70 Musique - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 20 janvier 2025

L'instanté de Martial Bort


Pour son premier album le guitariste Martial Bort fonde un power trio où la basse est tenue par Tom Caudelle aux saxhorn et flugabone, sorte de petit tuba et de trombone à pistons. C'est le genre de pas de côté qui me plaît, un peu comme le groupe Sons of Kemet où le saxophoniste Shabaka Hutchings était accompagné par un tuba et deux batteurs. Ici le percussionniste est Olivier Hestin, mais la musique est évidemment différente des Anglais. Sur une base de ritournelles, de tourneries, jouées souvent à deux, le troisième s'accroche en toute liberté, ce que Bernard Vitet appelait la corde à linge. Avec le timbre de la guitare souvent saturée, l'ensemble sonne plutôt rock, du genre "progressif" à cause des tutti rythmiques, mais comme si le passé était relu avec des lunettes toutes neuves. Si mes propos laissent penser à du réchauffé, rappelez-vous que les plats mijotés sont toujours meilleurs le lendemain. Ce trio ne ronronne pas pour autant, les roues de leur véhicule donnant la sensation d'être carrées. Imaginez les sursauts et les courbatures !

→ Martial Bort, L'instanté, CD Label Mon slip, dist. L'autre distribution, sortie le 7 février 2025

mercredi 15 janvier 2025

Rencontre avec John Cage


En mai 2006 [date de cet article], Jonathan, défendant l'importance de John Cage, me rappelait que j'avais écrit à propos de l'héritage d'Edgard Varèse "Toute organisation de sons pouvait être considérée comme de la musique !" C'est ce sens qui m'a fait penser à Cage, surtout 4'33", ajoutait mon ami américain. [Depuis, je me suis rendu compte à quel point la pensée de John Cage influence tant d'artistes et de philosophes, alors que sa musique est beaucoup moins bien perçue.]

Au début d'Un Drame Musical Instantané, nous nous posions toutes ces questions, surpris par l'immensité du champ des possibles. En 1979, j'avais téléphoné à John Cage et l'avais rencontré à l'Ircam alors qu'il préparait Roaratorio, une des plus grandes émotions de ma vie de spectateur. Nous étions au centre du dispositif multiphonique. Cage lisait Finnegan's Wake, il y avait un sonneur de cornemuse et un joueur de bodran parmi les haut-parleurs qui nous entouraient. Cage avait enregistré les sons des lieux évoqués par Joyce. On baignait dans le son... Un après-midi, je lui avais apporté notre premier album Trop d'adrénaline nuit pour discuter des transformations récentes des modes de composition grâce à l'apport de l'improvisation, nous l'appelions alors composition instantanée, l'opposant à composition préalable... Cage était un personne adorable, attentive et prévenante. Heures exquises. J'étais également préoccupé par la qualité des concerts lorsqu'il y participait ou non. C'était le jour et la nuit. Nous avions parlé des difficultés de transmission par le biais exclusif de la partition, de la nécessité de participer à l'élaboration des représentations... En 1982, le Drame avait joué une pièce sur les indications du compositeur. C'était pour l'émission d'une télé privée, Antène 1, réalisée par Emmanuelle K. Je me souviens que nous réfutions l'entière paternité de l'œuvre à Cage ! Nous nous insurgions contre les partitions littéraires de Stockhausen qui signait les improvisations (vraiment peu) dirigées, que des musiciens de jazz ou assimilés interprétaient, ou plutôt créaient sur un prétexte très vague. Fais voile vers le soleil... Cela me rappelle les relevés que faisait Heiner Goebbels des improvisations d'Yves Robert ou de René Lussier ; ensuite il réécrivait tout ça et leur demandait de rejouer ce qu'ils avaient improvisé, sauf que cette fois c'était figé et c'était lui qui signait. Arnaque et torture ! J'aime pourtant énormément les compositions de Goebbels.


Pour le film d'Antène 1, l'une des deux caméras était une paluche, un prototype fabriqué par Jean-Pierre Beauviala d'Aäton, qu'on tenait au bout des doigts comme un micro, l'ancêtre de bien des petites cams. J'ai réalisé Remember my forgotten man avec celle que Jean-André Fieschi m'avait prêtée en 1975. Sur la première photo où Bernard joue du cor de poste, on aperçoit à droite la paluche tenue par Gonzalo Arijon. Sur la deuxième, il filme Francis... La séance se déroulait dans ma cave du 7 rue de l'Espérance. Nous enregistrions quotidiennement dans cette pièce dont l'escalier débouchait sur la cuisine de la petite maison en surface corrigée que je louais sur la Butte aux Cailles. C'est un des rares témoignages vidéographiques de la période "instantanée" du Drame.


Bernard Vitet y joue d'un cor de poste, Francis Gorgé est à la guitare classique et au frein, une contrebasse à tension variable inventée par Bernard. Nous jouons tous des trompes qu'il a fabriquées avec des tuyaux en PVC et des entonnoirs ! Je programme mon ARP2600 et souffle dans une trompette à anche et une flûte basse, toutes deux conçues par Bernard.
Je me souviens encore de Merce Cunningham traversant au ralenti la scène où nous avions joué comme un grand et vieux bonzaï. J'aimais le synchronisme accidentel qui régnait entre la danse et la musique. Un jour où l'on demanda à Cage qu'elle était exactement sa relation avec le chorégraphe il répondit malicieusement : "je fais la cuisine et lui la vaisselle !".

