube que les cordes de Palotaï connaissent par cœur. Le piano de Birgé est l’élément solide du plat, quand ses compagnons se chargent des épices ; sur l’album -***, on goûtera d’autres mets, comme un fabuleux mezze et, selon ses goûts personnels et son degré de passion pour une Europe Centrale omniprésente, on choisira le sucré « Màkostészta » et sa guitare bouillonnante ou l’ardent « Töltött paprika » où Birgé utilise l’un des instruments de la lutherie Viret.

Puisqu’il est question de cuisine, on s’intéressera pour finir à Raves, le trio qui réunit autour de Jean-Jacques Birgé le bassiste Olivier Lété et la formidable tubiste Fanny Méteier dont on n’a pas fini de parler. Très en vue dans l’ONJ, et membre de notre Nouvelle Vague, Méteier est au cœur d’un travail assez sombre où les claviers de Birgé tracent au fusain des routes tortueuses dans une forêt sombre. L’instrumentarium y est pour beaucoup, tant les différentes inflexions sont subtiles. Comme d’autres précédentes rencontres au labo, c’est avec le jeu de cartes improvisationnel d’Eno que les directions sont pensées. « Un très court » est dans, ce Pique-Nique au Labo III, le plus récent enregistrement de ce panorama. Raves est le trente-neuvième rugissant de cette collection qui n’en finit pas de nous surprendre et de nous réjouir.

L'article est agrémenté de 3 morceaux choisis : Moitié moite avec Violaine Lochu et Tatiana Paris, Manger avec quelqu’un qui n’a pas d’appétit, c’est discuter Beaux-Arts avec un abruti avec Fabiana Striffler et Csaba Palotaï, Un très court avec Olivier Lété et Fanny Meteier.

À noter qu'après encore quatre rencontres inédites en disque, l'aventure se transforme en Apéro Labo où les futurs enregistrements auront lieu en public au Studio GRRR. La première se tiendra dimanche prochain avec le saxophoniste-clarinettiste Antonin-Tri Hoang et le violoniste Mathias Lévy, deux habitués de ces festivités où nous partageons plutôt compositions instantanées qu'improvisations, un terme qui ne m'a jamais convaincu. La suivante, en février, verra la tubiste Fanny Meteier rejointe par un/e autre invité/e.

samedi 6 janvier 2024

Pique-nique au labo 3 in Revue&Corrigée


Activiste musical depuis une bonne cinquantaine d’années, Jean-Jacques Birgé cultive aussi l’art de l’hospitalité, en son laboratoire de Bagnolet, pour des piques-niques sonores. En général, deux invité.e.s, soit des rencontres musicales en trio (il y en a deux en duo). Chacun.e amène son instrument, l’hôte officiant principalement aux claviers, parfois à la flûte, au kazoo, ou à l’harmonica. De cette convivialité est née une série d’enregistrements, disponibles sur le site de JJB*. Entre mars 2021 et juin 2023, il y eut ainsi près d’une douzaine d’enregistrements d’albums numériques. Avec principalement des musiciens français, ou vivant en France (la syrienne Naïssam Jalal, le hongrois Csaba Palotaï). Quelques nouveaux venus, qui commencent à se faire un nom (telle la guitariste Tatiana Paris ou la vocaliste Violaine Lochu), quelques noms qui hantent les musiques créatives depuis bien des années (Philippe Deschepper, Hélène Breschand, Gilles Coronado, François Corneloup, Fidel Fourneyron, David Fenech), d’autres un peu moins médiatisés. En tout, une petite vingtaine de musiciens participent aux diverses agapes. L’idée de cette compilation, près de trois ans après un premier Pique-nique au labo (GRRR 2031/32), reprenant, chronologiquement, un titre de chacun de ces enregistrements, est de nous mettre l’eau à la bouche, bref, de nous donner un avant-goût de chacune des recettes qui nous sont proposées. Les ingrédients varient, leurs combinaisons peuvent surprendre, offrant diverses saveurs parfois jusque dans un même titre. Ainsi après un goût légèrement acidulée, « Give the Game the Way » (Basile Naudet au saxophone soprano, Gilles Coronado à la guitare électrique et Jean-Jacques Birgé aux claviers) révèle peu à peu des saveurs plus épicées, plus corsées. « Utilisez une vieille idée » (Élise Caron, Fidel Fourneyron et l’hôte) cultive davantage une forme d’amertume, dévoilant des fumets aigres-doux, ou encore « Manger avec quelqu’un qui n’a pas d’appétit c’est discuter Beaux-Arts avec un abruti », qui associe le jeu d’un violon champêtre et printanier à un travail plus déstructuré des pianos et de la guitare (Csaba Palotaï), laissant apparaître quelques sons électroacoustiques me rappelant (c’est très personnel !) « Revolution 9 ». Bref, ces agapes au studio GRRR relèvent aussi, par la science de son chef, et en adoptant un autre vocabulaire, d’un singulier travail d’orfèvrerie, de créations de pièces uniques aux fines ciselures. Et l’aventure continue : trio avec l’artiste Raffaelle Rinaudo (qui officie dans un autre trio, Nout) et Hélène Duret à la clarinette (Le songe de la raison, septembre 2023), trio avec Isabel Sörling et Maëlle Desbrosses (Listen to the Quiet Plattfisk, octobre 2023), to be continued
*http://www.drame.org/2/Musique.php ?MP3
Pierre Durr in Revue&Corrigée n°138, décembre 2023

