70 Le son sur l'image - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

jeudi 4 avril 2019

Le son sur l'image (37) - Les Portes, vers de nouvelles interfaces 4.7


Les Portes, vers de nouvelles interfaces

Comme annoncé, la nouvelle œuvre est une installation d’art contemporain. Interactive, en doutiez-vous ? Vidéographique, qu’à cela ne tienne. En 2005, Nicolas Clauss et moi nous retrouvons pour créer Les Portes, une installation immersive d’art vidéo interactif, instrument permettant aux visiteurs de constituer un orchestre pour jouer ensemble, avec les sons comme avec les images. Cela ne s’est pas fait sans mal, deux versions ont été abandonnées avant d’aboutir au concept définitif. Les envies de départ ont survécu aux propositions successives, mais le dispositif a plusieurs fois radicalement changé.
Au milieu d’une grande salle obscure, trois portes s’ouvrent sur des écrans de la taille du cadre. Chaque joueur fait pivoter sa porte pour découvrir ou surprendre les scènes où font face une vingtaine d’acteurs. La nudité des âmes, plus présente que celle des corps, les renvoie, comme tous les autres spectateurs déambulant au milieu de l’installation, à leurs propres émotions, à leurs rêves, à leurs angoisses, ou du moins à leurs représentations. Cette mise en espace, en musique et en actions, est avant tout une œuvre sensuelle qui confronte chacun et chacune à soi-même et aux autres, dans son intimité et sa curiosité. Les Portes est à la fois une œuvre immersive, un tryptique et un orchestre.
Au milieu d’une salle obscure, sont exposées trois portes sans qu’aucun mur ne les encadre. Un écran de rétro-projection est tendu sur le cadre derrière chacune des portes. Des images vidéographiques et interactives sont projetées à partir de trois vidéo-projecteurs situés à vue dans l’installation. Un couple de haut-parleurs est placé sur les côtés de chaque porte. L’interface est un capteur d’angle qui prend en charge les rotations d’une porte sur ses gonds.
Sonore, l’œuvre constitue également un trio d’instruments de musique dont trois interprètes peuvent jouer simultanément en s’en appropriant les commandes. Les autres visiteurs déambulent dans l’obscurité, assistant au spectacle projeté sur les écrans derrière les portes comme au ballet constitué par les trois joueurs qui les ouvrent et les ferment, doucement, brutalement, lentement, rapidement, timidement, curieusement… Les six sources sonores se mélangent pour composer une œuvre musicale en perpétuel devenir.
L’ouverture d’une porte et le jeu qui s’en suit correspond à l’instrument proprement dit. Si elle sont toutes les trois en action, les tableaux interactifs projetés offrent des combinaisons variées d’images et de sons qui multiplient les possibilités d’interprétation, tant dans le timbre que dans l’orchestration, dans l’interactivité ludique comme dans la dramaturgie.


Les Portes est une œuvre sensuelle qui met en jeu les corps en les faisant émerger de l’ombre. Les cadavres sortent du placard. Les rêves prennent formes humaines. Le miroir sans tain permet de se voir sans être vu. C’est une œuvre charnelle qui interroge la place de chacun face à soi-même et face aux autres. Chacune des trois portes correspond à un univers onirique : la première porte s’ouvre sur des modèles du bonheur, la seconde sur les traces laissées par la souffrance et la mort, la troisième renvoie à un entre-deux, quotidien transformé par les rencontres. Les projections montrent des hommes et des femmes, en pieds, gros plans, parties du corps cachées, corps dénudés, chanson de gestes. Les références de ce triptyque sont multiples (Jérôme Bosch, Eugène Ionesco, Pierre Henry, Alphaville, Le secret derrière la porte, Le Voyeur, Beetlejuice), mais c’est à l’histoire de la peinture et à la formule du trio qu’il se réfère le plus souvent.

L’orchestration est composée de voix - trois voix principales, celle du chanteur mahorais Baco, celle de la chanteuse Pascale Labbé, avec qui Nicolas et moi avons créé sur scène Sarajevo suite et fin, et la mienne, transformée par un processeur vocal - ainsi que d’ambiances naturelles qui se combinent entre elles pour former un étrange magma, clair et complexe, symphonie concertante pour voix et électroacoustique. La musique fait passer les visiteurs du côté du rêve, dessinant des paysages ou suscitant des événements qui vont chercher dans l’inconscient collectif les désirs et les craintes de chacun.
Les images projetées sont constituées de films vidéo tournés en studio et de peinture en mouvement programmée sur ordinateur par Nicolas. La richesse des médias, images projetées et sons enregistrés, est telle que la découverte de l’œuvre se poursuit au-delà de la première impression, proposant aux visiteurs des événements qui s’enchaînent, s’articulent ou se répondent. Ce n'est pas l'innovation technologique qui est visée ici. Il s'agit avant tout de placer le visiteur au centre d’une émotion esthétique et spirituelle, voire sociale, en lui faisant perdre ses repères, en l'immergeant dans un monde où il va pouvoir préciser sa propre identité. Le caractère à la fois sensuel, intime et collectif de l’œuvre invite les interprètes à la concentration et à l'émotion, sentiments déjà suscités par l'obscurité et l'écoute que requiert de jouer "ensemble". Les interprètes n'ont pour autant besoin d'aucun apprentissage préalable pour contrôler le système. Tout est réalisé pour que la prise en mains soit simple et intuitive.


Soutenu par un dispositif extrêmement complet et enveloppant (place des visiteurs et rôles qui en découlent, plastique, musique, interactivité...), Les Portes réfléchissent une part d’intimité de chacun et chacune d’entre nous, par une sorte de miroir magique qui déshabille les êtres, et par la mise en jeu de pulsions primitives au travers du jeu à plusieurs.

Les Portes est une œuvre ambitieuse par sa monumentalité. Il est fort à parier que dans l’avenir nous revenions à des dimensions plus « humaines ». C’est étrange, nous avons chaque fois les yeux plus grands que le ventre. Nous réussissons à tout avaler, mais au prix d’un travail colossal, sans mesure avec les moyens dont nous disposons. Nos ébauches ont-elles besoin de cette démesure pour nous servir de leçon ? La première œuvre de chaque nouvelle forme d’expression que nous avons abordée semble toujours avoir été plus imposante que celles qui l’ont suivie. Cela semble une constance du rêve, comme si nous croyions avoir besoin de refaire le monde pour modifier un tout petit coin de notre univers intime. J’aurais aimé savoir faire autrement, commençant humblement par un petit croquis avant d’exploser les limites que nous ne pouvons nous empêcher de forcer. Les révolutions ne sont pourtant qu’un grand bruit pour un tout petit tour. Un petit tour sur soi-même. Comme s’il fallait tout casser pour rebâtir du neuf. Les petits mouvements semblent produire des effets si insignifiants. On parle fort pour attirer l’attention et pour ensuite baisser progressivement le ton, alors que le murmure force l’attention et excite l’imagination. Tout serait à refaire ? D’autres s’y emploient. À la fin de La chienne, lorsque son ami lui raconte avoir même été assassin, Michel Simon répond : « il faut de tout pour faire un monde ! »

Table des chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel / La musique interactive
III. Un drame musical instantané : Un drame musical instantané / Un collectif / Des films pour les aveugles 1 / 2 / L'image du son / La nouvelle musique du muet / Rien que du cinéma ! 1 / 2
IV. L'auteur multimédia : L'auteur multimédia / Carton / Machiavel / Alphabet, la poésie interactive / LeCielEstBleu, du Zoo à... / LeCielEstBleu, La Pâte à Son / FluxTune et son Mode d'emploi / Flying Puppet, le WWW en peinture / Somnambules / Les Portes, vers de nouvelles interfaces...

vendredi 29 mars 2019

Le son sur l'image (36) - Somnambules 4.6.2


Somnambules

Parallèlement aux modules de Flying Puppet, nous imaginons un Piano Graphique sur la proposition de Jean-Luc Lamarque qui nous a offert son code pour nous permettre de réaliser Sudden Stories. Pour éviter de ressembler aux autres modules de son site, pianographique.com, très rythmiques et souvent technoïdes, je suggère que nous composions un univers dramatique, presque cinématographique. Trois pistes se mélangent. La première rangée de lettres de A à P est remplie de boucles symphoniques, c’est la musique du film. Les deux autres rangées, de Q à M, et de W à N accueillent des bruitages. Contrairement à nos habitudes de travail, je réalise d’abord les vingt-six sons dont Nicolas s’inspire ensuite pour peindre ses tableaux animés. Nous avons choisi les sons et les images pour forcer le joueur à ralentir ses gestes, alors qu’avec les autres modules de ce site, il est habitué à faire réagir les animations rythmiques au doigt et à l’œil.

Épuisés de travailler sans rémunération sur Internet, nous décidons de demander des subventions à différents organismes, en l’occurrence le Thécif et le CNC , pour produire une œuvre plus ambitieuse dans sa durée, et surtout avoir la possibilité d’engager chorégraphe, danseurs et musiciens. J’ai toujours été attiré par la danse contact improvisation, à mes yeux l’équivalent du jazz et des nouvelles musiques improvisées. J’ai déjà travaillé avec Lulla Card Chourlin pour Zappeurs-Pompiers et 20 000 lieues sous les mers, et avec Didier Silhol pour différents projets. Pour le lancement du CD-Rom Carton au Web Café, Didier utilise toute la hauteur du puits central des étages intérieurs, éclairé par les torches du photographe Michel Séméniako, et pour celui de Machiavel, il doit improviser avec un spectateur en transe devant la scène du Glaz’Art ! Il est en France l'un des précurseurs de cette danse contact improvisation, qui joue avec les lois physiques et les rapports humains à travers la gravité et l'expansion, l'altruisme et la résistance, l'inertie et l'impulsion, l'acceptation et le refus, toutes sortes de données qui trouvent leur résolution dans la danse, et pourquoi pas, dans la programmation informatique. Nous lui demandons de se plier aux exigences du medium, par exemple danser en boucle, devant des pendrions de velours noirs pour que Nicolas intègre facilement ses mouvements et ceux de Anne-Catherine Nicoladzé à ses tableaux animés. Les deux danseurs improvisent en s’inspirant des cadres que nous leur imposons et des gestes que nous leur suggérons. Dans différents studios dont celui de Carolyn Carlson à la Cartoucherie de Vincennes, nous filmons à trois caméras, chacun la sienne, plus une sur pied. Nicolas choisit ensuite les plans qui conviennent au projet. Somnambules devient un spectacle chorégraphique et interactif en douze tableaux et leurs préludes, au départ conçu pour l'Internet, réunissant la danse contact, la peinture, la vidéo et la musique. Les mouvements filmés des danseurs s'inscrivent dans des décors construits à partir d'éléments peints par Nicolas, jouant avec la matière et la transparence, comme nous en avons pris l’habitude. Avec l'interactivité, tant plastique que musicale, nous cherchons à placer l'utilisateur au cœur de la chorégraphie. Le spectateur se confond avec l'interprète. L'auteur lui cède le contrôle de son œuvre. C’est une question de générosité : offrir à tous le même plaisir que celui que je ressens lorsque j’improvise avec mes instruments, plaisir du jeu, plaisir du jouet, partage. Composant la musique, interactive, avec l’idée de renouveler à l’infini les émotions, dans sa confrontation aux images, je n’utilise que des instruments acoustiques ou la voix, accompagné de temps en temps par le trompettiste Bernard Vitet ou le violoncelliste Didier Petit.


Dans ce paragraphes, ma description risque d’être un peu longue, car Somnambules est un bon sujet d’analyse du fonctionnement de notre système interactif. Encore plus qu’ailleurs, il est conseillé de lire ces lignes en se connectant directement au site pour en suivre les explications qui, sinon, pourraient apparaître plutôt rébarbatives. Le sommaire propose l’accès direct aux douze scènes, douze comme les douze notes de la gamme. Pas une de plus, nous convenons de ne pas dépasser ce chiffre, quitte à supprimer des scènes ou à en fondre deux en une. Dans la passion de l’action, nous avons tous la fâcheuse habitude d’en faire toujours plus et même un peu trop. Il est préférable de frustrer que de saturer. Jusqu’au sommaire, les pages sont sonorisées par un bruit d’écriture. Arrivé là, on entend le public qui bruisse chaque fois qu’on s’approche des icônes représentant l’une ou l’autre scène. L’ensemble des sons des pages qui entourent l’œuvre proprement dite signalent l’analogie avec un spectacle vivant. Chaque scène et son prologue obéissent à des lois musicales qui leur sont propres. Le premier loader qui tient lieu de prélude est un petit tintement dont la hauteur varie selon la distance entre le curseur et le centre de l’image. La boucle musicale d’Ouverture se superpose à des pas lents tandis que Didier Silhol se présente, s’inclinant et se relevant dans la longue et profonde respiration de son salut ; son corps devenu objet, sa tête sonne comme des maracas ; enfin, des voix s’ajoutent à une troisième boucle orchestrale, les pas s’accélèrent, des bras envahissent la scène. La scène se répète en boucle, mais les séquences musicales varient à la deuxième écoute, avec une référence explicite à la musique romantique. Un petit clic sur l’icône en bas à gauche et nous retournons au menu, sur la flèche en bas à droite et nous voguons vers la deuxième scène, Ghost. Le nouveau prélude se joue en entrant et sortant de l’image : chaque fois résonnent une note ou un accord de piano. Mélodie épurée. Chaque prélude anticipant la scène qui le suit, le piano enchaîne, avec en fond le gratouillis d’une aiguille sur un microsillon 78 tours : une note chaque fois qu’on sort, une phrase chaque fois qu’on clique. Dans Pluie, les entrées et sorties de champ annoncent un rituel orageux, averse, tonnerre, gouttes. Les modules se jouent donc en cliquant et en bougeant la souris. Machination rappelle le moteur d’interactivité de Trauma, module de Flying Puppet : la promenade sur quatre cadres génère trois boucles rythmiques simultanées. J’ai demandé à Didier Petit de produire des bruits et des sons de percussion avec son violoncelle. La mélodie engendrée par le clic nous emmène vers un second tableau où l’unique cadre associe percussions à l’intérieur et pizzicati sur son pourtour… La musique mécanique accompagne la répétition des corps. Dans Slow Down, les frottements de l’archet sont plus ou moins rapides en fonction de la vitesse des figures, tandis que les notes du bugle de Bernard Vitet accompagnant les flexions de la danseuse sont transposées vers le haut ou vers le bas selon la position du curseur. La danse exigeant certains effets de synchronisme avec la musique, partout dans Somnambules je cherche à les pervertir en suivant les mouvements des danseurs ou de la souris.


