70 Musique - juillet 2017 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 27 juillet 2017

Six derniers disques avant l'autoroute


Avant de partir en vacances je réécoute les albums qui attendent leur tour de platine sur les étagères. De beaux disques se pressent ainsi au portillon et que je désespérais de n'avoir pas le temps de chroniquer.
Ainsi par ordre de ce qui me tombe sous la main, Casa Nostra du Trio Barolo rappelle la rencontre de Portal et Galliano, avec l'accordéoniste Rémy Poulakis dont je regrette qu'il ne chante qu'un seul air de Puccini de sa voix de ténor lyrique, mélange original avec ce trio jazz où Francesco Castellani joue du trombone et Philippe Euvrard, qui signe la majorité des titres, de la contrebasse.
Pour Feelin' Pretty, un autre trombone, Fidel Fourneyron, reprend des airs de West Side Story ou s'en inspire, dans un genre plus dépouillé, leur tordant gentiment le cou, mais Leonard Bernstein, compositeur contemporain populaire, se prête parfaitement à l'exercice de restructuration iconoclaste du trio d'improvisateurs Un Poco Loco. Le saxophoniste-clarinettiste Geoffroy Gesser et le contrebassiste Sébastien Beliah y vont aussi de leurs découpages et pliages des partitions dont la mémoire a conservé la trace.
Réappropriation également par le duo formé par la chanteuse Eloïse Decazes et du guitariste Éric Chenaux qui passent de très vieilles chansons françaises traditionnelles à la moulinette, La bride sur le coup ! La monotonie des ballades produit une intéressante nostalgie futuristique, rappelant parfois Third Ear Band, Nico, Brigitte Fontaine ou l'Incredible String Band. Ces histoires tiennent de la sorcellerie comme si le duo tournait une grande cuillère dans une marmite remplie de guitares molles.
En période de restriction budgétaire que nous imposent les divers gouvernements européens successifs, le trio est définitivement la forme orchestrale la plus économique. Mais "less is more" avec le Silence Trio formé par le pianiste suédois Jakob Davidsen avec le Franco-Danois Hasse Poulsen à la guitare et le Norvégien Torben Snekkestad aux anches ! Les trois musiciens obéissent à des consignes strictes de patience, écoute, tolérance, retenue, ensemble, ouverture d'esprit qui devraient leur éviter les interdits ayatollesques de nombreux tenants de l'improvisation libre. L'ambiance qui en découle est plutôt relaxante, sorte de musique contemporaine zen où le timbre règne en maître.
On retrouve Hasse Poulsen avec le batteur Fabien Duscombs pour des chansons et compositions signées par eux-mêmes, mais aussi Eddie Harris, Tom Waits, Eddie Henderson, Povl Dissing, Shell Silverstein et John Lennon, mêlées à des improvisations débridées où ils partagent leurs goûts éclectiques avec un public curieux aimant les surprises. Ces Free Folks prouvent que le free n'est pas un genre, mais une tournure d'esprit, de la musique traditionnelle au rock, du jazz à la chanson à laquelle Poulsen cède avec entrain.
Puisqu'on en est aux mélanges, je termine pour aujourd'hui avec un album d'une chanteuse pop britannique, Nina Miranda dont le Freedom of Movement est un mélange de bossa nova, funk, rock, hip-hop, dub, electronica, avec un côté kitsch qui tire vers Burt Baccaharah ! Il y a des guitares, de la basse, de la batterie, mais aussi beaucoup de voix, et puis de la flûte, des cuivres, des cordes, des claviers, des percussions, des bruitages et des effets spéciaux. C'est une grosse ratatouille genre Bollywood façon Bahia avec un sens de la fête très British sur des textes qui engagent à se prendre en main pour changer le monde.

