70 Musique - octobre 2017 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 27 octobre 2017

Gakusei Jikken Shitsu, labo explosif japonais


Pas l'ombre d'une ambiguïté quant à la nationalité du trio Gakusei Jikken Shitsu. Il faut être japonais pour diffuser une telle énergie. Sont-ce des réminiscences de l'ineffaçable catastrophe de Hiroshima ou la réaction épidermique à une société oppressante restée médiévale ? Lorsqu'ils s'en affranchissent, les îliens de l'Empire du Soleil Levant l'expriment souvent avec la plus grande violence. Il semble n'y avoir d'avenir que pour les cosmopolites. De plus, un plafond de verre relègue les Japonaises tout en bas de l'échelle sociale. Ces considérations peuvent paraître outrées, mais Gakusei Jikken Shitsu, le Laboratoire des Étudiants Expérimentaux, ne déroge pas à la règle. La saxophoniste Ryoko Ono qui signe aussi le mixage, la batteuse Yuko Oshima, membre du duo Donkey Monkey avec qui j'eus la chance de jouer, le bidouilleur d'électronique Hiroki Ono qui éructe dans le micro, ont les doigts dans la prise. Le mélange des timbres et des attaques occupe tout l'espace. Que l'on n'aille pas dire que les filles manquent de pêche ! Heizikan est une montagne, que mon traducteur automatique affuble du suffixe Q&A. Questions et réponses de trois laborantins facétieux qui ont donné à leur album le nom d'un poème chinois de la dynastie Tang, 山中問答 (Shānzhōng Wèndá) du poète 李白 (Lǐ Bái). C'est très chic d'en recopier les caractères, exotique en diable comme la pochette due à Ryoko Ono elle-même...


Est-ce du free jazz nippon, de la noise salvatrice ou un seppuku musical ? Allez savoir ! Enregistré à Nagoya au Japon, Heizikan peut aussi bien représenter une explosion nucléaire, la colère que ses traces produisent sur les nouvelles générations ou un disque kamikaze que seuls quelques fous furieux encenseront. On ne le saura jamais. Les repères nous manquent. C'est de notre côté ce qui le rend séduisant. Plus de questions que de réponses. Le sens des mots hurlés nous échappent, mais les titres livrent des pistes en forme de points d'interrogation. Cette époustouflante crise de nerfs dont on ne ressort pas indemne ressemble à un legs de jeunes adultes à leur progéniture grandissante. Comme si à chaque passage de la vie correspondait une phase critique, une tempête avant le calme. Ici vraisemblablement Force 11.

→ Gakusei Jikken Shitsu, Heizikan - le lp inclut une version cd - Bam Balam Records, 16,95€

jeudi 26 octobre 2017

El Strøm sur Le Monde Diplo


Hier soir, juste avant de monter en scène, je découvre l'article que Marie-Noël Rio a écrit sur notre dernier CD dans Le Monde Diplomatique d'octobre, sans avoir le temps de prendre connaissance du cahier central de sept pages consacré à la Révolution d'Octobre 1917, sujet de la soirée au Cirque Électrique. Marie-Noël est présente dans la salle. Elle n'a pas changé depuis notre dernière rencontre il y a quarante ans, toujours le même enthousiasme, la même espièglerie, une éternelle jeunesse qui tient très probablement à la passion pour tout ce qu'elle fait. Il n'y a pas de secret ! À l'époque elle venait de terminer le livret de l'opéra Histoire de loups d'après Sigmund Freud pour Georges Aperghis et j'assistais Jean-André Fieschi pour la première époque des Nouveaux Mystères de New York. L'article me fait d'autant plus plaisir que je ne m'y attendais pas du tout...