mercredi 3 janvier 2024

Chants vaudous de 1953


"Ti zwezo nan bwa ki tape koute..." : nous étions extrêmement attachés à la sublime mélodie de Choucoune. Était-ce un effet du vaudou si je perdis ce disque rare et exceptionnel il y a plus de [quarante] ans ? Alors que je le rapportais à la chanteuse Tamia qui l'avait adapté pour la chorale de ses élèves je le posai sur le toit de ma voiture pour ouvrir la portière et l'y oubliais. Voodoo figure l'un des deux actes manqués que je commis fin des années 70 avec la copie 16mm du film A Movie de Bruce Conner dont j'ai raconté ici la perte. Je rachetai une copie à Conner grâce à Bernard Eisenschitz. Quant au 33 tours 30 cm j'en avais réalisé une copie sur bande, numérisée [depuis]. L'objet rare, d'une durée de trente minutes, méritait que j'en fasse copie intégrale. Plus d'internautes partageant des œuvres rares, plus de chances de ne pas les perdre dans les plis de l'Histoire :
Cette authentique musique rituelle vaudou est interprétée par Emerantes de Pradines Morse dite Emy de Pradines, fille du poète et auteur-compositeur contestataire Ti-Candio, avec l'Haïti Dance Chorus and Orchestra, soit un chœur de douze danseuses accompagné de Rada drums, trompes en bambou, claves, shakers, flûte et guitare. Le disque fut enregistré en 1953 sous New York City Mono, référence 199-151, sur le label Deep Groove Remington.


Il commence par un rythme de tambour Banda et se poursuit avec I Man Man Man


où les noms des esprits Lwas, comme Simbi ou Ougun Badagris, sont prononcés jusqu'à la possession.


Choucoune (paroles d'Oswald Durand de 1883, musique de Michel Mauleart Monton de 1893) était notre morceau fétiche, une chanson d'amour composée sur un rythme Meringue. Il existe de nombreuses versions de ce tube haïtien et de son adaptation cavalière américaine intitulée Yellow Bird...


Negress Quartier Morin est un chant à répondre où une fille lance "Je vais danser vaudou, mais je ne peux pas dans ce vieux costume, prête-moi ta jupe" et une autre de répondre "Non, je ne te prêterai pas ma jupe", et ainsi de suite…


La face A se termine par un hommage à Erzulie Freda Dahomey, déesse de l'amour qui entre en possession du corps de la chanteuse, lui parfumant sa robe et ses bijoux…


La face B commence avec la berceuse créole Dodo Titit Maman, "Si tu ne dors pas le crabe te mangera, si tu ne dors pas le chat te mangera…", suivi par Rasbodail Rhythm, influencé par les rythmes de carnaval des Indiens Taïno et Arawak, premiers habitants d'Haïti.


Il conjure les mauvais esprits. Lao Azaou est une invocation de magie noire qu'il ne serait pas bon de jouer dans n'importe quelle circonstance.




J'adore aussi Panamam Tombe, une chanson humoristique sur un président haïtien qui pourrait perdre son pouvoir en perdant son chapeau, probablement une métaphore de l'esprit.


Enfin, Mreli Mreli Mande est la plainte d'une fille dont le père est un prêtre vaudou et sa mère versée dans les mystères : "Aucun diable ne peut m'atteindre! J'appelle, je crie, je défie ! Aucun ne peut me blesser !".

Original Meringues, un autre disque :



Article du 20 décembre 2011

lundi 1 janvier 2024

APÉRO LABO au Studio GRRR


La liberté de l’indépendance
pour le plaisir des sens…
Concert dans un lieu mythique
excellentes conditions acoustiques

délicieuses provisions de bouche…
Nos compositions instantanées

sont enregistrées en votre présence
qualité disque…



J’annonce cette première (puisque d’autres suivront) alors que nous affichons déjà COMPLET. Le bouche à oreille a fonctionné comme une traînée de poudre. En effet, le Studio GRRR est relativement petit et nous ne pouvons recevoir qu’une trentaine de personnes, ce qui est déjà pas mal, à condition d’inviter des musiciens/ciennes dont les instruments ne prennent pas trop de place ! Cela se passera le dimanche 14 janvier en fin d’après-midi et le concert d’une heure environ sera suivi d’un apéro des plus sympathiques. L’idée est toujours de privilégier la qualité des rencontres en tablant sur le fait que la musique s’en ressentira forcément.

Pour cette première, entouré par toute ma panoplie sans avoir besoin de la démonter/trimbaler/remonter, je serai accompagné de deux musiciens exceptionnels à tous points de vue, le violoniste Mathias Lévy et le saxophoniste-clarinettiste Antonin-Tri Hoang.

 Nous jouerons au chapeau.


J’ai choisi de prolonger l’aventure de mes Pique-nique au labo (vol. 1/2, 3) en organisant des concerts/enregistrements publiques au Studio GRRR. C'est, d'une part, une manière d’échapper à la course à l’échalote organisée par les responsables de programmation des petites comme des grandes salles de spectacle. D'autre part, face aux décisions politiques plus manipulatrices que démocratiques, face au formatage qu’impose l’industrie culturelle, le travail de proximité est déterminant. Les concerts sont suivis d’un apéro partagé entre artistes et spectateurs. Antonin a d’ailleurs imaginé un protocole original très amusant avec le public pour susciter nos compositions instantanées. De plus, bénéficiant d’excellentes conditions acoustiques, elles sont enregistrées en direct, mises en ligne gratuitement quelques jours plus tard sous la forme d’un album virtuel. La jauge est évidemment limitée. 
Il y aura d’autres occasions lors de cette nouvelle année que je vous souhaite la meilleure, et vous pouvez signaler que vous seriez intéressé/e de participer à l'un des prochains Apéros-Labos en m'écrivant...