70 Musique - septembre 2015 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 29 septembre 2015

Tendresse africaine


Musique de nuit, le nouvel album du violoncelliste Vincent Segal et du joueur de kora Ballaké Sissoko, porte bien son nom. Il raconte la magie de la nuit et accompagne nos rêves comme si nous étions allongés à côté des deux musiciens, sur le toit de la maison de Ballaké à Ntomikorobougou, quartier de Bamako, où fut enregistrée la première partie du disque. J'ai souvent pensé que l'on devrait intégrer les sons parasites pendant les séances de studio au lieu de chercher à les nettoyer des signes de la vie. La plupart du temps il ne subsiste que la musique, c'est déjà pas mal, mais la présence humaine fait défaut. J'adore entendre les grincements des doigts sur les cordes d'une guitare, l'enfoncement des boutons de l'accordéon, et ici un mouton, la circulation, un train ou de petits bruits que je ne réussis pas à identifier, mais qui me transportent au Mali au delà du plaisir de l'écoute. On me raconte que ce ont les ailes d'une chauve-souris, un tapis de prière qu'on secoue, une voiture de police... Il était plus de minuit, il faisait probablement chaud, on voyait les étoiles, Vincent et Ballaké étaient entourés de quelques amis, la famille peut-être, alors ils ont joué pour être bien, ensemble. Peu de prises leur ont été nécessaires, car ils se connaissent depuis longtemps. Le reste de l'album a été enregistré pendant une journée au Studio Bogolan fondé par Ali Farka Touré. La griotte Babani Koné s'est jointe à eux sur Diabaro, voix merveilleuse portée par la magie des deux discrets virtuoses...


Autre nouveauté du label NøFørmat, l'album de Blick Bassy possède la même tendresse, mais cette fois c'est plutôt le soir. Le tempo est plus rapide. Les chansons de Akö sont en langue bassa, l'une des 260 langues du Cameroun en voie de disparition. Timbre haut et voilé, rythmes rappelant ceux qu'emportèrent avec eux les esclaves en route vers les Amériques, hommage africain au bluesman Skip James, Blick Bassy s'accompagne à la guitare. Le violoncelle de Clément Petit et le trombone de Fidel Fourneyron (qui vient d'enregistrer un audacieux album solo chez Umlaut et que l'on retrouve invité sur le dernier Papanosh autour de Mingus chez Enja) le soutiennent avec tant de gentillesse. Sur Aké l'harmoniciste jazz Olivier Ker Ourio les rejoint tandis que Nicolas Repac pose ses samples sur Wap do Wap, One Love et Kiki. Musique planante comme nombreuses productions de NøFørmat, il suffit de frotter la lampe sur la platine pour que le tapis s'envole vers des contrées où la terre a gardé toute sa magie...

→ Ballaké Sissoko et Vincent Segal, Musique de nuit, NøFørmat, CD 15€ (bientôt en vinyle)
→ Blick Bassy, Akö, NøFørmat, CD 15€, LP 19€
→ Fidel Fourneyron, High Fidelity, Umlaut (sortie le 12 novembre)
→ Papanosh, ¡ Oh Yeah Ho ! avec Fidel Fourneyron et Roy Nathanson, Yellow Bird/Enja, 16,09€

