70 Musique - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

jeudi 10 juillet 2025

Zappeurs-Pompiers 2 (1989)


Comme un condensé de mouvements passés à la moulinette des mots, le programme annonçait : "Dans les quartiers d'isolement toutes les chaînes se valent. Le nombre passe l'uniforme, plus y en a moins y en a. La télécommande brûle les doigts, on finit par zapper sa vie et celle des autres. Et puis on allume la musique, pour que ça glisse. En couleurs. Quand l'objectif est un miroir l'arroseur arrosé s'écrit sur le noir du ciel avec un micro de lumière. Vertige du direct. Les pirates hachent le programme qui rend son jus. Plein feu, salut."
Zappeurs-Pompiers 2 faisait évidemment suite à un numéro 1 qui s'était improvisé avec la chorégraphe Lulla Card (aujourd'hui Lulla Chourlin) et le comédien Éric Houzelot. Le 12 juin 1989 le second volet est créé pour l'ouverture des 38e Rugissants au Cargo à Grenoble. Lulla Card danse une paluche à la main, Guy Pannequin (des Macloma) fait le clown et Un Drame Musical Instantané signe musique et zapping en direct sur grand écran à cette époque des tout débuts de la télévision par satellite.


Zappeurs-Pompiers 2 était un spectacle sur la télévision, un spectacle dont la règle d'or était le direct. Il prétendait répondre à l'envahissement de nos vies par cette étrange lucarne, mystérieux trou noir qui aspire tous ceux qui passent à sa proximité. Non contente de ravir tous les publics, la télévision était censée générer de nouvelles pratiques de vie. Il ne restait plus aux créateurs qu'à s'y insérer ou bien encore à produire des spectacles vivants où le gigantisme et le risque sont la caution d'un instant différent et immédiatisable. Les temps ont changé, les médias aidant, mais le formatage des ciboulots est toujours au programme.
La captation n'est pas fameuse, mais elle permet d'entendre et de voir cette incroyable création où Bernard Vitet (trompette, voix, trompette à anche, flûte), Francis Gorgé (instruments de synthèse, guitare, programmation, flûte) et moi (instruments de synthèse, voix, zapping, flûte) n'avions froid ni aux yeux ni aux oreilles. C'était aussi le temps où le théâtre musical était à la mode. Nous en publiâmes une version CD intitulée Qui vive ? dont la pochette, une de mes préférées, est de Massimo Mattioli.

Article du 5 mars 2013

mardi 8 juillet 2025

Chansons au long cours


Dernière séance de studio avant les vacances, j'enregistre le quintet réuni par mon ami Didier Silhol. Nous nous connaissons depuis plus de quarante ans. Habituellement il est chorégraphe et danseur, spécialisé dans la danse-contact-improvisation. L'an passé je l'avais accompagné pour une Garden Party avec un autre danseur, Cléo Laigret, dans le cadre de mes Apéro Labo. La plupart des artistes avec qui je collabore ont plus d'une corde à leur arc. Didier a cette fois écrit des chansons, paroles et musique pour la plupart. Il a donc retrouvé le jardin pour préparer l'enregistrement de ce qui deviendra probablement un disque. Étaient présents Claire Marchal aux flûtes, Raphaël Godeau à la guitare et Joe Quitzke aux percussions, tandis qu'Alice Lockwood et Didier chantaient.


Après le récent duo/trio de Claire et Raphaël, c'était un nouvel exercice pour moi qui n'ai pas l'habitude d'enregistrer des musiciens sans participer à la création, qui plus est sans aucun instrument électrique. Je m'en remis néanmoins à la méthode consistant à placer les micros aux bons endroits et de faire confiance aux musiciens. Trois Neumann, deux Schoeps et un Royer feraient l'affaire. Il ne resterait plus qu'à mixer pour rééquilibrer les voies et les placer dans un espace qui n'aurait d'imaginaire que le fait de les y téléporter informatiquement. Cela consiste en une réverbération à convolution. Il suffit de choisir la salle ou le théâtre qui convienne à leur musique.


Je suis épaté par Didier, pour ses compositions comme pour la direction de l'ensemble. S'il était venu régulièrement cette année travailler au piano, le projet ne date pas d'hier, puisqu'en 2017 nous avions déjà enregistré ses quatre enfants les plus âgés dans cette perspective. J'ai rarement perçu autant d'amour filial de part et d'autre. Chaque fois les protocoles sont très précis. Évidemment je ne veux rien déflorer, juste préciser que c'est entre la chanson française, la musique traditionnelle et l'improvisation libre !

lundi 7 juillet 2025

Les déments sur Jazz'Halo


La poésie et le jazz sont le yin et le yang l'un de l'autre, les poètes du Beat en savaient quelque chose. Par la suite, beaucoup leur ont emboîté le pas. « Les Déments » du multi-instrumentiste Jean-Jacques Birgé et du saxophoniste ténor Lionel Martin apportent leur propre variation avec le narrateur Denis Lavant.

Ils utilisent pour ce faire des textes empruntés à Marcel Moreau (“M'accordez-vous ?”), André Martel (“Cantode du Lobélisque”), Xavier Grall (“Les Déments”) et André Schlesser (“Petit Chien Sans Ficelle”). Autant de noms qui résonnent à l'oreille de ceux qui connaissent la littérature francophone.

Les quatre pièces sont conçues comme un jeu d'écoute, Lavant déclamant les textes dans toute leur férocité. Musicalement, cela ressemble à la bande-son d'un sketch sombre en marge de la société. Les sons des galeries d'images de « l'exploration urbaine » surgissent presque automatiquement. Il s'agit également de « sonorités étranges » indiquant « des endroits maudits ». Philip Glass et Steve Reich, ainsi que le dadaïsme, sont d'autres références applicables ici.

Une bonne connaissance de la langue française est nécessaire pour apprécier pleinement cette pièce radiophonique noire. Une coproduction du label Ouch ! avec le label d'avant-garde et anarchiste de Birgé, GRRR, qui célèbre cette année son 50e anniversaire.

Georges Tonla Briquet, traduction automatique de la revue flamande Jazz'Halo
Double CD sur Bandcamp

jeudi 3 juillet 2025

Autant de cordes que de feuilles sur L'arbre de vie


Depuis notre première collaboration sur Dépaysages et cet article du 4 mars 2013, Jacques Perconte a réalisé en 2020 le magnifique MEG 2152, troisième épisode de mon film Perspectives du XXIIe siècle.