Long Time No Sea
d’El Strøm
GRRR, distribution Orkhêstra,
79 minutes, 2017, 15,50 euros.
La chanteuse Birgitte Lyregaard, l’électronicien et percussionniste Sacha Gattino et l’amoureux du son des objets (entre autres) Jean-Jacques Birgé composent un trio de musiciens hors pair qui s'est baptisé « Le Courant » en danois. Neuf titres ici, dont six avec des textes en français, en anglais, en danois. Tout leur est matière sonore, les instruments (la gamme jouée à deux musiciens est saisissante), la voix, d’une ampleur étonnante, les mots, les machines musicales, les synthétiseurs et les objets... C’est une musique de couleurs, de timbres avant toute chose, qui procède par grands plans rêveurs, qui prend son temps et que des interruptions inattendues, des explosions chamboulent brusquement. Toujours joueuse, à l’instar de « Radio Sandwich », flirtant à l’occasion d’un morceau avec l’ésotérisme, elle se nourrit d’elle-même et meurt de sa propre consomption, créant un monde en soi, enfantin et savant, ou passent des échos de chansons, de musiques de film, de jazz, avec comme un air parfois de Lewis Carroll. Le dernier mot de la dernière chanson donne le mode d’emploi : « That will speak if only one listens » (« Ça parlera si seulement on veut bien écouter »).

lundi 23 octobre 2017

100 ans (?) de musique électronique à Paris


Vendredi dernier je participais à une conférence (anglophone) intitulée "100 Years of Electronic Music" organisée par le MaMA Festival. Les questions portaient sur la naissance de cette musique, la situation de Paris, le lien au jazz, le rapport aux images, la place des femmes, etc. Ben Osborne avait invité également Eva Peel, Samy El Zobo, Kat Quint, Ygal Ohayon, DJ Yellow qui chacun, chacune se référait essentiellement à sa propre expérience. Si notre médiateur londonien me semblait confondre sa préfiguration par Luigi Russolo, père de la musique bruitiste, avec les réels premiers balbutiements sur le territoire nord-américain, d'autres situaient sa naissance avec le krautrock allemand ou avec l'arrivée des ordinateurs. Le plus simple est de vous renvoyer à la lecture des Fous du son de Laurent de Wilde, préférant de mon côté retranscrire les remarques qui m'avaient titillé sur mon chemin en métro vers la salle du FGO Barbara. Hélas les machines de la RATP ne swinguent plus comme au temps du boogie !
Donc sans évoquer ici les inventeurs de cette lutherie moderne, trois vagues marquèrent l'histoire de la musique électronique. Dans les années 50 la première est le fruit de compositeurs qui partageaient de grands laboratoires. Le Traité des objets sonores de Pierre Schaeffer analyse remarquablement ce que l'on pouvait en attendre. Au début des années 70 la seconde survint avec l'avènement des synthétiseurs, instruments grand public offrant de devenir nomade ou de travailler chez soi. Les groupes allemands poussèrent leur utilisation vers une répétitivité plutôt planante. Divers musiciens s'en emparèrent dans le jazz ou la pop, mais c'est seulement au milieu des années 80 que la troisième vague déferla sur les plages avec l'informatique et la danse. Grâce à cette lutherie qui n'avait plus rien de spécifiquement musicale la techno permit à tous et toutes de faire de la musique sans passer par le cursus scolaire jusqu'ici pratiquement incontournable. Ce n'est pas tout à fait juste, puisqu'il exista toujours des autodidactes et des manières personnelles d'éviter les chemins balisés. J'en fais partie ! Ni Django Reinhardt, ni Jimi Hendrix, ni Paul McCartney ne lisent la musique, pas plus que nombreux chanteurs, entre autres d'opéra, qui mémorisent ce que leur pianiste répétiteur leur joue ou quantité de jazzmen improvisant à l'oreille.
DJ Yellow suggéra d'ailleurs que la liberté de sortir des formes convenues est commune au jazz et à l'électronique. Osborne cita Delia Derbyshire (que j'avais découverte seulement en 1969 avec White Noise), et Eva Peel lista nombreuses DJ qui purent s'affranchir du machisme du milieu musical en prenant leur indépendance. Quant aux images projetées et aux clips vidéo ils occupèrent d'autant plus de place que les concerts d'ordinateurs portables sont peu sexy. Osborne salua mon initiative de revenir en 1976 au ciné-concert avec toutes sortes de bruits, machines et instruments, ce qui n'avait pour lui d'antécédents que les glouglouteurs, crépiteurs, hurleurs, tonneurs, éclareurs, siffleurs, bourdonneurs, froisseurs de Russolo accompagnant des films muets dans les années 20. Je me trompais par contre en suggérant que Russolo avait adhéré comme Marinetti au fascisme alors que son refus l'éloigna des futuristes italiens.
Les choses ne sont pas si claires entre musique électronique et bruitiste, lutherie électrique et électronique, musique de danse et sons de synthèse, etc. Il me semble pourtant que la lutherie fut déterminante pour la création musicale. De même que les impressionnistes sortirent peindre la nature avec les tubes en plomb glissés dans leurs poches, les instruments de travail orientèrent chaque fois les grands courants. Quel sera alors la prochaine étape ? Il est par exemple probable que naissent de nouvelles interfaces, le clavier de piano ou le clavier d'ordinateur n'étant pas les mieux appropriés, ce qui produira forcément de nouvelles musiques...

