70 Musique - octobre 2021 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 25 octobre 2021

The Velvet Underground et Orelsan, rebelles en cause


Coup sur coup je découvre les films récents que Todd Haynes a consacré au Velvet Underground, et Clément Cotentin à son frère, le rappeur Orelsan, avec l'aide du réalisateur Christophe Offenstein. À noter encore une fois la bascule de production cinématographique, le premier étant diffusé sur Apple TV Plus et le second sur Amazon Prime.


En jouant sur le multi-écrans Haynes resitue la saga dans son temps, montage rapide, puzzle rythmé, stroboscopique. Les références au cinéma expérimental (non-narrative cinema) sont nombreuses et elles marquent le style plus fortement que les citations d'actualités historiques ou anecdotiques. Le film est d'ailleurs dédié à Jonas Mekas, dernier portrait du générique de fin rappelant qui étaient les protagonistes et ce qu'ils sont devenus. La personnalité de bad boy de Lou Reed relègue pourtant ses acolytes à l'accompagnement, même John Cale, sauf peut-être la chanteuse Nico dont la voix grave et monotone donne sa couleur dépressive à la musique du groupe. L'influence du compositeur La Monte Young est évidente et la présence d'Andy Warhol plus suggérée que montrée. Hélas ça parle beaucoup, beaucoup trop comme presque tous les films hagiographiques sur des musiciens. Malgré le style original, parfaitement maîtrisé et en accord avec l'époque évoquée, je reste sur ma faim.


La même semaine je visionne les six épisodes de Montre jamais ça à personne sur un autre provocateur, le rappeur caennais Orelsan. Son cadet de quatre ans, Clément Cotentin, a eu l'intuition de le filmer depuis ses débuts, longtemps avant le succès et à travers toutes ses galères. L'aventure collective est là clairement exposée avec ses potes des premiers jours, le rappeur Gringe, le musicien et producteur Skread et son associé Ablaye. Le rap est affaire de clan. La camaraderie est prépondérante. La success story se suit avec intérêt et plaisir, d'autant que son personnage de trentenaire loser et paresseux est touchant et ses qualités d'observation font bon ménage avec son humour corrosif. D'épisode en épisode, son apprentissage du métier est passionnant.

lundi 11 octobre 2021

Un orchestre en lévitation


Le style de la pochette rappelle les années 70, quand Miles Davis est devenu électrique et que les rockers se sont intéressés au jazz. Heureusement la musique est moins datée que la peinture psychédélique. Le Levitation Orchestra s'inspire ainsi de pas mal de courants, de Debussy au free en passant par le rock progressif et le hip-hop, citant Alice Coltrane et le Sun Ra Arkestra. Dès qu'un big band intègre des cordes on échappe en général aux poncifs de la tradition jazz. Deux violons (Saskia Horton, Beatriz Rola), un violoncelle (Emma Barnaby), une harpe (Maria Osuchowska), une guitare (Paris Charles), une contrebasse (Hamish Nockles-Moore), cela ramène déjà quelques filles qui évitent forcément l'ambiance de régiment des orchestres exclusivement mâles. Il reste de la place pour la petite section de vents, évidemment très présente, composée d'Axel Kaner-Lidstrom (trompette), Lluis Domenech Plana (flûte), James Akers et Ayodeji Ijishakin (sax ténor). Ajoutez la claviériste Roella Oloro et les voix de Dilara Aydin-Corbett et Plumm, et vous obtenez une palette de timbres extrêmement variée. Mais le Levitation Orchestra est avant tout un collectif qui discute en amont, de tout et de rien, en petits groupes de travail avant de confronter leurs idées à celles des autres et les transformer en savantes compositions où le groove se glisse sans cesse. Le trompettiste Axel Kaner-Lidstrom dirige cette jeune bande de virtuoses londoniens qu'il produit avec David Holmes qui a réalisé l'enregistrement "live" et le mixage. Illusions & Realities est un disque comme je les aime, plein de surprises.
En tant qu'artiste, cette manie de vouloir surprendre ne m'a jamais quitté. Pourtant je me demande aujourd'hui si je ne devrais pas passer à autre chose, m'appuyer comme au théâtre classique sur la règle des trois unités : temps, lieu, action. Zébulon hyperactif multitâche, en suis-je seulement capable ? Je me serais plutôt identifié à Kali, la déesse de la préservation, de la transformation et de la destruction. Elle attaque le mal sous toutes ses formes et notamment l'ignorance qui est toujours à la base du pire. Encyclopédiste actif, je pratique le montage in situ, jouant l'ellipse contre le fondu. J'aime que les mondes s'entrechoquent, dialectique culinaire nécessitant de posséder toutes les épices qu'offre la planète. Lorsque j'ai été amené à plus d'unité comme pour l'opéra Nabaz'mob, j'ai cultivé les contrastes d'un mouvement à l'autre, comme les pièces d'un puzzle qui s'emboîtent parfaitement les unes dans les autres, un récit choral qui trouve sa résolution aux dernières mesures de la coda.
Revenons à nos moutons au patchwork britannique. Si le Levitation Orchestra s'appuie sur des traditions récentes et des formes classiques, sa voix sonne actuelle par son melting pot typique de la capitale anglaise, son énergie et sa finesse n'ayant rien à envier aux ancêtres qui l'ont inspiré.