Ton sur ton. Mouvement imperceptible des feuilles. Il faut que je compose avec tout ce vert. Rejet de toute analogie électronique, le fantasme symphonique me hante depuis toujours. Les cordes s'imposent comme une évidence pour leur légèreté foisonnante, rebonds des archets ou tirés-poussés très courts et frénétiques. Je fais courir mes doigts. On entendra ce que l'on peut seulement deviner derrière les buissons. Une présence. Celle de Jacques Perconte ? Un animal ? Sanglier ou scarabée ! Les petits font parfois beaucoup de bruit. Inquiétant si l'on résiste, fascinant si l'on se laisse aller à la rêverie. Le thème de L'arbre de vie valide cette vie grouillante et invisible. On entendra la sève couler dans ses veines. J'empile les vertèbres après les avoir dessinées une à une. L'inconscient fonctionne à l'intuition. J'enregistre sans vraiment savoir, cherchant les effets d'orchestre, la vibration, la vie même, ce n'est jamais simple. À la fin de la séance je jette tout ce que j'ai fait et je recommence dans la continuité, par touches successives. Il ne me reste plus qu'à associer les séquences avec les différents mouvements de l'arbre qui cache la forêt. Quelques pas, une respiration, le son d'un bol chantant. L'imposante structure cède la place au synchronisme accidentel.


Jacques me demande de retenir l'entrée des cordes avec le bruit des feuilles que j'ai déjà placé ailleurs et d'ajouter des basses pour faire exister la terre sous le ciel. On aperçoit l'une et l'autre sous les compressions successives, ou leurs représentations saturées, touches de jaune, de bleu, de rose. Je puise cette dialectique des éléments dans les quelques prises laissées de côté, hors-champ. Tout est déjà là, les évocations m'ont été inspirées dans les jours qui précèdent. Reste à soigner les articulations. Je découvre le titre l'avant-veille de la première : Árvore Da Vida.

mercredi 2 juillet 2025

Synths, sax & situationists


La scène musicale underground française de 1968 à 1978. Absolument passionnant, et d'une rare rigueur (plus de 50 entretiens), 530 pages, préfaces de Steven Stapleton (Nurse With Wound) et myself, sortie août 2025 - ce serait bien que ce soit traduit en français, parce que c'est un Australien, Ian Thompson, qui s'en est chargé ! En couverture la célèbre photo de Patrick Vian (Red Noise) par Claude Palmer.

Un petit film de présentation ici.

En août sortira également un coffret de 5 CD de Nurse With Wound où figure un remix concocté par mes soins, remix que l'on trouvera auparavant sur un EP de 4 titres, promo tirée à 300 exemplaires. Quant à Patrick Vian (fils de Boris), au début des années 70 j'assurais avec H Lights le light-show de son groupe Red Noise et du Vieux Berthoulet.

lundi 30 juin 2025

L'île roumaine du Balanescu Quartet


Alexander Balanescu n'inonde pas le marché de son quatuor comme le Kronos, mais chaque album est une jolie surprise. Après un passage de quatre ans au sein du Quatuor Arditti le violoniste s'était fait connaître avec Possessed pour lequel il avait arrangé pour quatuor à cordes les tubes du groupe électronique allemand Kraftwerk et avec le superbe Luminitza qui marquait son retour dans son pays après les années Ceaucescu. Suivirent de remarquables interprétations de Michael Nyman, David Byrne, Robert Moran, John Lurie, Michael Torke, Kevin Volans, Gavin Bryars, etc., de nombreuses collaborations avec le cinéma dont celles avec Phil Mulloy, et trois albums du Quatuor composés par le violoniste. Le plus récent [j'en ai trouvé un nouveau lors de mon séjour à Bucarest en 2019] est un duo entre la chanteuse-comédienne Ada Milea et Balanescu à la tête de son quatuor à cordes augmenté d'un percussionniste. The Island est une adaptation humoristique de l'histoire de Robinson Crusoé où l'orchestre, toujours aussi lyrique, dessine le décor et l'action face aux dialogues absurdes joués en anglais avec un accent roumain à couper au couteau. On se laisse porter jusqu'à leur île, quitte à attendre le prochain navire...


En 1994, le Quatuor Balanescu avait enregistré Sniper Allée, une pièce que j'avais composée pour le CD Sarajevo Suite et dont j'ai récemment retrouvé un enregistrement vidéo réalisé au Cargo à Grenoble pour les 38e Rugissants.

Article du 6 mars 2013

vendredi 27 juin 2025

Agitation de Ilhan Mimaroğlu


C'est incroyable. Comment ai-je pu oublier Ilhan Mimaroğlu ? Je ne suis pas le seul, d'autant que ce compositeur turc n'est pas des plus connus parmi les amateurs de musique contemporaine. Son originalité et son implication politique expliquent peut-être sa marginalisation. Émigré aux États Unis, il fut l'élève de Vladimir Ussachevsky, mais aussi d'Edgard Varèse et Stefan Wolpe. Sa musique électronique possède d'ailleurs le swing et l'ouverture d'esprit du Poème électronique de Varèse, Varèse qui dirigea des jam-sessions avec Charges Mingus dès 1957 ! Et Mimaroğlu de produire en 1974 Changes One et Changes Two de Mingus, albums dédiés à la mutinerie de la prison d'Attica, ou Ornette Coleman. Trois ans plus tôt il avait cosigné l'album Sing Me a Song of Songmy avec le trompettiste Freddie Hubbard contre la guerre du Viêtnam. Sa musique peut avoir des intonations classiques, free jazz ou ressembler à un cut-up pop plus efficace que tous les plunderphonics actuels, mélange de György Ligeti, Conlon Nancarrow, Cecil Taylor, Jimi Hendrix et Charles Ives.


Sacha Gattino a ravivé ma mémoire en me faisant écouter Tract: A Composition Of Agitprop Music For Electromagnetic Tape qui figure dans Agitation avec To Kill A Sunrise: A Requiem For Those Shot In The Back et La Ruche: An Elegy For Electromagnetic Tape. Je retrouve l'une des sources de mon inspiration tant pour mon engagement politique que dans la manière de l'exprimer en musique. Tout y est, le chaos encyclopédique des voix et des citations, les montages radiophoniques qui s'entrechoquent pour faire ressortir les paysages sociaux cachés derrière les notes, la mécanique de l'électronique, les grands mouvements d'orchestre et les masses qui tombent des cintres comme des couperets, le discours de la méthode, des sonorités inouïes, un univers sonore où tout est possible, même le réel. Mimaroğlu appartient à une génération où l'échantillonnage faisait partie de notre panoplie sans que les avocats bloquent tout ou fassent cracher quiconque détournerait une seconde du répertoire qu'ils prétendent protéger ! Il fait surgir des émotions enfouies qui datent d'avant mon entrée en musique, avant la révélation de Frank Zappa lorsque j'avais 15 ans. J'avais déjà parlé des évocations radiophoniques, de la musique tachiste de Michel Magne, du piano préparé, de Miss Téléphone, mais là se révèle un monde aussi riche que les Histoire(s) du cinéma de Godard, comme si je retrouvais mon père, du moins l'un d'entre eux puisque je fus engendré plus d'une fois dans ma vie. Ilhan Mimaroğlu est mort le 17 juillet 2012 à 86 ans.