vendredi 20 octobre 2017

Toto Bona Lokua sur un tapis volant


Treize ans après Totobonalokua qui avait marqué les débuts du label NøFørmat, le même trio réitère la magie de leurs voix mêlées, et même le surpasse. Le Martiniquais Gérald Toto, le Camerounais Richard Bona et le Congolais Lokua Kanza vont emballer les amateurs de belles voix, leurs harmonies vocales se hissant à la hauteur de leurs évidentes mélodies. Au jeu des comparaisons, j'ai immédiatement pensé à des Crosby Stills Nash & Young panafricains, avec des réminiscences de Simon and Garfunkel ou Bobby McFerrin. Susurrées, fredonnées, assumées, leurs chansons tissent un tapis volant au dessus d'un continent dont les frontières auraient été pulvérisées par le langage universel de la musique. D'en haut le paysage est d'une beauté à couper le souffle. Passé la folie des peuples qui se déchirent à l'instigation des puissants qui exploitent leurs richesses, la langue de chacun dessine des reliefs incroyables aux couleurs éclatantes, changeant sans cesse sous un soleil qui réchauffe le cœur. Le titre du disque, Bondeko, signifie l'amitié ou la fraternité en lingala. Les guitares tissent cette merveille veloutée. De temps en temps le claquement des langues comme les peaux des percussions brodent autour des cordes, qu'elles soient de métal, de boyaux ou purement vocales. Cette nouvelle musique pop échappe à la world désincarnée où personne ne reconnaît plus ses petits. À l'opposé, ces trois artistes dessinent une carte du Tendre d'un continent influent dont les ressources ont encore beaucoup à nous apprendre.


→ Toto Bona Lokua, Bondeko, cd NøFørmat, 15€, sortie le 3 novembre 2017

jeudi 19 octobre 2017

30YearsFrom


Il me semble évident que Théo Girard ressentit le même choc que moi en découvrant Sons of Kemet. Il avait déjà beaucoup écouté Polar Bear et Acoustic Ladyland où œuvrait également le batteur londonien Seb Rochford, assez pour l'engager dans son excitant projet intitulé 30YearsFrom. Trente ans, c'est le temps qu'il aura fallu depuis son arrivée sur Terre jusqu'à ce premier album sous son nom. Et d'ici trente ans allez savoir où le jazz nous emportera ! La danse puissante de la batterie confère donc à son trio un groove incroyable. Évitant les comparaisons avec le génial saxophoniste Shabaka Hutchings, le mélodiste à qui il a confié le rôle soliste est le trompettiste Antoine Berjeaut qui n'a jamais été autant à son avantage. Pour varier l'interprétation des thèmes d'une composition à l'autre, celui-ci doit jouer des mécaniques, articulations vertigineuses, au risque d'hériter d'un pâté de lèvres tant les notes occupent les premières lignes. Quant à Théo Girard, c'est Pincemi et Pincemoi sans que personne ne tombe à l'eau. On reste dans les cordes. Le navire fend les flots avec une précision remarquable. Les embruns nous éclaboussent de leur cinglante fraîcheur. On aura bien fait d'embarquer...


→ Théo Girard Trio, 30YearsFrom, cd Discobole Records, Digipack et édition sérigraphiée limitée à 100 exemplaires, dist. L'autre distribution, à paraître le 8 décembre 2017
→ Concert au Festival Banlieues Bleues, La Dynamo, Pantin, le 1er décembre 2018