mardi 14 janvier 2025

C’mon Tigre Instrumental Ensemble


Je reçois toutes sortes de disques me permettant d'alimenter mon blog solidaire et militant. Si certains font fausse route, leur banalité servant de repoussoir, il en est d'autres qui me surprennent. Il en est ainsi d'un drôle de groupe italien nommé C'Mon Tigre dont je n'arrive pas à savoir si c'est un duo comme l'annonce le feuillet qui accompagne le CD ou un ensemble plus important comme le montre leur site avec ses extraits de concerts filmés. Les musiciens sont anonymes, l'instrumentation énigmatique. Polyinstrumentistes, ils semblent utiliser néanmoins pas mal de samples. Comme beaucoup de musiciens actuels ils revendiquent de composer "une bande originale pour un film qui n'existe pas". Au travers de leurs maigres explications on a également le droit à la tarte à la crème de l'utilisation de l'intelligence artificielle, ce qui n'a rien de nouveau, mais qu'il est à la mode de revendiquer. Les titres de 23 pièces ne donnent aucune information sur les histoires qu'ils sont supposés raconter et les musiques, d'une très grande variété, ne sont pas particulièrement évocatrices d'images ou de récits cinématographiques. Et pourtant ! Pourtant cette version instrumentale de leur travail (sur leur site on constate l'importance des chansons), puisque le disque, leur septième, s'intitule Instrumental Ensemble - Soundtrack for imaginary Movie Vol 1, est d'une grande richesse de timbres, de styles et d'influences, sans que ce soit facilement identifiable ou étiquetable. En cela je reconnais des cousins vivant quelque part vers Bologne, un creuset d'inventeurs musicaux très libres, possédant à la fois un lyrisme romantique, un goût pour les rythmes envoûtants, prêts à arpenter toutes sortes de paysages sonores, aussi expérimentaux que référentiels. Leurs bases sont plutôt américaines, jazz ou rock, brésiliennes ou funky. En tous cas on part en voyage, incapables de prévoir l'ambiance d'un morceau sur le suivant. Mes recherches sur la Toile me suggèrent qu'il s'agit probablement de Mirko Cisilino et Marco Frattini, épaulés par Pasquale Mirra, Beppe Scardino, Lorenzo Caperchi, Valeria Sturba, Alessandro Trabace et Daniela Savoldi, mais je peux me tromper. Leur anonymat revendiqué indique avec certitude qu'ils mettent la musique en avant plutôt que leurs individualités.

→ C’mon Tigre, Instrumental Ensemble - Soundtrack for imaginary Movie Vol 1, CD/LP CMT, Dumbo/Open Event, dist. Believe, Modulor

lundi 13 janvier 2025

Rock Pop Underground


Mon cousin Michel Bouvet est un tout petit peu plus jeune que moi, mais je partage sa fascination pour l'époque psychédélique de notre adolescence. Peace & Love ! Tous deux figurons les artistes de la famille, moutons noirs tempérés par l'explosion de couleurs qui nous anime. J'ai la chance d'être devenu musicien tandis que Michel optait pour le graphisme, ses affiches contemporaines portant la trace vive de l'arc-en-ciel lysergique de nos émois d'éternels jeunes hommes.
Le nouveau livre qu'il a concocté et qui sort le 7 février s'intitule Rock Pop Underground. Pochettes d'albums, affiches de concerts, flyers, logos de groupes de musique, comics, livres, fanzines, photographies, soit plus de 1300 œuvres, réfléchissent les tendances, les révolutions et les contre-cultures qui ont marqué les décennies depuis les années 60. Les Français appelaient alors pop le rock américain alors que pour les Anglo-Saxons la pop était synonyme de variétés. Quant à l'underground nous y baignons tous les deux. J'ai d'ailleurs la chance d'occuper 7 pages de la formidable bande dessinée éponyme Underground d'Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog, parue en français et en anglais !


En même temps que sort le livre Rock Pop Underground (384 pages, 17x23cm, impression nanographique Landa 7 couleurs, trilingue FR-EN-HU, Éditions du Limonaire), Michel Bouvet et Fanny Laffitte, commissaires de l'exposition présentée à Pécs en Hongrie, pas la porte à côté, en ont conçu une version monumentale, au format 70x100cm. Ensemble, ils avaient déjà signé Un manuel du graphiste.
Ce nouvel ouvrage est une belle occasion d'admirer les œuvres de Jorge Alderete (Mexique), Martin Andersen (UK), Jonathan Barnbrook (UK), Frank Bettencourt (USA), Big Active (UK), Chris Bigg (UK), Michel Bouvet (France), Anthony Burrill (UK), Peter Chadwick (UK) - Art Chantry (USA), Emek (USA), Laurent Fétis (France), Form (UK), Fury (France), Anita Gallego (France), Mono Grinbaum (Argentine), Igor Gurovich (Arménie), Jianping He (Allemagne), Gary Houston (USA), Melchior Imboden (Suisse), Pedro Inoue (Brésil), Dennis Larkins (USA), Alain Le Quernec (France), Yann Legendre (France), Lisa Lotito (USA), Alejandro Magallanes (Mexique), Mike Mcinnerney (UK), Stanley Mouse (USA), Vaughan Oliver (UK), Étienne Robial (France), Studio Boot (Pays-Bas), Stylorouge (UK), John Van Hamersveld (USA), Garth Walker (Afrique du Sud), Zip Design (UK)... On y trouve aussi des affiches politiques et sociales de la collection de Maurice Ronai, un entretien avec Philippe di Folco, une chronologie année par année jusqu'à nos jours... Ça part dans tous les sens, parce que rien n'arrête l'imagination des graphistes ! Alors on savoure le style de chacun/e en prenant son temps, comme avec le précédent Pop Music 1967-2017 Graphisme & musique qui était, quant à lui, axé sur près de 600 groupes et leurs pochettes de disques...

Rock Pop Underground, le pop-up store
Livres disponibles samedi 8 février, et du lundi 10 au jeudi 13 février 2025, de 14h à 19h, à la Galerie des Ateliers de Paris - 30 rue du Faubourg Saint-Antoine, 75012 Paris - Métro Bastille

vendredi 10 janvier 2025

Animal Opera + Tchak sur Jazz`Halo


Le multi-instrumentiste, concepteur sonore, réalisateur et omnivore musical français Jean-Jacques Birgé est de loin l'artiste qui plonge le plus loin et le plus profondément dans le « terrier du lapin » [comment traduire le « rabbit hole » ? Labyrinthe ? Monde étrange ?]. Son dernier enregistrement, « Animal Opera », n'en est qu'un aspect.
En 2006, Jean-Jacques Birgé a créé un « opéra » avec Antoine Schmitt. Une histoire impossible à résumer, celle d'une centaine (!) de « lapins » Nabaztag communicants et dotés d'une volonté « individuelle », dont deux versions sont reprises ici, « NABAZ'MOB des V2 » et « NABAZ'MOB des V1 ». Chacune délivre une musique ambient minimaliste avec des tonalités sombres et un climax apocalyptique pour la V2.
Il y a aussi 'L'Aube à Shimiyacu/Dawn at Shimiyacu', enregistré dans la forêt tropicale péruvienne selon les « liner notes ». Vingt-deux minutes d'enregistrements de terrain avec des sons de la nature et un minimum d'ajouts personnels [aucun ajout personnel, note de JJB]
Emballé dans un digipack rose vif et doublement dépliable (des lapins à foison sur la couverture) avec un livret de douze pages dans lequel Birgé explique son univers et ses méthodes de travail.
Nous mentionnons également ici 'Tchak' (Klanggalerie) avec des enregistrements de 1998-2000 réalisés par Birgé en compagnie du trompettiste Bernard Vitet. Ce dernier faisait également partie de l'imposant Un Drame Musical Instantané. D'autres « usual suspects » sont également présents.
En 2024 le CD sonne contemporain et surtout inclassable. Une « zone crépusculaire » contenant des rythmes de danse baroques à la Devo, les bleeps et effets les plus bizarres, de l'ambient imprégnée d'atmosphères orientales, des morceaux de transe répétitifs, du trip-hop loungy et de l'électro-jazz trash. S'agit-il de jazz, de rock, d'avant-garde, de pop ou d'un sous-genre alternatif ? C'est tout cela et bien plus encore. Un programme dérangeant à tous points de vue, avec l'attitude des Monty Python et de Jimi Tenor, mais aussi celle de Telex et du duo Suicide.
2025 marque le 50e anniversaire du label de Jean-Jacques Birgé. Curieux de voir ce qu'il nous réserve à cette occasion. Pour ceux qui ne le connaissent pas, le catalogue de GRRR est à découvrir en priorité.