Lorsque Nicolas m’envoie Frontal, je pense instantanément à des culbutos. J’imagine des angklungs, percussions balinaises de bambous secoués. Pour donner l’impression de conversation, j’enregistre une vingtaine d’instruments, flûte, trompette à anche, orgue à bouche, cornet, violon, piano jouet… Nicolas les monte bout à bout de manière à en faire des phrases nerveuses et aléatoires. Lorsqu’on s’éloigne d’un des deux danseurs solistes, on entend l’intégralité de la mélodie free jazz qui se termine, aigue sur la danseuse, grave pour son comparse. J’imite le procédé vidéographique à l’œuvre dans Docks en empilant quatre couches de son qui s’additionnent au fur et à mesure que l’on s’approche du centre de l’image : d’abord une ambiance seule, des pas, la respiration et enfin une boucle dansante. Ici encore, je livre plusieurs fichiers de chaque couche pour éviter la monotonie et faire évoluer la scène dans le temps. Nicolas fait suivre cette règle aux images. Le curseur, qui ressemble ici à un empilement de petits traits, indique sur quelle couche on se trouve. Le duo de Fragile, sur fond de murmures, est accompagné par la guitare et la trompette, dans un style qui rappelle la sérénité de certaines pièces de Bill Frisell. La guitare égrène ses notes chaque fois qu’on passe sur le danseur au premier plan tandis que la trompette joue des phrases complètes sur celui à l’arrière-plan… En recherchant des images d’archives de Didier que j’avais tournées quelques années auparavant à la Ménagerie de Verre, je tombe par hasard sur un duo avec Anne-Catherine dont je n’avais aucun souvenir. Cette séquence va donner sa matière à Melting, où l’écran est partagé en quatre zones correspondant à quatre boucles rythmiques de violoncelle qui se mélangent selon la position du curseur. Le clic ajoute des mélodies à un mixage déjà bien plein. C’est une scène très lyrique, la seule où les corps se sont réellement touchés pendant la prise. Les autres fois, seul le code de Nicolas les réunit à l’écran ! On agit sur le prélude de High comme avec la coulisse d’un trombone. La scène est directement inspirée des films de Jean Cocteau, filmée depuis les cintres, afin que Didier Silhol semble voler en état d’apesanteur. Les ambiances composées à partir de voix enregistrées avec un processeur en temps réel se succèdent lorsqu’on inverse le sens de déplacement du danseur. Un bruit de feuillage frissonne lorsqu’il lui arrive de tomber. Le clic déclenche une trompette transformée électro-acoustiquement. La Coda rappelle la musique, les bruits et les ambiances de l’ensemble de l’œuvre.


Somnambules est mon premier long-métrage sur le Net ! Il semble que le support se prête mieux aux formes courtes. Il est plus aisé de regarder un petit module qu’une longue suite. De plus, les sites sonores sont encombrants : au bureau on se fait vite remarquer, alors que l’on zappe facilement des pages luettes à l’arrivée du patron. À la maison, c’est pareil, on surfe en écoutant de la musique. Les sites sonorisés demandent un effort particulier. Somnambules.net s’approche difficilement de la centaine de milliers de visiteurs, alors que Flying Puppet a largement dépassé le demi-million et LeCielEstBleu son deuxième million ! Ce n’est pas mal pour des sites de création sur le Net, mais ce ne sont pas des chiffres exceptionnels. Cela ne veut pas dire grand chose non plus : combien de temps reste un visiteur sur le site ? A-t-il téléchargé les plug-ins nécessaires ou zappe-t-il aussitôt ? Les statistiques sont complexes. Les sites de création personnels ont une très forte visibilité, ils font couler l’encre des journalistes, attirent les récompenses et, surtout, génèrent les commandes des circuits institutionnels et commerciaux. Mais ils ne permettent pas d’en vivre. Pour l’instant, l’absence de modèle économique sur la Toile et le désir de projeter ces œuvres en grand, dans l’obscurité, dans de bonnes conditions acoustiques, vont nous pousser à nous produire en spectacle d’une part, et d’autre part à nous lancer dans des projets d’installations muséographiques tout aussi interactives, mais instituant de nouveaux enjeux.


Ce mouvement s’est amorcé avec Sarajevo suite et fin au Festival des 38ièmes Rugissants à Grenoble. J’avais déjà effectué quelques tentatives réussies en invitant Murielle Lefèvre et Frédéric Durieu à improviser en images avec Un Drame Musical Instantané. Cette fois, Benoît Thiebergien me propose de participer à la Nuit des Remix avec une relecture du projet Sarajevo. En 1994, avec Corinne Léonet, j’avais assuré la direction artistique d’un disque réalisé au profit de la reconstruction de la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Bosnie-Herzégovine à Sarajevo détruite par des bombardements serbes en août 1992. Près d’un million et demi de manuscrits, livres, incunables et périodiques avaient été anéantis par le feu, menaçant ainsi une partie de la mémoire des civilisations des Balkans. Sarajevo Suite était une création collective, témoignage de notre opposition à toute forme d’intolérance et de fascisme, autour de textes du poète bosniaque Abdulah Sidran. La soixantaine de participants, musiciens, comédiens, producteurs, ingénieurs du son, photographes, maquettistes, photograveurs, avaient accepté d’y contribuer bénévolement. C’est un des disques dont je suis le plus fier également d’un point de vue artistique. Benoît Thiebergien m’avait alors demandé de transposer ce travail sur scène. Aussi avais-je réuni les orchestres de Lindsay Cooper et Henri Texier, le Quatuor Balanescu, Pierre Charial, Bernard Vitet, pour un spectacle de plus de deux heures. Le rôle du récitant était tenu par Claude Piéplu. Dix ans plus tard, me voilà revenu à Grenoble, pour ce remix ! J’ai tout de suite pensé élargir le débat en prenant Sarajevo comme modèle de la barbarie qui l’a suivie et qui fait notre quotidien planétaire. J’ai toujours pensé que la guerre des Balkans avait été le blanc-seing pour l’invasion de la Tchétchénie, de l’Afghanistan, de l’Irak, pour les massacres du Rwanda, etc., sonnant le trépas de l’ONU et laissant les grandes puissances intervenir en toute impunité où et comme elles le souhaitent. Je demandai donc à Nicolas Clauss de produire des images qui posent la question de l’horreur sur toute la planète, et j’appelai la chanteuse Pascale Labbé à se joindre à nous, pour ce remix « world contemporain ». Sarajevo suite et fin est construit en trois parties. Pour Le début de la fin, scène chaotique qui plonge ses racines dans tous les conflits du passé, je fournis à Nicolas les plans d’un film que j’avais monté en 1974 à partir d’images d’archives de la guerre de 14-18. De son côté, il me fabrique une petite application qui me permet de jouer, sur le clavier de mon ordinateur portable, des extraits de la pièce que j’ai composée dix ans plus tôt avec Bernard Vitet pour le Quatuor Balanescu. L’ambiance est rouge sang. La seconde partie, Lucifer, est une partie lente, un blues de nulle part chanté par Pascale sur un texte que j’ai écrit pour l’occasion, avec en fond sonore les bombardements de Sarajevo. J’y joue du synthétiseur, grave et menaçant, Nicolas fait évoluer les images très lentement, imperceptiblement. Le troisième mouvement, Worst World Waste, aux cyniques initiales, reprend le quatuor original mais cette fois, tel qu’il avait été écrit, tempo plus rapide, essoufflement garanti, avec la voix de Pascale et ma flûte roumaine se mêlant à la nouvelle orchestration mécanique. Nicolas y laisse briller quelques lueurs d’espoirs dans une hypothétique relève de la jeunesse. Cette expérience nous a donné envie de continuer de nous produire sur scène, cette fois avec un spectacle complet intitulé Off-Line, qui comprend également une version scénique de Sommambules et White Vibes. Il y a un fossé entre les projets et la réalité, pourtant j’ai l’impression d’avoir toujours eu la chance de réaliser mes rêves, juste une question de temps !


Plus tard, avec Nicolas et parfois Sacha Gattino, Pascale Labbé, Didier Petit, Étienne Brunet, Éric Échampard ou Sylvain Kassap, nous ferons des spectacles live, comme Somnambules et Le bruit des ombres...

jeudi 28 mars 2019

Le son sur l'image (35) - Flying Puppet, le WWW en peinture 4.6.1


Flying Puppet & Somnambules, le WWW en peinture

Ces questions concernant l’art et la manière, le rôle de chacun, sa part d’auteur, alimentent couramment nos discussions avec Nicolas Clauss. Il n’est pas facile de délimiter la quantité de travail de chacun, ni très sérieux de le comptabiliser en heures passées devant la machine. Le temps de la réflexion économise considérablement la durée de la mise en œuvre, le succès d’une œuvre collective dépend souvent d’un petit rien. Nous dépassons tous le rôle que nos fonctions nous assignent a priori, l’élaboration de nos pièces interactives étant le fruit d’un continuel aller et retour, fait de propositions, de critiques, de maturations, d’ajustements multiples. Si je définis un auteur par celui qui véhicule un monde propre à lui-même, un regard original doublé d’une mise en œuvre personnelle, je pense que la création collective peut obéir aux mêmes lois. Il est difficile de quantifier l’apport de chacun, d’autant que cet apport est double, le temps passé sur le projet proprement dit et celui qui lui est antérieur, où l’on s’est formé, où l’on a acquis connaissances, sensibilité, maîtrise, et qui ne demande pas de nouveau délai, du moins très peu, si on le compare à celui que requiert un novice ou un artiste bordélique ! Savoir qui est artiste ou ne l’est pas est une question très à la mode. Elle est induite par l’écran de fumée que les technologies dites nouvelles tendent devant nos yeux comme une toile dans laquelle plus d’un et d’une se sont englués. Les logiciels informatiques font prendre à nombre d’utilisateurs leurs vessies pour des lanternes, et alors, comme disait Pierre Dac, ils se brûlent. Il ne s’agit pas de savoir, je dirais même, bien au contraire. C’est la nécessité, l’urgence, le refus, l’utopie, la révolte, la morale qu’on se fabrique, qui font l’œuvre et définissent son auteur. Le pourquoi des choses est capital, comme la peine qui ne peut être abolie avec la loi. Il vaut mieux, parfois, être un génial ingénieur qu’un artiste de troisième catégorie. Les techniciens appliquent les désirs des auteurs, les artisans manient leurs outils avec virtuosité, les artistes sont souvent gauches et maladroits, tentant de donner au réel les allures d’un autre monde. L’art est une œuvre de l’esprit, fut-il inconscient ou naïf. Ceux qui l’appliquent sont des artisans. Il n’est pas non plus interdit de faire la navette entre les deux selon les projets. L’art appliqué existe souvent parallèlement, il est même couramment pratiqué pour les musiciens, habitués à se mettre au service d’autres arts. Un artiste est conditionné par l’univers qui l’entoure. Il réfléchit ce monde à travers un prisme déformant, retour à l’envoyeur d’une mauvaise balle, inutile de s’en plaindre après coup ! Ces questions sont plus cruciales pour les développeurs que pour le peintre ou le musicien. Comme il est d’usage de les appeler artiste peintre et artiste musicien, ceux-ci n’ont pas besoin de s’interroger sur leur statut social. J’insiste, persiste et signe : un artiste est défini par une morale ou une vision qui ne peuvent être que personnelles, libre à celui ou celle qui la consomme de la faire sienne, mais sa place est tout autre, spectateur, auditeur, visiteur, consommateur… L’art est critique et n’a rien à voir avec la mode, c’est même tout le contraire, ce qui justement explique qu’il perdure au-delà des effets de mode. L’art est l’expression d’une souffrance, d’un refus du monde tel qu’il nous est offert, il prend forme par refus de cette souffrance. Cela se passe en deux temps, inadaptation sociale suivie de la tentative d’y trouver une place viable. Faute de quoi, il n’y aura d’autres issues que dans la folie, la délinquance ou le suicide. Heureusement pour nombre d’entre nous, l’art, cette révolte, peut s’exercer dans l’allégresse, dans la résistance active et la persévérance. Car la seule chose qui « paie », c’est la durée. Même si vous faites de la merde aux yeux de certains, le fait d’en vivre depuis trente ans vous apportera leur considération. Le seul regret sera d’avoir été sans ne jamais être, du moins aux yeux et aux oreilles de vos anciens détracteurs devenus vos fidèles supporters ! L’artiste ne connaît justement que le présent, même s’il lui est douloureux. L’amnésie permet d’avancer, de se renouveler, de rester critique ; la biographie n’est qu’une assurance. Le futur est un leurre, une carotte tenue au bout d’un bâton. Qu’il est réconfortant d’avoir fait, qu’il est excitant de rêver à l’avenir meilleur ! En tout état de cause, je ne connais qu’aujourd’hui, ignorant si je serai là demain.