mercredi 11 octobre 2017

Reprise du Workshop de Lyon


Le Workshop de Lyon fut au free jazz français des années 70 ce que François Tusques avait été aux années 60 : les meilleurs représentants d'une réappropriation locale d'un mouvement afro-américain global. Les manifestations contre la guerre du Viêt Nam avaient gagné Paris, mais les Lyonnais avaient déjà fondé leur Workshop en 1967. Chez nombreux musiciens un souffle de révolte attisait alors le feu collectif où le partage devenait la règle. Le Souffle Continu sort en vinyle leurs trois premiers albums (1973-1977) si l'on fait abstraction du magnifique Transit de Colette Magny et du Mirobolis de Steve Waring, enregistrés tous deux en 1975 comme leur second, La chasse de Shirah Sharibad.
En 1977, au moment du troisième, Tiens, les bourgeons éclatent..., ils créent l'ARFI, l'Association à la Recherche d’un Folklore Imaginaire. Collectif soudé et fortement implanté, les musiciens de Lyon ont toujours fait bande à part. Seul Louis Sclavis est parti voler de ses propres ailes. J'ai toujours eu l'impression que la bande des Lyonnais reflétaient l'esprit de leur ville, comme Tusques avec les Bretons, ou Portal et Lubat dans le Sud-Ouest. Le Workshop est inventif, mais il manque souvent de relief à mon goût, une retenue loin de la chaleur gasconne de mes préférés de l'époque. Comme si le squelette était complet, mais que la chair était maigre, un comble pour cette région gastronomique ! Pourquoi cacherais-je que je préfère le foie gras, le confit et le cassoulet ?
Depuis un demi-siècle ils ont conservé leur son, grosse machine collective accouchant de quantité de cellules indépendantes. Certains musiciens ont disparu, d'autres sont arrivés. La relève a toujours été assurée. Dans les trois premiers albums du Workshop, à commencer par Inter Fréquences, Maurice Merle est aux sax, Jean Bolcato à la contrebasse, Christian Rollet à la batterie. Ajoutez le trompettiste Jean Mereu dans le premier, le pianiste Patrick Vollat dans celui-ci et le second, et Louis Sclavis à la clarinette basse et au soprano pour les deux derniers. Les trois albums forment réellement triptyque, somme extraordinaire de recherche de timbres, d'influences de la musique traditionnelle à la contemporaine, de la fanfare au free exubérant, de la gravité à l'humour, avec toujours en ligne de mire ce qu'avait apporté au jazz l'incomparable Art Ensemble of Chicago. Le Workshop de Lyon fut un laboratoire. C'est aujourd'hui une mine pour les générations actuelles par la panoplie incroyable qu'ils rassemblent, en compilateurs géniaux et enthousiastes.

→ Workshop de Lyon, Inter Fréquences, LP Le Souffle Continu, 21€
→ Workshop de Lyon, La chasse de Shirah Sharibad, LP Le Souffle Continu, 21€
→ Workshop de Lyon, Tiens, les bourgeons éclatent..., LP Le Souffle Continu, 21€
Les trois, 56€... Le soin apporté à ces rééditions est toujours remarquable. Je regrette seulement que l'on retrouve le même très beau livret 30x30cm dans les trois disques. Cela permettra peut-être à certains d'en découper deux pour les encadrer !
→ Concert Musiques (Re)belles jazz libre jeudi 19 octobre à 20h30 au Théâtre Berthellot à Montreuil avec le Workshop de Lyon, le Cohelmec Ensemble, le Dharma, François Tusques et invités, quatre orchestres figures de cette époque libertaire

