70 Musique - janvier 2019 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 30 janvier 2019

En peu de mots


Les disques ont beau être excellents, je ne trouve pas toujours les mots. Avant de les ranger, je les écoute plusieurs fois, mais sans un point de vue personnel je passe mon tour. Écrire quotidiennement exige que mes doigts soient guidés par une force irrépressible qui les fait danser sur le clavier sans qu'aucune résistance vienne freiner mon élan. Dans mon travail non plus, le syndrome de la page blanche n'existe pas. J'ai suffisamment de projets sur le feu pour qu'il y en ait toujours un qui me sourit...
Quest of The Invisible de Naïssam Jalal accompagnée par le pianiste Leonardo Montana, le contrebassiste Claude Tchamitchian et Hamid Drake au daf est un petit bijou d'une évidence désarmante ; s'il pouvait désarmer les brutes qui s'entretuent la flûtiste dont le chant est aussi envoûtant pourrait se consacrer plus souvent à cette superbe méditation introspective.
Un autre flûtiste, Gurvant Le Gac, guide les Bretons de Charkha dans les zones humides où Faustine Audebert chante La colère de la boue sur des textes poétiques d'Édouard Glissant, Monchoachi, Léon Gontran Damas, Cécile Even, Bertrand Dupont, Erik Premel et Antonin Artaud. Entre le jazz, le rock et les improvisations qu'ils suscitent, les terroirs rappellent qu'une autre humanité est possible. Le sextet est aussi composé de Florian Baron au oud, du sax ténor Timothée Le Bour, du contrebassiste Jonathan Caserta et du percussionniste Gaëtan Samson.
Autour de l'accordéon de Christophe Girard, les Chroniques de Mélusine dessinent des paysages évocateurs qu'interprètent Anthony Caillet à l'euphonium, William Rollin à la guitare électrique, Simon Tailleu à la contrebasse et Stan Delannoy à la batterie.
Gumbo Kings du chanteur Matthieu Boré m'a fait penser à un Van Dyke Parks jazzy de la Louisianne tandis que Pearl Diver de la chanteuse Himiko (Paganotti) appartient à ce qu'il est coutume d'appeler rock progressif, une tendresse mélodique aérienne dans un univers enveloppant où excellent Emmanuel Borghi aux claviers, Bernard Paganotti à la basse et son frère Antoine à la batterie et électronique, une branche de la famille Magma en somme. Avec Jeanne Added ou Claudia Solal, la batteuse Anne Paceo confirme la tendance des musiciennes de jazz à lorgner du côté de la pop anglo-saxonne ; elle est secondée par les chanteurs Ann Sharley et Florent Mateo, le guitariste Pierre Perchaud, le saxophoniste-clarinettiste Christophe Panzani et le claviériste Tony Paeleman. Bright Shadows est très agréable, mais elles ont pourtant toutes autant à perdre qu'à gagner si elles ne trouvent pas une manière de se démarquer des Anglaises et des Américaines. L'audience s'élargit considérablement, mais le danger du formatage les guette au coin du studio et de la scène. Tout Bleu, le projet solo de Simone Aubert, chanteuse et batteuse du duo Hyperculte et guitariste du groupe Massicot, est plus expérimental ; des boucles sombres et lancinantes soutiennent des psalmodies répétitives où le rock affirme une manière de vivre, assumant explicitement la difficulté d'être.
Dans le genre expérimental, la palme revient au clarinettiste Joris Rühl qui produit lui-même un superbe disque solo extrêmement délicat où les sons multiphoniques proviennent de doigtés inusités laissant filtrer l'air des tampons à peine fermés ou de façons perverses de faire vibrer l'anche. Si la grande Toile est écrite, les petites Étoiles sont improvisées. Cette "poésie de la technique" s'est étendue à la fabrication de 40 exemplaires numérotés de la pochette réalisés à la main par son père, Wolfgang Rühl, toile rugueuse, caractères en plomb, reliure et dorure...
Avec le minimalisme de Kepler on retrouve la lenteur et la "beauté froide" offrant de la musique une écoute totalement différente de tout le reste. Le saxophoniste-clarinettiste Julien Pontvianne, habitué à ce retour aux sources vitales proche des transcendantalistes de Concord, Alcott, Emerson, Hawthorne et Thoreau, qui inspirèrent tant Charles Ives, a rejoint les deux frères Maxime Sanchez au piano et l'autre ténor, Adrien Sanchez, pour une plongée introspective vertigineuse.
Je réécoute deux disques très agréables, 4è jour Kan Ya Ma kan du duo Interzone composé par le guitariste Serge Teyssot-Gay et du oudiste syrien Khaled Aljaramani, qui chantent tous deux, et Uña y carne du guitariste Chicuelo. L'un et l'autre font voyager, le premier sur la route des caravanes, le second sur celle d'un flamenco aux accents jazz et aux orchestrations délicates, ajoutant ici ou là une trompette ou un violon.
Je termine ce petit tour qui m'aura pris un temps fou avec les très belles Pictures for orchestra de Jean-Marie Machado qui a composé pour l'orchestre Danzas (ici saxophone, clarinette, deux violons altos, violoncelle, accordéon, flûte et tuba) offrant de belles plages à chaque soliste dont il s'est inspiré. J'aime énormément que l'on imagine sa musique pour des hommes et des femmes, et non pour des instruments. Le pianiste s'éloigne du jazz en assumant sa passion pour le tango, la musique romantique ou celle des Balkans, générant ainsi de magnifiques couleurs...