→ Trio Barolo, Casa Nostra, cd Ana Records, dist. L'autre distribution, 12,99€, sortie le 25 août 2017
→ Un Poco Loco, Feelin' Pretty, cd Umlaut Records, 12€
→ Eloïse Decazes & Éric Chenaux, La bride, cd Three:Four Records, 12CHF
→ Silence Trio, 1, cd ILK Music, 119kr
→ Hasse Poulsen & Fabien Duscombs, Free Folks, cd Das Kapital Records, dist. L'autre distribution, 13,99€, sortie le 25 août 2017
→ Nina Miranda, Freedom of Movement, cd Six Degrees Records, 17€

mardi 25 juillet 2017

Kristen Noguès, hommage bouleversant à la petite souris


Il y a des rendez-vous manqués, faute de temps, pas le temps passé, mais l'avenir qui bute, quand le cœur arrête de battre. Rencontrée grâce à Lors Jouin, j'avais immédiatement adhéré à la fantaisie de Kristen Noguès, une comédie dramatique où le petit clown prend l'air grave aussitôt le rideau levé. Kristen était d'abord une compositrice, inventive, en perpétuelle recherche d'autre chose. Sa harpe celtique a des accents contemporains qui s'écartent de la tradition tout en l'assumant. C'est son histoire, celle de sa famille et de son pays, la Bretagne, sac et ressac. Poussés par une mutuelle curiosité nous avions envisagé une collaboration que la maladie balaya beaucoup trop tôt. Heureusement d'autres eurent la chance de partager sa musique. Nombreux sont rassemblés sur Logodenning, le magnifique double album publié en 2008 et réédité par Innacor : Annie Ebrel, Joël Allouche, Etienne Callac, Jean-René Dalerci, François Daniel, Paolo Fresu, Peter Gritz, Jean-François Jenny-Clarke, Ivan Lantos, Nguyên Lê, Erik Marchand, Jacky Molard, Patrick Molard, Mauro Negri, Bruno Nevez, Rüdiger Oppermann, Jacques Pellen, Ronan Pellen, Jean-Luc Roumier, John Surman, Jean-Michel Veillon, Karim Ziad...
Le texte du livret rédigé par l'écrivain Gérard Alle rend parfaitement la tendresse de ses compositions, la fragilité de la "petite souris", ses interrogations, son esprit aventurier, son humour aussi et ses angoisses... Avec Bernard Vitet nous avions désiré le son de la harpe celtique pour l'un de nos projets, mais nous avions rencontré une voix, une pensée, une histoire, une autre. Si elle était bretonne par tous les pores de sa peau, Kristen Noguès ne s'embarrassait d'aucun préjugé, prête à toutes les rencontres, musique contemporaine, jazz, musiques improvisées, etc. Tout au long des cinq chapitres (Finis Terrae, Les Autres, Astract, Improviser et le trio, La longueur des jours) qui structurent le double album, ses cordes vibrent en sympathie. Elle n'est jamais aussi présente que lorsqu'elle chante à son tour et elle me touche plus particulièrement quand la musique perd ses repères pour jouer seulement sur l'écoute mutuelle comme avec le saxophoniste John Surman. Son compagnon, le guitariste Jacques Pellen, a sélectionné les morceaux dont les trois quarts étaient inédits. Le violoniste et polyinstrumentiste Jacky Molard a assuré la réalisation de l'ensemble. L'épais livret de 48 pages est rempli de photographies et de l'amour que ses amis lui prodiguaient. Logodenning est un chant d'amour qu'ils lui renvoient au-delà des étoiles.

→ Kristen Noguès, Logodenning 1952-2007, 2CD Innacor, dist. L'autre distribution, 16,95€

lundi 24 juillet 2017

Robert Wyatt par/sur Odeia


Alifib ? Vous pouvez imaginer que je l'aime à plus d'un titre. Robert et Alfie, Elsa évidemment, la simplicité de cette magnifique mélodie, cette interprétation toute personnelle de Odeia, les mots de Robert à la vision du clip, mes souvenirs de Soft Machine dont je ne manquais aucun concert, la première sortie de Robert Wyatt sur la scène du Théâtre des Champs Élysées avec Henry Cow après son accident qui le colle sur une chaise roulante, ma visite à Louth pour Jazz Magazine, ses petits mots gribouillés sur des paquets de cigarettes déchirés, sa voix zozotante qui atteint des aigus inimitables, son français quasi impeccable... Alifib figurait dans l'album Rock Bottom sorti en 1974, son come back éclatant, un disque devenu culte depuis. En "touchant le fond", l'ancien batteur converti à la chanson pop nous faisait donner un coup de pied au fond de la piscine pour remonter dans les sphères planantes de la poésie pure, la musique ! Elsa Birgé aurait pu tout aussi bien choisir Shipbuilding ou O Caroline qu'elle adorait enfant. Mais c'est la déclaration d'amour pataphysicienne à Alfreda Benge, sa compagne peintre et poète, qu'elle interprète avec Lucien Alfonso au violon, toujours aussi en verve, le talentueux Karsten Hochapfel à la guitare et Pierre-Yves Le Jeune à la contrebasse qui secoue en même temps une maracas minimaliste très wyattienne.