mardi 10 octobre 2017

Exercices de style de la musique appliquée


Derniers mètres de notre travail pour l'exposition Effets spéciaux, crevez l'écran ! qui débute mardi 17 octobre à la Cité des Sciences et de l'Industrie. Avec Sacha Gattino, nous avons réalisé le design sonore des dispositifs multimédia et composé la musique. Le sujet impose une série d'exercices de style que nous nous amusons à respecter en prenant quelques latitudes. Si l'on nous demandait aujourd'hui d'écrire de la musique de cirque par exemple, nous étudierions le projet pour trouver la meilleure solution, sans forcément les références musicales du genre. Mais ici le sujet impose un système référentiel auquel il serait absurde d'échapper.
Ainsi des ragtimes viennent soutenir Truquez comme Méliès, les connotations circassiennes sont de rigueur pour Faites les acrobates ! et Une foule d'effets nous fait accoucher de musiques arabe, médiévale ou futuriste. Le plus épineux fut de composer la minute symphonique de Faites votre bande-annonce, orchestre hollywoodien de cordes, bois, cuivres et percussion. Nous déclinons chaque fois plusieurs variations de manière à créer de la variété par l'aléatoire, pour ne pas lasser les visiteurs. L'artillerie lourde de la bande-annonce comporte ainsi deux thématiques façon Game of Thrones, une troisième plus décalée et humoristique, et la dernière, techno-pop avec guitares électriques, pianos, etc. Ensuite nous mixons chacune des voix des 22 comédiens français, anglais ou italiens avec l'une des quatre B.O.
D'autres dispositifs ont réclamé de la musique originale, souvent symphonique, mais La danse des particules fonctionne mieux avec des pièces existantes que nous avons montées pour qu'elles s'enchaînent façon DJ ! Le reste du travail consiste à bruiter certaines scènes dramatiques, à sonoriser les mouvements des visiteurs aux prises avec la motion capture, et à agencer le design sonore de l'ensemble des sons génériques ou spécifiques pour que tout s'orchestre parfaitement. Les sons étant intégrés par différents développeurs, nous avons demandé à ce qu'ils soient externalisés pour que nous puissions nous-mêmes intervenir dessus en dernière instance. La dernière phase de notre travail consiste en effet (spécial !) à équilibrer les volumes des centaines de sons que nous avons livrés...
Les exercices de style posent des questions auxquelles nous ne sommes pas accoutumés. Certaines restent des énigmes. L'important est que cela fonctionne. En écoutant et en nous confrontant à la matière, nous apprenons quantité de choses que nous avions inconsciemment évitées en composant notre propre musique.

lundi 9 octobre 2017

Symphonie parisienne


La semaine dernière Le Concert de la Loge jouait Haydn, Mozart et Devienne à l'Auditorium du Louvre. Le Comité National Olympique Sportif Français s’étant opposé à l’usage de l’adjectif « olympique », l’ensemble fut contraint d’amputer son nom alors qu'il se référait au « Concert de la Loge Olympique » créé en 1783, célèbre pour sa commande des Symphonies parisiennes à Joseph Haydn. La moyenne d'âge du public était la même que pour une soirée jazz. Sur scène il y avait pourtant pas mal de jeunes, et plus de femmes que d'hommes. Les musiciens baroques, curieux de nature, sont aussi moins compassés que les classiques habituels. Les cordes sont en boyau, les instruments à vent ont moins de clefs et leur timbre est riche de variations d'une note à l'autre.
Passé l'exquise interprétation du Concerto pour piano en sol majeur K453 par Justin Taylor au pianoforte, le moment le plus étonnant de la soirée fut certainement les salves d'applaudissements qui saluèrent les chorus successifs des solistes de la Symphonie concertante pour flûte, hautbois, basson et cor n°4 en fa majeur de François Devienne, compositeur français probablement inconnu à la plupart jusqu'ici. À la fin du XVIIIe siècle on exprimait son contentement comme aujourd'hui dans un club de jazz. De même Julien Chauvin, le directeur musical de l'orchestre (qui joue sans chef) et violoniste, scinda la Symphonie n°82 en ut majeur Hob.I.82 de Haydn, dite de l'Ours, en ouvrant la soirée avec les deux premiers mouvements et en la clôturant avec les deux derniers. Le Haydn et le Devienne enregistrés ce soir-là feront l'objet d'un disque comme tous les concerts de l'ensemble au Louvre.


J'ai été épaté par le solo de cor naturel de Nicolas Chedmail, alternant sons bouchés et ouverts, sans pistons ni palettes, sa virtuosité ne l'empêchant pas de swinguer. La couleur de sa figure se rapprocha progressivement de la tomate, mais ce sont des fleurs qu'on avait envie de lui lancer, comme au jeune pianiste prodige de 25 ans semblant s'amuser à caresser les touches de son instrument qui manquait forcément un peu de coffre, mais quelle grâce ! Si j'ai une fois de plus été subjugué par les inventions du "rocker" Haydn, je me suis tout de même ennuyé aux minauderies mozartiennes. On ne se refait pas. Il y a trente ans, alors que j'avouais à Marc-André Dalbavie, mon désintérêt pour Mozart en dehors de certains de ses opéras et de sa musique maçonnique, le jeune protégé de Boulez me souffla "C'est déjà courageux de le dire" ! La soirée n'en était pas moins bien agencée et je remontai de dessous la pyramide, repu, enjoué, avec aussi le souvenir du parfum des udon au canard caramélisé du restaurant Sanukiya où nous avions eu la bonne idée d'aller avant l'heure d'affluence lorsqu'une queue immense s'allonge sur le trottoir.

