70 Musique - mars 2007 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 21 mars 2007

L'habit ne fait pas le moine


Pour son cinquantième anniversaire lundi soir, Jean-Pierre Vivante m'avait demandé de présenter la soirée qui réunissait au Triton nombreux de ses amis musiciens. Je crois m'être sorti honorablement de l'exercice de style en jouant la sobriété et en misant sur le rythme des enchaînements. Pourtant je reste perplexe devant mes prestations publiques de médiateur, craignant qu'elles n'occultent mon travail artistique. Le matin même je présentais un projet des Allumés à la Fédération des Scènes de Jazz, même impression... Mon investissement bénévole dans le milieu associatif gomme le reste. Si mon blog ou mes conférences se comprennent comme l'expression de la nécessité de transmettre, mon travail éditorial pour le Journal des Allumés ou d'autres organes de presse oblitère mon ?uvre que les nouveaux venus semblent ignorer. La mémoire s'efface. C'est pourtant sa fonction de se diluer dans le temps. Jean me faisait remarquer ce matin qu'il avait entendu hier un orateur parler de nos musiques comme si elles étaient nées il y a 25 ans. 25 ans, cela coïncide avec l'arrivée de la gauche au pouvoir. Mais le jazz et les musiques improvisées datent de bien avant ! Il est indispensable d'identifier ses racines si l'on veut produire de beaux fruits ! Ces constatations sur la méconnaissance de mon travail artistique n'ont heureusement trait qu'au petit milieu du jazz où je ne me suis jamais senti très à l'aise et pour cause. J'ai toujours été trop indiscipliné face aux différentes chapelles qui le composent. Le Drame m'a heureusement permis d'y exercer mon art sans vraiment le fréquenter, car, avec Francis et Bernard, nous partagions les mêmes critiques à son égard : superficialité, apolitisme, machisme mâtiné d'homosexualité refoulée (ça mériterait qu'on s'y attarde, j'y reviendrai), un univers ras-des-pâquerettes qui tranchait avec nos préoccupations quotidiennes. Il s'agit de trouver les collaborateurs avec qui partager les lubies. Lendemain de fête un peu douloureux. La fragilité est notre terreau. Je reste un rêveur qui compose des illusions.


Comme pour me contredire, à la fin de la soirée du Triton, la scène déclarée "ouverte" généra une jam-session des plus juvéniles avec une distribution des plus enviables. La section rythmique soudée composée de Sophia Domancich au piano, Hugh Hopper à la basse et Simon Goubert à la batterie contribua grandement à la qualité de l'improvisation. Trois chanteuses se complétaient admirablement dans leur diversité, sans négliger des instants de grande complicité : Élise Caron (aérienne), Pascale Labbé (quasi punky) et Marianne James (slam & soul). Le violoncelliste Vincent Courtois, le claviériste Benoît Delbecq, le guitariste Patrice Meyer, le trombone Yves Robert alternaient chorus et effets de masse. En voyant Médéric Collignon délirer au centre de la scène, je l'ai rejoint sans aucun de mes instruments habituels. Plus on est de fous plus on rit. Après que Thomas de Pourquery ait jeté l'éponge, je me lance dans une suite d'interventions bizarres qui m'asséchent la bouche, passant de la guimbarde à la flûte de nez (varinette) sans oublier un petit instrument sans nom, jouet d'enfant ou appeau pour noces et banquets qui sonne comme un saxophone fuzzy. Je vois avec amusement les mines interrogatives de chacun chercher d'où peut bien venir ce son hystérique. Personne ne semble se rendre compte que cette jam-session est le vrai miracle de la soirée (en dehors d'un duplex avec Anahi en Uruguay dont personne ne croit la réalité) alors qu'il n'y a presque plus personne dans la salle (dernier métro oblige). Tous et toutes viennent de jouer avec un plaisir sans mélange, car détachés de toute image à défendre, se laissant aller au plaisir d'être ensemble, au risque du pire et du meilleur.
J'ai oublié de préciser que j'avais poussé la fantaisie jusqu'à me vêtir de mon célèbre kilt et d'une tunique où le mot "suicide" est imprimé noir sur blanc. Tout va bien. La prochaine manche se jouera au Triton le 3 mai avec le nonet composé des étudiants de trois conservatoires et, en seconde partie, Somnambules qui réunira Nicolas Clauss, Etienne Brunet, Eric Echampard et moi-même. En avant, la musique !

La première photo est de Françoise Romand, les deux autres, dont celle avec Médéric, de Madi qui en propose 218 sur son propre site ©Marie-Emmanuelle Brétel.