Georges Tonla Briquet sur Jazz`Halo, traduit du néerlandais

BANDCAMP Animal Opera
GRRR Records
Tchak
Jazz’halo récent Jean-Jacques Birgé – Pique-Nique Au Labo
Jazz’halo récent Jean-Jacques Birgé – Pique-Nique Au Labo 3

Court-circuit, en duo avec Ravi Shardja


Court-circuit, [...] album enregistré au Studio GRRR, est un duo improvisé avec Ravi Shardja, pseudo de Xavier Roux. Écoute et téléchargement gratuits. [...] Ravi avait apporté sa mandoline électrique et un mélodica. La musique du groupe Gol, dont il fait partie, me ramène aux premières années d'Un Drame Musical Instantané, bricolage inventif un peu destroy. En enregistrant je pense au jeu du roman de Cocteau, Les enfants terribles, dont Jean-Pierre Melville tourna l'adaptation. À la fois tendre et cruel. La photo de la pochette prise au garage me soufflera le titre des cinq morceaux : Monocycle, Deux roues, Sur trois pattes, Déviation, Ex Aequo. La progression est évidente. Si ce 20 avril 2012 est électrique j'ai l'impression d'entendre deux écureuils galopant imperturbablement chacun dans sa roue motrice. Et ça roule !

Extrait d'un article du 23 octobre 2012
Treize ans plus tard, jeudi 16 Janvier 2025 à 18h30 au Souffle Continu à Paris, show-case de Ravi Shardja pour la sortie de Quatre soliloques sur le label L’Eau des fleurs.

mercredi 8 janvier 2025

Georgette Dee, "plus grande diseuse vivante allemande"


Mes copines, évidemment germanophones, étaient étonnées que je ne connaisse pas Georgette Dee. Il est certain qu'adorant les voix graves de certaines chanteuses allemandes telles Marlene Dietrich, Zarah Leander ou Ute Lemper, j'aurais probablement dû ! Je me souviens qu'en discutant avec Hanna Schygulla, qui avait accepté le rôle principal du long métrage L'astre qu'en 1996 je n'ai pas réussi à tourner, j'étais liquéfié par l'envoûtant velouté de sa voix, un peu comme en France celle de Delphine Seyrig. J'ai conservé précieusement les interviews en français de Marlene où elle évoque le violon qui lui a fait mal ou ses magiques apparitions sur scène sous le feu des projecteurs. Voix encore plus grave, la suédoise Zarah Leander ne jouit pas du même prestige pour avoir été la "chanteuse préférée du Führer", même si elle n'a jamais adhéré au parti nazi. De la génération suivante, Ingrid Caven, Georgette Dee ou Ute Lemper perpétuent un répertoire de cabaret berlinois.


Icône gay comme Zarah Leander, Georgette Dee serait probablement un iel aujourd'hui, son site se référant à un homme alors qu'elle incarne une femme. Pour son répertoire composé de classiques (Brecht-Weill, Heine-Schumann, Porter, etc.) et de nouveautés qu'iel aime agrémenter de petites histoires drôles et provocantes iel chante en allemand et en anglais. À Paris iel était passée à Chaillot et à l'Odéon. Pour Myschtisch..., enregistré en public en 1994, Georgette Dee est accompagnée par Terry Truck qu'iel a rencontré à Londres en 1981 et avec qui iel se produira pendant trente ans, bouteille de Bordeaux et cigarettes incluses. Iel jouera au théâtre plus qu'au cinéma, poursuivant la tradition que Marlene Dietrich a popularisé dans le monde entier, femme fatale succombant à sa fatalité.

mardi 7 janvier 2025

Les couleurs du prisme, la mécanique du temps


Après le remarquable ouvrage de Daniel Caux, Le silence, les couleurs du prisme & la mécanique du temps, réunissant ses écrits, [dans mon article du 20 décembre 2012, je chroniquais] le film de Jacqueline Caux dont il fut à l'origine et qu'elle [réalisa], quatre après la mort de son mari, autour de l'école minimaliste américaine. John Cage et Daniel Caux en sont les narrateurs, grâce à des archives exceptionnelles. On retrouve donc les prestations de La Monte Young, Pauline Oliveros, Terry Riley, Steve Reich, Philip Glass, Meredith Monk, Gavin Bryars et Richie Hawtin alias Plastikman, avec qui elle s'entretient tout au long de ce long métrage qui paraît enfin en DVD. Si le tournage récent de séances de répétition recèle maint trésor qui étonnera les plus blasés, on se serait bien passé des sempiternels plans de rues de New York (déconnectés du sujet) pour accompagner les passages de musique seule. Comme si les images manquaient de cette période, images fixes, documents, ou n'importe quoi d'autre que les tartes à la crème paysagères. Les musiques des uns et des autres auraient pu susciter quelques allégories ou synonymes plus suggestifs, mais c'est un détail. Alors que je reste hermétique au néo-clacissisme de Bryars, le passage de Cage aux répétitifs, puis de ces minimalistes ou du Miles Davis électrique à la techno devient transparent. Les couleurs du prisme, la mécanique du temps est accompagné d'un passionnant témoignage de Daniel Caux qui, autour de sa discothèque, se souvient de son parcours de découvreur... DVD trouvé encore une fois au Souffle Continu.

