70 Musique - juillet 2013 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 16 juillet 2013

Philippe Gordiani, conducteur d'électricité


Si le rock est un enfant du jazz, les jazzmen semblent aujourd'hui de plus en plus s'inspirer du rock.
Après les douceurs de Charlie Christian, la guitare électrique acquit ses lettres de noblesse dans les délires psychédéliques des années 60. Les rockers s'en étaient saisis, mais il aura fallu un Jimi Hendrix pour lui faire véritablement rendre son jus. Il connaissait l'histoire pour l'avoir récitée dès ses premières années dans des groupes de rhythm & blues. Les doigts dans la prise, continu ou alternatif, le courant ne s'est plus jamais tari, électrocutant la planète qui recracha sa rage de vivre à la figure du vieux monde. Plus tard l'électronique tentera de le renverser, mais le geste instrumental lui fera toujours défaut. C'est par l'improvisation que le joint se fera entre ces faux frères ennemis. Les grands guitaristes du rock savent ce qu'ils doivent au jazz, une liberté qui fait éclater le format chanson pour privilégier les instrumentaux flamboyants. Le va-et-vient éclaire tous les espoirs. C'est un peu vite résumé, mais on n'a pas que cela à faire. L'été rallume les feux. Le conteur s'emballe. Les fusibles sautent comme des pois mexicains. La pochette du nouveau Lynch est explicite.
21 est le nouvel album de Philippe Gordiani à paraître en septembre sur le label collectif Coax. S'il vient du rock le plus inventif, celui de Frank Zappa, Hendrix, Soft Machine ou King Crimson, le guitariste a trouvé plus souvent des compères dans le milieu du jazz. C'est pratiquement le lot de tous les musiciens qui veulent s'affranchir des raideurs structurelles pour retrouver la liberté de la conversation. S'il apprit à dialoguer à bâtons rompus il est aussi fortement influencé par la scène new-yorkaise et par les minimalistes. Nombreux jeunes musiciens se prennent actuellement d'affection pour les répétitions de dervishes tourneurs de Terry Riley ou Steve Reich, et la nouvelle génération américaine, à l'instar de l'ensemble Bang on a Can, a su intégrer les guitares électriques à leurs compositions. Accompagné par un second excellent guitariste, Julien Desprez, et par le batteur Emmanuel Scarpa, Gordiani marie les distorsions de base à l'acidité d'autres cordes, toutes soutenues par un martèlement qui les pousse de temps en temps à certaines euphories paroxystiques. 21 pour 2 guitares et 1 batterie, 21 comme une ancienne majorité visée par les éternels adolescents que seront toujours les musiciens de rock, 21 comme ce siècle qui marche à reculons, 21 c'est renverser "1, 2..." pour commencer une nouvelle vie par la fin. Les parasites des pédales d'effets viennent s'ajouter à la rigueur des morceaux, du 220 volts à la découpe, un power trio sans les basses, mais avec les références tordues que l'instrument et la musique exigent...

lundi 15 juillet 2013

L'invitation au voyage de Bernard Vitet par Jean Rochard


Tant écrit sur le départ de mon ami Bernard, ma chandelle est morte, je n'ai plus de feu. J'emprunte sa plume à Jean Rochard pour écrire un mot. Sur son Glob Jean écrit :