Article du 7 mars 2013

jeudi 26 juin 2025

Sarajevo Suite (live 1994)


Je fouille, dépoussière, éternue, exhume, exulte enfin lorsque je découvre les archives vidéographiques laissées de côté depuis tant d'années. J'avais bien mis en ligne sur YouTube, DailyMotion ou Vimeo quelques petits machins, extraits "vus à la télé", entretiens, conférences, home movies, répétitions, témoignages divers et variés d'un workaholic, mais certains documents m'avaient échappé. Ou bien leur durée semblait incompatible avec le Web... 66 minutes pour L'homme à la caméra, 57 minutes pour J'accuse, 2h16 pour Sarajevo Suite, 3h14 pour L'argent ! La progression est exponentielle. La chasse au trésor se révèle plus miraculeuse que la création d'emplois. Raison de plus pour prendre le temps de numériser ces VHS rangées sur une étagère inaccessible sans une dangereuse escalade. Je pense à Charles Valentin Alkan, le Berlioz du piano, écrasé par sa bibliothèque en cherchant à attraper un exemplaire du Talmud !



Claude Piéplu accepte de jouer le récitant de l'unique concert donné à l'occasion de la sortie du CD Sarajevo Suite au Festival des 38e Rugissants à Grenoble le 30 novembre 1994. André Dussollier, Bulle Ogier et Jane Birkin avaient tenu ce rôle sur le disque dont je m'étais occupé avec Corinne Léonet. Je mets donc en scène la soirée. Interviennent par ordre d'apparition : Piéplu, Pierre Charial, Un Drame Musical Instantané, Bernard Vitet, Kate Westbrook, le Balanescu String Quartet (Alexander Balanescu, Clare Connors, Andrew Parker, Sian Bell), Henri Texier Azur Quintet (Bojan Z, Noël Akchoté, Sébastien Texier, Tony Rabeson), Gérard Siracusa, Mike Westbrook, Chris Biscoe, le film Le Sniper de J-J Birgé, Lindsay Cooper Quintet, Thomas Bloch, Phil Minton, Dean Brodrick, la voix d'Abdulah Sidran, auteur bosniaque des poèmes qui ont inspiré les divers compositeurs...

Dix-huit ans plus tard [31 aujourd'hui puisque cet article date du 25 février 2013], la Planète Sarajevo qu'évoque Claude Piéplu a d'absurdes résonances Shadok. La prophétie s'est vérifiée. Le monde marche sur la tête. Le siège aura marqué le retour d'une barbarie décomplexée, le blanc-seing aux pires atrocités sans que quiconque ne bouge [Gaza est le pire cauchemar, la honte absolue]. Au moment de l'enregistrement l'heure est grave. Il s'agit de reconstruire la ville, mais qu'en est-il des habitants ? Ce qui était le sujet de la série télévisée Chaque jour pour Sarajevo à laquelle j'avais participé se retrouve dans le ton des artistes présents sur la scène du Cargo. Ils se succèdent sans temps mort. C'est réglé comme du papier à musique, sauf qu'ici tout se fait de tête et avec le cœur.

mardi 24 juin 2025

Billebaude - Mondes sonores


J'aime beaucoup la luxueuse revue Billebaude qui s'interrogeait sur notre rapport à la nature en invitant des chercheurs en sciences du vivant et en sciences humaines, des praticiens et des artistes sur des sujets comme le loup, le lapin, l'ours, l'animal imaginaire, affronter la sixième extinction, la ville sauvage, l'art du leurre, etc. Je ne pouvais manquer celui intitulé Mondes sonores (2019), comme tous les autres merveilleusement illustré. J'ai été fasciné par les araignées jouant sur les cordes de leurs toiles, par le lien immémorial que nous entretenons avec les autres animaux, tel "siffler avec les aigles", par les expériences de Knud Viktor, et bien d'autres textes qui interrogent plus qu'ils n'expliquent.
Lorsque j'enseignais le son à l'Idhec (ancêtre de la Femis), et évidemment ensuite dans de nombreuses écoles de par le monde, en particulier l'écoute qui est la première chose à aborder dans ce domaine, comme je l'avais moi-même appris d'Aimé Agnel, je commençais par le silence. Il n'existe évidemment nulle part sur cette planète, sur terre ou sous l'eau. Il faut tendre l'oreille pour découvrir des mondes insoupçonnés. Plus tard, en naîtra la musique. Celle des humains se confronte toujours à celle des autres espèces, même si nous nous en sommes écartés par le langage, l'outil et la machine. Si je continue à m'y intéresser, c'est pour le mystère que représente ces échanges. Dans la nature comme dans l'art.

→ Billebaude - Mondes sonores, ed. Glénat en collaboration avec la Fondation François Sommer et pour ce numéro la Philharmonie de Paris, 19€

lundi 23 juin 2025

Heiner Goebbels, Contre l'œuvre d'art totale


Que l'on ne se méprenne pas, je tiens l'œuvre d'Heiner Goebbels dans la plus haute estime. Je possède une douzaine de disques depuis son duo avec Alfred Harth, le groupe Cassiber jusqu'à tous ceux où il joue le rôle de compositeur contemporain et j'ai toujours le plus grand plaisir à les réécouter. On comprendra donc que cet article est un exercice délicat. Si je me suis terriblement ennuyé à lire son recueil de textes intitulé Contre l'œuvre d'art totale, il y a forcément une bonne raison. On sait que Freud évita soigneusement de croiser l'écrivain Alfred Schnitzler, « par une sorte de crainte de rencontrer [son] double ». Toute proportion gardée, les points de vue, d'écoute et d'analyse critique de Goebbels me sont si proches que j'ai eu souvent l'impression de me lire, d'où mon profond ennui. Son rejet de tout système illustratif, son choix de ne jamais imposer un message mais de laisser au spectateur ou à l'auditeur le soin de se faire sa propre idée, sa propre interprétation, son goût pour l'hétérogénéité des sources, le soin porté au détail dans une perspective globale, l'équilibre entre improvisation et composition, ses inspirations radiophoniques, cinématographiques ou littéraires, ses préoccupations pédagogiques, me sont si proches que j'eus du mal à parcourir les cinq grands chapitres : Prémices et influences / Espace radiophonique, figures de l'écriture / Contre l'œuvre d'art totale : approches du théâtre-musique / Ce que nous ne voyons pas nous attire : théâtre-musique en débat et en dialogue / Recherche ou savoir-faire ? La formation aux arts de la scène. C'est d'autant plus énervant que nous ne nous connaissons pas.