→ Levitation Orchestra, Illusions & Realities, CD Gearbox Records, dist. The Orchad, Double LP £25 / CD £13, sortie le 29 octobre 2021

mercredi 6 octobre 2021

Nouvelle musique électronique d'Italie


C'est toujours amusant de constater comment un disque attire notre oreille dès les premières secondes. Titan Arum, du nom de la plante à la forme phallique dont l'inflorescence est une des plus hautes du monde et à l'odeur de cadavre en décomposition et de poisson pourri, continue de surprendre au fur et à mesure des morceaux et des collaborations. Pour cet "album bipolaire conçu à la moitié de sa vie", à la fois autobiographique et choral, le compositeur (r) Fabrizio Modonese Palumbo, barbe blanche et crâne rasé, en rose et paillettes, programme ses machines, joue des guitares et d'autres cordes, et chante parfois. Il est accompagné par de nombreux amis : Paul Beauchamp et Marco Milanesio qui ont enregistré et mixé l'album, les chanteurs Vanja (CCC CNC NCN), Chiara et Freddie Lee (Father Lee), le poète anarco-queer Klaus Miser, le claviériste Daniele Pagliero, les guitaristes Jochen Arbeit (Einstürzende Neubauten), Teho Teardo (lap-steel) et Paolo Spaccamonti, l'électronicienne Julia Kent, les danseurs de flamenco Barbara Venere & Kari Machucka Lopez, les rythmiciens Jamie Stewart (Xiu Xiu) et Marco "il Bue" Schiavo... Titan Arum est une sorte de nuancier où s'étalent toutes les couleurs de la musique électro actuelle, agrémentée d'instruments de la pop et de voix trafiquées. Il se termine par une étonnante reprise de Lullaby de Leonard Cohen !


Ensuite j'ai écouté Persis du groupe Iran, huit compositeurs représentatifs de la nouvelle musique électronique italienne. Il semble que ce soit une sorte de remix de leur précédent CD Aemilia. Sohan d'Ongon est un Poppy's No Good trash. Oh My Blast Metalrg Remix de vonneumann m'a rappelé les Années 90 de mon Centenaire. Comme je sortais du sauna où j'avais mis le disque, l'avion qui nous survolait et les clochettes japonaises du jardin prolongeaient 'rekweem d'Elio Martusciello. Xenopolis de Simone Lalli est basé sur une rythmique électro qui se fond dans une nappe de synthé comme nombreuses pièces de la compilation. Celle, chaotique et grinçante, de Luigi Ceccarelli dans Regium Lepodi sonne plus électroacoustique. Aussi destroy, Acanthus de Christian Maddalena, tandis que Aral de Claudio Rocchetti aboutit encore une fois à du rythme sur fond de pédale continue. Une voix documentaire introduit celui de Barn, la frana de Roberto Fega. Comme regarder des films qui ne sont ni français, ni anglo-saxons, il est toujours intéressant de prêter une oreille à ce qui se joue dans d'autres pays que le nôtre...

→ (r) Fabrizio Modonese Palumbo, Titan Arum, CD Cheap Satanism / Delete Recordings , sortie le 8 octobre 2021
→ Iran, Persis, CD Aagoo Records, sortie le 19 novembre 2021

vendredi 1 octobre 2021

Lionel Martin en soliste


Lionel Martin est-il aussi seul que le prétend le titre de son nouvel album, Solo ? Si les machines ont une âme, c'est plutôt le disque d'un soliste au milieu de l'orchestre, une forme singulière de solitude, un hurlement d'indien dans le brouhaha désertique de notre espace, espace d'autant plus réduit par la crise sanitaire. Dans le précédent Solo(s), avec un s celui-là, le saxophoniste s'enregistrait dans des univers cléments, sous un pont à Goussainville, dans le métro à Paris, les champs de la Beauce, le long de la Loire, des lieux somme toute fréquentés par ceux qui aiment travailler leur instrument devant un public de passage ou au milieu de la nature frissonnante. Pour cette suite sans s, Lionel Martin choisit une usine métallurgique, un moulin, un atelier de métiers à tisser, des trayeuses automatiques dans une ferme... Le rythme des machines tient du Ballet mécanique de George Antheil et du Pacific 231 d'Arthur Honegger poussant son anche aérienne vers des incantations rappelant Pharoah Sanders. Le peintre Robert Combas, qui a réalisé une nouvelle fois la couverture du disque, s'est laissé convaincre de jouer de la mandole, de la guitare électrique ou du pinceau. Ce Solo est donc parfaitement convivial ! Le saxophoniste joue sur tous les tableaux, accumulant soprano, alto, ténor, baryton, souvent en direct, parfois en rerecording. La transmutation est à l'œuvre : métal en fusion, grain en farine, tissu suivant chaîne et trame, lactation, mouvement ferroviaire, toile intégralement recouverte de peinture. Six pièces, six ambiances sonores, six chants. Décor, gros plan, perspective, montage, mixage. Autant de courts métrages lyriques sans autre image que celle que chacun/e imagine à l'écoute de la partition du monde.



Le clip de Seb Coupy est une version du dernier morceau du disque, Son je, mes moires, parmi toutes les possibles. Il rappelle que nous sommes faits, ciel, faits des souvenirs que nous avons plus ou moins choisi de fixer et que nous répéterons en boucle, réduisant progressivement ce storytelling à un squelette désarticulé, une histoire qui nous échappe, mais que l'artiste sublime en tournant autour, tel un essaim d'abeilles, pour qu'ensuite nous en savourions le miel.

→ Lionel Martin, Solo, CD Ouchrecords, dist. Cristal, Ouchrecords 16€ / LP / Bandcamp