Long préambule, certainement très naïf aux yeux de certains, pour évoquer mon travail avec Nicolas Clauss. C’est pourtant bien le genre de nos conversations, qui parfois nous donnent matière à créer… Avant de se lancer dans la programmation, Nicolas était artiste peintre, il peignait de vrais tableaux, avec de la croûte, de l’épaisseur, objets collés, intégrés à la toile, lettres volées, photos jaunies, transparence des couches successives, mémoires anonymes, strates incompréhensibles des drames de chacun, parfois un cadre, le cadre. Déjà attiré par les ordinateurs, Nicolas découvre le CD-Rom Alphabet à une exposition organisée par ART 3000 au Forum des Images. Apprenant que c’est réalisé avec Director, il abandonne ses pinceaux pour le lingo, langage utilisé par ce logiciel de programmation. Il prend contact avec dadamedia, lie sympathie avec Frédéric Durieu qui lui apprend les rudiments de la programmation et me le présente. Passionné de musique improvisée et de nouvelles musiques, Nicolas possède depuis longtemps deux albums du Drame. Il me montre une sorte de remix sur trois écrans simultanés qu’il a fait de Machiavel en récupérant les médias du CD-Rom. C’est habile et original. Quelques mois plus tard, Nicolas quitte LeCielEstBleu, dont il est l’un des cofondateurs avec Fred et Kristine, pour monter son propre site, flyingpuppet.com, en avril 2001. Bosch est notre première collaboration, née de sa déception de ne pas participer à notre Jardin des délices. À cette époque, nous lui opposons qu’il n’est pas encore prêt pour assurer la direction artistique d’un projet de cette envergure. Le chemin parcouru depuis montre la vitesse à laquelle il a atteint ses objectifs. Son chef d’œuvre, De l’art si je veux, l’atteste : maîtrise esthétique, humour critique, analyse dramatique, appropriation du passé pour réaliser une œuvre totalement nouvelle. De l’art si je veux met en jeu le regard de jeunes gens sur l’art moderne, auquel ils prêtent leurs voix tandis qu’ils produisent du matériau iconographique s’en inspirant, images fixes et mobiles, pour qu’ensuite Nicolas les organise dans le style de chaque artiste réfléchi. Arman, Bacon, Basquiat, Ben, les frères Chapman, Duchamp, Munch, Spoerri sont passés à cette moulinette. Les choix ne se sont pas innocents, ce sont parmi les références fondatrices du travail de Nicolas. L’aspect le plus époustouflant de L’art est le regard aiguisé des participants de cet atelier, aussi essentiels que les œuvres qu’ils commentent, de l’art à l’état brut avec en toile de fond les réflexions de l’année 2004 et en finition l’intelligence picturale et l’émotion interactive de l’artiste responsable. L’installation que Nicolas réalise avec Jean-Noël Montagné à L’Espal est aussi réussie. L’obscurité d’abord nous aveugle. Dans une salle immense qui rappelle un planétarium sont exposées plusieurs tableaux projetés. On se dandine sur un fauteuil équipé de capteurs pour faire évoluer les visages de Bacon, on avance sur un proscenium en se tenant à une rampe pour voir tous les cris du Munch, le Duchamp est un terrain de football où l’on se repasse la balle… Les enfants s’en donnent à cœur joie, le spectacle est total.


Bosch pose les limites techniques que Nicolas s’autorisera longtemps : une boucle sonore sous chacun des quatre côtés du cadre, un son au centre. Dans le second tableau, résonne une boucle supplémentaire, monastique, lorsqu’on enfonce la souris vers le bas de l’écran. C’est simple, efficace. Je compose un mélange baroque de sons de synthèse et de voix pour une musique répétitive, genre que Nicolas affectionne particulièrement. Je suis moi-même fasciné par le travail de Steve Reich depuis la première heure. Clauss n’est pas développeur, son code n’arrive pas à la cheville de celui de Durieu, Schmitt ou Koechlin, mais il sait programmer ce dont il a besoin. Je me reconnais en lui. Je n’ai jamais su jouer d’autre musique que la mienne. J’accepte ses contraintes car je sais bien que ce n’est pas la technique qui fait l’artiste. Nicolas a un monde pictural qui lui est propre, antérieur à sa prise en main des machines. Il sera amusant de constater qu’avec le temps, il retrouvera le style de ses tableaux après s’en être écarté un moment, le temps d’appréhender sa nouvelle boîte à outils. Les couches de transparence vont faire réapparaître la croûte.
Pour Dark Matter, j’utilise les sons électroniques, et pour Résurrection, un orchestre symphonique virtuel, référence à mes amours malheriennes d’antan. Nicolas insiste sans cesse pour que j’utilise plutôt de véritables instruments acoustiques et des sons réels. Derrière le tiroir inaugure cette demande, même si j’avais déjà sonorisé ses Mini Paint et Typed Paint de petits sons d’interface discrets. Pour Dark Matter, les sons s’enchaînent en suivant les mouvements de la souris, des boucles se succèdent automatiquement, les touches fonctionnelles sont sonorisées. Pour Résurrection, c’est encore plus simple : une boucle de cordes à gauche, une à droite, les bois sous les clics de la souris. La musique de Moon Tribe comporte sept sons/pistes/boucles de percussion synchronisés avec chaque danseur, mais qui se décalent les uns par rapport aux autres selon le moment où l’on clique avec la souris sur chacun des danseurs.

Derrière le tiroir est un premier pas vers le rêve. En introduction, une petite boucle du hérisson qui marche, poupée retrouvée dans l’enfance du peintre, une bulle qui crève donnant l’indice d’où cliquer ici et plus tard. Le vent ou un train dans la nuit, je ne sais plus, à vous de choisir, sur lequel viennent se poser de lugubres oiseaux, des verrous, on frappe à la porte au-delà du bord cadre de droite, un chien aboie à gauche, parfois on entend des ricanements d’enfants. Le clic ouvre un tiroir : murmures, chœur d’hommes, une boîte à musique fait apparaître le tableau suivant, avec valse de François Baxas sur fond de bal. Le tiroir se referme tandis que tous les sons entendus se mélangent dans la tête du hérisson et que le bal s’éloigne. Retour à la case départ. Je commence à me mêler de ce qui ne me regarde pas, nous partageons les critiques sur les images comme sur les sons et la navigation. Chassé-croisé entérine l’idée de castelet qui était sous-jacente. Le hors champ devient un élément déclencheur des modules de Nicolas. Une sanza, piano à pouces africain fait de lames de métal pincées, et un erhu, violon vietnamien à deux cordes, se mélangent. Les boucles se succèdent comme on entraîne les personnages dans les coulisses à gauche ou à droite. Une voix d’homme et une voix de femme accompagnent les deux personnages de Bosch tandis qu’on glisse la souris vers le haut ou le bas. Les apparitions et disparitions de ce jeu de cache-cache déclenchent les sons et construisent la partition miniature. Un accord annonce le dramatique Massacre. Je m’inspire de l’Enfer du CD-Rom sur le Jardin des délices en partageant l’écran en quatre boucles vivaldiennes dont le mixage est réalisé par la place du curseur, question de dosage. Au centre, sont déclenchés des bruits de bataille, cris, chevauchées, lames entrecroisées, tandis que le clic produit un bruit de drap déchiré et réverbéré. En découvrant le module muet, j’ai tout de suite pensé à la Saint Barthélemy alors que Nicolas avait Duchamp à l’esprit. Nous commençons à nous entendre réellement, la complicité prend forme. Pour Sorcière, j’utilise la messe que Bernard Vitet a enregistré à Saint Nicolas du Chardonneret, le fief des intégristes, et qu’il diffuse à l’envers, ainsi que des flammes ralenties et des rires féminins diaboliques. Aux entrées et sorties de champ de L’étranger, je joins un rythme lent ostinato, des percussions jouées sur ma bicyclette et une flûte japonaise, rencontre improbable d’un cycliste en canotier du début du siècle et d’une geisha avec ombrelle. Travelling est accompagné par un triple piano, programme qui me permet de jouer simultanément du piano, un autre retourné mais en quarts de tons, et le troisième accordé modalement. Le mixage de boucles s’effectue en se promenant dans l’image, souris appuyée pour y zoomer. Pour Nicolas, c’est l’entrée dans le monde de la vidéo, dont il va trouver la place déterminante avec Dervish Flowers, en l’incrustant à l’intérieur de ses tableaux.


Pour moi aussi, Dervish Flowers marque un tournant, peut-être parce que Nicolas finit par y programmer une mélodie interactive qui se construit lorsqu’on caresse les fleurs, ou bien est-ce ma palette sonore qui devient plus homogène ? Les cinq boucles musicales se succèdent et évoluent chaque fois que les danseurs disparaissent du cadre. C’est une nouvelle phase de notre collaboration qui débute, plus affirmée dans ses choix esthétiques, avec l’entrée de la vidéo me permettant d’avancer en terrain connu. J’y suis plus à l’aise qu’avec la peinture ou le code. Les mêmes principes régissent Ulchiro : recomposition des mouvements des danseurs image par image à partir de vidéos, boucles musicales invariables sur lesquelles viennent se superposer des séquences de sons qui s’enchaînent aléatoirement. Détournement est de la même eau, chorégraphie pirate qu’on prend en main comme un jeu de ping-pong en construisant de toutes petites boucles vidéographiques, tandis que Jazz permet de mixer un quartet, sax, piano, contrebasse, batterie, et d’ajouter accords et trompette sous les clics de la souris. Avec Jean-Jacques Birgé by himself, Nicolas me propose de réaliser mon autoportrait à quatre mains. Je lui fournis les images et les sons, il les met en scène. Je pioche quelques bribes orchestrales dans mes disques, joue de ma flûte préférée, on entend ma fille chanter, lorsqu’on clique viennent s’ajouter des phrases prises dans la radiophonie de Zappeurs-Pompiers 2 : « nous cherchons toujours le bonheur, nous encodons tous les objets, jets de pierres contre grenades lacrymogènes, on s’arrête là si vous n’avez pas eu le temps de noter, vous avez souri quand c’est passé à l’image, pourquoi ?, les terroristes ne regrettent rien, miracle l’image apparaît… » Les sons et les images apparaissent lorsqu’on sort du cadre en haut et en bas. Pour Avant la nuit, nous enregistrons la voix de Pascale Labbé et la flûte zavrila de Jean Morières dans leur cuisine du Gard ; remonté à Paris j’ajoute la contrebasse. Je cherche chaque fois une ambiance particulière, adaptée aux images de Nicolas. Souvent, nous ne découvrons l’objet que lorsqu’il est terminé. Nous en cherchons ensemble le titre. Nicolas trouve une astuce pour sonoriser interactivement les loaders qui font patienter l’utilisateur pendant que les modules se chargent dans la mémoire vive de la machine, il découpe un son en petites tranches qui sont jouées en ordre aléatoire.

Dans la gueule du loup est créé à partir d’essais réalisés avec sa nouvelle caméra : le chat n’arrête pas de râler pendant qu’on peut jouer du balafon, du clavecin ou de bizarres frottements, en promenant la souris sur les lames de bois, le choix de l’instrument s’exerce dans la verticalité du tableau ; il faut toquer un certain nombre de fois à la porte pour la faire céder et que le félin apparaisse, un pas en avant pour ses rugissements, un pas en arrière pour entamer le clavecin… On retrouve là des constantes, le castelet, des déplacements de sens, transpositions d’échelles, la marionnette du loup qui frappe dans ses mains, qui dévore-t-elle en coulisses ? Dans Pénélope, les vagues, le vent, les voiles qui claquent, les cordages qui grincent, les plaintes des marins, le chant des sirènes sont toujours générés par les entrées et sorties de champ, ou en gardant la souris appuyée. Pour chaque module, le jeu consiste à composer un imaginaire sonore qui colle avec l’image sans être illustratif, et techniquement, à s’appuyer sur les lois qui régissent déjà l’image. Il faut que je comprenne d’abord la navigation pour connaître les limites qui me sont a priori imposées. Ensuite je me laisse aller à rêver, en tentant de ne pas fermer l’interprétation pour que chacune et chacun puissent à son tour se l’approprier. Je vois Jumeau Bar et Heritage comme des documentaires. Pour le premier, situé dans un café à la campagne, Nicolas me demande des sons réalistes qui soient sémantiquement décalés par rapport à l’action mais synchrones. C’est une longue boucle vidéo qu’on peut découper en petites boucles en laissant aller la souris vers la gauche ou la droite. Les sons changent selon la direction de lecture du film. Avec le second, il m’envoie des extraits des discours des présidents Bush, père et fils, pour que je les choisisse et leur donne un sens. J’ajoute la voix des GI américains qui comptent, 1, 2, 3, 4, une respiration profonde et angoissée, des battements de cœur et les balbutiements d’un bébé, le son des puits de pétrole et une cavalcade de chevaux, afin de révéler la névrose du fils à travers les propos partagés avec son père à quelques années de distance.


Le dernier module que nous réalisons au moment où j’écris ces lignes est inspiré de la scène de la douche de Psychose. Je suggère à Nicolas de nous échapper de la terreur du film d’Hitchcock et de n’en conserver que son aspect érotique, voire de l’exacerber. Son traitement graphique surexposé me donne l’idée de sonoriser chaque plan du film avec du papier et les instruments de dessinateur : crayon, gomme, taille-crayon, etc. J’ajoute quelques murmures dont il est difficile de dire s’ils sont dus au plaisir ou à la souffrance, et de longues boucles musicales d’orchestre les plus légères possibles, comme suspendues à un fil…

vendredi 15 mars 2019

FluxTune - Mode d'emploi


J'ai retrouvé dans mes archives le mode d'emploi que j'avais rédigé pour l'application FluxTune. Je le reproduis ici afin de montrer la logique compositionnelle de l'objet qui échappe à celle de tous les autres séquenceurs. C'est évidemment langage de spécialistes, mais les musiciens sauront apprécier l'ampleur du travail que nous avions fourni avec Frédéric Durieu et l'originalité de la démarche. FluxTune fonctionne encore parfaitement sur de vieux systèmes OSX comme le 10.6.8 qui équipe mon ancien MacBook Pro.

INTRODUCTION

Comme La Pâte à Son et contrairement aux séquenceurs basés sur le système des voix parallèles, FluxTune est un logiciel de composition musicale permettant de créer une polyphonie complexe à partir d’une mélodie simple.

Les notes, envoyées par des émetteurs, voyagent sur un circuit où elles rencontrent des instruments. Des aiguillages les orientent et les organisent, tandis que des obstacles les dévient. Dessiner des boucles les réinjecte dans le circuit, le laisser ouvert les éjecte.

Les paramètres de l’interface sont :
- les réglages généraux
- les émetteurs
- les instruments : internes, externes (non implémentés sur la version online), midi (en développement)
- les obstacles : sens uniques, réflecteurs, trous
auxquels s’ajoutent différents boutons basiques (nouveau, ouvrir, le crayon et la gomme, etc.), ainsi que différents raccourcis clavier.

En dessinant un ou plusieurs circuits sur le damier et en y déplaçant des éléments, on construit progressivement sa propre machine, labyrinthe constitué de lignes, d’émetteurs, d'instruments et d’obstacles.
Au lancement du programme, un modèle est proposé. De nombreux autres exemples peuvent être chargés grâce au bouton Ouvrir.
Si l’on part d’un damier vide, il est conseillé de commencer par des configurations simples.
Les notes sont figurées par des points colorés. À chaque couleur correspond une hauteur invariable.
Dessiner des aiguillages (deux ou plusieurs lignes partant du même point), créer des boucles (réinjection des notes dans le circuit), insérer des obstacles, multiplier les instruments ou les émetteurs complexifient la musique.
Une ligne ouverte laisse échapper des notes qui disparaissent. Sans ouverture, le circuit peut se trouver saturé.
La suite dépend de la fantaisie des expérimentateurs...
Le circuit le plus simple consiste en un émetteur, un segment et un instrument.