Henri Duparc souffrait lorsqu'il écrivit ses mélodies, il cherchait une façon d'unir les mots et les notes pour qu'ils ne fassent qu'un et puissent ensemble sauver le monde. On n'a sans doute pas assez entendu leur extrême grâce. L'invitation au voyage, mélodie pensée par Henri Duparc sur les mots de Charles Baudelaire, fut composée lors du siège de Paris, durant l'hiver 1870/71, pendant l'absurde guerre (euphémisme) avec la Prusse. L'invitation au voyage est de toute beauté. C'était l'une des chansons favorites de Bernard Vitet. Lors de ses obsèques hier au Père Lachaise, Hélène Sage et Francis Gorgé l'ont jouée et chantée, avant Nuages de Django Reinhardt, prélude à une improvisation libre avec Hélène Bass, Jean-Jacques Birgé, Dominique Meens, Itaru Oki, Elisa Trocmé, Gérard Siracusa (Jac Berrocal et François Tusques les rejoindront plus tard). Instant délié au temps parcouru, le franc et ultime voyage de Bernard Vitet, en belle compagnie, s'est paré de la plus belle traduction de l'expression d'un cœur vaste, une quête dictée par le rêve. Pour toujours.

Et Jean de citer Baudelaire...

"Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde."

Beaucoup d'autres amis étaient venus, la crainte d'en oublier un seul m'empêche d'en citer aucun/e. Des musiciens, des musiciennes, avec ou sans instrument, car la musique était partout présente, sur les tombes ensoleillées, dans l'ombre du studio de musique de la rue Pelleport, dans nos cœurs chavirés... Merci aussi à toutes et tous pour vos messages de sympathie que j'ai fait suivre...

mardi 9 juillet 2013

Sa voix me manque


J'adorais son timbre de baryton Martin. Une voix chaude et veloutée, attentive et répondante. Même après avoir travaillé ensemble toute la journée, nous pouvions passer plus de trois heures le soir au téléphone à réfléchir à ce que nous avions enregistré ou à refaire le monde. L'un et l'autre étaient indissociables. Nous appelions nos échanges "philosophie de bistro". Les forfaits téléphoniques n'existaient pas, les portables non plus. Au bout du fil Bernard Vitet pouvait corriger mes textes à leur simple écoute. Lui qui n'écrivait jamais enregistrait tout dans sa tête et sa précision critique est restée jusqu'au bout redoutable. Son jeu de trompette ressemblait à sa manière "pausée" de parler, son grave du bugle, de préférence devant un SM58 pour éviter toute brillance. Il ne s'interdisait pas pour autant les éclats, pour défendre un animal, pour nous surprendre par un éclair zébré et métallique, pour rire. Chaque mot que je frappe me rappelle une situation. Nous en avons tant vécues depuis ce jour de 1976 où, à l'autre bout de la scène sur laquelle nous avions joint Opération Rhino pour soutenir la clinique antipsychiatrique de La Borde, il jouait de la percussion avec des bouteilles de bière vides jusqu'à les faire exploser. Les autres musiciens s'écartaient anxieusement du verre brisé qui l'entourait, comme un cercle de feu qui le protégeait d'un désespoir amoureux. Il avait été séduit par les sons inouïs de mon ARP 2600. Pendant trois jours nous avons parlé, parlé. Nous ne nous sommes plus quittés. Trente-six ans d'amitié.


Sa voix était du miel (ci-dessus la maquette inédite d'une chanson composée ensemble écoutable avec FireFox ; iPadistes, utilisez l'appli Puffin pour lire du Flash!). Son sens du paradoxe l'incitait à penser que le miel traversait le verre puisque les pots étaient toujours poisseux. Sa voix traversait toutes les matières, mais aucune n'était poisseuse. Nous avons accumulé les succès, succès de fabrique, succès de camaraderie, succès d'estime aussi comme il appelait cela en opposition au succès populaire. Lorsque Francis Gorgé a quitté Un Drame Musical Instantané en 1992, nous avons imaginé prendre une année sabbatique pour faire seulement ce qui nous plaisait, et de ce jour nous n'avons jamais tant travaillé, parce que tous deux avions choisi alors de faire des chansons. Après des années à improviser, à composer pour des orchestres, du nôtre au symphonique, à monter des spectacles gigantesques, nous avions besoin de retrouver nos voix, celles de notre enfance, espérant naïvement renouveler la chanson française. Nous avons tant rêvé ensemble.