→ Naïssam Jalal, Quest of The Invisible, 2CD Les Couleurs du Son, dist. L'autre distribution, sortie le 1er mars 2019
→ Charkha, La colère de la boue, CD Innacor, dist. L'autre distribution
→ Mélusine, Chroniques, CD Babil, dist. Inouïes
→ Matthieu Boré, Gumbo Kings, CD Bonsaï, sortie le 1er mars 2019
→ Himiko, Pearl Diver, CD Le Triton, dist. L'autre distribution
→ Anne Paceo, Bright Shadows, CD Laborie Jazz Records, dist. Socadisc
Tout Bleu, CD Bongo Joe, dist. L'autre distribution
→ Joris Rühl, Toile Étoiles, CD Umlaut
→ Kepler, CD Onze Heures Onze, dist. Absilone, sortie le 22 mars 2019
→ Interzone (Serge Teyssot-Gay et Khaled Aljaramani), 4è jour Kan Ya Ma Kan, CD Intervalle Triton, dist. L'autre distribution, sortie le 1er février 2019
→ Chicuelo, Uña y carne, CD Accords croisés, dist. Pias, sortie le 8 février 2019
→ Jean-Marie Machado, Pictures for orchestra, CD La Buissonne, sortie le 8 mars 2019

lundi 28 janvier 2019

Le mystère Dolphy


Le mystère Dolphy réside dans le "je ne sais quoi" qui en fait un des plus grands musiciens de jazz alors que sa musique, d'une rare inventivité, respire une humilité exceptionnelle chez les solistes souffleurs. Il est possible qu'Eric Dolphy, comme Miles Davis à la trompette, ait calqué son jeu sur sa manière de parler, la syntaxe de la parole dictant son rythme et ses pauses, sa prosodie et ses éclats. Dans mon panthéon personnel je l'ai toujours associé à Albert Ayler et Rashaan Roland Kirk, peut-être parce qu'on y devine un hiatus entre ce qu'on en attend et ce qu'on y entend, des liens assumés distordus avec d'autres sources que celles du jazz, la fanfare transformée en soul chez Ayler, l'Histoire du jazz chez Kirk, la musique classique ou contemporaine chez Dolphy que beaucoup considèrent par ailleurs comme l'un des passeurs fondamentaux du hard-bop au free... Incroyablement visionnaire, sans aucun mysticisme il efface toute virtuosité apparente. J'aurais bien aimé relire le Dolphy de Guillaume Belhomme (ed. Lenka Lente), mais je me suis énervé en vain en scrutant les tranches des bouquins de ma bibliothèque à m'en user les yeux.
Au moins, mes oreilles sont intactes pour écouter le triple album Musical Prophet: The Expanded New York Studio Sessions (1962-1963) que vient de publier Resonance Records. Il est composé de Iron Man et Conversations, deux disques formidables et relativement méconnus de 1963, produits par Alan Douglas, producteur de l'indispensable Money Jungle du trio Ellington-Mingus-Roach, d'albums de John McLaughlin, The Last Poets, Malcom X, Timothy Leary, et connu pour avoir géré l'héritage discographique post mortem de Jimi Hendrix de 1975 à 1995. S'y ajoutent 85 minutes d'alternate takes inédites, retrouvées récemment chez James Newton, enregistrées alors à New York du 1er et 3 juillet, un an avant la mort de Dolphy pour un diabète non diagnostiqué, à l'âge de 36 ans.
Bernard Vitet, qui avait joué avec lui à Paris, m'avait raconté qu'il mettait cinq sucres dans son café ! À mon ami qui s'était déchiré le bras en traversant une porte vitrée lors d'une querelle de ménage, il expliqua comment jouer de la trompette de la main gauche, ce qui avait transformé Bernard en ambidextre. Dolphy l'avait réconforté en lui disant que la seule chose grave était de mourir. Il s'envola pour Berlin où, quelques jours plus tard, il fut terrassé.