Le mode Plein Ecran fait disparaître l’interface, offrant plusieurs modes d’affichage.



RÉGLAGES GÉNÉRAUX

Boutons :

Nouveau – Ouvrir – Sauver - Sauver sous – Pause/Play – Retour à zéro – Undo – Redo - Mode plein écran
N.B. : la sauvegarde n’est pas accessible sur la version on-line gratuite.
Le crayon permet de dessiner le circuit, la gomme d’en effacer des bouts ainsi que n’importe quel objet figurant sur le damier.
La barre d’espace change le curseur en main pour déplacer des morceaux de circuit. Option-Clic duplique l’élément sélectionné.

Réglages :

2 façons de régler :
- Cliquer sur l’icône en glissant la souris horizontalement ou verticalement (le point rouge se transforme en ligne)
- Cliquer à gauche ou à droite de la valeur affichée
Volume (0-100) – Tempo (1-600) – Transposition (±36)

Le signe + donne accès à des paramètres plus poussés :

Switch indique le type d’aiguillage, nerf de FluxTune, toute son originalité !
Les 11 modes proposés décident de la direction prise par la note suivante.
Un aiguillage peut avoir 2 ou 3 branches de chaque côté.
Next Way 1 Side : une note change l'orientation de l'aiguillage vers la suivante à droite uniquement dans le sens où elle se déplace.
Next Way 2 Sides : une note change l'orientation de l'aiguillage vers la droite des deux côtés de l'aiguillage.
Next Way 2 Sides Reverse : une note change l'orientation de l'aiguillage vers la droite dans le sens où elle se déplace et vers la gauche de l'autre côté de l'aiguillage.
Random Way 1 Side : une note change l'orientation de l'aiguillage de manière aléatoire, uniquement dans le sens où elle se déplace.
Random Way 2 Sides : une note change l'orientation de l'aiguillage de manière aléatoire des deux côtés de l'aiguillage.
Next Way 2 Sides Same : une note change l'orientation de l'aiguillage vers la droite dans le sens où la particule se déplace. L'aiguillage de l'autre côté est placé dans le même sens.
Next Way Other Side : une note change l'orientation de l'aiguillage vers la droite uniquement dans le sens opposé à son déplacement.
Pitch of the note : une note change l'orientation de l'aiguillage vers la droite dans le sens où elle se déplace, plus ou moins fortement en fonction de la hauteur de la note (1,2,3,4 de 1; 5,6,7,8 de 2; 9,10,11,12 de 3).
Like Pate à Son 1/2/3 sont des programmes plus complexes convenant souvent aux compositions musicales…
4 paramètres (0-100) règlent la Reverb :
Level (niveau) – Width (largeur) – Size (Taille) – Damping (Amortissement)
Pour en être affecté, il faut régler l’envoi de chaque instrument dans la réverbération.

La Modulation transpose l’ensemble des notes, modulant d’une tonalité dans une autre :
±7 (incréments par demi-ton selon le cycle des quartes ou des quintes) – RANDOM – OFF – MOD1/2 (si les notes les plus jouées ne correspondent à aucun mode prévu, le programme cherche celui qui s’en approche le plus)
La Fréquence de modulation (1/200) est déterminée par le nombre de notes jouées par le circuit en temps réel (x). Le changement s’opère en calculant 5000/x, soit, par exemple, si la fréquence est à 100 la modulation aura lieu toutes les 50 notes jouées.



ÉMETTEURS

Bien qu’inféodé aux réglages généraux, chaque émetteur est indépendant.
En cliquant une fois dessus, on a accès à ses paramètres.
Recliquer revient à en changer la direction.
Un simple roll permet d’écouter ce qui sort de cet émetteur en mode solo.
Un glissé-déposé déplace l’objet.
Sur la grille Melody, les 7 notes d’une gamme inscrites sur 7 pas suffisent souvent à générer une polyphonie complexe. On pourra choisir l’une des gammes majeures, l’un des exemples proposés ou composer soi-même sa mélodie de départ sur 1 à 30 pas (Steps).
Une couleur différente est affectée à chacune des 12 notes de la gamme chromatique permettant de repérer ces hauteurs immuables sur la grille et sur le circuit.
Le Play Mode permet de retarder le début d’une émission (utile en cas de plusieurs émetteurs), de jouer un certain nombre de notes, d’émettre un silence suivant un nombre de pas et de boucler ces deux derniers paramètres de façon à alterner une séquence de notes et du silence.
Ainsi, le Start Delay rendra muettes jusqu’à 9999 notes avant qu’elles ne deviennent audibles. Le Play Time indique le nombre de notes jouées (1-9999), le Silent Time le nombre de notes muettes (0-9999), et retour au notes du Play Time… Le nombre de Cycles va de l’infini INF à 999. Current n’est pas réglable mais il indique le nombre de cycles qui a déjà été joué.
Random Read permet de jouer les notes de la Melody dans un ordre aléatoire (ON/OFF). Random Elision est le pourcentage de notes remplacées par des soupirs (0/100).
Volume règle le niveau d’un émetteur par rapport au volume général.
Transmitter Tempo comprend un multiplicateur et un diviseur pour créer des tempi différents de celui du réglage général.
Duration raccourcit la durée des notes (0-100, 100 jouant l’intégralité de l’échantillon).
Density affecte le nombre de notes émises (0-10), ce qui n’affecte pas le tempo pour autant.
Octave est une transposition de 3 octaves, avec la possibilité de jouer sur plusieurs octaves avec ou sans aléatoire (± 3 octaves, Random -1/-2/±1/±2).

INSTRUMENTS

Bien qu’inféodé aux réglages généraux, chaque Instrument est indépendant.
En cliquant une fois dessus, on a accès à ses paramètres.
Un simple roll permet d’écouter ce qui sort de cet émetteur en mode solo.
Un glissé-déposé déplace l’objet.
Il y a 3 manières de sélectionner chacun des 39 instruments échantillonnés :
- en cliquant et glissant sur l’icône Instrument
- en cliquant à gauche ou à droite de son nom
- en utilisant les menus déroulants
N.B. : les sons externes ne sont pas accessibles sur la version on-line gratuite.

Le bouton ON/OFF permet de mettre l’instrument hors jeu.
Octave permet de le transposer (±3) indépendamment des réglages généraux.
Reverb Send dose l’envoi de chaque instrument dans la réverbération (0-100).
Volume règle le niveau d’un instrument par rapport au volume général et à celui de son émetteur (0-100).
Duration raccourcit la durée des notes (0-100, 100 jouant l’intégralité de l’échantillon) indépendamment de celle indiquée dans les réglages de l’émetteur.
Low Pass est un filtre passe-bas (0-100).
Ces trois derniers paramètres ont un réglage Random (0-100) offrant des variations aléatoires de volume, de durée et de filtre.

OBSTACLES

Reflector est un mur sur lequel rebondissent les notes qu’elles arrivent d’un côté ou de l’autre. One-Way est un mur que d’un seul côté. Hole absorbe les notes comme lorsqu’elles sortent du circuit.
Ces trois obstacles sont affectés d’un coefficient d’efficacité, Efficient, et d’une option aléatoire, Random. Le One-Way possède en outre un bouton ON/OFF qui réfléchit les notes d’un côté, mais les absorbe de l’autre au lieu de les laisser passer.



MODE PLEIN ÉCRAN

Le mode Plein Écran possède trois modes d’affichage accessibles par le bouton de tabulation, transformant la machinerie en feu d’artifices. Le retour à l’interface s’exécute par la touche Esc.
Le mode Interface passe automatiquement en Plein écran au bout d’une minute.

RACCOURCIS CLAVIER

Cmd-N New
Cmd-O Open
Cmd-S Save
Cmd-Shift-S Save as
Cmd-P Pause/Play
Cmd-R Reset (retour à zéro)
Cmd-Z Undo (multiples)
Cmd-opt-Z Redo (multiples)
Cmd-M Modulation
t Emetteur
i Instrument
o One-Way
r Reflector
h Hole
Cmd-F Full Screen On/Off (Plein écran)
Tab (Mode Plein Écran) - 3 styles de Full Screen
Une boîte de dialogue s’ouvre automatiquement dans certains cas proposant de sauver ou pas ou d’annuler la commande
Cmd-Flèche Gauche/Droite (mode Plein Écran seulement) Enchaîne les exemples les uns après les autres dans la version bridée on-line ou les circuits sauvés dans la version complète.
Esc (Mode Plein Écran) Mode Interface
Esc (une seconde fois) Quit

RECOMMANDATIONS TECHNIQUES

Ce jeu nécessite le plug-in Shockwave, une connexion câble ou ADSL, une résolution d’écran de 1024X768 et un ordinateur avec un processeur de 1GHz minimum. Il est conseillé de quitter tout autre application pendant que l’on joue avec FluxTune.

CRÉDITS

Conception Frédéric Durieu, Jean-Jacques Birgé, Kristine Malden
Développement Frédéric Durieu
Music Design Jean-Jacques Birgé
Graphic Design Jean-Philippe Goussot, Frédéric Durieu, Kristine Malden

Remerciements à Bernard Vitet pour ses conseils harmoniques et à Antoine Schmitt pour son X-Tra

© LeCielEstBleu 2005-2009

Toute utilisation commerciale de FluxTune est soumise aux réglementations en vigueur concernant les droits d’auteur, selon qu’il s’agisse des sons, de la musique, des images ou de FluxTune sous quelque forme que ce soit.

Le son sur l'image (34) - FluxTune


Pour évoquer FluxTune je reprends un article du 29 septembre 2005 qui ne figurait pas à l'origine dans Le son sur l'image, puisqu'il fut écrit juste après le work in progress inédit que je publie ici en épisodes depuis quelque temps :

Journées enthousiasmantes à régler la nouvelle boîte à musique réalisée avec Frédéric Durieu. Je commence chaque matinée, de très bonne heure, en découvrant la version que Fred a améliorée la veille. Nous en sommes à la v62 et il reste encore beaucoup de travail, mais ça a trouvé sa forme.
L'Xtra Fluid d'Antoine Schmitt est une bénédiction pour les bien entendants. Macromedia Director n'a jamais été très concerné par ce qui passe par le conduit auditif, ne parlons pas de Flash qui nous fait revenir à une époque que je n'ai pas connue tant c'est rudimentaire et compliqué (pour pas grand chose !). La FluidXTra renferme à la fois un sampler et un séquencer. Elle nous permet de jouer sur un nombre de pistes illimité, d'assigner une réverbération générale ; il y a aussi un chorus, un oscillo basse fréquence, un filtre, un pitchbend, une horloge stable, etc., le tout programmable dans Director. Antoine a développé son Xtra en Open Source à partir du fluidsynth de Peter Hanappe. On ne pourra plus s'en passer.

FluxTune, prononcer fleuxtioune, est une forme adulte et très poussée de La Pâte à Son. On dessine des circuits sur une trame simple mais dont les ramifications sont complexes, d'ailleurs tout ici est simple d'accès mais d'un potentiel énorme donc complexe. Sur le parcours, on place des émetteurs et des instruments (j'en ai samplé 32 sur une octave, certains courent sur plus comme le piano sur 5 octaves avec 2 banques différentes selon le volume, tous sont transposables au delà du raisonnable, vers le haut comme vers le bas). Les notes s'échappent des émetteurs et se dispersent au gré des aiguillages, se rassemblent ou s'évaporent à l'extérieur du dessin. D'une mélodie hyper basique, on peut construire une polyphonie extrêmement fournie. Fred n'arrête pas d'ajouter de nouveaux réglages à l'interface, nous tentons de ne conserver que ceux que nous jugeons adéquats avec la philosophie de notre machine à musique : tempo, pitch, réverbération pour le réglage général ; diviseur et multiplicateur de tempo, densité, ordre et élisions aléatoires, nombre de pas de la mélodie programmable, durée et arrêt des émissions pour chaque émetteur ; volume avec option aléatoire, octave, envoi vers la réverbe pour chaque instrument ; deux autres outils programmables, un sens unique et un double réflecteur, complètent une liste qui n'est pas terminée, je pense que Fred va d'ailleurs bientôt rajouter un filtre par instrument ;-)

Suivre les particules sur le circuit est vertigineusement hypnotique. Le mode plein écran offre un très joli spectacle de feu d'artifices synchronisé avec la musique d'où l'interface a disparu. Jusqu'à hier, la musique était de type répétitif, variations quasi infinies, mais depuis ce matin nous avons implémenté la possibilité de démarrer ou arrêter cycliquement chaque émetteur. On aborde ainsi le couplet/refrain aussi bien que les tuilages progressifs. Presque tout ce qu'on tente avec FluxTune sonne bien, c'est très encourageant d'entendre des musiques aussi variées, nous sommes impatients d'entendre ce qu'en feront les futurs utilisateurs, mais avant cela, il faut terminer le moteur, le graphisme et décider ce qui sera offert avec la version gratuite et ce qui sera vendu, et puis comment et combien... Pour une fois qu'on tient un(e) machin(e) sur Internet qui peut rapporter des sous ! On pourrait même vendre la technologie développée pour FluxTune pour dessiner des signatures, des mots, des noms, en les rendant musicaux et animés... (en fait FluxTune restera expérimental, je m'en servirai seulement en concert ou lors de workshops) Je n'aurais qu'à fabriquer l'orchestre qui convient au propos. Pour FluxTune, j'ai programmé une large palette qui va de choses basiques comme le piano, l'orgue, la basse ou la percussion à des timbres plus riches et personnels. Nous avons ajouté la voix d'Elsa, c'est très joli...


Le 10 janvier 2009 j'ai annoncé les extraits vidéo de FluxTune que Frédéric Durieu avait figés pour YouTube :

Fred a récemment mis en ligne des enregistrements réalisés avec FluxTune, notre nouvel instrument virtuel qui attend depuis quatre ans que nous lui trouvions des conditions satisfaisantes pour le rendre public. Fred a commencé par placer Rave Party sur YouTube, emballement de percussions sur rythmique techno dont j'ai réalisé les sons avec mon Ensoniq VFX-SD en cherchant à retrouver les effets produits par alternance rapide de plusieurs programmes. C'est souvent en cherchant à reproduire un geste musical que j'invente des timbres et des modes de jeu. Les deux autres exemples, ComeBack et Aubade, sont réalisés à partir d'échantillons de piano sur cinq octaves et deux couches de timbres...