vendredi 3 janvier 2025

The Archetypal Syndicate


Voilà plusieurs décennies qu'aucun courant majeur n'est apparu en musique. Rien depuis le reggae, le rap ou l'électro qui se déclinent à toutes les sauces sans décliner pour autant. Entendre que les majors de l'industrie du disque ne se donnent plus les moyens de piller les niches inventives. Les avant-gardes sont un concept dépassé puisqu'il n'y a plus d'arrière-garde. Et pourtant, oui pourtant, sortent chaque mois de fantastiques galettes d'une rare vitalité, mais comme les marchands ne lui ont pas trouvé de nom, elles restent dans les marges. Ces musiques hybrides sont le fruit d'affranchis qui jouent à saute-frontières, picorant ici et là des danses traditionnelles et des envolées psychédéliques, des improvisations jazzy et des tourneries rock 'n roll en les accommodant à leur sauce, souvent influencés par les minimalistes qu'on appelait auparavant répétitifs, et distordant avec espièglerie la ligne claire.
The Archetypal Syndicate est de ceux-là. Si le timbre de l'orchestre est homogène comme dans un groupe de rock, il est néanmoins le fruit d'individualités comme dans un groupe de jazz. Quant à leur inspiration elle va se nicher dans les musiques traditionnelles qu'on appelle parfois "du monde" pour rappeler leur popularité (pop !). L'instrumentation du trio formé par Paul Wacrenier (gumbri, likembe, mbira), Karsten Hochapfel (guitare électrique, guitare portugaise, banjo, violoncelle) et Sven Clerx (batterie, percussions, shruti box) suit le contour des continents africain, américain, asiatique et européen. Ces derviches tourneurs de ce premier quart de siècle (oui déjà) jouent sur la transe. Plus on est de fous plus on rit. Pour ce deuxième album ils ont invité la violoniste Sarah Colomb, le guitariste Richard Comte, le violoniste Clément Janinet, la guitariste électrique Tatiana Paris, le sax ténor Julien Pontvianne. La musique du Syndicat ressemble à un gamelan sur lequel auraient déteint tous ces instruments, le fest noz d'un autre hémisphère, un boléro ravélien passé au tamis du rock...

→ The Archetypal Syndicate, Happy Transmutation, CD Nunc, dist. L'autre distribution, sortie le 7 février 2025

jeudi 2 janvier 2025

Bonbon Flamme


Le quartet réuni par Valentin Ceccaldi porte bien son nom. Bonbon Flamme est une friandise qui vous réchauffe. Les marchands finiront bien par coller un nom à ces musiques inventives qui possèdent la liberté du jazz, l'énergie du rock, les expérimentations de la musique contemporaine et les mélodies de la pop. Possédés, ils le sont. Valentin Ceccaldi au violoncelle, le guitariste Luís Lopes, le pianiste Fulco Ottervanger (ici sur un piano droit et des synthétiseurs) et le batteur Étienne Ziemniak créent des climats envoûtants aux accents dansants. Ceccaldi, rentré du Mexique, s'en inspire largement, entre les saveurs gustatives relevées et les facétieux petits squelettes, manière de prendre du recul avec la mort comme avec la vie en les peignant de couleurs éclatantes. Tout cela sérieusement avec humour, un ragtime de Scott Joplin se déclenchant au milieu du disque, sorte de boîte à musique, de musique en boîte, de boîte ou de musique, se déglinguant méchamment comme si les automates revendiquaient leur autonomie en glissant vers le free jazz.


Sous l'écorce, la sève révèle sa tendresse. Sucrée comme celle de l'érable. Salée comme les notes qu'il faudra tout de même honorer. Acide comme le citron sur un buvard. Combien faut-il de shots de tequila (chupitos) pour faire exploser (boom boom) les crânes squelettiques (calaveras) ?

→ Bonbon Flamme, Calaveras Y Boom Boom Chupitos, CD BMC, dist. Socadisc, sortie le 31 janvier 2025 (concert le 7 février à la Dynamo de Pantin)

mercredi 1 janvier 2025

2025 = 50e anniversaire des disques GRRR


Si la nouvelle année s'annonce belle pour certain/e/s, elle ne le sera pas pour tout le monde, ce monde qui part à vau-l'eau et qu'il faut sans cesse rappeler à l'ordre ou au désordre pour être au rendez-vous l'an prochain à la même date. On peut toujours faire semblant, mettre des petits chapeaux pour étouffer les cerveaux, lancer des confetti comme de la poudre aux yeux, faire sauter les bouchons de champagne ou simplement se mettre à genoux, nous savons hélas qu'on meurt à l'autre bout de la planète ou même en bas de chez soi. Si ce n'était qu'une réalité biologique nous pourrions la fêter à la mexicaine, mais elle s'accompagne d'horreurs comme seule l'humanité sait en fabriquer. Je pourrais vous parler de la Palestine, qu'un génocide s'y perpétue sans que nos gouvernements n'y fassent rien, de quoi faire retourner mes ancêtres dans leurs tombes si on savait seulement où les monstres les ont creusées. Vous pourriez me citer tous les endroits de la planète où l'on crève de faim, où il est interdit de parler, et même de penser sans risquer la peine capitale, parce qu'on est une femme, ou simplement différent. Les idées les plus rétrogrades gagnent partout du terrain, chez nous comme ailleurs.
Et pourtant, pourtant cela ne m'empêche pas d'espérer la relève, le sursaut salvateur, le retour vers la solidarité, pas seulement entre humains, mais aussi vis à vis des autres espèces que nous détruisons méthodiquement. Que revienne le doute dans notre société pétrie de bons sentiments, mais qui refuse de voir les effets de bord !
Après ces propos rabat-joie qu'il me semble répéter chaque année, je vous souhaite que celle-ci soit la meilleure possible, rappelant tout de même qu'aujourd'hui nous dansons sur un volcan. Tant de temps s'est écoulé depuis que nous souhaitons la bonne année. 2025 marquera pour moi le 50e anniversaire des disques GRRR. Défense de de Birgé Gorgé Shiroc, l'album qui inaugura le label, est devenu culte. Plus d'une centaine ont suivi. J'avais 22 ans. Je rêvais de paix et d'amour. Fallait-il que nous soyons naïfs ! Pourtant j'en ai cueilli à pleins bouquets. De l'amour plus que de la paix. Les deux sont-ils compatibles ? Je n'ai d'yeux que pour la dialectique. Dans le marasme traversé j'ai eu la chance de vous avoir, vous mes ami/e/s, vous mes amours. Sans vous je ne pourrais pas vous souhaiter mes meilleurs vœux malgré les pensées noires qui m'accablent, je ne pourrais rêver en couleurs, imaginer de nouvelles utopies, construire des châteaux en Espagne, faire sonner le monde comme un feu d'artifices de musiques plus dingues les unes que les autres, partager ces tranches de vie joyeuses dont la solidarité est la clef. Ô que je vous aime et vous aimerai jusqu'à mon dernier souffle !