Que nous soyons nés à moins de trois mois d'intervalle et que nous ayons choisi à nos débuts des voies très semblables expliquent peut-être ces nombreux points de convergence. Nous nous sommes croisés très tôt au Festival de Victoriaville au Québec. J'y jouais alors avec Un Drame Musical Instantané tandis qu'il était sous la bannière Harth und Goebbels. Si je suis resté un indépendant, l'artiste allemand a enfilé le costume noir de l'institution. Cela lui a permis de monter des projets économiquement complexes, en particulier dans le genre du théâtre musical que j'abandonnai en 1992. Son travail théâtral le caractérise justement, alors que je m'attache plus que jamais à sa forme purement sonore aux travers de disques conçus comme œuvres en soi, les siens ne livrant qu'un reflet parcellaire de ses œuvres scéniques. Je reste circonspect par son engagement politique pour plusieurs raisons : sa manière de diriger les musiciens particulièrement créatifs qu'il a engagés (il n'en nomme pratiquement aucun dans son livre) en notant leurs improvisations et en les faisant rejouer note pour note ce qu'ils avaient inventé tient d'une très grande perversité, son défilement méprisant lors du disque collectif Sarajevo Suite en faveur de la reconstruction de la Bibliothèque de la ville martyre dont j'assurais la direction artistique m'avait terriblement choqué et attristé, l'effleurement des sujets sous prétexte de laisser libre l'interprétation des spectateurs m'apparaît comme une façon de se montrer "de gauche" sans froisser personne ! On appréciera la différence avec les choix de Jean-Luc Godard dont il se réclame avec justesse dans ses rapports au langage et au montage. C'est certainement la raison qui m'a fait détester sa dernière œuvre représentée il y a quelques jours à la Grande Halle de La Villette. Par exemple, à la diffusion paresseuse des No comment d'Euronews sur écran géant je préfère largement la dialectique des films d'Adam Curtis, le meilleur documentariste actuel (en ce moment je regarde sa toute nouvelle série de 5 épisodes, Shifty, Living in Britain At The End of the Twentieth Century) !

Mes réserves ne ternissent en rien le fait que Heiner Goebbels est un compositeur et un créateur qui ne ressemble à personne, en lien direct avec son temps, qu'il écrit très bien, en tenant de passionnants propos, même si les chapitres qui touchent à ses œuvres se conçoivent mal sans les voir ou du moins les écouter.

→ Heiner Goebbels, Contre l'œuvre d'art totale, ed. de la Philharmonie de Paris, 30€

jeudi 19 juin 2025

Trio à deux


Mardi j'ai enregistré Hiatus, un étrange trio animé par seulement deux musiciens. Si Raphaël Godeau joue de plusieurs guitares et du luth, la flûtiste Claire Marchal contrôle simultanément un virginal en se déplaçant dans l'espace. En utilisant un Arduino et le système Midi, elle déclenche les touches graves en avançant, les aiguës en reculant, mais le petit clavecin automatique de l'Atelier David Boinnard est préparé. Modes choisis ou percussion, il offre de nouvelles possibilités lorsqu'elle y ajoute une gomme, une feuille de papier ou des pinces crocodile. Les guitares de Raphaël sont également attaquées par toutes sortes d'objets vibrants, percutés ou frottés. Les deux improvisateurs enregistreront deux heures de musique, allant du plus calme ou plus énervé, Claire dansant entre deux microphones. Comme d'habitude je ne fais aucune correction de timbre, laissant aux virtuoses le soin d'équilibrer l'ensemble. Il suffit d'avoir de bons micros et de les placer aux bons endroits : un Royer à ruban pour les guitares, deux Neumann pour le virginal, deux Schoeps pour les flûtes (en do, basse ou traverso). L'une comme l'autre piochent dans mon instrumentarium (flûtes indiennes, appeau, fouets électriques, limes à ongles, bottleneck, etc.) pour élargir le spectre coloré qui est déjà le leur. Je suis absolument ravi que Raphaël adopte ma guitare folk à cordes en métal ou un petit monocorde fabriqué avec une boîte de sardine. Leurs improvisations sont généralement assez longues, les ambiances se succèdent, chaque nouvelle s'appuyant sur les derniers soubresauts de la précédente. Comme il est très rare que je me contente de faire l'ingénieur du son, j'en profite pour me laisser aller à la rêverie en les écoutant. Le studio ne possédant quasiment aucune réverbération, je choisis de situer l'ensemble dans l'Oratorium du Palais d'Esterhàzy en Autriche, autrefois Hongrie, grâce à la simulation d'une réverbération à convolution. Nicolas me raconte avoir joué dans ce château mythique où Joseph Haydn séjourna de 1766 à 1790. Les facéties instrumentales des deux compères ne seraient-elles pas les dignes héritières de celles de l'illustre compositeur autrichien ?

mardi 17 juin 2025

À toute chose malheur est bon


À toute chose malheur est bon, mais financièrement cette année c'est tout de même une hémorragie. Cuvelage de la cave après que la nappe phréatique l'ait inondée, reprise de la couverture du toit du studio, changement de l'amplificateur du salon, switcher Friedkin et appli Rando, impôts fonciers montrueux correspondant quasiment à un loyer, etcétéra, et pour finir le semestre en beauté nouvel ordi après avoir noyé mon portable au thé, et frais dentaires ! On connaît mon point de vue : aux mauvaises nouvelles succèdent les bonnes, avec un gros bémol, après les bonnes les mauvaises ! Système D : raccourcir l'effet des pires et prolonger celui des meilleures. Cela demande un peu de gymnastique, mais ce sont les premiers efforts qui coûtent le plus, ensuite on prend son mal en patience tant qu'il n'y a pas mort d'homme...
À mon niveau, cela va bien puisque je vous parle, mais à l'échelle de la planète l'époque représente mon pire cauchemar depuis la seconde guerre mondiale et les massacres commis par les Nazis. Je ne suis né que sept ans après, ce qui ne m'a pas m'empêché de m'y rapporter depuis toujours. Mon grand-père avait fini gazé et mon père avait sauté du train. Aujourd'hui la folie criminelle de l'état hébreu marque la fin de ma culture. Je dois changer de système de repères pour continuer à avancer. On a beau écrire, sonner l'alarme, on n'évite pas la catastrophe. Écouter Eyal Sivan, Simone Bitton ou Shlomo Sand et quelques autres me fait me sentir moins seul. Devant l'horreur nous le sommes de moins en moins, mais cela ne change rien. Ou que l'on se tourne, d'ouest en est, la stupidité et la haine gouvernent, et les peuples, anesthésiés, courbent l'échine.
C'est un peu déplacé et dérisoire, mais je m'évade en m'étourdissant de musique, un clavier au bout des doigts. J'ai un Mac flambant neuf auquel j'ai adjoint un second écran pour être plus confortable lorsque je fais du bruit, avec une nouvelle carte-sons puisque l'ancienne qui n'était pas si vieille est devenue incompatible avec la puce d'Apple. À cela s'ajoute la nécessité d'acheter des mises à jour d'applications qui fonctionnaient très bien avec la puce Intel. Une fortune. J'espère seulement que ce trou dans mon compte en banque va provoquer un appel d'air. J'ai terminé la musique des quatre épisodes vidéo sur la cybersécurité, il faudrait d'autres commandes, des trucs qui m'obligent à composer des choses exogènes, qu'à priori je ne sais pas encore faire. Le besoin de me mettre en danger est capital pour conserver la niaque. Le désir naît du manque, or ces derniers mois j'ai été comblé en sortant quatre disques, extrêmement différents les uns des autres, qui me tiennent à cœur. Lorsque ça marche, j'ai envie d'aller voir (ou entendre) ailleurs si j'y suis. Pour l'instant je vogue dans un no man's land en attendant que cela tombe du ciel, période de transition un peu pénible, alors pour patienter je fais la vaisselle, c'est ainsi que j'appelle fourbir ses armes ou préparer le terrain. Cela n'arrive pas trop souvent heureusement, mais ce sont des phases nécessaires pour ne pas s'encroûter. Dans cette expectative, tout est possible. C'est la bonne nouvelle.

lundi 16 juin 2025

Alors on joue ?