Depuis son château du sud de la France, Fred a programmé les algorithmes, secondé par Kristine Malden qui a apporté sa patte graphique tandis qu'à Paris je tentais de rendre mélodieuses nos élucubrations qui dans les premiers temps d'expérimentation n'avaient rien de très musical ! J'ai raconté comme il fut passionnant de devoir exprimer en mots ce dont je rêvais en termes musicaux à un mathématicien sans aucune compétence musicale et dont les algorithmes m'échappent au point que je les conçoive comme des équations poétiques ! Empiriquement nous nous sommes progressivement approchés de ce que nous imaginions l'un et l'autre au début du projet. Il reste encore quelques ajustements à faire. J'ai demandé par exemple à Fred qu'il soit possible de contrôler des instruments midi depuis FluxTune plutôt que de devoir se cantonner à ceux que j'ai échantillonnés note à note. Du sien, il affine l'interface et la présentation graphique. Nous continuons à avancer doucement, lorgnant une opportunité pour conclure, comme un nouveau début !



En 2011 je présentai encore FluxTune. C'est terriblement dommage qu'aucune version ne soit plus jouable sur Internet... Nous avions l'habitude d'en offrir des copies contre la promesse de nous renvoyer les créations réalisées... Je tente là de livrer une petite idée du potentiel énorme de notre système de composition / interprétation.


Vous avez ici accès au mode d'emploi de notre machine diabolique et Fred possède certainement ses lignes de code écrites en langage Lingo. Comme tout ce que nous avons créé de 1995 à 2005 environ, pas seulement nous, mais des centaines d'artistes emballés par les possibilités de l'informatique, FluxTune s'est évanoui dans les limbes du temps. Les pouvoirs publics, soit en France le Ministère de la Culture, comme les fabricants de matériel et de logiciels ont sacrifié cet immense patrimoine sur l'autel du profit. À leur suite il est probable que notre époque marquera un trou de mémoire total dans l'Histoire de l'humanité, s'il reste encore quelqu'un un jour pour s'interroger...

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel / La musique interactive
III. Un drame musical instantané : Un drame musical instantané / Un collectif / Des films pour les aveugles 1 / 2 / L'image du son / La nouvelle musique du muet / Rien que du cinéma ! 1 / 2
IV. L'auteur multimédia : L'auteur multimédia / Carton / Machiavel / Alphabet, la poésie interactive / LeCielEstBleu, du Zoo à... / LeCielEstBleu, La Pâte à Son / FluxTune

À suivre :
Flying Puppet, le WWW en peinture / Somnambules / Les Portes, vers de nouvelles interfaces...

vendredi 8 mars 2019

Le son sur l'image (33) - LeCielEstBleu : La Pâte à son 4.5.2


La Pâte à son

Cela faisait un moment que nous n’avions rien réalisé ensemble lorsque la Cité de la Musique nous passa une commande pour son site Internet dédié à la jeunesse. Depuis Alphabet, les Girafes, Le jardin des délices et les trois modules de Time, nous n’avions rien créé d’important ensemble. La Pâte à Son est une boîte à musique programmable qui ressemble à un labyrinthe de tuyaux de plomberie dans lesquels circulent des gouttes, notes de musique qui déclenchent des instruments sur leur passage. L’originalité vient du fait qu’à partir d’une mélodie simple on crée une polyphonie complexe, grâce à un système d’aiguillages, de réinjections, d’évaporations… En piochant des éléments sur un tapis roulant et en les disposant sur le damier, on construit progressivement sa propre machine, labyrinthe constitué de tuyaux et d'instruments. On peut jouer dans toutes les tonalités, même des séries dodécaphoniques ! On peut faire varier le tempo, introduire des élisions aléatoires… Des modèles sont proposés pour aider le joueur plutôt que de lui imposer des explications fastidieuses, même si un mode d’emploi est proposé à ceux ou celles qui voudraient en connaître toutes les composantes. Le plus simple est de vous livrer ce mode d’emploi. Trop souvent nous oublions de résumer par écrit le résultat final de nos tâtonnements, et nous ne nous souvenons plus de la complexité des lois progressivement élaborées. Pour une fois, j’ai conservé ce précieux document :

On peut jouer avec La Pâte à Son sans aucun apprentissage ni explication préalables. Elle convient donc à tous les âges. Cela n’est pas sans poser quelques graves questions de fond, car le compositeur le plus confirmé ne produira pas forcément une musique plus extraordinaire qu’un enfant de cinq ans ! En fabriquant La Pâte à Son, ses auteurs ont plus souvent visé la surprise que le contrôle. Néanmoins, le ? en bas à droite de l’écran renvoie à la table des légendes, tandis que les notes qui suivent tentent de donner quelques explications à celles et ceux qui souhaitent comprendre un peu mieux les règles de composition musicale de cette drôle de machine.

Le principe :
La pâte qui circule dans les tuyaux produit des notes lorsqu'elle rencontre des instruments. En piochant des éléments sur le tapis roulant et en les disposant sur le damier, on construit progressivement sa propre machine, labyrinthe constitué de tuyaux et d'instruments. Au lancement du programme, un modèle parmi une quinzaine est proposé pour faciliter la compréhension du jeu. Si on part d’un damier vide, il est conseillé de commencer par des configurations simples. Certains modules complexifient la musique (intersections, boucles, rebonds) en réinjectant la pâte dans le circuit, tandis qu’un tuyau ouvert laisse échapper des notes qui s’évaporent. La suite dépend de la fantaisie des expérimentateurs... On peut même imaginer certains ou certaines instrumentistes s’accompagnant avec La Pâte à Son...

Les modules :
Chaque élément est orientable grâce aux deux petites flèches situées en haut et en bas à droite du module. On peut aussi isoler l'écoute d'un instrument en posant le curseur en bas à gauche du module. Enfin on peut transposer certains instruments d'une octave vers le haut ou vers le bas, en cliquant en haut à gauche du module (sur les percussions, une flèche brisée peut indiquer un ordre aléatoire des sons).
Il y a 11 instruments différents. On peut ramasser 6 exemplaires de chaque instrument mélodique (flûte, pavillon, guitare, gong), 3 de chaque instrument rythmique (tambour, maracas, plaque, charleston, cymbale, poire) et 1 seul faisceau (cordes). Il y a 25 exemplaires de chaque sorte de tuyau (tube, coude, double coude, T, croix, pont, boucles de 4 et 8 pas). On peut accélérer l’apparition d’un module précis sur le tapis roulant en laissant la souris (sans cliquer) sur un exemplaire déjà présent sur le damier. Une couleur différente est affectée à chacune des 12 notes (dans l’ordre du do au si : rose, rouge, orange, jaune, vert pomme, vert foncé, turquoise, bleu ciel, bleu foncé, violet, brun, gris). Les petites particules dorées indiquent un silence.

Les réglages :
Une quinzaine de modèles sont proposés lorsqu’on appuie sur le gros bouton en bas à gauche. Les deux robinets, placés de chaque côté du damier, offrent un très grand choix de boucles mélodiques : 7 notes successives (ascendant, descendant, ascendant-descendant, notes surprises) ou succession infinie de notes aléatoires… Ces 5 mélodies tonales sont suivies de 8 phrases mélodiques et d’un mode dodécaphonique qui court-circuitent le système tonal … La première position permet tout simplement de fermer le robinet et de purger le circuit. Le graduateur tout en haut à droite permet de choisir parmi les 12 tonalités majeures dans l'ordre des quintes. Ces gammes affectent donc seulement les 5 premières positions des robinets. Attention, la gamme commence ici rarement par la fondamentale, la suite de notes ayant été volontairement échantillonnée en commençant par des hauteurs différentes selon les instruments. Au-dessus du robinet de droite, un autre réglage (deux niveaux d’intensité au choix) offre la possibilité d’introduire des variations aléatoires dans la composition musicale globale, voire d’y ajouter des élisions (silences), tandis qu’une tirette permet de purger les tuyaux et que le gros bouton efface l’ensemble de la programmation. Le tempo est fixé par la manette en bas à droite. Accélérer la vitesse de la machine risque de la faire souffrir, à moins que l’ordinateur soit extrêmement puissant ! Enfin, en bas à gauche, une manette arrête ou relance le tapis roulant qui fournit tuyaux et instruments (il est d’ailleurs conseillé d’arrêter le tapis, lorsqu’on n’a plus besoin d’éléments, pour optimiser le rendement de la machine). Attention ! La machine ne peut pas jouer plus de 8 sons simultanés. Si on choisit trop d’instruments, il y a surchauffe et ça commence à fumer ! Retirez alors des instruments ou ajoutez des aiguillages qui dispersent les notes, ou encore aménagez des échappements de pâte. En cas de surcharge, il arrive aussi que certaines notes ne produisent pas de son. Mais rien ne vaut l’expérimentation !

Explication (là ça se complique vraiment) :
Un instrument placé tout de suite à la sortie d'un robinet produit une note sur tous les temps. Plus on intègre d’intersections dans le circuit et plus on éloigne les instruments des robinets, moins les notes jouent souvent. Ainsi, par exemple, on a souvent intérêt à rapprocher les percussions des robinets (sons courts) et à en éloigner les instruments produisant des sons longs comme le faisceau. De même, les transpositions à l’octave inférieure, doublant la durée de la note initiale, fonctionnent mieux lorsque les sons sont rares ou que le tempo n’est pas trop rapide. Une intersection en X ou en T divise le flux de notes par 3 ou par 2 en orientant alternativement les notes vers chacune des directions possibles (on peut même orienter ces aiguillages en cliquant dessus). Chaque case est dotée d’un pas de 4. Si on choisit les boucles de 7 notes du système tonal majeur (4 premières positions du robinet), et si on en place un tuyau sur le chemin des notes, on décale de 4 pas la progression mélodique. Plus exactement, on produit un intervalle qui, selon le nombre de cases, construit, dans l'ordre suivant, une quinte, une seconde, une sixte, une tierce, une septième ou une quarte avec la note initiale.
En changeant la tonalité ou en cliquant sur un robinet (selon les modes sélectionnés), on relance les boucles sans que la machine s’arrête. Si les passages d’une mélodie à l’autre produisent quelque cacophonie involontaire, il suffit de purger les tuyaux avec la tirette.
De plus en plus complexe : en choisissant de faire jouer une boucle modale ou dodécaphonique à un robinet, on force l’autre émetteur à suivre ce mode. Si on arrête l’émission de la première mélodie, le second robinet continue dans ce mode ; mais si on affecte ensuite une mélodie tonale au premier robinet, les deux émetteurs sont à nouveau affectés par les 12 gammes majeures. Si on affecte une mélodie modale différente à chacun des deux robinets, chacun joue dans son propre mode, etc. Alors que la pâte afflue parfois de toutes parts et se croise dans les deux sens, il devient de plus en plus difficile d’analyser le comportement programmé de la machine. La machine à fabriquer de la Pâte à Son obéit donc à des lois fixées par ses auteurs, mais libre à chacun et chacune d’en inventer d’autres qui les complèteront astucieusement…


Ce fut très amusant d’inventer à trois notre Pâte, sortie presque toute seule après deux brainstormings avec Frédéric Durieu et Kristine Malden. La réalisation fut beaucoup plus longue ! Thierry Laval réalisa les illustrations en leur donnant l’aspect enfantin que désirait la Cité de la Musique. Fred passa des semaines à affiner la programmation. Nous espérons pouvoir bientôt continuer à fabriquer d’autres drôles de machines comme celle-ci, les prochaines avec un design plus « adulte ». Tout cette entreprise, ici résumée en quelques lignes, est très longue, surtout en programmation. Après que j’ai envoyé mes sons et les règles qui les accompagnent, il reste beaucoup de travail, de réglages, de réenregistrements, et il n’est pas rare que des erreurs de compréhension entre nous, les limites du programme utilisé ou des tentatives expérimentales nous poussent à réviser nos méthodes de manière à retrouver nos intentions de départ.


Après ces lignes nous avons inventé FluxTune, une machine cent fois plus puissante que La Pâte à son, mais qui restera hélas, trois fois hélas, confidentielle... On peut en avoir une petite idée avec les vidéos postées sur YouTube...

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel / La musique interactive
III. Un drame musical instantané : Un drame musical instantané / Un collectif / Des films pour les aveugles 1 / 2 / L'image du son / La nouvelle musique du muet / Rien que du cinéma ! 1 / 2
IV. L'auteur multimédia : L'auteur multimédia / Carton / Machiavel / Alphabet, la poésie interactive / LeCielEstBleu, du Zoo à... / LeCielEstBleu, La Pâte à Son

À suivre :
FluxTune / Flying Puppet, le WWW en peinture / Somnambules / Les Portes, vers de nouvelles interfaces...

jeudi 7 mars 2019

Le son sur l'image (32) - LeCielEstBleu, du Zoo à ... 4.5.1


LeCielEstBleu

Le CD-Rom d’auteur, puis le CD-Rom culturel, perdant donc avec dommage leur crédit auprès des éditeurs, la suite se passe sur Internet. On abordera plus loin comment les choses pourraient évoluer dans l’avenir. En 2001, je rejoins Frédéric Durieu qui vient de créer le site LeCielEstBleu avec Kristine Malden et le peintre Nicolas Clauss. Le métier de développeur est l’authentique nouvel apport au monde de l’audiovisuel. La musique, le cinéma et les arts graphiques existaient, mais c’est l’ajout de l’interactivité qui fait révolution. Il s’agit de programmer le moteur qui va permettre à tous les médias de fonctionner ensemble, et au niveau d’un Schmitt ou d’un Durieu, l’interactivité élève l’algorithme au niveau des autres modes d’expression. Ce ne sont plus des techniciens, mathématiciens brillants, mais des partenaires de création à part entière.

Pour une meilleure compréhension des œuvres qui vont être évoquées ici, il est conseillé d’aller chaque fois sur le site référent et de jouer avec les modules dont il est question en suivant les commentaires dévoilés (vœu pieu, 15 ans après avoir écrit ces lignes, alors que tout ce patrimoine a disparu dans une obsolescence programmée vendue sous le nom de progrès).