Logo GRRR dessiné par Raymond Sarti en 1991.

lundi 23 décembre 2024

Les sirènes d'Edgard Varèse


Lors du concert à la Philharmonie de Paris dit du « Grand soir Edgard Varèse » sous la direction enthousiasmante, toute en nuances, de Pierre Bleuse, mes pieds ne touchaient plus terre. Fasciné par l'énorme set de percussion joué par une douzaine de musiciens, je me déhanchais pour voir à quoi ressemblait la célèbre sirène que l'on entend dans Ionisation et Amériques, mais qui était à l'opposé de nous, tout au fond de la scène de la salle Pierre Boulez. Lors de la création de Ionisation à New York en 1933 sous la direction de Nicolas Slonimsky, dont je possède un enregistrement, Edgard Varèse était en charge de deux sirènes de type H à commande manuelle prêtées par la Sterling Siren Fire Alarm Company de Rochester, une claire et une grave (sur la partition originale Varèse précise "opérées à la main avec bouton d'arrêt instantané"), tandis que les compositeurs, entre autres membres de l'International Composers' Guild qu'il avait créée, lui prêtaient percussion forte, en l'occurrence Carlos Salzedo, Henry Cowell, Paul Creston, William Schumann, Albert Stoessel, Georges Barrère, Aldoph Weiss et Egon Kenton. En sortant de ce concert exceptionnel, j'eus donc la furieuse envie d'ajouter une sirène à mon instrumentation...


Je trouvai sur le site de Kolberg celle, électrique, que j'avais devinée lors du concert qui rassemblait Ionisation, Density 21,5, Octandre, Intégrales, Offrandes, Arcana et Amériques. Longtemps je n'avais possédé que les deux vinyles dirigés par Robert Craft. Le préposé à la sirène semblait soulever le couvercle d'une boîte parallélépipédique pour jouer les indispensables glissandi. Sacha Gattino m'avait indiqué le site du magasin allemand Kolberg spécialisé dans la percussion contemporaine, mais le prix de l'objet, soit 1646,38€ (plus le port !) ne correspondait pas à mon budget...


Je me risquai donc à commander une Qwork à manivelle en alliage d'aluminium, destinée aux usines, écoles et lieux publics, à 37,55€. Ses 110 dB font parfaitement l'affaire et je suis impatient de rendre hommage à l'un des initiateurs de ma musique, dont je redécouvre une certaine forme de romantisme avec l'interprétation de l'Ensemble Intercontemporain, l'Orchestre du Conservatoire de Paris et l'Ensemble NEXT réunis. Je réalisai à quel point la découverte en 1968 de la musique de Varèse m'avait influencé, comme plus tard celle de Charles Ives. Mais ça c'est une autre histoire...

lundi 16 décembre 2024

Album en trio avec Catherine Delaunay et Roberto Negro


Ce sont Gabriel Bauret et Grégoire Solotareff qui ont appelé leur livre de photographies ALBUM. En 1995 je l'avais acheté pour ma fille qui avait dix ans. C'était du moins le prétexte que j'avais trouvé pour me l'offrir, comme parfois les beaux livres pour enfants qui me faisaient rêver ! Lorsque j'ai cherché une nouvelle idée pour tirer au hasard les thèmes du prochain APÉRO LABO que je devais réaliser avec la clarinettiste Catherine Delaunay et le pianiste Roberto Negro, j'y ai heureusement repensé, probablement parce que je savais que mon petit-fils qui a six ans et demi serait là et que je pourrais astucieusement le mettre à contribution. C'est tout à fait paradoxal, car les photographies illustrent incroyablement chacun des 113 mots du livre alors que pour les musiciens qui improvisent d'après elles ce ne sont que des prétextes donnant lieu à des divagations qui souvent s'éloignent du sujet ; au mieux ce sont des interprétations très libres de la photographie et du mot associé. Eliott a donc successivement tiré Un manège, Un chat, Des mariés, Un arbre, Une fourchette, Un garage, Une gare, Des lézards, Un lion, Une main. Je lui avais préparé de quoi dessiner pendant le concert, mais il avait terriblement envie de se joindre à nous, ce qu'il fit sur Un arbre avec une paire de hochets en forme de chevaux. Sur mon site drame.org j'ai reproduit les photographies en miniature, mais elles sont absentes de la version Bandcamp qui permet de télécharger les pièces de meilleure qualité.


Je n'avais donc jamais joué ni avec l'une ni avec l'autre, et eux ensemble non plus, mais comme souvent je connaissais bien leur travail, ou même leurs travaux tant ils peuvent être nombreux et variés. La rencontre reste pour autant un mystère tant qu'on n'a pas sauté à pieds joints dans la musique, voire tant qu'on n'a pas réécouté l'enregistrement que je réalise en public, soit une trentaine d'invités dans ces circonstances, car la présence du piano supprime quelques places. Je peux affirmer que mes deux camarades de jeu, cantonnés dans la cabine (ouverte) qui ressemble à un magasin de jouets, se sont bien amusés. Roberto Negro s'est saisi de petites percussions, d'un piano-jouet ou d'un rhombe quand il ne frappait pas mon U3. Il avait aussi apporté un petit synthétiseur qui lui servira de drone à deux reprises. Roberto était plutôt rythmique alors que Catherine Delaunay, qui s'était laissée exceptionnellement aller à la trompe ou aux percussions, surfait sur une veine mélodique dont les lignes directrices étaient particulièrement entraînantes. De mon côté, en plus de mon clavier principal dont les sons sont stockés sur trois disques durs, j'utilisai des synthétiseurs de différentes époques (VFX-SD d'Ensoniq, Wave XT de Waldorf, et trois récents du russe Soma : Terra, Enner, Lyra-8) ainsi que des instruments acoustiques (guimbardes, inanga, erhu, flûte, harmonica, baudruche, etc.).


De ce sixième APÉRO LABO, qui enthousiasma le public, je ponctionne l'une des dix pièces pour clore le volume 4 de la série de CD Pique-nique au labo. J'imagine que le disque sortira au printemps. En attendant, on peut écouter et télécharger gratuitement ALBUM sur drame.org ou Bandcamp.

mercredi 11 décembre 2024

Au cœur de la création


J’imagine que c’était là sans que j’y pense, mais jouer pour la première fois avec des musiciens ou des musiciennes dans le cadre d’improvisations libres permet de les rencontrer dans le plus simple appareil, entendre qu’ils se mettent à nu, sans avoir le temps de contrôler leurs désirs ou leurs réflexes musicaux. Ce partage ne peut être que généreux, échange sans contrainte où règne une bienveillance exceptionnelle. Notre âme d’enfant peut s’y exprimer facilement. Chaque matin j’espère ainsi retrouver la passion de mes débuts et j’y travaille, sans autre motivation que le plaisir, ici de jouer ensemble.