lundi 28 septembre 2015

La nostalgie au service du futur


Les nostalgiques du temps passé permettent de sauver le patrimoine culturel de l'humanité en célébrant les œuvres qui ont marqué son histoire, sans distinction de style ni de qualité. Les musées en sont les garants comme les musiciens interprétant les répertoires d'ici et d'ailleurs au fil des siècles. La lecture de cette mémoire participe aussi à la création d'œuvres nouvelles qui s'en inspirent ou s'en démarquent. Créateur résolument tourné vers l'avenir, j'essaie d'analyser le plaisir ou la nécessité qu'ont mes camarades à aller écouter King Crimson à l'Olympia ou à jouer des musiques du monde et de toutes les époques comme l'Umlywood Big Band entendu vendredi soir à l'église Saint-Merry dans le cadre du Festival Crak.
Pour jouer le jazz de la côte ouest des États Unis des années 50 l'Umlaut Big Band avait gonflé son effectif de quatorze à trente-huit musiciens, renforçant les vents et la percussion, et ajoutant une section importante de cordes. Ces jeunes interprètes sont d'habitude portés vers les musiques contemporaines et improvisées, mais leur virtuosité tous azimuts et leur ouverture d'esprit leur permettent d'aborder des répertoires loin de leurs terres de prédilection. Pierre-Antoine Badaroux exécute un remarquable travail de déchiffrage à l'écoute des vieilles cires dont il tente de reproduire le son unique. J'aurais probablement plus facilement dansé sur le répertoire swing des années 30 dont l'Umlaut Big Band s'est fait une spécialité. Les années 50 ont une saveur guimauve trop kitsch à mon goût. Je préfère la folie de la jungle au chewing-gum des crooners. Cab Calloway est un des rares musiciens auxquels je ne peux résister, sautant sur place et oubliant mes raideurs lombalgiques ! Les chemises blanches avec cravates ou nœuds pap m'attirent moins que les délires vestimentaires des années 30. Le rock tient probablement son énergie de cette période exubérante où les danseurs s'envoyaient en l'air tandis que le be-bop et le free jazz s'affranchissaient d'une mollesse glamour très hollywoodienne. L'entrain de l'orchestre gagna néanmoins la public se trémoussant joyeusement sur la piste improbable de l'église.


Mais c'est en descendant dans la crypte que l'étonnement fut à son comble. Laissant les gargouilles la bouche ouverte, un ensemble de sulfureuses photographies du Colombien Emmanuel Rojas y est exposé dans l'obscurité (vidéo ici). Elles mettent en scène des saynètes que l'on pourrait parfaitement rencontrer dans la Bible, ce livre fabuleux rassemblant tant de tentations cachées et d'histoires scabreuses. Échappant à une pornographie explicite, il distille un parfum érotique où la culpabilité et le remords viennent puiser leurs sources. Saint-Merry fait preuve d'une louable ouverture d'esprit en réactualisant ainsi l'iconographie catholique et en offrant son chœur au pieux sabbat du jazz.

jeudi 24 septembre 2015

Cellule sort la voix des geôles


Sur son nouvel album, Cellule, le groupe Polymorphie se cogne la tête contre les murs de toutes les geôles. La musique est directe et brutale. Elle est répétitive d'une cellule à l'autre, quel que soit son pensionnaire, Oscar Wilde, Jean Zay, Albertine Sarrazin, Paul Verlaine ou un gars dont personne ne se souvient plus. Il y a 75 000 détenus en France. Martine Pellegrini leur prête sa voix pour qu'ils puissent hurler leur rage. Romain Dugelay a composé les riffs qui encerclent les textes anglais de La ballade de la geôle de Reading et français pour les autres, Souvenirs et solitudes, Poèmes, Un grand sommeil noir. Mais les titres du CD ne portent plus que des initiales ou des prénoms derrière les neuf numéros qui s'enchaînent. Deux sax altos (Dugelay et Clément Edouard), deux claviers (Lucas Garnier et Pelligrini), la guitare baryton (Damien Cluzel) et la batterie (Léo Dumont) sont solidaires devant l'enfermement que représente leur engagement personnel, loin des sentiers battus où les fleurs flânent plus vite que derrière les barreaux. La voix se fait intelligible malgré le chaos organisé de la révolte. La mécanique du rock croise le fer avec la liberté du jazz sans qu'aucun ne cède un pouce de terrain. Les musiciens improvisent dans les limites que les cellules autorisent.


Je n'ai passé qu'une nuit en prison, et je l'avais exigé. Je n'y ai passé qu'un jour parce que Nicolas Frize m'y avait invité. Mais j'ai vécu le siège de Sarajevo et je me suis laissé enfermé par mes propres démons. J'ai connu des matons et des taulards. Il y a toutes sortes de geôles. Pendant la guerre mon père avait connu la différence. Des images se sont imposées à moi : en 1950 Genet tournait muet Un chant d'amour, dix ans plus tard Franju filmait La tête contre les murs dans un hôpital psychiatrique et Jacques Becker s'attaquait au Trou. Rien n'a changé. Ça tourne, ça tourne. Impossible de s'évader avant la fin du disque.