Francis a mis en ligne L'invitation au voyage par Charles Panzera pour célébrer sa cruelle disparition. On ne pouvait trouver mieux. Cette mélodie de Duparc sur le texte de Baudelaire l'accompagna toute sa vie. Il l'a chantée la première fois avec Francis à la guitare pour accompagner La chute de la Maison Usher de Jean Epstein en 1980. Nous l'avons enregistrée plus tard dans le cadre du grand orchestre du Drame. Il en fit une nouvelle version avec Hélène Sage au piano. Son texte dessine la triste actualité dont il est le héros. Dominique Meens a écrit un beau texte à la suite de celui de Francis. Comme Jean Rochard sur son Glob, Francis Marmande dans Le Monde, et les dizaines de témoignages reçus par mail, téléphone, FaceBook, etc.

La photo est l'une des dernières où il allait encore bien, peut-être sa dernière sortie vraiment libre. Scotch se laisse câliner par notre ami, l'ami des bêtes. Nous avions organisé un dîner avec Benoît Delbecq. Bernard avait enfourché sa Harley, mais elle lui était devenue lourde. Les trois années qui suivirent furent pénibles, entrecoupées de séjour fréquents à l'hôpital pour des problèmes respiratoires qui ne l'empêchaient pas de continuer à cloper. Nous avons appris que deux jours avant de rendre son dernier souffle il fumait un pétard en cachette dans le jardin de l'hosto, comme un gamin. Nous reconnaissions l'état de sa santé au timbre de sa voix. Dans les mauvais moments elle devenait blanche, aphone. Un vrai thermomètre. Lorsqu'il retrouvait son grave nous savions qu'il était tiré d'affaire. Momentanément. C'est elle que j'entends dans mon sommeil, qui me réveille au milieu de la nuit et qui me pousse à écrire ce matin tandis que le jour se lève.
Je vais remonter à Paris. Ses obsèques auront probablement lieu vendredi après-midi au Père Lachaise... Je ne manquerai pas de donner ici les précisions dès que la cérémonie sera fixée.

(bas), tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

vendredi 5 juillet 2013

Musique pour autocars


J'ai réalisé une création musicale pour le voyage d'Arles vers Salin-de-Giraud plutôt excitante. S'y tient pour la première fois ce soir la Nuit de l'Année, une quinzaine d'écrans disséminés dans le village situé à quarante kilomètres du centre d'Arles. J'ai donc enregistré un programme de cinquante-deux minutes composé de pièces originales et d'ambiances provençales, soit un bestiaire figurant, entre autres, flamands roses, manade de taureaux et chevaux, grillons, oiseaux de nuit et le terrible moustique arlésien qui attaque au crépuscule pour peu que l'on ait oublié de s'enduire d'un produit monstrueusement toxique (Insect Écran pour zones infestées est l'un des rares efficaces) ! La musique se devait d'être sobre : marimba, Array mbira, Cristal Baschet, Glassarmonica, cloches de verre jouées à l'archet, piano préparé, sans oublier les guitares en clin d'œil aux gitans de Camargue. Ayant composé ce dynamique nocturne en imaginant que les sons du CD se mêleront au moteur du car et aux conversations des passagers, j'ai favorisé les animaux dans le mixage, moins faciles à identifier que la musique au milieu du bruit ambiant. Quelques surprises sont venues s'y glisser, mais je ne les dévoilerai évidemment pas avant ce soir ! L'ensemble constitue une création radiophonique qui rappellera à beaucoup dans son concept la Music for Airports de Brian Eno en 1978, mais qui fait également référence à mon projet Création par les sons d'espaces imaginaires créé la même année et sous-titré "une métamorphose critique d'un espace livré à l'illusion"... Les douze cars feront la navette jusque tard dans la nuit, mais la partition ne sera jouée qu'à l'aller.

