Enfant, je rêvais de devenir inventeur. Dans mon souvenir, de choses qui ne servent à rien. Dans celui de ma mère, de choses qui serviraient à l’humanité. Je pense avoir répondu à l’une comme à l’autre, puisque l’art ne sert à rien tout en étant utile à l’humanité ! En dévorant Les fous du son de Laurent de Wilde, j’ai ressenti le même enthousiasme qu’avec Les 1001 inventions qui ont changé le monde.
L’auteur évoque la vie de ceux qui ont forgé les outils qu’utiliseront les compositeurs de musique électronique, en commençant par l’ambitieux et détestable Edison et l’avènement de l’électricité. Il s’arrête à celui de l’informatique qui nécessiterait un travail aussi conséquent. La lecture de cet ouvrage de référence de 560 pages me semble indispensable à tous ceux et celles qui souhaitent apprendre d’où viennent les synthétiseurs, mais aussi l’orgue Hammond ou le piano électrique Fender Rhodes, et comment fut rendue possible la musique électroacoustique. La création d’un nouvel outil produit immanquablement de nouvelles œuvres. Ainsi Cézanne mit le tube dans sa poche et alla peindre sur nature !
Laurent de Wilde évoque la guerre des brevets, les succès, les laissés pour compte, et les vies de famille sacrifiées par ces fous du son. Il aborde les techniques employées en vulgarisant habilement les processus physiques, ne relatant pratiquement jamais les œuvres auxquelles elles donnèrent naissance. Les luthiers ne sont jamais les meilleurs utilisateurs de leurs instruments. C’est en partageant leurs créations qu’ils leur permettent de se développer.
Contrairement à nombreux ouvrages sur l’Histoire de la musique moderne, il y a très peu d’erreurs (par exemple, Frank Zappa n’a jamais « travaillé avec l’Ircam »), mais on peut regretter que l’auteur ne cite jamais ses sources, alors qu’il se fend d’un glossaire. De même, il privilégie l’interface clavier dans son analyse au détriment des synapses que crée la nouvelle lutherie. Cela s’explique par la pratique personnelle de Laurent de Wilde, pianiste de jazz renommé, auteur par ailleurs d’une excellente biographie de Thelonious Monk. Je me souviens de sa visite au studio GRRR alors qu’il avait quinze ans et cherchait sa voie. Laurent de Wilde met l’accent sur le Minimoog, l’orgue Hammond ou le Fender Rhodes, très en vogue chez les claviéristes de musique populaire et omet les différences de qualité acoustique des synthétiseurs qu’il décrit. Il passe ainsi à côté de l’ARP 2600 face au Moog ou à l’EMS/AKS, oubliant les modules originaux de l’instrument et son ouverture vers l’extérieur (on pouvait y brancher n’importe quoi et l’intégrer dans le circuit !). Une description plus précise des différents composants d’un synthétiseur aurait permis de comprendre cette nouvelle manière d’entendre la musique et de composer avec tous les bruits en partant de zéro. De même, le timbre des uns renvoie les autres au son d’un jouet. Il faudrait comparer la transparence inégalée d’un PPG Wave, d’autant que tout le monde n’est pas adepte du « gros son » (Siegfried Palm, grand oublié de cette exégèse), la brillance du Moog, la mollesse des Korg ou la dynamique d’un DX7. À propos du Yamaha DX7, il faut rappeler que des logiciels indispensables à sa programmation tournaient sur Atari, que la carte SuperMax boostait considérablement le modèle de base, que le MEP4 offrait de transformer n’importe quel signal Midi en un autre, etc. Ces absences sont essentiellement liées à la formation pianistique de Laurent de Wilde, alors qu’un synthésiste ne considère les touches noires et blanches que comme un long potentiomètre démultiplié.
Ces remarques n’oblitèrent nullement l’intérêt de ce livre formidable qui fait rêver en nous plongeant dans la tête de ces fous du son. Ma propre pratique m’aurait fait privilégier d’autres instruments et négliger certains que développe amoureusement de Wilde. Son récit s’achève à la fin des années 80 quand surgit l’ère numérique. Après avoir rendu hommage à Thaddeus Cahill, Leon Theremin, Maurice Martenot, Laurens Hammond, Max Mathews, Raymond Scott, Hugh Le Caine, Harold Rhodes, Robert Moog, Don Buchla, Peter Zinovieff, Ikutarō Kakehashi, John Chowning, etc., dans son outro il pointe avec justesse que l’interface est le nouvel enjeu à venir. D’où mon inclination en concert pour le Tenori-on, la Mascarade Machine et les différents pads 2D ou 3D ! Car le geste instrumental, par sa fébrilité indispensable (errare humanum est), donne une vie à la musique qu’aucune machine, aucun robot ne peut encore égaler, la nécessité de penser par soi-même trouvant son extension dans le corps de chaque artiste…

→ Laurent de Wilde, Les fous du son, Ed. Grasset, 22,90€