Lors de ces sessions Dolphy, toujours aussi extraordinaire à la flûte, au sax alto ou à la clarinette basse, est accompagné par William "Prince" Lasha (flûte), Huey "Sonny" Simmons (sax alto), Clifford Jordan (sax soprano), Woody Shaw (trompette), Garvin Bushell (basson), Bobby Hutcherson (vibraphone), Richard Davis et Eddie Kahn (contrebasse), J.C. Moses et Charles Moffett (batterie). Pour A Personal Statement enregistré le 2 mars 1964 à Ann Arbor dans le Michigan, ce sont le pianiste Bob James, le bassiste Ron Brooks, le percussionniste Robert Pozar et le contreténor classique David Schwartz qui le secondent. Dans les nombreux duos (Alone Together, Muses For Richard Davis, Black Brown and Beige Come Sunday, Ode To Charlie Parker), mais aussi les grands ensembles (Burning Spear), la basse tient une place prédominante, en pizz en contrepoint de la flûte ou à l'archet dans le registre de la clarinette basse. Love me joué seul à l'alto annonce aussi la modernité du free. Avec Iron Man, Mandrake, Burning Spear (écrits par Dolphy), l'orchestre innove dans un contexte historiquement assumé et un superbe esprit de fête. Ainsi Jitterbug Waltz (de Fats Waller), préfigurant certaines pièces de l'Art Ensemble of Chicago, et le caribéen Music Matador (de Lasha et Simmons) m'ont toujours donné envie de danser, phénomène assez exceptionnel de ma part pour que je le signale !

→ Eric Dolphy, Musical Prophet: The Expanded New York Studio Sessions (1962-1963), 3 CD (existe aussi en vinyle) Resonance Records, 30€

jeudi 24 janvier 2019

Horse in The House de Gilles Poizat


Après l'excellent Rev Galen, Gilles Poizat revient avec de nouveaux poèmes de Galen E. Hershey qu'il a mis en musique. Pour ces délicates chansons pop rappelant Robert Wyatt, le chanteur joue de tous les instruments : guitare, synthétiseur, échantillonneur, percussions, flûte, trompette et bugle ! L'électronique se mêle habilement aux sons acoustiques. Sur scène il prend ses distances d'avec lui-même en jouant en quartet avec Alice Perret (claviers, violon alto, voix), Julien Vadet (électronique) et Sébastien Finck (batterie, clavier, voix). Sur le disque on retrouve les chanteurs Catherine Hershey, petite fille du poète pasteur-fermier du Michigan qui formait avec Poizat le duo Rev Galen et qui signe l'illustration de la pochette, ainsi que Èlg et le chœur des Loving Ghosts.


La sensibilité des poèmes écrits entre 1946 et 1976 donne son homogénéité à l'album qui me rappelle aussi les débuts du groupe White Noise en 1968. On plane dans un psychédélisme intemporel parfumé au jazz avec des accents björkiens. C'est le genre de disque que l'on peut glisser dans son lecteur lorsqu'on ne connaît pas le goût de ses invités et que l'on a simplement envie de légèreté sans sacrifier l'originalité. Très agréable.