René Lussier est un peu comme le compositeur d'un tube. Les producteurs peuvent toujours espérer qu'il en fasse un second. Alors on lui fait crédit. D'un autre côté c'est lourd à porter parce que l'on se réfère toujours à ce succès en occultant le reste de son œuvre. Des chanteurs comme Nino Ferrer ou Henri Salvador l'ont plutôt mal vécu. Ils avaient fait rigoler, alors que c'était plutôt des sentimentaux. Ferrer a fini par se tirer une balle de fusil au milieu d'un champ, Salvador était suffisamment cynique pour s'en tirer. Toute proportion gardée, le guitariste et compositeur québécois René Lussier devra toujours assumer son chef d'œuvre Le Trésor de la langue alors qu'il a enregistré près d'une centaine d'albums absolument passionnants et d'une très grande sincérité (j'ai encore pleuré dimanche en le réécoutant). Fiat Lux, son nouveau duo avec le batteur Robbie Kuster est d'une très grande drôlerie, mais c'est surtout la complicité entre les deux musiciens qui est remarquable. Il est toujours très agréable de constater que des artistes ont conservé l'innocence et la créativité de leur enfance. Les deux s'amusent comme des petits fous et cela fait un bien tout aussi fou de les écouter jouer. Même s'ils sont devenus des virtuoses de leurs jouets, ils font du ping pong au-dessus de leurs tables d'harmonie. Lussier est à la guitare, à la basse et au daxophone, un instrument impossible inventé par Hans Reichel. Kuster joue de la batterie, de la scie égoïne et d'un orgue à clous (de toutes tailles, plantés sur une planche). Cela ne les empêche pas de manier la brosse à dents électrique ou la guimbarde. Ne croyez pas que ce n'est pas sérieux, bien au contraire, les enfants ne jouent jamais pour de rire, c'est fait avec le fond du cœur pour que jaillisse la lumière.

Il y a aussi une guimbarde dans Shishiodoshi, le nouvel album du quartet Kaze avec en invité le chanteur japonais Koichi Makigami. Cela fait du bien d'écouter cette autre bande de garnements qui s'en donnent à cœur-joie, produisant des bruits bizarres avec leurs trompettes, pour Natsuki Tamura et Christian Pruvost, avec ses baguettes pour le batteur Peter Orins, avec son piano pour la japonaise Satoko Fujii. Comme pour leurs autres disques, c'est riche et varié, en timbres, en rythmes et cette fois en facéties vocales. J'imagine que Cathy Berberian ou Annick Nozati auraient adoré donner la réplique à Makigami, ou l'inverse. Ses onomatopées, parfois scatologiques, sont aussi impertinentes qu'incisives, c'est dire leur pertinence ! Ne me dites pas que vous n'appréciez pas le Constipation Blues de Screamin' Jay Hawkins, vous me décevriez. Les shishi-odoshi sont des dispositifs pour effrayer les oiseaux. Vous vous y reconnaîtriez, non de nom ? Miaou ! Là encore la musique, composée ou improvisée, n'existe que grâce à la complicité des musiciens. J'ai toujours détesté la moindre rivalité, les petites mesquineries, qu'elles soient explicites comme il arrivait à Portal de s'y complaire malheureusement, ou à d'autres, quel que soit le milieu, classique ou jazz. La musique est une histoire d'amour, sinon à quoi bon !

→ René Lussier & Robbie Kuster, Fiat Lux, CD Spectacles Bonzaï avec Circum-Disc, sortie le 20 juin 2025
→ Kaze & Koichi Makigami, Shishiodoshi, CD Circum-Disc, sortie le 11 juillet 2025

mercredi 11 juin 2025

Les heures secondes de Half Asleep


Aussitôt sur la platine, les bons disques me sourient d'un clin d'œil qui font grandir mes oreilles. C'est le sixième disque en une vingtaine d'années de Half Asleep, mais le premier depuis dix ans, et j'étais passé à côté de cette artiste bruxelloise qui me ravit et égaie ma semaine. Si Valérie Leclercq (elle est Half Asleep) se dit inspirée par Nico, Robert Wyatt, Scott Walker et Kate Bush, elle me rappelle plutôt Beth Gibbons, l'ex-chanteuse de Portishead. Dans tous les cas peut-on trouver de meilleures références ? Ce sont tous et toutes, comme elle, des indépendants dont la musique est difficilement classable. On sent bien les influences de ses études classiques, un goût pour les belles mélodies et les orchestrations minimalistes, mais l'ensemble sonne très personnel. Délicate, inspirée, variée, Valérie Leclercq joue du piano, son instrument de prédilection, elle joue de la guitare, de la flûte, de la basse, etc. Et elle chante, mais elle est épaulée par sa sœur Oriane, Claire Vallier, Eloïse Decazes et d'autres. À ces harmonies vocales s'ajoutent le violoncelle de Gwen Sainte-Rose, les trompettes de Baptiste De Raymaker, Maryline le Corre et Sainte-Rose, le sax baryton ou la clarinette basse de Mathieu Lilin et des ambiances du mixeur Joachim Claude. C'est une famille, une bande de filles, où Valérie Leclercq compose presque tout, écrit les paroles poétiques en anglais, arrange et s'enregistre la plupart du temps. Si ses apparitions scéniques sont rares ou sporadiques, elle est toujours active en composant pour des courts métrages ou en réalisant des émissions radiophoniques de création, ce qui explique son remarquable savoir-faire dramatique. C'est difficile pour moi d'en parler tant la musique me reste à l'esprit, une relation particulière au monde, comme si le message trouvé dans une bouteille venait d'une autre planète, une somnambule avançant dans la nuit, essayant de se rattraper aux branches qui caressent son visage. Un des plus beaux disques de ces derniers temps, sans hésiter une seconde.

