Le sniper, que j'ai tourné le 17 décembre 1993 pendant le siège de Sarajevo, est enfin en ligne.
Quelques mots écrits alors, à mon retour...

On m'a appelé un lundi midi pour partir à Sarajevo le surlendemain matin. Je devais réaliser un programme quotidien de deux minutes intitulé Sarajevo : a street under siege diffusé dans le monde entier. Depuis, l'émission passe également chaque soir sur ARTE sous le titre Chaque jour pour Sarajevo, mais aucun de mes films n'a été vu en France. J'étais le troisième d'une longue série de réalisateurs à partir filmer la vie de cette rue, une idée formidable de Patrice Barrat.
J'ai d'abord répondu que je ne voulais pas y aller parce que j'avais peur. Mais que serait-il resté de mes idées ? En fait j'ai eu peur avant. Après, c'est trop tard, on n'a plus peur, on est simplement tendu en permanence. Ça tirait jour et nuit. Les obus tombaient n'importe où. Jusqu'à mille en période de pointe. Les snipers tiraient sur tout ce qui bouge, ou sur tout ce qui ne bouge plus.
Je ne suis ni journaliste ni correspondant de guerre. Je prends les événements en pleine figure. Ça ne glisse pas sur ma peau, ça l'imprègne et il arriva un moment où la production m'accusa d'être devenu sarajévien, de ne plus être capable de faire jouer le décalage entre Paris et la capitale bosniaque. Évidemment, je suis un homme de fiction, un rêveur, et la vie là-bas nous pousse à la folie. Pas d'eau, pas d'électricité, pas grand chose à manger, mais une extraordinaire chaleur humaine, avec l'imagination et l'intelligence comme mode de résistance.
Sarajevo trouble tous ceux qui y sont allés et y ont séjourné. Pas une heure ne passe sans que nous ne pensions à ceux et celles qui vivent là-bas. Le retour est pénible. Nous n'avons pas encore trouvé ce nouvel équilibre auquel nous aspirons mais qui doit composer avec ce que nous étions, avec ce que vous êtes, avec ce que nous redeviendrons peut-être.
Là-bas ressemble tant à ici. Pourtant on n'y respire pas l'air à pleins poumons, parce que le ciel est de plomb, il tue. Ici je peux me promener sous le ciel diurne ou nocturne, mais j'ai du mal à supporter les mille et une petites mesquineries que le confort engendre. Jour après jour je me réadapte, à redevenir un monstre après avoir été un fou.
Le sniper est le dernier film que j'ai tourné là-bas. J'étais en colère contre les remarques trop journalistiques que me renvoyait la production depuis Paris, et surtout depuis Londres. Je ne pensais pas qu'ils avaient tort, je cherchais simplement des manières différentes de rendre compte de la vie de cette rue, qui était maintenant devenue notre rue. J'ai eu envie de montrer qu'une fiction pouvait être aussi réelle, aussi efficace qu'un documentaire. Je n'ai d'ailleurs jamais cru qu'il y ait une frontière entre ces deux-là. Le sniper a été tourné comme n'importe quel autre film de la série, tous les éléments qui la composent sont bien réels.
Des gens marchent sur la chaussée. Il n'y a plus de voitures, il n'y a plus d'essence. L'équipe qui les filme est, à part moi, entièrement bosniaque. Miki fut le cadreur de tous les films de Kusturica, Menso est le meilleur directeur de production de Sarajevo, Lejla a vingt-deux ans, elle travaille depuis trois mois, c'est une journaliste hors-pair, Nuno est le monteur, lui et Ademir Kenovic dirigent SAGA, coproductrice du film avec Point du Jour.
Ademir, je me souviens, tu as essayé de me calmer en m'expliquant qu'à Paris ils avaient des problèmes psychologiques alors qu'ici les nôtres étaient existentiels, nous ne pouvions pas nous comprendre. Un soir où nous filions dans le noir à cent trente à l'heure, tous feux éteints, sur Sniper Allée vers l'immeuble de la télévision d'où nous devions envoyer par satellite le tournage de la journée, tu m'as raconté ce à quoi tu pensais tandis que moi je rentrais le ventre pour être aussi mince qu'une feuille de papier. Ce sont ces réflexions que je t'ai demandé d'écrire pour la voix off du film. Menso a emprunté la lunette d'un fusil aux soldats de la FORPRONU et Miki l'a installée devant une petite caméra V8. Je n'étais pas tranquille, j'avais peur que les vrais snipers qui sont sur les collines nous tirent dans le dos ou que la police qui est en bas nous prenne pour de vrais tchetniks. Fudo, l'ingénieur du son, racontait des histoires drôles, évidemment lugubres, pour détendre l'atmosphère. Aujourd'hui le film leur fait le même effet qu'à vous.

Voir aussi billets du 8 novembre 2005 et 2 mars 2006.