→ Gilles Poizat, Horse in The House, cd Carton Records, 10€, sortie le 22 février 2019
→ Concerts le 25/2 à L'International à Paris (+ Loup Uberto & Lucas Ravinale) - le 5/3 au Petit Bain à Paris (+ Orgue Agnès + Borja Flames) - le 7/3 au Périscope à Lyon - le 8/3 à l'Hicam à Montoison - le 9/3 au Café du Nord à Grenoble

mercredi 16 janvier 2019

La douce France de Das Kapital


Si le trio Das Kapital a choisi la France comme thématique de son nouvel album, c'est celle de "Mignonne allons voir si la rose..." et non celle de la Révolution de 1789 ou des Gilets Jaunes ! Cette délicatesse ronsardienne tient probablement aux origines des trois musiciens et à la perception qu'ont de notre pays leurs concitoyens. Le saxophoniste Daniel Erdmann est allemand, le guitariste Hasse Poulsen est danois et le batteur Edward Perraud vit à Tours qui n'est pas si loin de Vendôme ! Vive le France a un parfum de baloche du samedi soir, un délicieux accent populaire que n'effacent pas leurs interprétations très libres de Ravel, Satie, Lully, Bizet et que confirment celles de Claude François, Barbara, Brassens ou Trenet. Ils étaient évidement plus revendicatifs lorsqu'ils jouaient Eisler, parfois augmentés d'un orchestre d'harmonie, mais cette douceur angevine se mâtine d'une nostalgie productive lorsqu'ils s'aventurent sur Ma plus belle histoire d'amour, Ne me quitte pas ou La mer. Le ténor respire toujours aussi droit et franc, la guitare égrène sobrement ses notes cristallines et la percussion se fait lourde et grave, prenant son temps en s'affranchissant des jongleries virtuoses, du moins en apparence.


Si la musique est une déclaration d'amour, la photo du trio par Denis Rouvre comme le photomontage de la pochette dû à Christian Kirk Jensen, auxquels ils sont toujours fidèles, se moquent savoureusement de la fierté du coq français. De Gaulle, Louis XIV et Napoléon veillent ainsi sur le répertoire hexagonal en soulignant notre indépendance face au jazz américain, au demeurant excellent. Pas question de signer le TAFTA en musique, cocorico !

→ Das Kapital, Vive la France, cd Label Bleu, dist. L'autre distribution, 12,99€, sortie le 25 janvier 2019

mercredi 9 janvier 2019

En 1972 Vallancien multiplie Maté


Lorsqu'un musicien branche son instrument acoustique sur un dispositif électronique il est souvent difficile de savoir qui fait quoi. En 1975 Michel Portal était passé à la maison avec sa clarinette pour tester les possibilités offertes par mon ARP 2600. Ce synthétiseur permettait à la fois de transformer un son externe en temps réel, grâce à des filtres ou au modulateur en anneau, et de contrôler en retour ses composantes électroniques, par exemple avec son suiveur d'enveloppe. On peut entendre ce genre d'interaction réciproque sur Un coup de groutchmeu dans notre album enregistré cette année-là, Avant Toute, où Francis Gorgé branche sa guitare électrique sur l'ARP. Michel Portal avait paniqué de perdre le contrôle sur son jeu, mais il m'avait gentiment encouragé à poursuivre ma route. Ce besoin de contrôle est un des handicaps majeurs de la plupart des compositeurs contemporains jaloux de leurs prérogatives de classe. De son côté, Portal abandonnera hélas plus tard toute velléité expérimentale au profit d'un fantasme swing partagé par nombreux jazzmen français de sa génération. Les plus jeunes se moquent aujourd'hui de ces deux tendances, à la fois plus aptes au partage et renouant avec leurs patrimoines européens.


Trois ans plus tôt, en 1972, le saxophoniste Philippe Maté s'était laissé manipuler avec ravissement par l'ingénieur du son Daniel Vallancien, sans craindre de perdre le pouvoir sur la musique produite ! Or leur compagnonnage d'alors s'avère aujourd'hui un jalon fondateur. Ce n'étaient pas les seuls à l'époque, mais ils étaient rares et pas toujours aussi créatifs (l'année précédente, Maté avait participé à l'album Tacet de Jean Guérin). Leurs mouvements d'échos ressemblent d'ailleurs furieusement à mes tripatouillages de la fin des années 60 lorsque j'enregistrais un orchestre composé de mes potes avec un micro posé entre les deux oreillettes de mon casque avec l'effet "son sur son" de mon magnétophone Sony TC355. En jouant également sur la vitesse de défilement de la bande magnétique, j'obtenais des excitations suraiguës ou des profondeurs abyssales. Le savoir faire de Vallancien préserve la qualité des instruments utilisés par Maté tout en les étalant par un phénomène de répétitions que l'on peut qualifier de psychédéliques en regard de l'époque. Une simple mélodie s'entend ainsi transformée en paysage sonore. La superposition des rythmes ou des pistes crée des nuages de notes et produit des effets de masse qui se rapprochent des désirs symphoniques que nous avions à peu près tous d'une manière ou d'une autre, et que l'électricité autorisait enfin, de plus en temps réel. Confronté aux possibilités de la machine, une grosse console, Philippe Maté n'utilise pas seulement son ténor en jouant de ses clapets ou de son anche, il se saisit ici d'un flexatone, là d'une sanza gabonaise. En jonglant simplement avec la stéréo, Vallancien donne une forme à ces expérimentations instrumentales.
Tous ces albums sont sortis ou ont été réédités sur le label du Souffle Continu, passionné par l'invention des années 70.