→ Half Asleep, Les heures secondes, CD/ LP / Digital Humpty Dumpty / three:four

vendredi 30 mai 2025

Découvertes du label Neuma (2)


J'ai continué à écouter les disques Neuma envoyés du Minnesota par Philip Blackburn qui en a d'ailleurs enregistrés sept, lui-même, en marge des 700 qu'il a produits sur innova et Neuma depuis trente ans. ORDO, son plus récent, double CD de 2023, expose une tentative d'ordonner le chaos. Pour Weft Sutra, Nirmala Rajasekar à la veena se pose sur un nuage composé de six guitaristes électriques à l'archet. On la retrouve avec le chanteur Ryland Angel sur le texte Why You Want a Physicist at Your Funeral d'Aaron Freeman avec Blackburn pour un drone cosmique électronique. Plus d'électricité ni d'électronique pour The Song of the Earth, mais l'une des harpes éoliennes du jardin de Blackburn et Patti Cudd au vibraphone. Ce sont des musiques de recueillement comme The Sound of a Going in the Tops of the Mulberry Trees où le compositeur dirige le NO EXIT New Music Ensemble, ou Lilacs and Lightning avec le pianiste Emanuele Arciuli et des rythmes programmés. Albi est interprété par le Quatuor Mänk, A Cambridge Musick: solve et coagula par le Trio Galan (clavecin, violon, violoncelle), Dimitris Kountouras au flageolet et Dimitris Azorakos au tambour, où l'on retrouve le propos initial de la mise en ordre. Over Again, avec l'enregistrement de la voix du pilote de chasse Warren Ward pendant l'Opération Tempête du désert en Irak et deux percussionnistes, les Quey, est dédié à Harry Partch, sur lequel Blackburn a rédigé Enclosure Three: Harry Partch pour lequel il a été primé. Sur More Fools than Wise huit cornes de brume accompagnent la soprano Carrie Henneman Shaw sur un texte d'Orlando Gibbons. Sa Sonata Homophobia exige un dispositif incluant la flûte de Zachery Meier, un discours haineux d'extrême-droite et des contrôles cérébraux ! Huit improvisateurs accompagnent la voix de Chris Mann sur Unearthing ou pour Stuck l'UCCS Creative Music Ensemble celle d'une automobile !! Plus simplement, Gunnar Owen Hirthe à la clarinette et Nicholas Underhill au piano jouent Air: Air, Canary, New Ground d'après Purcell. Le bonus est une mise en scène où une lettre enregistrée en italien par Kenneth Gaburo pour son maître Goffredo Petrassi est accompagnée à l'orgue par Gary Verkade sur une seule note. L'ensemble tient à la fois du minimalisme et du drone avec de nombreuses références à la musique baroque et à la musique contemporaine, interrogeant le rapport au passé pour espérer un avenir meilleur.


Dans de nombreuses créations nord-américaines on retrouve l'influence grandissante du minimalisme, même lorsqu'il s'agit de jazz. Pour Arkinetiks le batteur Dan Kurfirst a d'abord enregistré en trio avec le bassiste Damon Banks et Alexis Marcelo au Fender Rhodes. Il a ensuite ajouté le tabla de Roshni Samlal et enfin il a demandé au trompettiste-saxophoniste-flûtiste Daniel Carter d'improviser sur l'ensemble qui sonne un peu comme du jazz-rock qui aurait flashé sur l'Inde, méditation comprise ! Les parties que je préfère sont celles où l'on entend des extraits de la conférence You don't know what you want because you have it already d'Alan Watts. Je remarque aussi qu'il y a souvent des voix parlées sur les disques du label...

Et un calme olympien, ou du moins la recherche d'un certain bien-être, que l'on retrouve encore dans l'album Radiance Within de Phillip Schroeder, qu'il soit seul au piano ou accompagné par sa femme, la violoniste Margaret Jones ou les gongs d'Alan Zimmerman. Le minimalisme américain est fortement lié aux transcendantalistes qui ont inspiré tous les retours à la terre. Les grands espaces états-uniens n'y sont pas pour rien. C'est le bon côté de ce pays qui s'est construit sur un génocide et a assuré son hégémonie sur le reste du monde en ne cessant jamais d'y faire la guerre. La résistance s'y est plus souvent exprimée par un repli vers la nature que par des mouvements revendicatifs révolutionnaires. Quand ce fut le cas ils furent durement réprimés, mais on a la mémoire courte.

Du texte récité encore sur Woolf at the Door de Duncan & Woolf. Emily Duncan interprète à la flûte des compositions de Randall Woolf. S'y joignent le comédien Rinde Eckert sur un texte de David Foster Wallace, la voix échantillonnée de Sara Wendt, un quintet à cordes ou la voix enregistrée et manipulée du compositeur récemment disparu Scott Johnson, fortement influencé par les premières pièces de Steve Reich. Intéressante rencontre du beatbox de la flûtiste avec les cordes sur Native Tongues.

Emphatic Now de l'Ewart Asplund Ricks Trio est un disque d'improvisations plus proche de ce qui se pratique aujourd'hui en Europe, surtout par des polyinstrumentistes. Douglas R. Ewart joue des bois, du didgeridoo, des percussions, du texte (!) ; Christian Asplund est au violon alto et au piano ; Steven Ricks passe du trombone aux instruments électroniques. Le jeu se focalise sur les timbres plutôt que sur la mélodie et le rythme, ce qui est typique de ce genre de rencontres.


En fait, j'avais été surtout impressionné par les albums Borderless Flows du PAN Project Ensemble, et DVXNS de Dan Roman and Cuarteto Latinoamericano, que m'avait signalés Blackburn, mais qui ne figuraient pas dans le paquet-poste, en plus de The Noonan Trio, Hypercube jouant Louis Andriessen, Jeannine Wagar, tous les trois sélectionnés par hasard sur mon premier article consacré au label Neuma. Le Pan Project Ensemble réunissant ici des artistes américains (dont Ned Rothenberg et Jeff Roberts), coréens, indien et iranien, le résultat est forcément surprenant, d'autant qu'ils utilisent des instruments traditionnels (piri, saenghwang, guqin, shakuhachi, sarangi, gayageum, qanun) en plus de leurs voix. Ils montrent tout simplement la possible universalité de la musique. Quant à DVXNS, j'adore l'énergie de ce quatuor à cordes qui me rappelle évidemment le Kronos jouant du Reich ou d'autres minimalistes énervés. Dan Román est un compositeur portoricain né en 1974, mais le quatuor est mexicain et il revendique l'influence du son trash du groupe de heavy metal Metallica !

jeudi 29 mai 2025

Découvertes du label Neuma (1)


Petit colis arrivé de Saint Paul dans le Minnesota, la ville jumelle de Minneapolis. Philip Blackburn, producteur du label Neuma, m'avait contacté après mon article sur Denman Maroney.
J'attrape au hasard l'un des sept CD récents. Into The Night est la première incursion de Jeannine Wagar dans le domaine de l'orchestre viirtuel. La compositrice et cheffe d'orchestre, pianiste et organiste, basée en Arkansas, a travaillé avec des orchestres comme Bang On A Can (c'est le seul que je connaisse de son pédigrée). Sa musique m'accroche instantanément, peut-être parce qu'elle ressemble à des choses que j'ai adoré enregistrer pour des projets de commande, comme lorsque j'étais directeur musical des Soirées des Rencontres d'Arles. Les instruments que nous utilisons, leur approche physique car la mécanique obéit à des réflexes humains, ont forcément une influence sur ce que nous jouons. Confrontée à elle-même et non à des instrumentistes comme elle en a l'habitude, Jeannine Wagar évoque une approche émotionnelle, comme si elle passait de la lumière à l'obscurité, du jour à la nuit. L'orchestre virtuel nous renvoie en effet au brouillard de l'inconscient, comme lorsque nous composons pour autrui, mais cette extraversion devient triviale au contact de la réalité.