Le premier module que Fred et moi créons sur LeCielEstBleu est Flying Giraffes. Le succès est immédiat, des centaines de milliers d’internautes vont affluer sur le site. D’autres animaux suivront pour constituer le Zoo : Lucanus Cervus, Mosquito, Penguins, Equus. J’ai voulu sonoriser les mouvements des girafes avec un seul instrument, une percussion africaine appelée lala, de larges rondelles de bois qui s’entrechoquent sur un axe : léger lorsque marchent les girafes, rythmique de danse africaine lorsqu’on les attrape, déglingué lorsqu’on les relâche, un petit choc synchrone à l’atterrissage. J’ai dû ajouter une grappe de grelots ralentis lorsqu’on les fait voler dans le ciel.


Le deuxième animal à se laisser martyriser est un gros scarabée, le Lucanus Cervus. Je dis martyriser à dessein : Fred a été terriblement blessé d’apprendre qu’il n’avait pas obtenu de prix au Transmediale de Berlin à cause de la maltraitance exercée sur les animaux de notre Zoo. Lui qui ne ferait pas de mal à une mouche ! Ne supportant plus les villes, il vit dorénavant à la campagne où il peut enfin passer du temps couché dans l’herbe à photographier plantes et insectes, à cueillir des champignons et à cultiver son jardin. Même si notre scarabée a le don de réincarnation après avoir volé en éclats, il est certain que ces jeux ne sont pas innocents. Ils évoquent parfois la cruauté de l’enfance. Je sonorise le scarabée avec des sons de synthèse lourds et inquiétants pour lui donner des allures de machine de guerre. Son pas est martial, sa volte-face agressive. Un petit son de plus si on s’en saisit. On peut jouer une mélodie de cordes grave et dramatique en le promenant sur l’écran blanc. Au relâchement de la souris, les quatre vingt quinze parties du corps animé se répandent au son d’une explosion pesante et métallique.


Je sonorise le moustique, Mosquito, avec ma bouche, bruits de lippe narquois transposés à des hauteurs aléatoires. Un son de marais travaillé électroacoustiquement crée un univers imaginaire. Une goutte d’eau hors champ fait exister l’étang lorsque chute un moustique. Pour les pingouins, je cherche des sons réalistes qui collent à la chromo carte postale de l’image, mais je ne peux résister à l’envie d’accentuer l’humour de la scène en jouant moi-même le rôle d’un d’entre eux lorsqu’on l’attrape et l’immobilise dans les airs. Tous les animaux du Zoo obéissent à la même règle, il faut les attraper au vol.


Même les chevaux d’Equus se manipulent comme des pantins, mais cette fois la musique est ridiculement emphatique : une boucle de boléro tourne en fond, des percussions rythment leur pas, des cuivres soulignent leurs cabrioles, des cloches ponctuent leurs figures, et le bruit de leurs naseaux rappelle leur chair. La plupart des sons du Zoo sont générés par les mouvements de la souris : clic, relâchement et déplacement… Frédéric Durieu a une manière bien à lui de programmer ses modules. Comme pour Alphabet, il se débrouille toujours pour que les objets s’animent même si l’utilisateur est inactif. Cet aspect génératif de sa programmation remplace ainsi astucieusement une « aide » en montrant l’exemple. De plus, il y a chez lui une élégance dans la jouabilité : une navigation réussie ne devrait pas susciter de recherche laborieuse pour comprendre ce qu’on a à faire, tout doit être évident pour éviter à l’utilisateur les tâtonnements fastidieux et lui permettre de se laisser aller, à jouer tout simplement.
Les animaux du Zoo ont conduit Frédéric Durieu à créer un outil, muet, qui offre à chacun d’animer ses propres pantins, ils ajoutent une femme, une araignée de mer et, surtout, un pupitre de commande qui permet d’agir sur tous les paramètres de PuppetTool.
Un soir de désœuvrement, je propose à Fred de sonoriser son cinétique Moiré, réalisé quatre ans auparavant. En superposant les deux disques composés de cercles concentriques on déclenche quatre boucles sonores qui s’empilent au fur et à mesure que les cercles se confondent, avec crescendo progressif de chaque couche sonore : un son aigu avant que les deux disques ne se rencontrent, un moteur d’hélicoptère quand ils commencent à s’interpénétrer, des cordes lorsque les circonférences touchent les centres, une déflagration de percussions à l’instant où les centres se superposent. L’effet cinétique m’ayant fait penser au générique de Vertigo d’Alfred Hitchcock, dessiné par Saul Bass, j’eus l’idée de cette tension musicale très inspirée par le compositeur du film, Bernard Herrman.


Même protocole avec Week-End. Fred m’envoie par mail le module muet : des oiseaux dans le ciel composent des figures en étoiles en fonction des mouvements de la souris. La scène s’inscrit dans un cadre noir circulaire, comme à travers une lunette télescopique. Trouvant la narration trop gentille et trop simplette, je propose de la sonoriser avec un contre-champ d’accidents de voitures et de sirènes que la transposition de hauteur (pitch) indique de police, de pompiers ou d’ambulance. Il n’y a toujours que quatre petits fichiers sons : l’ambiance ville, une sirène, un coup de frein, un accident… Mais cette fois, aucune interactivité ne les guide, la partition sonore est totalement aléatoire. Je m’inspire encore du cinématographe, ici Che cosa sono le nuvole ?, le court-métrage de Pier Paolo Pasolini, et Crash de David Cronenberg. Dans le premier, les marionnettes d’Othello et Iago jouées par Toto et Ninetto Davoli, lapidées par la foule, se retrouvent jetées à la décharge ; les deux pantins couchés sur le dos découvrent, émerveillés, ce que sont les nuages ? Le second met en scène des accidents automobiles… Mais ce qui me plaît ici, c’est le potentiel d’interprétations que la scène recèle. Chaque fois que j’ai montré ce petit module en public et que j’ai demandé aux spectateurs ce qu’ils ou elles avaient imaginé, j’ai entendu autant de versions qu’il y avait de témoins !

Les trois modules musicaux de Time obéissent à des lois radicalement différentes. L’interface de Big Bang consiste à simplement agrandir deux rectangles, l’un compris à l’intérieur de l’autre et en poussant les bords. La symphonie électroacoustique personnelle à chaque manipulateur que ces mouvements déclenchent au fur et à mesure que grandissent les rectangles est une évocation chaotique de la création du monde. Ce module ouvrait le pilote de notre projet d’adaptation du Jardin des délices de Jérôme Bosch sur CD-Rom. Les parallélépipèdes noir et le blanc sont censés représenter la matière et l’anti-matière qui se frottent l’une à l’autre jusqu’à produire le petit résidu qui sonna notre origine ! Dans le passé, j’avais plusieurs fois tenté de parvenir à ce résultat musical sans en être satisfait, une improvisation agissant sur de grosses masses orchestrales. Frédéric Durieu m’offre cette fois de réaliser mon rêve. Je lui livre quatre banques de sons : cinq fichiers de cuivres, cinq de percussion, cinq de sons électroniques et treize extraits radiophoniques. La position de la souris sur l’écran joue le rôle de mixeur pour les trois premières catégories de sons tandis qu’on la promène en roll over. On peut activer et désactiver les cuivres en cliquant. Les citations radiophoniques se déclenchent quand les rectangles reprennent leur taille initiale. Au lancement du programme, les sons sont transposés dans le grave, mais plus on joue avec Big Bang plus la transposition s’opère vers le haut, jusqu’à totalement disparaître dans le spectre ultrasonore.


Le deuxième module de Time est également issu du Jardin des délices, réalisé avec la graphiste Veronica Holguin. Forever produit une musique répétitive infinie, différente à chaque redémarrage : un choix aléatoire de cinq instruments s’effectue parmi onze possibles, ainsi que la tonalité, le tempo, le mode binaire ou ternaire. Ensuite, cet hommage à Steve Reich évolue tout seul grâce à un système programmé d’élisions et d’additions de notes, de règles strictes (les combinaisons rythmiques évoluent toutes les huit mesures) et de choix aléatoires (la hauteur des notes). Les cinq instruments distribués dans l’espace stéréophonique sont des percussions à clavier (marimbas, celeste, cloches tubulaires), des bois (flûte, cor anglais, clarinette basse, basson), des cordes pincées (pizzicati). Ce sont tous des instruments qui supportent d’être courts et dont le clonage est moins pénible que des cuivres ou des cordes frottées. Au bout de quelques minutes, de nouveaux instruments remplacent les premiers. Toutes les notes ont la même longueur et s’enchaînent les unes derrière les autres. Nous avons dû ajouter un silence de la même durée pour créer des rythmes, et ajouter sans cesse de nouvelles règles pour que la musique finisse par nous plaire, en rééquilibrant les basses et le reste, en accélérant certaines progressions, en évitant les répétitions malheureuses, en changeant de tonalités toutes les trente deux mesures, de tempo toutes les quarante huit, et tutti quanti. Il y a vingt-quatre notes par instrument, soit deux cent soixante-cinq sons. Les touches numériques de 1 à 0, commandes secrètes destinées aux présentations en public, permettent de fléchir un peu le système musical : 0 remet tout à zéro, 1 monte l’ensemble d’un demi-ton, 2 passe en binaire, 3 en ternaire, 4 change les cinq instruments en cours, 5 à 9 correspondent au changement de tel ou tel instrument situés dans la stéréo. Pendant que la musique évolue toute seule, les libellules dessinent des étoiles qui elles-mêmes se transforment sans cesse, et ce grâce à une erreur programmée, l’arrondissement à la décimale supérieure de l’algorithme concerné.



Le premier module de Time, Big Bang permet d’improviser en promenant la souris sur l’écran, le second, Forever, est musicalement génératif. Pour le troisième, PixelbyPixel, chaque pixel de l’écran propose une combinaison musicale différente, soit 1024x768 = 786 432 possibilités qui, chacune, varient dans une infinité de propositions ! On improvisera, comme pour le premier, une musique électroacoustique en promenant la souris, mais cette fois, ce n’est pas le mouvement qui est important mais la position, abscisse et ordonnée. Les deux éléments de l’algorithme sont la distance de la souris avec le centre et l’angle ainsi formé. Ces spécifications m’ayant été préalablement fournies, j’envoie vingt-deux percussions mono dont un piano (sur cinq des huit pistes disponibles), trente-six boucles stéréo sur toute l’étendue possible (trois pistes), et quatre sons de passage mono. Je dis « j’envoie » car nous correspondons à la fois par mail (sons et règles) et par téléphone (explications et ajustements). Nous avons, depuis, ajouté à cette panoplie une petite caméra vidéo qui nous permet de communiquer en visioconférence. La base de cette œuvre musicale est constituée des boucles stéréo, sons électroniques créés sur un synthétiseur–échantillonneur que j’ai préalablement programmé avec mes propres sons, et qui sont répartis autour du centre en trente-six zones comme des parts de tarte. Les boucles sont transposées dans le suraigu lorsque la souris s’approche du centre et dans l’extrême grave en se rapprochant des bords du cadre. Leur durée étant proportionnelle, plus on s’éloigne du centre, plus la boucle est longue. La hauteur des percussions s’appuie sur la règle inverse : plus on s’éloigne du centre plus elles sont courtes et nerveuses. Leur tempo et leur rythme sont donnés par un algorithme complexe qui s’appuie sur une combinaison binaire de 0 et 1, toujours suivant la position de la souris, abscisse et ordonnée. On peut supprimer les percussions pendant un moment avec la touche espace. C’est particulièrement intéressant lorsque l’on joue très près du centre. Pour chacun des modules musicaux que je compose, j’aime laisser une part de découverte et d’invention au joueur, que l’espace de transgression soit préservé !


De son côté, Fred répond en ajoutant sans cesse de nouvelles règles, certaines n’agissant parfois qu’après une durée de jeu conséquente. Soudain de nouveaux sons apparaissent en même temps que les objets animés adoptent de nouveaux et surprenants comportements. C’est par exemple la cas de l’iMac Show, un iMac qui fait des pirouettes comme la lampe de Pixar mais en réagissant aux titillements de la souris et à son humeur du moment ! Je définis avec Fred la liste des adjectifs caractérisant chacun de ces comportements, puis j’enregistre ma voix en tâchant de conserver la légèreté du graphisme et l’élégance des mouvements tout en cherchant à humaniser notre timide iMac. Je devrais écrire cabotiner tant il fait penser à un petit chien. Nous faisons de petites transpositions pour gommer l’aspect trop mécanique et panoramiquons la cinquantaine de sons suivant la place de l’objet. Mon travail ressemble ici plutôt au bruitage de dessin animé qu’à de la musique interactive, contrairement au module Free Zerpo que nous réalisons pour le site Internet de Nike.


Cette fois, chaque lettre du clavier de l’ordinateur correspond à une figure acrobatique d’un danseur et à une boucle sonore qui l’accompagne. Je place cinq boucles rythmiques sur les lettres en bout de rangée et une sixième, un break, sous la barre espace. Le passage d’une boucle à une autre est camouflé par un son de passage, il y en a cinq tirés en aléatoire. Les vingt et une lettres restantes sont superposées à ces rythmes. Certaines obéissent à des lois exceptionnelles comme de ne jouer qu’au contact du sol plutôt qu’à la frappe sur la touche, une autre le fait se tortiller jusqu’à ce qu’on la relâche… Lorsque l’on attrape le danseur, une nouvelle banque de cinq sons, tirée parmi trois possibles, se superpose pour composer une mélodie aléatoire, tantôt cordes frottées, tantôt xylophone, ou petits bruits bizarres.



De nombreux projets ne virent jamais le jour, comme toujours, essais abandonnés en cours de route, faute d’une conception erronée ou d’un manque de subsides. Il en est ainsi de Loopy Loops, tentative avortée de musique infinie composée avec Bernard Vitet à partir d’un système cellulaire, ou Le Jardin des délices resté à l’état de pilote. Je regrette beaucoup le Jardin proprement dit, où poussaient plantes, fleurs et champignons aux formes plus que suggestives, vulves et phallus suggérés par ces photographies de nature prises en forêt et dans les champs. Le rythme variait chaque minute tandis que des flûtes mélodiques accompagnaient les apparitions, on entendait les herbes écartées, les caresses portées aux fleurs généraient des râles de plaisir. Les rythmes de cette forêt d’émeraude y étaient moites, les flûtes si calmes qu’elles nous laissaient respirer à notre tour… Dans L’Enfer du Musicien, défilait l’histoire de la musique pendant qu’un eugénisme imbécile et cruel résolvait avec terreur la question démographique.