vendredi 16 mars 2007

Le souffle continu de Coursil


Il y a très longtemps que je n'avais entendu le trompettiste Jacques Coursil. Il refait surface après plus de trente-cinq ans avec un album magnifique (produit par Universal Jazz) que m'a signalé Loupias. Comme si à 69 ans on pouvait acquérir le son de la maturité, velouté et détermination, avec la rage de vivre et de se battre comme un jeune homme que l'on n'aurait jamais cessé d'être, mais en prenant son temps parce que le chemin est long et semé d'embûches ! La vie est une course d'obstacles qu'il faut sauter pour pouvoir affronter les suivants. Clameurs reprend le combat de Franz Fanon, Edouard Glissant, Monchoachi et Antar en "quatre suites enchaînées" aux fers de l'esclavage et de la colonisation, quatre oratorios revendiqués dans leur langue d'origine, créole, français, arabe, quatre fois la musique d'aujourd'hui par le jazzman d'origine martiniquaise que l'on connaissait aux côtés de Sunny Murray, Franck Wright, Sun Ra, Albert Ayler, Anthony Braxton, Henry Grimes, Marion Brown ou dans ses propres disques noirs chez Byg... Une furieuse envie me prend de tout réentendre, là maintenant, parce que le monde a changé, mais que les esclaves sont toujours à leur place assignée, reléguée dans leurs quartiers. Soufflant droit comme on marche droit, comme on parle d'une seule bouche, Coursil affirme son chant, il sait que la musique fera passer les mots dans les oreilles des demi-sourds. Jeff Baillard l'accompagne de la pulsation sobre de ses synthétiseurs et de nappes simples pour remettre le couvert ; le mouvement électro n'a rien de nouveau, les effets ravivent la parole au goût du jour pour l'extirper de sa nuit. Les voix sont graves, Joby Bernabé, Jean Obeid. La contrebasse d'Alex Bernard et les percussions de Mino Cinelu les renforcent. Linguiste émérite, spécialiste de Saussure, docteur es Lettres et es Sciences, Jacques Coursil n'a jamais cessé de souffler, en continu, attaques de la langue, son mat, affirmation de la présence noire quand le renoncement et le pardon étouffent les clameurs des peuples opprimés.

N.B. : le cd ne paraîtra que le 24 avril, mais en publiant ce billet dès maintenant j'espère attirer l'attention des camarades journalistes pour qu'il soit chroniqué en temps et en heure. Lorsque je constate les semaines ou les mois que ça met pour que la presse se déchaîne sur mes propres productions, mieux vaut s'y prendre à l'avance. Si les critiques sortent trop tard, les disques disparaissent des rayons. Trop tôt, les consommateurs ne les trouvent pas et les oublient. Pensez-y et notez bien la date de sortie...

mardi 6 mars 2007

Donkey Monkey, deux filles explosives


Dimanche après-midi, mon pote Anh-Van avait invité deux jeunes musiciennes pour un petit concert à la maison. Son fiston, Antonin Hoang, revenu de New York où il avait dirigé ses propres arrangements de Michel Legrand avec le compositeur au piano, faisait le bœuf avec des copains du CNSM en introduction. Du temps où nous habitions tous deux au Père Lachaise, Anh-Van offrait souvent à des artistes de fourbir leurs armes devant un auditoire d'amis. Marie-Christine assurait alors l'intendance comme elle faisait tourner la baraque de notre journal dont il était le rédac' chef. L'ABC comme tirait au nombre d'exemplaires qu'il y avait de rédacteurs ! Nous livriions chacun les copies de notre contribution, image et texte associés, à raison des 26 lettres de l'alphabet. Nous avons tenu jusqu'au Z et chaque fois nous fêtions la sortie par quelques libations chez les uns et les autres. Plus tard, Anh-Van organisa ses tables ouvertes du mardi soir. On y rencontrait toutes les couches de la population, étrangers de passage et habitués, du réparateur Darty au Prix Nobel de physique, de l'activiste radical au prêtre en soutane, du restaurateur grec de la Mouffe à ses nombreux collègues du corps médical ! C'est en pensant à lui que j'eus l'idée du titre du dernier numéro du Journal des Allumés, Vivre, référence au film de Kurosawa qui initia sa vocation...
Alors que je m'ennuie souvent aux concerts, j'ai été emballé par le duo Donkey Monkey dès Phoolan Devi, leur premier morceau. Ève Risser attaque le piano comme si elle prenait d'assaut une citadelle endormie. Concentrée sur sa main gauche qui joue les basses, elle laisse flotter la droite, mélodique et papillonnante, tandis que son esprit dessine déjà la suite. C'est une musique de compositrices loin des molassonneries mâles et des revivals rances. Yuko Oshima assure le tempo, tantôt frappant, tantôt caressant ses fûts. Les deux filles communiquent leur enthousiasme sans frime, avec fraîcheur et fougue contagieuse. Chaque morceau est une renaissance. Elles oscillent entre composition d'ensemble, humour enjoué et impro débridée. Ève prépare le piano droit avec de puissants aimants minuscules, Yuko cogne sur ses plaques de cuisine. Elles chantent, soufflent dans les tuyaux de leurs melodicas, triturant un Theremin portatif ou lorsque les conditions le permettent ajoutant sampleurs et sans reproches, tourne-disques et jouets d'enfants. Leur musique s'affranchissant des frontières de style me rappelle celle d'un autre iconoclaste, pianiste et batteur, le compositeur Jacques Thollot. Chose rare, elles me donnent envie de jouer avec elles. Françoise, aussi excitée que moi, les filme avec une petite caméra que lui a prêtée Bilkis... Donkey Monkey joue le 12 avril au Lavoir Moderne Parisien en première partie du Sens de la marche de Marc Ducret lors du festival La Belle Ouïe... Leur premier disque sort en même temps sur le label suédois Umlaut, mais il faut les voir sur scène !