Dans MW2, un des livres d'artiste cosignés avec Wyatt et publié par Æncrages & Co, Jean-Michel Marchetti traduit les paroles : "Non ni non. Ni no non. Ni ni folie bololie. Alife mon garde-manger... Je ne peux pas te laisser, ni te délaisser. Alife mon garde-manger. Te confisquer ou te regarder, toi Alife mon garde-manger. Non ni non. Ni no non. Ni ni folie bololie. Balaise, le môle. Héliploptère et trou le doigt. Pas un, est-ce un, ben, dis, hein. Bruit et des bruits. Trip trip pip pippy pippy pip pip landerine. Alife mon garde-manger, Alife mon garde-manger." Dans la version initiale, Hugh Hopper avec qui j'eus la chance de jouer une seule fois tient la basse, Robert est au clavier. Celle d'Odeia figurera dans leur second album à paraître.
Découvrant le clip filmé à la Manufacture des Oeillets d'Ivry par Ugo Vouaux-Massel, Robert Wyatt, fidèle à lui-même, envoie un petit mot adorable à Elsa : "I am so moved by this . everything about it : a great film for a start . and the variations so interesting ,original but also , exactly understanding the harmonic feel i was after . And then , Elsa ........You : Perfect".

mercredi 19 juillet 2017

Le sombre orchestre de Scott Walker


J'avais laissé tomber le film de Brady Corbet après un quart d'heure. La partition pour orchestre de Scott Walker m'incite à y revenir. Sombre, brutale, tendue comme un arc, la musique met les nerfs en pelote. Des blocs de cordes assassins tombent des cintres comme un pendu au bout d'une corde, le couperet de la guillotine ou un peloton d'exécution. Mortel. C'est du gros lourd. Plus sommaire que ce que le chanteur écrit dans ses derniers albums expérimentaux, sa musique de film répond aux lois du genre, rappelant par endroits certains scores de Bernard Herrmann. La musique de film ne fait pas souvent dans la dentelle, elle doit rester complémentaire de l'image et de l'action, ne pas occuper tout l'espace. Le corps est éviscéré, le squelette à peine dépouillé de sa peau. Les cuivres accentuent la pomposité de ce film ambitieux...


Inspiré par une nouvelle de Jean-Paul Sartre, The Childhood of a Leader (L'enfance d'un chef) fut tourné sous deux versions, anglaise et française. Je n'arrive pas à m'intéresser au sort de l'enfant, encore moins au rapport de causalités qui ferait de son éducation par des parents autoritaires un futur dictateur. La transposition de la honte générée par le Traité de Versailles qui se conclut là en 1919 à celle que tente de lui infliger un monde d'adultes déconnecté tient d'un symbolisme balourd. La psychologie du film provient d'un comportementalisme réducteur, loin de la complexité analytique susceptible de révéler les mécanismes de la pensée du petit paranoïaque. Il va me falloir du temps pour réécouter le disque de Scott Walker en oubliant le maniérisme prétentieux qui avait séduit la Mostra de Venise en 2015...