Planète Circus est le dernier CD-Rom resté à l’état de pilote : belle interface qui évoluait au gré de la météo et numéro d’équilibre sur un fil avec flopée d’animaux savants.

P.S.: relisant ce que j'ai écrit en 2005, je suis totalement dépité que toutes ces créations aient disparu dans la faille de l'obsolescence programmée. Certaines fonctionnent encore sur un vieil iBook blanc que j'ai pieusement conservé et qui m'a permis de réaliser les captures-écran, mais il me lâchera un jour comme toutes mes machines. Je n'ai aucune trace d'autres comme le danseur de Free Zerpo et ma collection exceptionnelle de CD-Rom dort au grenier...

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel / La musique interactive
III. Un drame musical instantané : Un drame musical instantané / Un collectif / Des films pour les aveugles 1 / 2 / L'image du son / La nouvelle musique du muet / Rien que du cinéma ! 1 / 2
IV. L'auteur multimédia : L'auteur multimédia / Carton / Machiavel / Alphabet, la poésie interactive / LeCielEstBleu, du Zoo à...

À suivre :
LeCielEstBleu, La Pâte à Son / Flying Puppet, le WWW en peinture / Somnambules / Les Portes, vers de nouvelles interfaces...

jeudi 28 février 2019

Le son sur l'image (31) - Alphabet, la poésie interactive 4.4


Alphabet, la poésie interactive

Trois ans après sa sortie en 1999, Alphabet était déjà passé dans l’histoire du multimédia. L’histoire s’emballe. En ce temps reculé et pourtant si proche où le CD-Rom pensait acquérir ses lettres de noblesse, au Milia à Cannes, je découvris le plus beau CD-Rom que je n’avais jamais vu, Le Théâtre de Minuit, réalisé par Murielle Lefèvre d’après un livre pour enfants de l’illustratrice tchèque Květa Pacovská. Sa perfection m’exaspérait car je pensais que l’insatisfaction était le moteur fondamental de toute démarche créatrice. Je cherchai ce que j’aurais bien pu y trouver et, quelques mois plus tard, j’eus l’occasion de faire part de mes critiques à Murielle lorsque nous fumes enfin présentés l’un à l’autre par Daniel Kapélian. Ces remarques portaient essentiellement sur la répétition pénible des leitmotiv musicaux et sur une certaine claustrophobie de l’ensemble. C’était suffisant pour que Murielle souhaite me montrer le tout nouveau projet de dadamedia, un nouveau livre de Květa, Alphabet, sur lequel elle avait commencé à plancher avec le développeur Frédéric Durieu, et qui les faisait un peu caler. Toujours au Milia, j’avais admiré le monde en 2D et demi de Durieu intitulé Magic World qu’il avait réalisé en 1997.
Alphabet étant un abécédaire (c’est sec !) et n’ayant donc pas le potentiel poétique du Théâtre de Minuit, je suggérai de remplacer la poésie narrative du premier par une poésie de l’interactivité. L’indépendance de chaque lettre nous autorisait une invention sans limites pour chaque tableau du CD-Rom. Murielle et Fred n’avaient terminé que le B et n’esquissé qu’une demi-douzaine de scènes, lorsque je les rejoignis. Alphabet prit une nouvelle direction. De ce moment, le développement de nouvelles séquences en 3D, totalement linéaires, et celles en animation traditionnelle furent laissées de côté au profit de la recherche d’une interactivité toujours plus ludique.

Ceci marquait la différence avec le précédent CD-Rom réalisé par dadamedia, la société de production dirigée par Murielle qui multipliait les postes en cumulant ceux de productrice exécutive et de co-auteur, ajoutant celui d’éditrice pour la nouvelle version intégrant l’OS X du Mac.


J’ai rarement eu autant de plaisir à travailler sur un projet si ce n’est avec le Drame des premières années. Nous rivalisions d’ingéniosité pour épater les deux autres, et attendions avec impatience la fin de journée où nous nous retrouvions dans les locaux de dadamedia pour découvrir ce que chacun avait concocté. Jusqu’au dernier jour, aucun conflit ne montra le bout de son nez. C’est seulement ce soir-là, lorsque nous insistâmes pour aborder le sujet des droits d’auteurs, que la question demeura sans réponse, et que Frédéric et moi reçûmes une fin de non-recevoir. Nous avions été engagés respectivement comme développeur (programmeur) et compositeur, mais, dès le début du travail, nous avions assumé la rédaction de l’essentiel du scénario interactif. Murielle, qui découvrait l’animation, était moins préoccupée d’inventer de nouvelles voies interactives que nous l’étions. Son adaptation graphique de l’univers coloré de Květa Pacovská est exceptionnelle. Nous étions tous si impliqués dans cette création que nous empiétions souvent sur le rôle des deux autres. Murielle, qui supervisait les animations linéaires en 3D réalisées par Denis Eliard et réalisait toutes les séquences de transition en Quicktime, se mettait à assembler les éléments musicaux que je lui livrais quotidiennement, tandis que j’imaginais les scénarios interactifs de différentes lettres ou que je rédigeais l’intégralité du mode d’emploi du livret original en tentant de lui conserver sa couleur poétique suggestive. Fred et moi acquîmes instantanément une complicité que nous prolongeâmes ensuite avec le site LeCielEstBleu. Nous reviendrons ultérieurement sur la notion de travail collectif, mais je tiens à souligner qu’Alphabet fut un modèle du genre. Le producteur, la télévision japonaise NHK Educational, nous laissa artistiquement libres. Un artiste n’est jamais aussi inventif et efficace que mis en confiance par son commanditaire. Nous travaillions dans une euphorie qui n’était pas seulement due à notre enthousiasme. Comme je me battais pour que mes deux camarades restent sobres jusqu’à 22 heures, ils m’appelaient Papa Jean-Jacques pour se moquer de la discipline que je leur imposais ! Loin de craindre la critique interne, bien au contraire, nous la recherchions pour améliorer sans cesse la cinquantaine de scènes que nous inventions pour un alphabet qui, jusqu’à nouvel ordre, ne comporte que 26 lettres ! Nous ne pouvions nous empêcher d’imaginer sans cesse de nouveaux tableaux, nous retrouvant avec trois A, trois B, trois N, deux I, deux P… Pendant ces mois de création intense, jamais Fred n’opposa de résistance à quelque idée que j’émisse. Il m’arrivait de lui demander de programmer un comportement interactif en m’excusant de la probable difficulté de la chose, et Fred me répondait de revenir voir le résultat dix minutes après. A contrario, je pouvais lui demander un truc que j’imaginais simple à programmer et Fred me répondait qu’il fallait discuter avec Murielle pour savoir si on pouvait rallonger le développement de trois semaines ! Ce n’était toujours qu’une question de temps, jamais une impossibilité technique.


Le propos initial était d’enseigner l’alphabet occidental aux enfants japonais. La direction que nous fîmes prendre au projet l’entraîna vers un objet inouï qui reste un modèle d’interactivité ludique. Fred dit que ce n’est pas un jeu mais un jouet ! Tout au long de la découverte du CD-Rom, il n’y a rien à gagner ni à perdre, l’abécédaire n’impose aucun récit et laisse chaque enfant libre de l’interpréter à sa manière. Il n’y a ni interface de navigation ni bouton d’aide, tout y est intuitif. Tous les trois avons imaginé, conçu et réalisé un jouet qui préserve notre part d’enfance. En Allemagne, la publicité annonçait Alphabet pour un public de 3 à 103 ans ! La localisation de chaque version (française, anglaise, allemande, japonaise…) ne nécessitait d’enregistrer que la voix des enfants récitant l’alphabet avec leur accent propre et leur intonation. Il n’y a pas d’autre texte dans le CD-Rom. Nous avons eu une chance exceptionnelle d’adapter ce livre de Květa Pacovská. Son récit étant simplissime (A B C D…), nous étions libres d’inventer les scénarios interactifs les plus fous. La qualité de son graphisme, ses couleurs éclatantes dessinaient déjà un sourire sur la figure de tous et toutes. Murielle était la garante du respect de l’œuvre initiale, Květa ayant fixé avec elle un cadre que nous ne pouvions dépasser. Tous les trois formions un trio infernal, une équipe de rêve, par notre enthousiasme et notre complémentarité. Murielle préparait tous ces médias en redessinant les motifs originaux pour qu’ils puissent convenir aux vibrations de texture et aux animations programmées. Au travers de l’œuvre de Kveta, elle découvrait Paul Klee, Kandinsky ou Norman McLaren. De son côté, Fred adaptait les lois de la gravitation ou les théories sur les nombres complexes ou imaginaires, pour en faire des algorithmes permettant une interactivité où la poésie prenne le pas sur la technique.

Quant à moi, je commençai par définir le cadre musical de mon intervention et la charte sonore. Peut-être pour rendre plus international le projet, la seule demande qui m’avait été exprimée consistait à donner une couleur world à la musique. Je considérai que le jazz, le tango ou la valse musette correspondaient tout autant que les trompes africaines, le gamelan balinais et la flûte shakuhachi au concept de musique du monde.


Le premier tableau que je sonorise est le C. J’enregistre une foule de grincements insupportables, de chocs métalliques et de petits bruits amusants, assuré que, si cela plaît à mes nouveaux camarades et à NHK, tout le reste passera ! C’est un module incisif qui offre aux vilains enfants la possibilité d’exprimer leur brutalité en faisant s’entrechoquer les lettres les unes contre les autres. Les petits rhinocéros qui gambadent et sautent comme des puces atténuent cette sauvagerie en préservant un côté kawaï, mignon en japonais.

Il y a trois A. Le premier est une sorte de sampler (échantillonneur) qui permet de faire chanter une mélodie en caressant l’écran avec la souris. À chacune des douze lettres correspond une note de la gamme. En passant rapidement sur plusieurs à la fois, on peut également déclencher des accords vocaux. J’enregistre la voix de ma fille, comme j’ai auparavant demandé à plusieurs enfants de dire les lettres de l’alphabet à haute voix pour le sommaire.


Dans la version originale, chaque fois que nous revenons au sommaire, les voix changent, françaises ou anglaises, parlées ou murmurées. À chacune des vingt-six lettres correspondent trois façons de la dire, programmées aléatoirement. La boucle musicale simultanée change aussi chaque fois que l’on revient au sommaire. Il y a même une deuxième présentation graphique du menu, où les voix sont remplacées par des instruments de percussion, un coup sous chaque touche du clavier. Il y a deux claviers complets de percussion sélectionnés alternativement. La profusion de médias s’explique par le désir de ne pas lasser le joueur, qui découvre sans cesse de nouveaux environnements tant sonores que graphiques chaque fois qu’on y retourne. Il y a deux manières d’y revenir, soit par la flèche gauche du clavier, soit en cliquant sur le coin haut gauche de l’écran. La flèche droite, qui correspond au clic sur le haut droit de l’écran, fait passer d’une lettre à une autre, de façon aléatoire, nous l’appelons navigation surprise. Les flèches haut et bas permettent de régler le niveau sonore. Pour lancer une lettre depuis le menu, il suffit de cliquer sur l’une d’entre elles ou de taper une lettre sur le clavier et de valider. Alphabet bénéficie d’une triple interface : clavier, souris, et microphone pour certaines des lettres uniquement. Mais rien d’apparent sur l’écran ! De mon côté, depuis Carton, j’évite le tableau de commande même escamotable. Pour utiliser le micro, il suffit de chanter, de hurler ou simplement de souffler pour faire bouger les lettres !

Le deuxième A joue des effets d’attraction et répulsion chers à Frédéric Durieu. Une percussion en bambou, un anklung, résonne chaque fois que deux lettres se heurtent. Le troisième A est un accordéon de papier qui rappelle le mouvement en 3D du livre original. Selon la longueur des mouvements de la souris, le programme va chercher les sons courts, longs ou vibrants d’un bandonéon. Lorsqu’on joue du synchronisme audiovisuel, il est souvent intéressant de choisir des sonorités inattendues. On jouit ainsi tout de même de l’effet de complémentarité, bien que les sons soient synchrones à l’action. Ce synchronisme est parfois nécessaire pour signaler au joueur que le mouvement qu’il exerce sur la souris de l’ordinateur agit bien sur le module qu’il voit à l’écran. C’est en général la fonction des sons d’interface, le son souligne la validation de l’action tout en la caractérisant.


Le G est un hommage à Pacman, un des premiers jeux vidéo. L’un des G dévore les autres et grossit jusqu’à envahir l’écran, en émettant un rot de contentement. Comme pour chaque lettre contrôlable au micro, je suis obligé de choisir une ambiance sonore légère qui ne perturbe pas l’interactivité, le son des haut-parleurs de l’ordinateur risquant d’être perçu par le microphone alors que nous souhaitons que le joueur prenne la main. Il en va ainsi du J où l’on entend à peine quelques bruits de ciseaux à papier, du F sonorisé avec du feu, d’un M maritime, d’un N gremlinesque, du S dans le silence absolu ! On n’entend que les petites pattes du I timide qui s’enfuit lorsqu’on lui hurle dessus. Des séquences vocales entrecoupées de silence servent de modèles pour un des P.


Les pantins du O dansent au son de la musique linéaire préenregistrée dans une sorte de juke-box. On peut choisir alternativement trois musiques complètes, jazz, tango ou balinais, composées avec Bernard Vitet, on peut aussi les éteindre pour diriger les pantins en chantant soi-même ou en diffusant n’importe quelle source sonore extérieure.
Techniquement, le volume sonore perçu par le microphone correspond à la situation de la souris sur l’écran.


Le paysage infini du H abrite des séquences rythmiques qui se succèdent tandis que sonnent des signaux à l’approche de la locomotive imaginaire… Le I moustique nous taquine comme un véritable insecte que l’on peut tojours tenter d’écrabouiller, sans aucune chance de succès… Le berger du U siffle pour rassembler les animaux qui s’échappent sans cesse… Le Y sort de l’iconographie de Kveta Pacovska pour dessiner un train fantôme qui roule dans l’obscurité en générant des sons inquiétants : miaulements de chat, coups de vent, rires sardoniques…


Nous étions bloqués sur le T lorsque je me souvins que Fred avait été champion d’Europe de lancé de boomerang et qu’il avait construit des centaines de cerfs-volants avec son père en Belgique. Le voilà donc programmant un simulateur de cerfs-volants sur lequel je m’exerce si bien que je peux faire voler sa réplique de trois mètres d’envergure dans le ciel de Cannes, l’année suivante au Milia ! Je sonorise le vol avec des bruits de vent et de papier que Fred découpe en petits fichiers pour pouvoir impeccablement suivre chaque mouvement du cerf-volant acrobatique. Il y a mille cinq cents fichiers son dans Alphabet. Pour terminer, je citerai quelques exemples particulièrement interactifs musicalement.