J'ai souvent raconté qu'après avoir éteint et rangé mes instruments je ne me souviens absolument plus de ce que je viens de jouer ou de ce que nous avons composé ensemble dans l'instant. C'est seulement au moment du mixage que j'en découvre à la fois l'ensemble et le moindre détail. Et enfin, à la réécoute, je peux en apprécier la teneur et plonger dans la musique comme le public en profita le jour du concert. Lors du mixage je ne me dépare pas pour autant d'une certaine transe créative qu'un ingénieur du son ne se permettrait pas. Cela n'est néanmoins possible que grâce à une préparation d'une extrême rigueur.

La petite cuisine commence d'abord avec l'installation de mes invités, musiciens et spectateurs, pour les uns placer les câbles et choisir les microphones, pour les autres les fauteuils ! À la balance je ne corrige presque jamais les réglages de chaque voie (potentiomètres à midi) ; le secret est d'avoir de bons micros et de les placer correctement devant les instruments acoustiques, confiant dans l'appréciation et le talent des instrumentistes. J'enregistre simultanément sur 3 voies stéréophoniques de l'application Cubase (j'ai commencé avec son ancêtre Pro 24) et en témoin sur un petit Nagra qui reprend éventuellement les réactions du public. Au mixage je n'ai pratiquement jamais non plus recours aux égalisations ; par contre je normalise alors toutes les voies pour pouvoir inventer un nouvel équilibre en fonction de ma nouvelle écoute. J'ajoute un peu de réverbération sur certains instruments, et selon les besoins un filtre anti-pop ou quelque bidouillage replaçant tel ou tel dans l'espace. Dans l'ensemble j'essaie d'être le plus fidèle possible à ce qui fut réalisé le jour du concert.

Ces réflexions suivent le sixième Apéro Labo enregistré dimanche dernier avec le pianiste Roberto Negro et la clarinettiste Catherine Delaunay, que je dois mixer dès que j'en aurai le temps et qui deviendra l'album intitulé tout simplement Album. Cette fantastique partie de plaisir me rappelle l'expression de Jean Renoir lorsqu'il disait ne pas filmer une tranche de vie, mais une tranche de gâteau !

mardi 10 décembre 2024

Bish Bosch de Scott Walker


Il y a quasiment douze ans jour pour jour que j'écrivis cet article le 7 décembre 2012 sur un artiste encore trop méconnu. Ce même 7 décembre, mais en 2020, je rappelais les 8 articles que j'avais dédié à Scott Walker depuis 2007, y compris celui rédigé pour Le Monde Diplomatique en 2015. Celui qui avait été le modèle de David Bowie ou Alain Bashung s'était éteint à Londres le 22 mars 2019.

Les albums qui sortent de l'ordinaire sont si rares qu'il est impossible d'échapper à ceux de Scott Walker. Je n'ai ressenti un tel choc qu'avec Captain Beefheart, Robert Wyatt, Björk, des voix comme celle de Jack Bruce chez Michael Mantler, ou sur notre continent Colette Magny, Brigitte Fontaine, Camille, Claire Diterzi, pour ne pas citer les éternels, tel Jacques Brel que Walker adapta scrupuleusement en anglais. De préférence chanteurs ayant dessiné leur univers musical en faisant fi de ce qui se fait ou pas. Si ses paysages sonores évoquent d'étranges scènes de film, la voix de Scott Walker, sorte de ténor déjanté ou de crooner emphatique, en dérange plus d'un/e. Il faudra parfois du temps pour s'habituer à cette manière de clamer sa rage ou sa douleur. Bish Bosch, son tout nouvel album, ne produit peut-être pas la même surprise qu'en leur temps Tilt et surtout The Drift, mais sa singularité, sa rigueur et son invention bousculent tout autant.

Bish Bosch signifie que le travail est terminé, il se réfère à la peinture torturée de Jérôme Bosch pleine de petites scènes cruelles et provocantes, et à l'argot de "putain". Ce mélange de sources réfléchit bien la démarche poétique de son auteur, maniant sans prérogatives le trivial et le sublime, le passé et le futur, le bien et le mal. Nous voyageons sur la même galère de la Grèce Antique à la Roumanie de Ceaușescu, de Hawaï aux Alpes, nous heurtant à des concepts de biologie moléculaire ou respirant de sulfureuses puanteurs fécales. Lorsque le mythe croise le quotidien on ne peut s'empêcher de penser à Pasolini, d'autant que Scott Walker ne se prive pas de citations bibliques et de références psychanalytiques. Ses textes nous bringuebalent sur des montagnes russes où il est pratiquement impossible de s'accrocher au garde-fou tant il se plait à changer brusquement de décors ou à convoquer d'historiques monstres au détour d'un vers.

Comme on le voyait dans le film 30th Century Man, il a beau inventer des sons inouïs avec toutes sortes d'objets ou d'instruments comme le Tubax, nouveau modèle de saxophone contrebasse, profonds ou aériens, tranchants ou veloutés, jamais la musique ne saurait produire le malaise que sa diction peut susciter. D'autant que cette fois il ne se prive pas de jouer de silences le laissant souvent a capella. Scott Walker est un minimaliste explosif. Les évènements se succèdent sans précipitation, mais avec une détermination effrayante. Le suspense est colossal. Chaque fois jusqu'à l'effondrement du majestueux et laborieux château de cartes. Si l'orchestre à cordes est utilisé pour des effets de vertige ou si les percussions martèlent l'espace comme dans le film Pola X de Leos Carax, les guitares électriques et les claviers numériques n'ont pas toujours l'efficacité dramatique de ses illustrations circonlocutoires, entendre que la poésie n'est jamais ici explicite, afin de générer des effets différents à chaque nouvelle écoute. Les envolées explicitement rock participent-elles au cut-up burroughsien des références ou sont-elles une tentative d'amadouer les oreilles rétives ?

Le graphisme de la pochette de Bish Bosch est aussi so(m)bre que les précédents. Il annonce la couleur ! De par son incontestable originalité, ses ambiances noires dont l'auteur se force pourtant à exclure tout cynisme, sa poésie hermétique truffée de connotations encyclopédiques, sa monotonie vocale aux intentions dramaturgiques, cet album ne plaira pas à tout le monde. Mais il comblera celles et ceux qui aiment les textures ciselées, les boutades incisives, les transpositions sonores inspirées par le sens des mots, la musique passionnée, et celles-ci comme ceux-là remettront encore et encore ce disque sur la platine pour s'en approcher chaque fois un peu plus, pour en varier les angles, pour en révéler les détails. Une œuvre !