Photo © Franck Juery

jeudi 5 octobre 2017

Les musiciens l'ont à l'œil


Les musiciens l'ont à l'œil, mais il le jouent à l'oreille. Qui ? Le cinéma ! Pratiquement trois albums de musique sur quatre que je reçois font référence à des cinéastes, des films, des acteurs... La plupart du temps la référence est subjective, voire usurpée, on n'y entend rien qui nous rappelle de près ou de loin les caractéristiques du cinématographe, à moins que ce ne soient simplement des arrangements de thèmes de la BO, indiscutable.
J'y suis d'autant sensible que quiconque désirant comprendre mon atypique musique devra chercher du côté du montage et des ellipses, des effets de perspective et de la grosseur des plans, de l'utilisation de bruitages et d'ambiances paysagères, extraits de dialogue, etc. Compositeur autodidacte, je suis par contre diplômé de l'Idhec (l'Institut des Hautes Études Cinématographiques est l'ancêtre de La Femis) pour le montage et la réalisation. J'y ai gagné quelques lettres de noblesse que je n'ai pas manqué de faire figurer sur ma biographie ! J'ai compensé mes lacunes musicales en adaptant ce que j'y avais appris, développant mon goût pour le médium audiovisuel, l'appliquant à ma pratique instrumentale et mes compositions. L'initiative de revenir au ciné-concert dès 1976 n'y est évidemment pas étrangère. Un drame musical instantané a ainsi accompagné créativement plus d'une vingtaine de films muets, du trio au grand orchestre. Je signifie par là qu'il ne s'agit jamais d'accompagnement ou d'iconoclastie, mais d'une complémentarité que je recherche toujours lorsque je compose de la musique appliquée pour le cinéma, le théâtre, la danse, les applications interactives, les expositions, etc. Il y a aussi ma pratique inaugurale du synthétiseur et de l'improvisation libre, mais ça c'est une autre histoire.
De quoi s'agit-il donc quand des collègues revendiquent leur inspiration du côté du cinéma ? D'un fantasme souvent, de marketing parfois, fut-il plus ou moins inconscient ou explicite ! Le cinéma fait rêver les artistes encore plus que la musique, et pas seulement par intérêt économique. S'il est vrai que j'ai acheté ma maison avec l'un des 200 films que j'ai sonorisés, les 199 autres ne m'ont pas rapporté grand chose ! L'abstraction de la musique peut aussi forcer à revendiquer un concept pour arriver à vendre sa camelote à des organisateurs qui n'y entende pas grand chose, en tout cas beaucoup moins qu'ils devraient (le plagiat n'est pas le fait des seuls artistes, leurs programmations sont trop souvent des clones les unes des autres !). Quoi de mieux alors que le médium où l'identification est poussée à son paroxysme ? Les musiciens fantasment le pouvoir du cinéma à raconter des histoires alors que la musique narrative, la musique à programme, les poèmes symphoniques, n'ont jamais eu le vent en poupe chez les classiques. Les gardiens de la musique savante ont souvent méprisé la chanson et, à moins de travailler pour l'opéra, choisissent des textes les plus abstraits possibles, disons poétiques. Certes la poésie, comme la musique, joue d'effets circonlocutoires qui laissent la place à l'interprétation de l'auditeur. Il est amusant de noter que de leur côté les cinéastes fantasment la musique et la craignent. Ils ont l'impression qu'elle pourrait sauver leur film tout en se méfiant qu'elle n'écrase pas les images. Or l'on ne refait pas le cadre, on ne revient pas sur une faute de rythme, on camoufle et le plus souvent on alourdit en surlignant les effets à la demande des réalisateurs, alors que le son pourrait apporter tant en développant par exemple le hors-champ, au sens propre comme au figuré.
C'est ainsi que ma déception est grande lorsque, le dossier de presse annonçant le Technicolor ou le noir et blanc, je n'en trouve nulle trace à l'écoute. Heureusement les exceptions existent, celles-ci faisant appel à des idées sans rapport avec les structures musicales, mais interrogeant la méthode sans hésiter à en adopter le discours. Il faut pour cela oser les œuvres dramatiques, au sens théâtral du terme, et aimer raconter des histoires, qu'elles soient d'ordre fictionnel ou d'un désordre documentaire.