→ Scott Walker, The Childhood of a Leader, mp3 9,99€ / CD 8,22€ / LP 12,94€ 4AD

lundi 10 juillet 2017

Thollot in extenso


Un nouveau disque de Jacques Thollot est un évènement rare. Il n'en a enregistré que cinq sous son nom de son vivant. Chacun développe une poésie unique qui s'inspire autant du jazz que de la musique classique française, un territoire de l'enfance que le batteur ne put jamais abandonner. Enfant précoce, il le restera jusqu'à sa mort le 2 octobre 2014. Nombreux musiciens lui avaient rendu hommage à la Java, et j'avais de mon côté demandé à Fantazio et Antonin-Tri Hoang d'improviser avec moi sur des poèmes de Henri Michaux que Jacques adorait. Jean Rochard a rassemblé les ultimes enregistrements de son quartet et des interprétations originales de divers musiciens qui reprennent avec brio quelques titres en perpétuant l'équilibre incroyable de cet oiseau blessé à qui les baguettes servaient de balancier lorsqu'il avançait léger sur les fils de la portée.
Au début du disque, Sunny Murray laisse un message sur le répondeur de Jacques Thollot qui n'est déjà plus là. Sa fille Marie chante, joliment accompagnée par un quatuor à cordes dirigé par Tony Hymas, avant que le pianiste anglais rejoigne le nouveau quartet où figurent le saxophoniste Nathan Hanson et le contrebassiste Claude Tchamitchian. Il n'y a déjà plus de temps. Les époques se confondent conférant à Jacques l'immortalité des grands artistes. Avec To Neneh by Don from Jacques le cornettiste Kirk Knuffke et le vibraphoniste Karl Berger rappellent le lègue d'une génération à une autre et la tendresse de toute cette musique. Hanson convoque un chœur de saxophones, Jacques joue en duo avec Tony Quand le son devient aigu, jeter une girafe à la mer ou improvise aux claviers avec le guitariste Noël Akchoté. La clarinettiste Catherine Delaunay souligne l'originalité du compositeur inspiré par toutes les musiques du XXe siècle. Autre magnifique surprise, le quartet formé à l'occasion de l'hommage à la Java et réunissant le saxophoniste François Jeanneau, la pianiste Sophia Domancich, le contrebassiste Jean-Paul Celea et le batteur Simon Goubert interprète Cinq hops, Go Mind, Seven. D'autres saynettes musicales où réapparaissent Akchoté, Berger, Jacques et son dernier quartet constituent la troisième partie de l'album intitulée Ce sont, où nous sommes, après Infiniment et La voie des rythmes.
Comme tous les albums du label nato, Jacques Thollot In Extenso bénéficie d'un packaging extrêmement soigné dont les illustrations ont été confiées à Gabriel Rebufello et le graphisme à Marianne T. Deux livrets de 28 pages chacun l'accompagnent : le premier est Faits d'images de Chenz, Philippe Gras, Jean-Pierre Leloir, Guy Le Querrec, Jean Rochard, Christian Rose, Sami ; le second est l'entretien (en français et en anglais) que j'avais mené avec Raymond Vurluz pour les Allumés du Jazz n°7 les 24 juin et 4 juillet 2001, un Cours du Temps chronologique complété par des commentaires sur des musiciens qui avaient marqué le parcours de Jacques.
In Extenso est une anthologie composée exclusivement d'inédits offrant de se promener dans l'œuvre de Jacques Thollot, moitié jardin anglais aux contours sinueux révélant des points de vue cachés, moitié jardin à la française que les rythmes quadrillent en de majestueuses perspectives. L'ensemble est enrobé dans un paquet cadeau soulignant l'amour indéfectible de ses amis.

→ Jacques Thollot, In Extenso, label nato, dist. L'autre distribution, sortie le 22 septembre 2017

mercredi 5 juillet 2017

Jazz en 150 figures


Guillaume Belhomme publie un beau livre de près de deux kilos avec ses 150 musiciens de jazz préférés, de King Oliver, Jelly Roll Morton, Sidney Bechet, Louis Armstrong à Otomo Yoshihide, Ken Vandermark, Mats Gustavson, Martin Küchen en passant par tous les incontournables qui ont marqué l'Histoire. Chaque article illustré de belles photographies s'ouvre sur une introduction, mais c'est par les disques qu'ils sont évoqués. La subjectivité de la somme est évidemment revendiquée et l'on appréciera l'éclectisme des goûts de l'auteur qui se passionne autant pour les racines que pour les variations iconoclastes actuelles. L'ouvrage peut plaire autant aux aficionados qu'aux néophytes, même si j'aurais apprécié des analyses plus sensibles ou poétiques qui auraient permis de mieux cerner la spécificité de chaque musicien et musicienne. Une interprétation plus subjective de Belhomme provoquerait aussi une interprétation plus personnelle de notre part. Il y a ainsi à mon avis trop de noms propres et pas assez d'adjectifs pour que l'on arrive à entendre la musique sans l'écouter. Il n'en reste pas moins que ma curiosité est vivement sollicitée pour les artistes que je connais mal, voire pas du tout. Tout au long de ses 750 chroniques de disques, cette anthologie pourra se lire comme une histoire de la création jazzistique à travers les âges aussi bien qu'elle offrira de picorer ici et là au gré de son propre temps.

Jazz en 150 figures, 360 pages, 30x22x3 cm, 1814g, Éditions du Layeur, 39,90€