Daniel Vallancien & Philippe Maté, LP Le Souffle Continu (publié à l'origine sur Saravah), 20€
→ Jean Guérin, Tacet, LP Le Souffle Continu (publié à l'origine sur Futura), 18€
→ Birgé Gorgé, Avant toute (inédit), LP Le Souffle Continu, 18€

vendredi 4 janvier 2019

Nu Creative Methods au Souffle Continu


Durant plusieurs semaines j'ai cherché comment aborder la réédition en vinyle de l'album Nu Jungle Dances du duo Nu Creative Methods composé de Pierre Bastien et Bernard Pruvost. Je me souviens qu'en 1978 dans son grand studio de la rue Charles Weiss Bernard Vitet en avait un exemplaire avec un petit poisson au feutre noir naïvement ajouté au dos de la pochette déjà dessinée à la main. Il y avait probablement une connexion entre Bernard et Pierre, parce que l'ancien contrebassiste a toujours été un grand admirateur de mon ami trompettiste, évidemment, mais aussi parce que le disque La Guêpe de Bernard Vitet s'appuyait sur un texte de Francis Ponge qui était également l'auteur de My creative method. Si on ajoute qu'il avait fini par vendre sa trompette de poche sertie de fausses pierres précieuses à Don Cherry qui le tannait, celle qui avait appartenu à Joséphine Baker, et que Don avait signé un morceau intitulé Nu Creative Love, il y a des points de convergence certains, d'autant que de son côté Bernard aimait beaucoup Pierre. J'avais rencontré l'un et l'autre en 1976 à la clinique anti-psychiatrique de La Borde au sein du big band déjanté Opération Rhino plus ou moins dirigé par Jac Berrocal. J'écris "plus ou moins dirigé", car y régnait une douce folie libertaire en vogue à l'époque.


Cette gentille inclinaison pour les univers imaginaires brindezingues se retrouve dans la plongée ornithologique en jungle artificielle de Nu Creative Methods, enregistrée par Daniel Deshays, "chevalier des Palmes Académiques", et parue alors sur Davantage, label de Berrocal. Les deux compères, Bastien et Pruvost, s'y transforment en hommes-orchestres ou plutôt en animaux-forêt. Le capharnaüm instrumental listé au dos de la pochette n'est pas un inventaire à la Prévert car aucun raton-laveur n'y est soufflé ni joué, mais une panoplie de zoologues partis se tailler un chemin buissonnier dans la serre du jardin des Plantes. Leurs Nu Jungle Dances sont celles de deux gamins qui avancent méthodiquement à pas "contés" dans une bande dessinée comme ils avaient dû en dévorer dans les journaux à feuilletons hebdomadaires Tintin ou Spirou. En grandissant, Pierre Bastien passera à des jeux plus constructifs, délaissant les déguisements d'explorateur pour fabriquer des machines célibataires à base de Meccano et adopter la trompinette de Cherry et Vitet. Mais ça c'est une autre histoire !