The Force for Good de l'ensemble new-yorkais Hypercube, le second disque que je mets sur la platine, présente Hout (1991) de Louis Andriessen et The Force for Good (2020) de l'un de ses élèves, Michael Fiday. La saxophoniste Erin Rogers au ténor, le guitariste électrique Jay Sorce, la pianiste Andrea Lodge et le percussionniste Chris Graham ont choisi une pièce iconique d'Andriessen créée à l'origine pour l'enseble LOOS, "une mélodie à l'unisson avec des ramifications", particulièrement virtuose. Son "canon rapproché" à la double-croche l'associe évidemment aux minimalistes ou répétitifs. Son instrumentation inspira ensuite de nombreuses œuvres à d'autres compositeurs. Ainsi la pièce de Fiday qui s'inspire du Giant Steps de John Coltrane commence rythmiquement dans le corps du piano pour passer à une forme contemporaine plus jazzy qui flirte avec le vertige.

Inherit A Memory est le fruit d'un autre trio, basé à Londres, celui du batteur-récitant Sean Noonan avec Matthew Bourne au piano et Michael Bardon à la contrebasse, nettement plus jazz dans sa véhémence et son swing sautillant, mais c'est l'usage du sprechgesang, rythmé, répété, délayé, murmuré, qui le caractérise particulièrement. Noonan revendique l'influence de Nancarrow, Zappa, Milford Graves et du biologiste bergsonien et lamarckiste anglais Rupert Sheldrake, auteur de la « résonance morphique ». Il est compréhensible que la création artistique puisse inspirer une approche magique de la perception du monde. Pour des esprits éclairés le sacré y trouve probablement plus de confort que la religion. La confrontation avec la question sans réponse peut pousser à imaginer qu'il en existe une sous la forme d'un point d'interrogation aussi immense que l'univers. En tout cas, The Noonan Trio livre un jazz libre, savoureux et allumé.

La suite au prochain numéro...

mardi 27 mai 2025

Le clip-vidéo des Déments avec Denis Lavant


Sonia Cruchon a réalisé un clip-vidéo pour accompagner la sortie du double CD "Les déments" avec Denis Lavant, le saxophoniste Lionel Martin et moi-même au clavier et plein d'autres trucs qui font du bruit. Nous avons choisi un extrait de 2 minutes 36 secondes du premier morceau, M'accorderez-vous ?, que nous avons envoyé à Sonia en la laissant libre de l'interpréter à sa façon... Je tiens à préciser que la mise en sons de chaque pièce par notre trio est radicalement différente...


Lionel avait filmé un court moment où Denis tournait sur mon spun au milieu de la cuisine pendant que je préparais le déjeuner. Pas étonnant de sa part lorsque l'on connaît ses prouesses acrobatiques en plus de sa remarquable diction qu'il ait cédé à la rotation ! Sonia a ensuite fait des miracles en utilisant l'idée de Lionel d'associer ce tourniquet au texte de Marcel Moreau ; elle m'a aussi demandé de photographier la pochette d'Ella & Pitr dans le spun.

Les déments, double CD GRRR+OUCH!, dist. Inouïe, et sur Bandcamp

samedi 24 mai 2025

Première chronique française sur LES DÉMENTS


Une journée de studio autour de textes choisis par Denis Lavant. Des textes d’auteurs libres comme l’air ou le langage émancipé, qui ont en commun une force d’expression explosive. Les déments, du Breton Xavier Grall vibre comme une sorte d’égarement fantastique. Cantode de Lobélisque, du pataphysicien André Martel, sème des pépites lexicales inédites à chaque vers. M’accorderez-vous ? , de l’écrivain belge Marcel Moreau, fait d’une invitation à la danse un théâtre de mots en tourbillon chorégraphique. Quant au Petit chien sans ficelle (CD 2), texte du chanteur-poète André Schlesser, cofondateur du légendaire cabaret L’écluse (qui accueillit à leurs débuts Brel, Barbara….), il nous conte une sorte de récit initiatique qui frôle l’épopée. Dans tous ces textes la parole est intense, recueillie ou violente, d’une beauté convulsive ou mystérieuse. La présence de Denis Lavant crève un écran imaginaire par sa seule voix. Et la musique de Jean-Jacques Birgé et Lionel Martin tisse une sorte de dramaturgie qui magnifie texte et diction. Une très belle réussite d’art sonore et poétique, à découvrir !
Xavier Prévost dans LDNJ

Un avant-ouïr sur Youtube

DENIS LAVANT / JEAN-JACQUES BIRGÉ / LIONEL MARTIN «Les déments»
Denis Lavant (récitant),
Lionel Martin (saxophone ténor),
Jean-Jacques Birgé (claviers, shahi baaja, percussion, flûte, guimbarde, harmonica)
Bagnolet, 21 novembre 2024
GRRR+Ouch 2040/41 / Inouïe distribution (double CD)
Sur Bandcamp

vendredi 23 mai 2025

L'homme à la caméra par Un Drame Musical Instantané (1983)


Quarante-et-un ans déjà, et cet article du 20 février 2013, mais quatre-vingt-seize pour Dziga Vertov puisque L'homme à la caméra date de 1929. Nous avions choisi son Laboratoire de l'Ouïe comme modèle à nos élucubrations. Plutôt qu'illustrer platement le film nous avions préféré inventer de nouvelles formes, dévorant le livre de Georges Sadoul et, surtout, les écrits du cinéaste. Si la création eut lieu à l'occasion du Festival Musica à Strasbourg le 5 octobre 1983, le grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané enregistra notre partition originale le 14 février 1984 au Théâtre À Déjazet à Paris lors de la quatrième représentation. Avec Francis Gorgé et Bernard Vitet, nous partagions la direction de l'orchestre composé de quinze musiciens et musiciennes. L'électronique se mêlait aux vents, aux cordes, aux percussions et à une lutherie originale inventée par la flûtiste Hélène Sage et Bernard. J'avais même écrit des chansons pour lui, pour la contrebassiste Geneviève Cabannes, et pour le violoncelliste Didier Petit dont c'était la première vocale. Le document n'est pas d'une qualité exceptionnelle, mais sa rareté et son antériorité sur nombreuses compositions qui suivirent m'ont semblé justifier sa mise en ligne. J'avais publié une répétition de l'orchestre datant de 1986, mais l'archive présentée ici était passée à la trappe. N'ayant pu filmer le spectacle dont la première partie consistait en la partition seule sans le film suivie du ciné-concert, j'avais à l'époque remonté la musique directement sur la VHS avec le bouton de pause afin de la resynchroniser. La copie 16mm avait été projetée sur le mur du salon ! Le résultat est là, 1h06mn :



Je n'aurais jamais imaginé exhumer cette archive si une étudiante en Master Recherche en Musicologie ne m'avait interrogé sur ses difficultés à synchroniser notre disque avec le film. Je crois comprendre que son travail consiste à comparer les différentes versions que ce chef d'œuvre cinématographique inspira. Un vinyle 33 tours 30 cm ne pouvant contenir toute la partition, nous avions été obligés de couper. Notre mémoire n'avait retenu que l'enregistrement discographique laissant dans l'ombre nombreuses parties.