Polymorphie, Cellule, Grolektief, dist. L'autre distribution (sortie le 16 octobre)

vendredi 18 septembre 2015

La guêpe et Tacet réédités en vinyle


Le Souffle Continu réédite en vinyle deux disques majeurs de 1971 à l'origine sur le label Futura. La vitesse de 45 tours par minute de ces deux 30 centimètres reproduit merveilleusement l'énergie de cette époque magique où l'imagination avait pris le pouvoir.

Bernard Vitet avait été le trompettiste soliste de tous les grands de la chanson française, de Montand à Gainsbourg, Barbara à Bardot, Henri Salvador à Christophe, Colette Magny à Brigitte Fontaine, mais il avait démissionné en 1968 de l'orchestre de Claude François avec lequel il tournait depuis plusieurs années pour se consacrer à la révolution musicale qui accompagnait le dépavage du quartier latin. Il avait été considéré comme le meilleur trompettiste de jazz européen, depuis ses premières armes avec Django Reinhardt ou Gus Viseur, son timbre rappelant celui de Miles Davis et ses collaborations avec les plus grands lui ayant fourni la distance aristocratique de son intérêt pour toutes les musiques et tous les autres arts. Il avait cofondé le premier groupe de free jazz en France en 1964 avec François Tusques et participé en 1966 à la première rencontre jazz et électroacoustique pour Jazzex de Bernard Parmegiani. Il avait côtoyé Lester Young, Eric Dolphy, Albert Ayler, Chet Baker, Archie Shepp, Anthony Braxton, Don Cherry, l'Art Ensemble of Chicago, Steve Lacy, Gato Barbieri, Jean-Luc Ponty, Martial Solal, Georges Arvanitas, Sunny Murray, Alan Silva, Alexander von Schlippenbach et tant d'autres avec lesquels il enregistra près de 200 disques. Le label Futura de Gérard Terronès sortit donc La guêpe en 1971 et Vitet formera l'année suivante le célèbre Unit avec Michel Portal qu'il abandonnera finalement pour se consacrer exclusivement à Un Drame Musical Instantané jusqu'à ce que son souffle s'éteigne. Il était mon meilleur ami. De 1976 à 2008 nous avons composé ensemble un millier de pièces, nous voyant ou nous parlant tous les jours pendant ces trente deux ans. J'ai déjà évoqué son intelligence prodigieuse et sa culture polymorphe, ses talents de mélodiste et son goût pour l'harmonie, son sens de la contradiction et ses inconséquences qui nous font rire après coup.

La guêpe qui ressort aujourd'hui en vinyle, dont une superbe édition de luxe sur plastique blanc opaque, est un des rares témoignages sous son seul nom. Bernard se comportait plus souvent en sideman qu'en leader, préférant la composition collective, même lorsqu'il écrivait des chansons puisqu'il m'en confiait le soin d'inventer les paroles et l'orchestration. J'enregistrais et produisais également nos albums, gérant nos affaires communes et entrant les notes sur l'ordinateur sous sa dictée après qu'il ait esquissé ses compositions avec gomme et taille-crayon. En 1976 il enregistra un second disque sous son nom, Mehr Licht !, hélas épuisé et jeté aux oubliettes pour d'imbéciles questions de droits et de fantasmes mercantiles, album solo dont nous avions préparé ensemble la réédition augmentée, mais qui ne verra probablement jamais le jour, mon camarade ayant disparu en 2013 à l'âge de 79 ans.