→ Nu Creative Methods, Nu Jungle Dances, LP Le Souffle Continu, 20€
Jeudi 10 janvier à 18h30 Pierre Bastien retrouvera Dominique Grimaud, Françoise Crublé, Jacky Dupéty et Gilbert Artman pour fêter la réédition récente de leurs trois disques respectifs sur le label du Souffle Continu, à savoir Nu Creative Methods, Camizole et Lard Free... Dédicaces et concert improvisé !

mercredi 2 janvier 2019

Akinmusire et Halvorson pour bien commencer l'année


Partageant avec Sylvain Rifflet mon engouement pour le dernier disque d'Ambrose Akinmusire intitulé Origami Harvest, il me suggère ardemment d'écouter Code Girl, celui de la guitariste Mary Halvorson auquel participe également le trompettiste.
Le premier fait partie de ces disques aux multiples influences comme je les aime, entendre Frank Zappa, Michael Mantler, Tony Hymas, John Zorn, ou, encore plus évidents, les albums Forever Changes de Love, Escalator Over The Hill de Carla Bley, Skies of America d'Ornette Coleman, The Carnival de Wyclef Jean, Speakerboxxx/The Love Below d'Outkast, Welcome To The Voice de Steve Nieve et quelques autres disques d'arrangeurs zélés mêlant rock, jazz, rap, orchestre classique, etc. Origami Harvest réunit ainsi l'élégant Ambrose Akinmusire, le rappeur Kool A.D., le quatuor à cordes Mivos, le claviériste Sam Harris, le batteur Marcus Gilmore et quelques invités comme le saxophoniste Walter Smith III. L'album est à la fois entraînant et revendicatif, lyrique et romantique. Akinmusire a choisi de cultiver les oppositions : masculin et féminin, art savant et populaire, libre improvisation et contrôle compositionnel, ghettos et américanisme... Je l'écoute en boucle, aussi bien hyper concentré que sans y prêter attention.
Code Girl est plus heurté, mais surtout plus jazz, par l'expression individuelle des protagonistes. Pour ce double album, Mary Halvorson est devenue auteur en plus de son rôle de compositrice, paroles poétiques chantées par Amirtha Kidambi soutenue par la guitariste, le bassiste Michael Formanek, le batteur Tomas Fujiwara et donc Ambrose Akinmusire à la trompette. Là où celui-ci peignait des fresques grandioses comme les paysages qu'offrent les grands parcs américains, celui de Mary Halvorson se replie sur la chambre, ligne claire souvent représentée par Bill Frisell. Musique d'appartement par la diversité des pièces plutôt que musique de chambre, Code Girl surprend au cours de la visite par certains recoins cachés plus modernes. Je vibre évidemment beaucoup plus en sympathie avec la pièce montée baroque Origami Harvest qu'avec cette belle unité de style...
Comme je connaissais mal ces deux artistes je reviens sur leur passé et me rends compte que ces deux albums marquent un tournant fondamental dans leur histoire, leurs précédents sonnant plus banaux à mes oreilles. Comme Double Negative de Low il y a peu, je me demande si ces deux petites merveilles sont d'heureux accidents de parcours ou un renouveau annonçant de futurs étonnements...

→ Ambrose Akinmusire, Origami Harvest, CD Blue Note
→ Mary Halvorson, Code Girl, 2 CD Firehouse 12 Records, dist. Orkhêstra

