Nous n'en avons pas que le prénom. Jean-Jacques Palix est un autre moi-même comme je suis un autre pas lisse. Né la même année, le sculpteur sonore, venu me rendre visite au Studio GRRR, avait apporté quelques disques de son cru. Or l'on sait à quel point la phrase cocktail "ne pas être admiré, être cru" fait partie de mes axiomes de base. Nous avons en commun d'avoir un mal fou à nous définir, et en particulier à répondre à l'inévitable question "ah vous êtes musicien, et de quoi jouez-vous ?". Nous jouons des sons, parfois de la lumière. "Qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse", écrivit Alfred de Musset dans La Coupe et les Lèvres en 1831 ; le vers précédent est important : "Aimer est le grand point, qu’importe la maîtresse". La musique, sans aucun doute. Dans tous les cas. La coupe est merveilleusement pleine, d'où les murmures susurrés du bout des lèvres. Histoire de matheux rêveurs, car à jouer avec les mots des autres, quand on n'a pas l'x on a du moins l'y pour prendre la tangente.
J'avais raconté à Palix mon amusement à me risquer parfois aux exercices de style. C'était avant d'écouter ses 16'33" sous fausse pochette Colombia. Ce CD tiré à seulement 33 exemplaires numérotés et signés enchaîne sans pause 33 hommages de 30 secondes à 33 compositeurs. Ces "à la manière de", enregistrés en 2007, échappent aux poncifs en s'appropriant ce qui lui plaît vraiment chez Brian Eno, Christian Marclay, Alvin Lucier, Conlon Nancarrow, Marc Ribot, Robert Wyatt, Giacinto Scelsi, Karlheinz Stockhausen, Mauricio Kagel, Pierre Schaeffer, Ennio Morricone, Robert Ashley, John Cage, Yasuaki Shimizu, Aphex Twin, Moondog, György Ligeti, Luigi Russolo, Steve Reich, Ryoji Ikeda, Cornelius Cardew, Einsturzende Neubauten, Throbbing Gristle, Perotin, Tony Conrad, Erik Satie et quelques autres que je ne connais pas encore, Ekkehard Ehlers, Eleni Karaindrou, Holger Czukay, Alastair Galbraith, Amiel Balester, Bruce Russell, Holger Hiller. Cette énumération en dit long sur cet autre encyclopédiste. Palix est comme moi d'un tempérament partageur. Son blog musical Beyond The Coda fait partie des incontournables pistes sioux si l'on souhaite découvrir des paysages incroyables, des îles désertes, des peuplades cachées. À raison de 6 articles par mois il fouille et propose des voies parallèles pour qui ne se satisfait pas des sentiers battus et des entiers rabattus. Un puzzle, une mine, qui vous explose à la figure dès qu'on y glisse les oreilles. Les titres des 33 œuvres sont des citations des compositeurs à qui Palix rend hommage. On peut écouter le disque en suivant la liste, ou essayer de deviner, ou encore considérer l'ensemble comme une œuvre en soi, un zapping tranquille fort bien articulé.
Maquette du groupe Push Pull est un live enregistré quinze ans plus tôt, en 1992, avec le violoncelliste Vincent Segal, David Coulter à la guitare, la basse ou au violon, Igal Foni à la batterie et Jean-Jacques Palix à l'échantillonneur, au scratch CD ou vinyle et à la guitare. On le retrouve en 2000 à cet instrument en duo de guitares avec Jeff Rian, pour Everglade plus homogène que Push Pull qui empruntait son inspiration à différents styles ou cultures. Mais les deux sonnent rock, le premier plus brut, avec Vic Moan, Ghédalia Tazartès et Aaron "Sharp" Goodstone en invités, le second plus minimaliste, plus doux aussi, des ritournelles qu'on pourrait appeler pop de ce côté de l'océan.
Le plus récent (il y en eut d'autres entre temps), Émergence(s), rassemble des pièces enregistrées de 2012 à 2022, dont certaines en collaboration avec la violoniste Juliette Sedes, pour une chorégraphie de la poétesse Laurine Rousselet, un film d'Estelle Fredet et André S. Labarthe ou une performance de Christine Laquet. C'est forcément le plus actuel, le plus libre, le plus inventif avec 16'33". Les paysages sonores sont riches et variés, plages étendues, timbres rares, images mentales au gré de chaque auditeur, de chaque auditrice. J'ignore les secrets de fabrication de Palix, mais je reconnais ici ou là mes couleurs, tableaux où la perspective et le hors-champ fictionnalisent la pièce montée. Tout est question de poids et de mesures dans l'architecture musicale. Celle-ci est à la fois ferme et délicate.