La guêpe est une œuvre exemplaire, réfléchissant extraordinairement son époque, à cheval entre la musique contemporaine et le free jazz, la composition et l'improvisation, l'instant et sa manipulation post-opératoire. S'appuyant sur un texte déterminant de Francis Ponge chanté par Françoise Achard, il fut enregistré par Dominique Dalmasso dans l'atelier de Bernard, 8 rue Charles Weiss à Paris avec des musiciens qui figuraient tous parmi ses amis. Jean-Paul Rondepierre était le second trompettiste et jouait du marimba, le saxophoniste Jouk Minor s'empara aussi d'un violon et d'une flûte, le pianiste François Tusques dirigea les parties écrites, le contrebassiste Beb Guérin y jouait du piano, Jean Guérin était aux percussions, vibraphone et marimba tandis que Bernard jouait de la trompette, du violon, du cor, du piano et du vibra ! Le dos de la pochette reproduit sa belle écriture manuscrite sur Et Cetera, Balle de fusil et Hyménoptère tandis que Véronique, la fille de Françoise Achard, a dessiné la guêpe du recto, minuscule dessin d'enfant que Bernard a considérablement agrandi comme il aimait le faire en magicien de la photocopieuse. Il avait écrit une partition opératoire pour les premiers morceaux pour les recombiner ensuite dans des organisations diverses, canon asynchronique, quatuor à cordes où les notes étaient progressivement remplacées par des signes graphiques, musique sérielle pour deux trompettes, etc.

On retrouve Bernard, Françoise Achard et Jean-Paul Rondepierre dans Tacet, le disque de Jean Guérin réalisé la même année à partir de la musique que celui-ci avait composée pour Bof, le film de Claude Faraldo. Philippe Maté intervient au ténor sur un morceau, Dieter Gewissler joue du violon et de la contrebasse sur deux autres, mais c'est la même bande de copains que sur La guêpe. Il n'y a pas de secret, cette camaraderie participe beaucoup à la réussite de ces deux albums. L'utilisation de rythmes à la darbouka et au synthétiseur VCS3, très en avance pour l'époque, rend Tacet plus pop que La guêpe. Les manipulations électroacoustiques sont également plus repérables d'autant que Jean Guérin a travaillé sur le concept de gouttes en référence au travail du livreur de vin du film. On reconnaît la célèbre trompette à eau de Bernard qui immergeait son instrument dans une cuvette, sorte de sourdine flasque. Les boucles rappellent aussi la musique répétitive qui n'en était alors qu'à ses débuts. Tacet, depuis très longtemps épuisé, est un autre jalon incontournable de la création en France, prémisse annonçant la liberté dont les Européens s'emparèrent pour s'affranchir de la musique américaine. Ces deux disques sont indispensables à qui veut connaître les racines de ce qui se fait aujourd'hui, tant dans le mariage de la voix et des instruments pour La guêpe que dans celui de l'électronique et de la musique vivante pour les deux. De plus, ils conservent chacun une originalité exposant deux personnalités en marge de tous les courants existant alors, phares de leurs descendances, conscientes ou inconscientes.

→ Bernard Vitet, La guêpe, LP 45 tours 30 cm, Le Souffle Continu, 16,50€ et 18€ avec le disque blanc mat
→ Jean Guérin, Tacet, LP 45 tours 30 cm, Le Souffle Continu, 16,50€ et 18€ avec le disque gris mat
Attention, tirages limités déjà en voie d'épuisement comme presque tous les vinyles du label Le souffle continu...

jeudi 17 septembre 2015

Danser avec le peuple étincelle


Il m'a toujours semblé qu'il y avait deux sortes de musique, celle qui s'écoute et celle qui fait danser. Danser sur celle qui s'écoute vous transforme la plupart du temps en hurluberlu ou en cascadeur tandis que l'on peut toujours jouir de la musicalité de l'autre en faisant banquette. Les chansons occupent une frontière qui offre de bouger bras et jambes tout en prêtant attention aux paroles. Si danser est un exutoire formidable permettant d'échapper au quotidien, l'écoute nous plonge plus profondément dans les tréfonds de l'âme humaine. Y aurait-il alors une musique du corps et une musique de l'esprit, un éloge de la fuite quand l'autre exige le recueillement ? Même s'il existe des danses de salon et d'autres de rue, des modes qui passent et des œuvres éternelles, composer interroge le musicien dans son rapport aux musiques que l'on dit savantes ou populaires, et chacune exige un savoir-faire qu'il serait stupide de dénier à leurs champions. Car il est aussi improbable de créer un tube que tout le monde a sur les lèvres qu'un maillon essentiel de l'histoire de la musique ! Dans tous les cas l'avantage d'avoir un succès à son actif est de laisser penser aux commerçants que son auteur est susceptible, un jour, d'accoucher d'un nouveau. La question restante concerne le renouvellement de son inspiration au risque de décevoir son public, soit la sempiternelle répétition de ce qui a plu à ses admirateurs et -trices. Certains ont astucieusement choisi de danser d'un pied sur l'autre, composant des choses qui nourrissent son homme (ou sa femme) simultanément à des expérimentations confinant l'audience à quelques happy few. Succès public ou succès d'estime, le public est censé s'y reconnaître.