mercredi 4 octobre 2017

La contrebasse de Bernard Santacruz


Pour quelles raisons Bernard Santacruz m'envoie-t-il son album solo, à moi dont la basse est l'instrument auquel je fais le moins attention dans les configurations orchestrales ? Peut-être parce que j'avais salué son association avec Bruno Tocanne dans leur excellent album Over The Hills ou que la semaine dernière je révélais la profondeur de la basse électrique d'Olivier Lété ? Les sons aigus vibrent en sympathie avec mon coffre haut perché et les solistes se détachent facilement sur le paysage, en tout cas cela expliquerait tout, du moins du côté de mon handicap. Mais du sien, comment sa contrebasse réussit-elle à me happer ?


Les pizzicati de Santacruz me font penser à une écriture manuscrite qui tranche avec les mécaniques trop bien réglées. Ses improvisations s'écrivent comme il respire. Enregistré en public dans la Salle des Nus de l'École des Beaux-Arts de Rouen, son nouveau disque convoque les esprits du lieu. J'ai connu l'un des figurants du film de Jean Cocteau qui jouait une statue "nous" suivant des yeux. Impressionnant. C'est tout vu, il n'y a pas d'histoire, Santacruz les enchaîne pourtant les unes après les autres. Ce sont bien des contes et des fables qu'il prend à la corde, comme une guitare, comme le faisait Charlie Haden. Il y a tout de même des contrebassistes que j'entends bien !

→ Bernard Santacruz, Tales, Fables and Other Stories, cd Juju Works, dist. Absilone

lundi 2 octobre 2017

Deux fois Delbecq, mais pas tout seul


Ah non pas tout seul ! La musique fait partie des arts qu'il est bon de partager dans l'acte de création. DStream sort deux albums où le pianiste Benoît Delbecq confronte son jeu élégant à des partenaires tout aussi inventifs et délicats.
Le trio Manasonics est composé avec deux vieux comparses, le batteur Steve Arguëlles et le bruiteur Nicolas Becker. Il y a déjà un quart de siècle que Steve et Benoît avaient fondé les fameux Recyclers avec Noël Akchoté. Ils ont continué leur collaboration sur quantité de projets (Ambitronix, Delbecq 5, Pianoctail, Katerine...). On peut même les entendre sur l'album Machiavel d'Un Drame Musical Instantané ! Leurs interventions sont toujours aussi vives qu'à propos, aussi légères qu'imaginatives. La nature-même du travail de designer sonore de Nicolas Becker fonctionne sur le même registre d'une transparence constructive. Manasonics détournent leurs instruments de prédilection pour constituer une musique de chambre où le trio de percussionnistes joue sur du velours. Delbecq est l'un des grands virtuoses du piano préparé, Arguëlles est un sorcier du logiciel Usine (conçu par Olivier Sens) et Becker passe à l'abstraction en plus d'avoir déjà bruité plus de 250 films. Leur Foley est un des meilleurs disques de l'automne, un petit bijou qui échappe au tape-à-l'œil des grosses machines.
Naturellement j'ai posé ensuite Evergreens sur la platine. Ce second album produit par DStream est plus animé, ping-pong électrique où s'entremêlent les fils et les cordes. Jozef Dumoulin est le nouvel alter ego de Benoît Delbecq. Ensemble, ils forment le duo de claviéristes Plug and Pray, Delbecq au piano, Dumoulin au Fender Rhodes. L'un et l'autre ajoutent l'électronique pour enrichir leur panoplie de timbres, et Delbecq joue également ses e-drums en direct. Comme pour Foley il faudra que je l'écoute plusieurs fois pour trouver les mots. Je ne fais là que balbutier quand eux y vont sans hésiter. Ils se branchent et prient juste pour que ça marche. Et ça vole et nous venge... Les deux (albums) font la paire, et si j'ai bien compris, ce n'est qu'un début !

→ Manasonics, Foley, CD DStream, dist. L'autre distribution, 12,99€
→ Plug and Pray, Evergreens, CD DStream, dist. L'autre distribution, 12,99€