mardi 1 janvier 2019

La musique du XXe siècle


Ayant reçu quantité de livres sur la musique, j'ai eu un peu de mal à tracer mon chemin entre les biographies alimentaires et celles rédigées par le menu, les autobiographies impudiques et les réécritures de l'Histoire... Ayant toujours préféré les "livres de" plutôt que les "livres sur", j'ai plus facilement adhéré à l'autobiographie de Brian Wilson avec en mémoire le bouleversant biopic Love & Mercy que lui avait consacré Bill Pohlad que la énième biographie copiée-collée sur John Coltrane intitulée platement L'amour suprême. J'ai malgré tout eu du mal à venir à bout des confessions de la star déglinguée des Beach Boys comme du premier volume (1940-1971) des Extravagantes aventures de Frank Zappa qui forcément m'intéressaient plus. Wilson décrit avec moult détails chaque chanson et album qui ne sont pas tous des chefs d'œuvre et raconte avec sincérité sa descente aux enfers, d'autant qu'il se confie là à Ben Greenman après la sortie du film. De même, Christophe Delbrouck décortique chronologiquement le quotidien au jour le jour de l'idole de ma jeunesse de manière telle que cela en devient fastidieux. De plus, je suis frustré de constater que les épisodes que je connais le mieux, les festivals d'Amougies et Biot-Valbonne ou le premier concert à l'Olympia par exemple, sont bâclés alors que les passages de Zappa en France à cette époque en diraient long sur l'évolution musicale des Mothers of Invention. J'ai tout autant de difficulté à lire le roman de Roland Brival sur Thelonious Monk malgré les illustrations réalisées à la craie par Bruno Liance qui lui confèrent une distance poétique certaine, comme sur un trottoir. Peut-être est-ce un rejet global de la part de ma bibliothèque musicale qui croule sous les ouvrages dont certains m'apparaissent comme incontournables alors que d'autres ne font que passer, mais j'ai souhaité entrer dans le nouveau siècle en laissant derrière moi les découvertes du précédent...
Pourtant le pavé encyclopédique de Jean-Noël von der Weid, La musique du XXe siècle, retient mon attention, tout simplement parce que je le consulte comme un dictionnaire et y découvre quantité de compositeurs que j'ignorais ou des détails sur certains que je pensais connaître. Les 720 pages ont le mérite d'être bien écrites, avec toujours un point de vue personnel, ce qui est rare, eut-il été sévèrement critiqué lors de sa première édition en 1992 et critiquable encore aujourd'hui pour la cinquième. Si j'y vois les manques habituels relatifs au monde de la musique dite savante, soit une attitude de classe privilégiant le sérail au détriment des inventeurs œuvrant dans les musiques dites populaires, est-il possible de contourner l'obstacle que représente toute encyclopédie ? Quoi qu'il en soit, La musique du XXe siècle ouvre des portes aux musiciens qui avancent dans le XXIe, qu'ils suivent l'orthodoxie de ce monde terriblement hiérarchisé ou qu'ils s'y intéressent parce que cette Histoire représente une mine inépuisable. Les amateurs y trouveront également leur compte, Jean-Noël von der Weid se donnant toujours le mal de communiquer à plusieurs niveaux de connaissances, avec beaucoup d'intelligence et même un soupçon de poésie.
On complétera ces informations en recourant à d'autres sources comme ce blog, celui de Jean-Jacques Palix, le site Citizenjazz, le magazine Revue & Corrigée, Le Son du Grisli, le Journal des Allumés du Jazz, démarches qui n'ont rien de simple tant elles se sont taries, les rubriques disparaissant les unes après les autres des quotidiens, hebdomadaires, mensuels, etc. Il est loin le temps où Daniel Caux explorait toutes les musiques sans distinction, où les revues Musique en Jeu, L'Art Vivant, voire Le Monde de la Musique à sa création, nous ravissaient. La presse musicale française est un désert où les rares oasis ont été privatisées.
Sur ma photo on voit La France Underground (1965-1979) de Serge Loupien que m'ont conseillé les disquaires du Souffle Continu et qui ne manquera pas non plus de me passionner tout en m'énervant un peu, mais je n'ai pas encore eu le temps de m'y plonger, accaparé par mes propres compositions musicales auxquelles je donne la priorité sur mes chroniques quotidiennes dans cette colonne, ce qui n'est pas une mince affaire pour ne pas faillir à mon rendez-vous quotidien avec vous, vous toutes et tous à qui je souhaite une meilleure année, on y reviendra !

→ Jean-Noël von der Weid, La musique du XXe siècle, ed. Pluriel, 20,20€
→ Serge Loupien, La France Underground (1965-1979, Free Jazz et Rock Pop, Le temps des utopies), ed. Rivage Rouge, 23€
→ Brian Wilson avec Ben Greenman, I am Brian Wilson (Le génie derrière les Beach Boys), ed. Castor Astral, 24€
→ Roland Brival, Thelonious, illustr. Bruno Liance, ed. Gallimard, 23€
→ Christophe Delbrouck, Les extravagantes aventures de Frank Zappa (Acte 1), ed. Castor Astral, 24€
→ Franck Médioni, John Coltrane (L'amour suprême), ed. Castor Astral, 20€

P.S.: J'ajoute deux petits fascicules très sympas publiés par Lenka Lente : Antonin Artaud Ci-gît avec un mini-CD inédit de Nurse With Wound (9€) et Guillaume Belhomme D'entre les morts avec un mini-CD de Daniel Menche (9€)... J'ai le même problème avec le Eric Dolphy de Belhomme qu'avec la plupart des biographies, même si c'est un bon boulot (15€)... Enfin, je n'ai pas encore chroniqué le troisième volume d'Agitation Frite de Philippe Robert (27€) sur lequel j'essaierai de revenir...