Le saxophoniste François Corneloup, qui jouait sur notre ¡Vivan las Utopias! avec Un Drame Musical Instantané, a su diversifier les fronts sur lesquels il se bat, jazzant avec les uns, funkant avec les autres, expérimentant ou folklorisant quand cela lui chante. S'il swingue à mort au baryton lorsqu'il assure la basse d'Ursus Minor, il a choisi le lyrique soprano pour mélodiser dans son groupe de bal, Le Peuple Étincelle, qui rassemble Fabrice Viera (guitares, cavaquinho, chant, porte-voix), Éric Duboscq (guitares basse), Michaël Geyre (accordéon) et Fawzi Berger (zabumba, pandeiro, percussions, appeaux). Formé à l'école de la Compagnie Lubat, il connaît la fête et sait la faire partager à son auditoire, composant un répertoire varié de biguines, rumbas, scottish et polkas qui sentent bon les produits du terroir. Les convives ne s'y trompent pas, tournant et virevoltant sur cette musique de bal jouée par des virtuoses qui en connaissent les ressorts. C'est peut-être l'écueil du disque de ne pouvoir rendre l'euphorie que leurs concerts génèrent, car je me vois mal jouer les dervishes seul dans ma salle à manger à l'écoute de ces ritournelles où la répétition fait plus tourner la tête que les guiboles, escalades tonales qui sentent la sueur et dissipent dans l'allégresse les dernières vapeurs d'alcool.

Le Peuple Étincelle, CD label daquí, 14,99€ (9,99€ en mp3)

mardi 15 septembre 2015

Calques de Novembre, déjà et enfin


Il y a déjà quatre ans le jeune saxophoniste Antonin-Tri Hoang rêvait d'enregistrer avec le quartet Novembre, mais son producteur d'alors lui conseilla de commencer par un duo avec un pianiste, de préférence confirmé ! Ainsi naquit le délicat et subtil Aéroplanes, une petite merveille d'intelligence avec Benoît Delbecq au piano (souvent) préparé.
Calques sort enfin, musique d'ensemble réunissant Antonin-Tri Hoang au sax alto, Romain Clerc-Renaud au piano, Thibault Cellier à la contrebasse et Elie Duris à la batterie. Or les débuts discographiques de Novembre sonnent incroyablement matures, voire une sorte de chant du cygne du jazz comme si son histoire était arrivée à son terme. Heureusement, comme sous la plume et les anches d'un Ornette Coleman, le dragon renaît de ses cendres pour donner naissance à une musique nouvelle où la composition musicale organise et cadre les complices improvisations d'un quartet si soudé qu'il frise l'explosion. Le dynamitage des structures passe en effet par un astucieux jeu de miroirs où les images se décomposent en pièces d'un puzzle sans cesse reconstitué. Au gré des jours et des nuits les couches se superposent, se frottent et se fendent pour former une matière quasi indestructible, agglomérat d'une intensité incroyable où les mélodies et les rythmes s'entremêlent et s'assemblent comme les atomes d'une nouvelle molécule à laquelle ils ont donné le nom de Novembre.

Novembre, CD Calques, pochette cousue main avec calques de couleur par Lison de Ridder, Label Vibrant LV013 (contact)

lundi 14 septembre 2015

Mechanics de Sylvain Rifflet


En illustrant la pochette de son nouvel album Mechanics avec un dessin de François Schuiten, le saxophoniste-clarinettiste Sylvain Rifflet pointe son travail d'architecte, mécanicien du temps obnubilé par une horlogerie démente que la virtuosité des musiciens d'aujourd'hui rend enfin accessible. Ses musiciens font swinguer cette petite mécanique bien réglée en choisissant des timbres et des modes de jeu qui rappellent les roues dentées, les ressorts spiraux et les cliquets avec pour remontoir la platine du CD qui le passe et repasse jour après jour. Déjà présents sur les albums Alphabet et Perpetual Motion le percussionniste Benjamin Flament façonne ses métaux en orfèvre, le flûtiste Jocelyn Mienniel fait vibrer sa kalimba lorsqu'il ne slape ni ne flatterzunge, le guitariste Philippe Gordiani pince ses cordes comme des aiguilles tandis que Sylvain Rifflet s'est confectionné une boîte à musique à sa mesure.