Article du 7 décembre 2012

lundi 9 décembre 2024

L'Apéro Labo #6 marque la fin d'un nouveau cycle


Si l'une des pièces de l'Apéro Labo de hier soir dimanche clôturera le volume 4 de la série Pique-Nique au Labo, c'est aussi le sixième concert en public au Studio GRRR. Pour fêter cela, j'ai eu l'immense plaisir de vivre cette expérience avec la clarinettiste Catherine Delaunay et le pianiste Roberto Negro. Mes deux camarades avec que je n'avais jamais joué, eux non plus ensemble, ayant investi la cabine où réside mon merveilleux magasin de jouets, s'en donnèrent à cœur joie. Étant posté à l'autre bout de la salle je voyais bien que ça délirait sec là-bas et j'entendais bien que nous étions sur la même longueur d'ondes. Comme chaque fois il faudra que je réécoute nos compositions instantanées en les mixant pour savoir véritablement de quoi il retourne. Mon petit-fils Eliott, six ans et demi, choisissait leur thème en tournant au hasard les pages du livre de photographies choisies par Gabriel Bauret et Grégoire Solotareff intitulé Album. Ce sera évidemment le titre du nôtre, lorsque je le mettrai en ligne avant la fin de l'année. Pendant que nous interprétions très librement Un arbre, Un chat, Une fourchette, Un garage, Une gare, Des lézards, Un lion, Un manège, Des mariés, etc., il dessinait et me prêta même main forte tant l'envie de se joindre à nous le tiraillait. J'ai cru comprendre que ce n'était pas le seul, au vu et su de l'émoi des spectateurs et spectatrices réunies là, dont une huitaine de musicien/ne/s que j'admire particulièrement, amusés par l'entrain qui nous animait. À suivre donc, d'abord grâce à l'Album virtuel, ensuite pour un prochain CD sur le label GRRR.

mercredi 4 décembre 2024

Sacem + Spotify, cherchez l'erreur !


Devons-nous nous offusquer de la collision entre la SACEM et Spotify ? La société d'auteurs, compositeurs et éditeurs de musique invite ses adhérents à suivre un webinaire intitulé "Comment développer son parcours d'artiste sur Spotify ?". L'équipe Music de Spotify France vous expliquera les différentes étapes possibles de développement de vos projets sur la plateforme et des outils à votre disposition : de la découverte jusqu'à la conversion puis l'engagement de vos publics. Comment pitcher votre musique pour entrer en playlist, comment déployer son univers sur Spotify, comment toucher de nouveaux auditeurs ou réactiver des anciens fans et plus encore. Ce webinaire se terminera par une session questions / réponses en direct.
Si l'on fait abstraction de ce que représentent des plateformes comme Spotify ou Deezer pour les artistes et leur éventuel public cela pourrait sembler plutôt sympathique. D'un côté les dividendes touchés par les artistes dans ces conditions sont pitoyables, de l'autre le concept de playlist incarne un formatage en règle de la musique.
Selon les estimations, Spotify verse en moyenne entre 0,003 et 0,005 € par stream, mais ce n'est pas une règle stricte. Les revenus générés par les streams sont d'abord versés aux détenteurs des droits : maisons de disques, éditeurs, distributeurs et artistes (vous remarquerez qu'ils sont au bout de la chaîne). Un artiste indépendant touchera une plus grande part que s'il est sous contrat avec une maison de disques, car celle-ci prélève une part importante des revenus (voilà !). De toute manière, pour gagner 1 000 €, un artiste devrait accumuler environ 300 000 streams sur Spotify, en supposant un taux moyen de 0,004 € par stream, et qu'il n'ait pas à partager cette somme mirobolante entre tous les ayants droit. Faites le calcul en fonction des possibilités de vente pour des musiques comme le jazz, le rock, les musiques improvisée, contemporaine, traditionnelle, etc.). Si l'aspect pécuniaire est écarté, dans ces conditions, donc à moins de faire partie du mainstream, les artistes peuvent-ils espérer la moindre visibilité ? J'en doute, et pour cause...
En ce qui concerne le concept de playlist, l'écoute revient à subir un flux incessant basé sur un format chanson. On ne sait plus ce qu'on écoute. Un robot va jusqu'à choisir pour vous le style que vous aimez. Au diable la moindre incartade que pourrait offrir la curiosité ! Lorsqu'on sait qu'une écoute attentive excède difficilement vingt minutes (le temps d'une face des vinyles par exemple), le résultat sur l'auditeur n'est pas loin de la muzak, ce flot ininterrompu qui s'écoule dans les supermarchés, les ascenseurs et les stations service, produit essentiellement pour anesthésier l'auditeur, enfin libre de consommer, en l'entraînant vers le fond légèrement incliné du magasin. D'ailleurs, en mode freemium une publicité est jouée périodiquement par le lecteur en moyenne toutes les dix minutes ! En soirée il m'arrive de demander au DJ ce qu'on écoute, la réponse la plus courante est "je n'en sais rien, c'est dans ma playlist." ! J'ai construit ma culture en recopiant le dos des pochettes, pas seulement les titres et le nom des musiciens, mais les notes explicatives lorsqu'elles représentaient quelque intérêt. La musique actuelle devient ainsi une marchandise qui profite essentiellement au support, ici Spotify. En ce qui me concerne je refuse de placer mes disques sur ces plateformes qui, de plus, nient la notion d'album en mélangeant tout dans un chapeau à la taille de la planète. Les artistes ont peu à y gagner, si ce n'est à entrer dans le grand marché de la consommation où eux-mêmes sont transformés en produit. J'avoue préférer Bandcamp qui, jusqu'ici, respecte les artistes et les auditeurs, en payant correctement et en conservant la notion d'album.
La SACEM tombe une fois de plus dans le panneau en agitant des chimères, probablement pour faire jeune, et continue de perpétuer des inégalités en défendant les gros au détriment des petits. Cette société appartient pourtant à tous ses auteurs, même si les éditeurs et les majors ont la puissance de dicter les usages.

vendredi 29 novembre 2024

Prévisions discographiques


Mon titre ne se réfère pas à l'avenir du disque. Néanmoins, tant qu'il y aura des machines pour presser, le marché, fut-il de niche, continuera à alimenter les amateurs d'objets tangibles. Attaché au concept d'album, tant pour sa présentation graphique que pour son statut d'œuvre à part entière, je boycotte toutes les plateformes de streaming comme Deezer ou Spotify, qui n'offre que du flux, cette sorte d'autoroute compressée où l'on ne s'arrête même plus au péage. J'ai besoin de savoir ce que j'écoute, qui joue, lire les paroles des chansons, suivre le livret, regarder des images quand il y en a. Évidemment, en tant qu'artiste-producteur, je n'en vends plus lourd. Les disques partent un peu grâce à Bandcamp et quelques rares commerces émérites, mais le plus souvent je les offre aux amis ou les envoie aux journalistes qui partagent probablement avec moi ce goût du bel objet.