N.B.: comme chaque année l'identité graphique des Rencontres est dûe à Michel Bouvet, cette fois un cygne blanc pour le thème Arles in Black. Coïncidence amusante, Michel et moi avons découvert il y a seulement deux ans que nous étions cousins, nos grands-pères maternels, Gérald et Roland, étant frères ! Nous nous sommes trouvés ensuite plus d'un point commun, d'autant qu'il n'y eut pas tant d'artistes dans la famille... Merci à Tata Arlette, plasticienne toujours en activité à 88 ans, d'avoir fait le joint !

jeudi 4 juillet 2013

Bernard Vitet ne souffle plus


Bernard Vitet était mon père, pendant 32 ans j'avais été sa mère. Cette double métaphore illustre les liens qui nous unissaient. Nous avions 23 ans Francis Gorgé et moi lorsque nous avons rencontré Bernard et fondé Un Drame Musical Instantané en 1976. Comme à tant de musiciens avant nous et après nous il nous apprit les ficelles du métier. Je ne dis pas ficelle pour éviter le mot corde car il n'était pas superstitieux, mais les siennes, énormes, dénouaient les mauvaises habitudes en cherchant systématiquement la contradiction. Il n'avait qu'une chance sur deux de se tromper en inventant des évidences que personne n'eut pu imaginer. Soufflant dans sa trompette comme il parlait, en soignant le silences aussi bien que les notes : un velours mat glissait dans l'estomac comme son café-calva et remontait telle une flèche décochée depuis le diaphragme. Non, ça venait de la nuque, "comme si on recrachait un brin de tabac collé sur les lèvres". Le vin rouge, le tabac brun et les pétards l'auront tout de même conservé jusqu'à l'âge de 79 ans, un record si l'on songe à sa vie, réglée comme du papier à musique, mais quelle drôle de composition ! Elle pouvait souvent sembler avancer en dépit du bon sens. Cela ne le gênait pas. Il adorait les paradoxes, les contrepèteries et les équations expérimentales. De ce côté il n'avait pas son pareil, excité par toute nouvelle expérience tout en cultivant une nostalgie empreinte d'une culture générale qui nous surprenait toujours. Sa présence à un repas faisait monter d'un cran le niveau intellectuel de toute la tablée. Fin latiniste, amateur de littérature, compositeur féru de Bach, Schönberg, Monk et Guillaume de Machaut, on sait l'importance que Miles Davis exerça sur ses jeunes années. Son incroyable biographie en dit long sur son éclectisme qui n'eut d'égal que son intégrité musicale. À partir de notre rencontre il consacra ses activités essentiellement à notre collaboration au sein d'Un Drame Musical Instantané pour lequel nous avons cosigné plusieurs centaines d'œuvres ! Avec dix-huit ans d'écart, j'écris qu'il était mon père au su de tout ce qu'il m'apporta, sur la composition, l'improvisation, la philosophie, l'art de ne jamais prendre pour argent comptant les us et coutumes. Son sens de l'organisation légendaire, c'est un euphémisme, m'obligeait à emporter en double ses partitions, à lui rappeler quatre fois le moindre rendez-vous sans n'être jamais certain qu'il l'avait enregistré. Je l'ai materné toutes ces années, car il se souciait peu de l'intendance ! Par contre il prenait extrêmement soin de son apparence, vestimentaire ou pelliculaire. Les derniers jours il était devenu un beau vieillard, hélas trop amaigri pour lutter contre son insuffisance respiratoire et les médicaments qui l'affaiblissaient d'autre part. Je n'ai pas fini de l'évoquer dans cette colonne. Sa perte est immense, pour moi, mais surtout pour le monde de la musique pour lequel il n'avait d'ailleurs qu'un intérêt mitigé. Seule la musique, les arts, la politique et l'amitié avaient grâce à ses yeux. Ils se sont fermés. Il ne soufflera plus. Heureusement les traces sont audibles et il continuera à vivre dans nos oreilles et dans nos cœurs.