Rifflet réussit à ranimer la musique répétitive des minimalistes américains en insufflant un jazz aux accents de musique française qui oscille entre une exubérance joviale et une nostalgie tournée vers le futur. Son adaptation pour saxophone ténor de Tout dit de la chanteuse Camille est une petite merveille comme ses interprétations de Moondog et ses compositions qui le font se tortiller sur scène d'un pied sur l'autre. Ici souffler c'est bien joué !

→ Sylvain Rifflet, CD Mechanics, Jazz Village, dist. Harmonia Mundi

mercredi 9 septembre 2015

Trois disques de la rentrée


Parmi la quantité de CD échoués dans ma boîte aux lettres en cette fin d'été trois albums m'ont donné envie de les rejouer plusieurs fois sur la platine.
Improvisions est un nouveau solo de piano de Bernard Lubat, plus libre qu'il ne l'a jamais été, du moins dans ses publications discographiques. Son swing légendaire vient caresser des mécaniques déferlantes proches de Conlon Nancarrow en d'éblouissantes improvisations que l'on mettra du temps à cerner.
Pour avoir vu sur scène Petite Moutarde, quartet du violoniste Théo Ceccaldi avec la saxophoniste Alexandra Grimal, le contrebassiste Ivan Gélugne et le batteur Florian Satche, je retrouve l'entrain de ces jeunes musiciens dont les facéties font référence à quantité de styles sans en adopter aucun, si ce n'est le leur. Grimal a élargi considérablement sa palette depuis qu'elle a ajouté le sopranino au ténor et au soprano, mais son chant excite encore plus ma curiosité. Comme leurs titres le suggèrent les morceaux de Ceccaldi sont tous pimentés, petits raifort, d'Espelette, wasabi, de sichuan, chipotle, harissa, gingembre, ingrédients qui font partie de ma panoplie tant culinaire qu'instrumentale. C'est du jazz français d'excellente qualité, ce qui dans ma bouche signifie que ce n'est pas du jazz, mais une recette innommable fortement recommandée !
Après la musique improvisée hexagonale, le jazz anglais rigolo, le funk minesottien et quantité de choses inventives et transgenres que l'on ne peut affubler d'aucune étiquette réductrice, le label nato semble s'intéresser sérieusement à la musique bretonne. Il est certain que le Breizh peut être à la France ce que le jazz est aux États Unis, une musique populaire, lyrique et dansante, vivante et en perpétuelle mouvement. Le bénéfice du doute, composé de l'accordéoniste Timothée Le Net et du harpiste celtique Mael Lhopiteau, est né sur la ZAD de Notre Dame des Landes au milieu des gaz lacrymogènes. Cela ne les empêche pas de jouer une musique tendre et campagnarde qui coule comme une rivière. Elle s'écoute sans faim et sans fin. Les superbes dessins de Stéphane Cattaneo ornent le petit livret, nuages de notes qui flottent, figées entre marée haute et marée basse, le ciboulot enflammé par ces substances sonores hallucinogènes.

→ Bernard Lubat, Improvisions, Cristal Records, dist. Harmonia Mundi
→ Théo Ceccaldi, Petite Moutarde, Tricollectif / ONJAZZ, dist. L'autre distribution
Le bénéfice du doute, nato, dist. L'autre distribution