La composition musicale était signée du Drame, soit Bernard Vitet, Francis Gorgé et moi-même, sauf une petite séquence due à Hélène Sage. L'orchestre était donc composé de Francis Gorgé (direction, guitare électrique, frein), Bernard Vitet (trompettes, trompette à anche, double bombarde, flûte, voix) et moi (direction, synthèse numérique en temps réel, reportages, piano, trompette à anche, flûtes, guimbarde, mélodica, voix), plus Youenn Le Berre (flûtes, flûte électrique, basson, saxophone ténor), Magali Viallefond (hautbois, cor anglais, flûte, tôle à voix, orgue de cristal), Hélène Sage (flûtes, voix, clarinette basse, glissarinette, bouilloire, bazar), Patrice Petitdidier (cor d'harmonie), Philippe Legris (tuba), Jacques Marugg (vibraphone, marimba, percussion), Gérard Siracusa (percussion, marimba), Bruno Barré (violon, violon à pavillon), Nathalie Baudoin (alto), Marie-Noëlle Sabatelli (violoncelle), Didier Petit (violoncelle, voix), Geneviève Cabannes (contrebasse, clavier, voix). Daniel Deshays enregistrait le son, Serge Autogue l'amplifiait.

En 1971, L'homme à la caméra est le premier film qui nous fut montré un matin à la Cinémathèque Française lorsque j'entrai à l'Idhec. Dans la grande salle du Trocadéro quasiment vide mes gargouillis dans le ventre me semblaient briser son mortel silence et m'empêchèrent de jouir du spectacle. C'est probablement de cette expérience douloureuse qu'est née chez moi l'idée d'accompagner les films muets par de la musique jouée en direct, comme nous le fîmes dès 1976 avec plus d'une vingtaine à notre répertoire. Je ne compris que plus tard l'immense influence que le chef d'œuvre de Vertov eut sur moi, tant dans ma musique que sur ma vie.

En 2024 L'homme à la caméra augmenté de La glace à trois faces est sorti en CD sur le label autrichien KlangGalerie.

jeudi 22 mai 2025

Tom Bourgeois, Space Galvachers, Mozes & Kaltenecker sur BMC


Née dans une famille de musiciens, Lili Boulanger était la sœur cadette de Nadia Boulanger. Toutes deux étaient compositrices, mais Lili est décédée à 24 ans en 1918, tandis que Nadia vécut jusqu'à 92 ans, soit jusqu'en 1979. Celle-ci, également pianiste, organiste, cheffe d'orchestre, fut surtout connue pour ses mémorables leçons dont profitèrent quelque 1200 élèves dont Aaron Copland, George Gershwin, Grażyna Bacewicz, Elliott Carter, Michel Legrand, Lalo Schifrin, Astor Piazzolla, Quincy Jones, Dalton Baldwin, Daniel Barenboim et Philip Glass ! Quant à Lili, première femme à obtenir le prix de Rome de composition musicale en 1913, ses œuvres commencent seulement à être jouées. Il est passionnant d'entendre une adaptation de ses pièces pour piano, chorales ou vocales, par un orchestre de jazz contemporain comme celui du saxophoniste belge Tom Bourgeois, parfois à la clarinette basse, qui avait déjà adapté le quatuor de Ravel en 2018. Son quartet composé de compatriotes, Alex Koo au piano, Lennart Heyndels à la contrebasse, Théo Lanau à la batterie, est augmenté sur quelques pièces du violoncelliste français Vincent Courtois et de la chanteuse hongroise Veronika Harcsa qui a écrit des paroles pour l'Hymne au soleil et Attente. La musique offre des espaces d'improvisation, sans ne jamais quitter le lyrisme d'une musique délicate, probablement remède aux souffrances de la compositrice dues à sa maladie décelée depuis l'enfance. Si l'on aime comprendre "comment l'on en est arrivé là", le disque Lili montre la filiation que peu imaginent entre la musique française du début du XXe siècle et le jazz mélodique.

Il faut une grande maîtrise du seaboard pour en jouer comme Zsolt Kaltenecker. J'en sais quelque chose pour en posséder un petit modèle ! Il s'agit d'un clavier 5D plutôt mou, permettant de glisser les doigts horizontalement ou verticalement sur les touches, autorisant ainsi par exemple le vibrato, de filtrer chaque touche en jouant sur sa longueur ou produire des glissandi comme avec les ondes Martenot. Les timbres dépendent ensuite des synthétiseurs et échantillonneurs acceptant le protocole MPE (MIDI Polyphonic Expression). Sans aucun overdub, c'est-à-dire en une seule prise, il accompagne la chanteuse-pianiste Tamara Mozes sur des pièces pop-jazz avec un toucher extrêmement dynamique, ressemblant souvent au slap d'une basse. Les deux Hongrois reprennent Come To Me de Björk et Summertime des Gershwin à côté de compositions originales où le swing à l'européenne est toujours présent. Sub Rosa est un disque aussi agréable que le précédent.

Il y a cinq ans j'avais chroniqué l'album Sounds of Brelok des Space Galvachers. Leurs Folk Songs est mon préféré des trois nouveautés du label BMC. Ils reprennent, évidemment très librement, neuf chansons traditionnelles du Morvan sans les paroles, mais avec les pas de la danse. Comme pour le précédent album, le trio fait si corps qu'on en oublie qu'ils sont trois, leurs notes se mêlant les unes aux autres. Le violoncelle de Clément Petit arrache, le violon de Clément Janinet tournoie et Benjamin Flament frappe ses percussions de métal pour créer des chansons de gestes où la gravité est parfois prise à la légère, où l'air est lourd de sens et où le bourguignon se déguste bien arrosé.

→ Tom Bourgois Quartet feat. Vincent Courtois & Veronika Harcsa, Lili, CD BMC, sortie en juin 2025
→ Mozes & Kaltenecker, Sub Rosa, CD BMC, sortie le 30 mai 2025
→ Space Galvachers (Clément Janinet / Clément Petit / Benjamin Flament), Folk Songs, CD BMC, sortie le 23 mai 2025