Trois projets discographiques me font donc de l'œil. Le plus abouti est le volume 4 de mes Pique-nique au labo qui devrait rassembler Léa Ciechelski, Catherine Delaunay, Maëlle Desbrosses, Matthieu Donarier, Bruno Ducret, Hélène Duret, Antonin-Tri Hoang, Emmanuelle Legros, Mathias Lévy, Fanny Meteier, Roberto Negro, Rafaelle Rinaudo, Alexandre Saada, Olivia Scemama, Isabel Sörling et Fabiana Striffler ; le 8 décembre je devrais enregistrer le dernier Apéro Labo de l'année, puisque désormais mes rencontres instantanées se pratiquent en public, et l'affaire sera dans le sac. Le second est le projet avec le comédien Denis Lavant et le saxophoniste Lionel Martin qui pourrait bien sortir sur Ouch!, le label de celui-ci (sur lequel il avait publié notre duo Fictions il y a deux ans) ; nous l'avons enregistré le 21 novembre dernier, il est mixé et les "petites" merveilles sont plus nombreuses que peut en contenir un vinyle ou un CD. Le troisième est le moins abouti parce qu'il demande beaucoup de travail en amont et en aval ; il s'agit du nouveau projet d'Un Drame Musical Instantané avec Francis Gorgé et Dominique Meens autour de l'œuvre de Philip K. Dick. Fondé en 1976, j'avais cru le Drame éteint en 2008, mais en fait il bouge encore, montrant régulièrement d'encourageants signes de vie depuis 2013 dont le CD Plumes et poils (enregistré en 2022 et déjà épuisé). Les deux premiers étant quasiment dans la boîte, je m'attellerai dès le début de l'année prochaine aux dix pièces qui le composent...

Sur le frontispice de la maison qui abrite le Studio GRRR, Ella & Pitr ont peint Bientôt, cela s'impose !

jeudi 28 novembre 2024

Nurse With Wound 2024


En attendant le coffret de 5 CD auquel j'ai participé, avec beaucoup d'autres contributeurs, et qui paraîtra au début de l'année prochaine, Steven Stapleton m'envoie deux "nouvelles" productions de son groupe, Nurse With Wound. Le premier, Backside, est composé de matériel sonore ayant fait l'objet en 1980 d'un vinyle de Richard Rupenus (Bladderflask), un vieux pote de Stapleton avec qui il collabora souvent, et qu'il tripatouille suffisamment pour en faire un objet d'aujourd'hui. Aujourd'hui, comme si c'était hier, ou hier comme si c'était maintenant. La musique expérimentale a l'immense avantage de prendre difficilement des rides, contrairement aux choses modernes, étymologiquement à la mode. Millésimée, elle renvoie généralement une image du monde autrement plus profonde (peut-être hélas moins juste) que les musiques commerciales qui ressemblent de plus en plus à des produits Kleenex. Backside me fait penser à la pièce On tourne d'Un Drame Musical Instantané, ici métallurgie lourde où s'ajoutent des voix malaxées. Je pense qu'on appelait cela alors "musique industrielle". Suit Chernobyl Picnic, excitant le compteur Geiger tout en s'enfonçant dans la terre à jamais polluée au milieu de bestioles en mutation avant de rejoindre les anges déchus qu'on retrouve dans la dernière, Backside (Cloud Chamber), surfant sur des cymbales frottées.
Le second album, Terms and Conditions Apply, paru en 2020, est un double auquel Andrew Liles participe, comme au précédent, mais cette fois le troisième larron est Colin Potter. De nombreux invités se joignent au trio, mais les crédits détaillés ne sont trouvables que sur la page Bandcamp ! Poursuite de bagnoles et accidents sur une rythmique entêtante sur Crusin' For A Brusin' (Bacteria Bitch Mix ou Black Bomber Mix), deux versions régressives de la chanson Bei Mir Bist Du Schön, dans le même mood mais plus jazz Thrill Of Romance? (Burgo Partridge Mix), donc des chansons barrées comme The Bottom Feeder, toujours trash, mais funky comme Sarah's Beloved Aunt, pop minimale avec Bum Brush Effect, dix titres sur le Disc A, soit The Bacteria Magnet et Rushkoff Coercion, rééditions de vinyles ici largement augmentées. Idem pour le Disc B, Erroneous, A Selection of Errors, les trois premiers morceaux, Tickety Boo, Driftin' By et Rock Baby Rock, étant composés avec un ancien membre de Kraftwerk et Neu!, Fritz Müller, pseudo de Eberhard Kranemann (guitare, violoncelle, voix, electronics), dont deux avec le groupe italien Larsen, tandis que Freida Abtan (electronics) cosigne Electric Smudge et Cackles. Après du krautrock, de l'ambient et de l'électronique cradingue, on termine avec le vaporeux Opium Cabaret. Comme toujours, la présentation graphique est soignée et le livret de 8 pages offre des illustrations que FaceBook ne laisserait absolument pas passer ! Par sa diversité et son audace, l'imposante discographie de Nurse With Wound couvre pratiquement l'intégralité de la musique expérimentale des cinquante dernières années.

→ Nurse With Wound, Backside, CD United Dairies
→ Nurse With Wound, Terms and Conditions Apply, CD United Dairies

mardi 26 novembre 2024

Passe-montagne des Bedmakers


Des faiseurs de lit en Passe montagne, ce ne peut être que des duvets ! En effet la musique des Bedmakers est chaude et moelleuse. En prenant de la hauteur, ils montrent aussi que le jazz fait tout simplement partie des musiques traditionnelles et qu'ils suivent l'air du temps en les rendant contemporaines. La clarinette et le sax ténor de Robin Fincker sont délicieusement veloutés, le violon de Mathieu Werchowki danse sur des œufs à la neige, la contrebasse de Dave Kane et la batterie de Fabien Duscombs font swinguer une bourrée, les îles ou le sud poisseux des États Unis. C'est du trad colemanien. Le jardin des amours n'est pas "la combe magique" du film de Jean-François Stévenin, ni Ring Nebula la cagoule des zapatistes, mais leur envolée gravit doucement les pentes menant de l'autre côté de la frontière, un ailleurs délicat qui rappelle tout de même un peu chez nous, parce que pour être de partout il faut être de quelque part.

→ Bedmakers, Passe montagne, CD Freddy Morezon, dist. L'autre distribution, sortie le 31 janvier 2025