mercredi 2 septembre 2015

Pistes (sonores) en montagne


Pendant les jours où nous étions entourés d'un brouillard à couper au couteau l'ordinateur diffusait une sélection musicale et passait en mode cinéma quand l'obscurité fatiguait nos yeux usés par des lectures assidues.
Mélodies veloutées, Yael Naim (She Was a Boy et Older qui a ma préférence) et Robert Wyatt (la double compilation Different Every Time) remportèrent tous les suffrages. D'autres voix résonnèrent avec succès dans la grande pièce faisant face à ce qui reste de neiges éternelles : Cathy Berberian (chantant Walton, Monteverdi, Debussy, Stravinski, Cage, Gershwin, Purcell), Jeanne Moreau (double compilation Jacques Canetti) et Barbara (double en public), le Live in Dublin de Leonard Cohen, Ute Lemper (en particulier Punishing Kiss où elle chante Nick Cave, Tom Waits, Elvis Costello, Neil Hannon et surtout Scott Walker)… Pour du musclé, moins adapté à notre retraite, coupé d'Internet et du téléphone, je diffusai Kendrick Lamar (To Pimp A Butterfly) et Dr Dre (Compton), plus politiques que je ne m'y attendais, bonne surprise… Ou encore Omar Souleyman (tous les albums se valent plus ou moins et Bahdeni Nami n'échappe pa s à la règle), Myriam Makeba et une grande sélection d'extraits de films de Bollywood avec Asha Bhosle, Kishore Kuma, Lata Mangeshkar… Je n'avais pas écouté Annette Peacock depuis des années et je redécouvris avec plaisir les nordiques, dont la Suédoise Jeanette Lindström, la CanadienneKyrie Kristmanson, la Norvégienne Sidsel Endresen et surtout la violoniste belge Liesa Van der Aa
N'ayant emporté aucun CD je me cantonnai aux mp3 entassés sur un petit disque dur. La flopée du label Tzadik ne risquait pas de nous laisser en panne sur le bord de la route ! Je sélectionnai les trucs les plus lyriques comme les hommages collectifs à Sasha Argov, Burt Bacharach, Marc Bolan, Tom Cora et Gainsbourg, ou encore David Krakauer, Cyro Baptista...). Nous avions aussi des albums de Roland Kirk, Quincy Jones, Michael Mantler, Barney Wilen (je réécoute inlassablement Moshi) et l'excellent Sheik Yer Zappa de Stefano Bollani, adaptation jazz très personnelle enregistrée en public en 2011. Le pianiste milanais y est accompagné par Jason Adasiewicz au vibraphone, Josh Roseman au trombone, Larry Grenadier à la contrebasse et Jim Black à la batterie. L'esprit de Zappa est parfaitement rendu, mais les improvisations s'éloignent heureusement des versions trop révérencieuses habituelles.


Pour faire le pont avec des êtres chers en vacances en Bretagne, Lors Jouin et Annie Ebrel, l'Acoustic Quartet de Jacky Molard étaient tout indiqués. Côté tango j'avais emporté Horacio Salgán. Ne pouvant me passer difficilement de quatuors à cordes, j'avais tous les derniers enregistrements du Kronos Quartet. Je voulais aussi réécouter des compositions de Julia Wolfe qui a cofondé le groupe de musique contemporaine Bang On a Can.
J'écoute de tout, les assemblages paysagers de Chassol, les mix formidables de Den Sorte Skole, les impros au synthé de Charles Cohen qui me rappellent furieusement ma période ARP 2600, Donald Berman jouant du Ives, Dudamel à la tête du Los Angeles Philharmonic Orchestra (mais le mp3 sied mal au classique), le solo de piano préparé d'Ève Risser, les 52 reprises de Katerine avec Francis et ses Peintres, triple CD de reprises passé presque inaperçu alors qu'il révèle de pures joyaux passés à la moulinette féroce du chanteur critique, Une saison en enfer conté en anglais par Carl Prekopp avec la musique remarquablement en phase d'Elizabeth Purnell, mélange d'orchestre, de field recording, d'électronique et de poèmes chantés en français par Robert Wyatt pour la BBC en 2009…
En tapant cette chronique je suis tout à coup saisi par des acouphènes qui me paniquent. Je coupe les haut-parleurs dont le timbre est probablement trop agressif. Je sors sur la terrasse, entouré par les pics pyrénéens. Le sifflement diphonique est passé doucement en écoutant les rapaces tourner autour d'un animal mort, et puis le silence est revenu. Silence impossible, composé des bruits infimes de la nature.