La lettre L est le premier module interactif musical que je conçois. En abscisse, trois instruments (violon-alto-violoncelle). En ordonnée, cinq notes par instrument, du plus grave au plus aigu. Soit une grille de quinze zones. En allant cogner les quatre bords du cadre de l’écran avec le curseur de la souris, on génère des parallélépipèdes qui, lorsqu’une ligne horizontale croise une ligne verticale, produisent une note de musique. En se promenant ainsi sur l’écran, chaque joueur compose sa propre interprétation de ce trio à cordes. De même, le N, inspiré par la scène des Amants Crucifiés de Mizoguchi, est basé sur quatre boucles de percussion simultanées qui se désynchronisent les unes par rapport aux autres lorqu’on glisse la souris d’une rangée de bâtons à l’autre.


Le Q préfigure la future Pâte à Son. Je remarquai que cette lettre pouvait ressembler au tambour d’une boîte à musique avec sa petite queue jouant le rôle du peigne. J’en fis une boîte à musique programmable où les notes sont figurées par des tâches de couleur que l’on peut placer où l’on souhaite pour créer sa propre mélodie, de plus, mémorisable. On peut jouer cette musique à l’envers, l’accélérer, la faire évoluer dans le temps en improvisant (pour cela il faut utiliser les touches du clavier), lui faire suivre au choix six modes musicaux…

Le concept de la lettre V est basé sur les fractales. Le V est découpé en quatre autres V qui chacun est découpé en quatre autres V et ainsi de suite… En positionnant la souris sur un point de l’écran, on va créer son propre mixage en jouant sur les pistes superposées, chaque piste correspondant à un niveau, une taille, et s’additionnant…

Le volume sonore du X permet de réussir un puzzle comme si on jouait à la main chaude. Plus on approche la pièce de la bonne place, plus le son est fort. Le plus grand compliment que je reçus pour Alphabet est venu du compositeur aveugle Jean-Philippe Rykiel. M’ayant entendu en faire la démonstration à France Musique, il l’acheta et put en jouer des heures durant, en ne suivant que les sons pour naviguer. À l’ombre des éclatantes couleurs de Květa, on comprendra à quel point je fus touché par son témoignage.

Par son succès international, cette troisième œuvre a marqué la courte histoire du CD-Rom, et aucun objet interactif, à mon humble connaissance, ne l’a encore égalée depuis 1999, j’en suis fier et je m’en plains. Il eut mieux fallu que Carton, Machiavel, Alphabet, qui trônaient à la Fnac à côté d’Immemory de Chris Marker, des Machines à Écrire d’Antoine Denize, de The Ambitious Bitch de Marita Liulia, de Puppet Motel et des CD-Roms de Peter Gabriel, soient entourés de beaucoup d’autres titres du même ordre. Il faut toujours se réjouir du succès de ses collègues, voire de ses concurrents, car ce succès exprime l’intérêt du public pour une forme approchante, nous permettant d’espérer en profiter à notre tour. Les éditeurs n’ont pas cru en ce support, les auteurs n’ont pas osé produire eux-mêmes les œuvres interactives qu’ils inventaient, l’imperfection des ordinateurs et le fantasme engendré par la bulle Internet suivi de son explosion finirent d’achever ce support naissant et pourtant riche de promesses . Les œuvres interactives réclament une participation de l’utilisateur que la télévision leur évite. Seuls les jeux ont trouvé grâce à leurs yeux. Les objets que nous fabriquions ne trouvèrent jamais leur public, du moins insuffisamment. Avec la disparition de ce support et la régression que représente l’avènement de Flash par rapport au langage lingo de Director, cela ne risque pas de se produire, mais on peut toujours rêver que de jeunes artistes découvrent de nouveaux espaces de création et nous épatent. L’interactivité débridée d’Alphabet suscita le terme de poésie algorithmique.

mercredi 27 février 2019

Le son sur l'image (30) - Machiavel 4.3


Machiavel, scratch vidéo interactif

En 1998, l’œuvre suivante, réalisée en collaboration avec Antoine Schmitt, est le complément audiovisuel de l’album d’Un Drame Musical Instantané, Machiavel. Il s’agit d’un scratch interactif de cent onze boucles vidéo. Chaque très courte boucle, de 0,5 à 4 secondes, affectée de son propre son, réfléchit tout ce qu’il y a de plus beau ou de plus terrible sur notre planète. Au départ, nous souhaitions faire une relecture poétique du Monde Diplomatique, regarder la Terre vue de la Lune comme filmée par un touriste extra-terrestre à qui l’on aurait confiée une petite caméra japonaise ! Qu’en reste-t-il ? Je ne sais pas. Du fait que la boucle sonore n’a pas tout à fait la même durée que la boucle vidéo, naissent des synchronisations mouvantes, multipliant les effets de sens. Synchronisme accidentel, quand tu nous tiens ! L’effet répétitif de la boucle produit une sorte de zoom psycho-acoustique dans le son comme dans l’image. Les vidéos abordant les thèmes les plus attractifs à l’espèce humaine (sexe, mort, argent), une bascule s’exerce parfois, suggérant au joueur que Machiavel s’adresse directement à lui, d’autant qu’Antoine en a fait un objet comportemental qui réagit au plaisir et à l’ennui. Nous l’appelons l’effet clébard : si on ne s’occupe pas bien de lui il vient coller son museau le long de notre jambe, si cela ne suffit pas il pose sa patte, excédé il ira jusqu’à nous lécher la figure. Il s’habitue au joueur, il le sollicite si celui s’arrête, il copie son comportement, il insiste et puis finit par aller se recoucher dans son panier ! Antoine ajoute : « plus qu’interactif, Machiavel est un objet physique. Il est impossible de ne pas le manipuler car tout mouvement de la souris l'influence. On est immédiatement et irrémédiablement dans son univers. C'est l'apport fondamental de la programmation comme matériau. Une des premières œuvres d'art programmé. » Machiavel se comporte donc différemment face à des gestes lents ou rapides, tendres ou brutaux. Les placides contemplent les vidéos les unes après les autres. Les jeunes gens et les DJ zappent comme des malades ! Certains comportements permettent de l’apprivoiser, d’autres le contrarient. Mais qui manipule qui ? Machiavel était annoncé pour un Power PC 100 MHz ou un Pentium 100 avec Windows 95. Avec le temps et la vitesse des processeurs, l’aspect comportemental est devenu plus capricieux. Pour en goûter tout le fruit, il est recommandé d’y jouer plutôt sur d’anciennes machines. Encore heureux que cela fonctionne toujours… Nombreuses œuvres de l’âge d’or du multimédia ne s’ouvrent déjà plus sous aucun système récent. L’incompatibilité cyniquement contrôlée des anciens supports chassés par les nouveaux lorsque le marché arrive à saturation laisse entrevoir un désastre culturel dans la mémoire de l’humanité. Il est plus difficile d’entretenir ou reconstruire les appareils électroniques que les systèmes purement mécaniques. Dans quelques années y aura-t-il encore des machines pour relire ce que nous aurons produit, enregistré, filmé, imprimé ? Dans combien d’années les fichiers s’effaceront-ils d’eux-mêmes ? Le livre a résisté au temps, mais cette course délirante à ce qu’il est coutume d’appeler le progrès, ces fantastiques archives se multipliant sans cesse de façon quasi logarithmique, pourraient sombrer dans l’oubli total, effacés, illisibles, immense trou noir dans l’histoire des hommes.

Machiavel est dédié à deux cinéastes, Michelangelo Antonioni et Ferdinand Khittl. On comprend aisément la dédicace à l’auteur de Blow-Up : le photographe joué par David Hemmings y découvrait un meurtre en agrandissant progressivement un cliché pris dans un parc. Ici la répétition des boucles, tant sonores que vidéos, fait remonter à la surface les détails à première vue et à première écoute invisibles ou inaudibles. Lorsqu’on fabrique une boucle sonore, il est intéressant de noter que plus longtemps on l’écoute, plus la moindre virgule, la moindre pétouille, prend le devant de la scène, et l’on finit par n’entendre plus qu’elle. C’est un zoom avant psycho-acoustique. Il s’ajoute aux décalages avec l’image qui produisent des effets de sens variés, glissements infimes ou catégoriques.


Le film de Khittl, Die Parallelstraße (La route parallèle), est une œuvre rare de 1964 que je n’ai eu l’occasion de voir qu’une seule fois à la Cinémathèque Française, il y a trente ans, en version originale allemande non sous-titrée ! (il est sorti depuis en DVD) Des individus sont réunis dans une pièce où leur sont projetés des petits films numérotés, courts-métrages sur des sujets extrêmement divers. Ils ne savent pas pourquoi ils sont là, mais ils comprennent qu’ils seront tués s’ils ne percent pas cette énigme…

Toutes les images de Machiavel, à quatre exceptions près, ont été tournées par Antoine, Agnès Desnos et moi-même. À la fin de sa réalisation, je deviens tellement obnubilé par notre concept que je rêve en boucle. C’est très angoissant.

Les sons sont presque tous issus des 33 tours d’Un Drame Musical Instantané, la partie musicale de cet album hybride, à la fois CD-Rom et CD-audio, obéissant également à un concept vinylique : réédition et remix d’anciennes pièces du Drame, nouvelles pièces faisant intervenir des DJ, puzzling à partir des disques 33 tours du Drame, et bien d’autres facéties où nos sillons abreuvent notre sang impur. Je recherche des effets parfois humoristiques ou légers, parfois dramatiques ou critiques. En sonorisant l’image d’un iguane avec une messe à l’envers, l’animal semble être l’objet de vénération d’un rituel païen. Un film 16 mm de touristes sur le lac de Constance accompagné par une musique de film symphonique grandiloquente fait penser à des immigrants dans un film d’Elia Kazan. La flamme du Soldat Inconnu prend des allures de pamphlet contre la guerre grâce aux sanglots d’une femme. Face à un match de football, on n’entend que les supporters qui hurlent et klaxonnent. Le placement d’une musique met l’accent sur un personnage qu’on ne distinguerait pas autrement, perdu dans la foule. Le son témoin d’un moine sur un pont au Japon met en valeur sa petite clochette si l’on patiente. Un rythme de rock donne une impression de décervelage programmé à des jeunes qui suivent le rythme en oscillant la tête. Le faux synchronisme d’une scène de skaters, sautant sur un tremplin devant la Fontaine des Innocents, donne sa véracité à l’action pourtant bouclée. Un violoncelle souligne la bonhomie machiste d’un petit oiseau qui ne cesse de faire sa cour, évidemment sans succès puisque c’est une boucle ! Le déclenchement d’un appareil photo dans le silence rappelle directement le film d’Antonioni, tandis qu’on devine des policiers emmenant de force un jeune manifestant. Un fax sonorise le filé d’un panoramique circulaire au cimetière du Père-Lachaise. Un zapping télé préenregistré brouille les cartes…


En scratchant avec la souris, on déclenche d’autres familles de sons. Il y en a une série pour les mouvements courts, une pour les mouvements amples, une troisième pour les va-et-vient. Les sons sont tirés aléatoirement.
D’autres n’apparaissent que si l’on s’arrête suffisamment longtemps sur une vidéo : ce sont des phrases clefs, en anglais et en français. Machiavel fait alors un insert répété à l’intérieur de la boucle répétitive liée à l’image et joue de la surprise. Le choix est à la discrétion du programme !
Normalement, il n’est nul besoin de cliquer pour jouer, mais, si on cède à cette tentation, on entre dans un autre monde : les vidéos disparaissent, une porte s’entrouvre laissant apparaître un rai de lumière et de nouvelles boucles interviennent, cette fois plus musicales. Cette manipulation peut permettre au joueur d’atteindre une vidéo désirée, numérotée de 1 à 111, sans avoir besoin de scratcher.
Au démarrage, on entend le son de la petite horloge du préchargement. Tout aussi discret, une aiguille gratte la surface d’un disque qui tourne sans fin sur son plateau tandis que défile le déroulant du générique de fin.

Après Machiavel, Antoine se consacre à une carrière solo d’artiste multimédia. Il glisse du Web aux installations et aux spectacles vivants, fabriquant ses propres sons pour ses nanoensembles. Son site gratin.org est dédié aux formes d'art utilisant les programmes comme matériau central. Parlant une quantité de langues informatiques, amateur de Philip K. Dick, Antoine s’est passionné pour les objets comportementaux : « Dans mon travail artistique comme plasticien, je tâche de trouver les contextes et les conditions pour traquer sans relâche la nature de la réalité et la nature humaine : mon questionnement, d'ordre philosophique, est celui du « pourquoi ça bouge - comme ça ? » J'utilise la programmation comme matériau artistique principal pour recréer algorithmiquement l'origine du mouvement. Dans le champ des arts plastiques, je crée des situations ou des objets qui confrontent leur semi-autonomie à celle des visiteurs. Dans mes performances, c'est le performer (parfois moi-même) qui est placé dans une situation délicate. La notion de contrôle est centrale, tout comme celle de sensation. C'est à dire que je me place délibérément à un niveau infra-langage. »


Une de nos dernières collaborations aborde une nouvelle sphère d’intervention sonore. Antoine a lancé avec Adrian Johnson un site de sonneries de téléphone portable originales composées par près d’une vingtaine de créateurs sonores, sonicobject.com. Tous les lieux sont devenus publics. Partout, sans cesse, nous devons subir la pollution sonore. J’ai pensé aux autres, à ceux qui sont autour de nous lorsque notre portable se met à hurler son secret impudique. Alors, pour rendre notre quotidien plus doux ou plus hirsute, j'ai composé des formes courtes et bouclées en pensant à la poche ou au sac d'où elles émettent, identités uniques, moments privilégiés. Des sonneries délicates qu'on entend à peine, juste pour soi, dans l'intimité de l'appel attendu. Des sonneries brutales, affirmations de sa différence, revendications affirmées d'un pluralisme des sources. Des sonneries qui font sens, qui toquent à la porte, qui marquent les heures, qui font rêver d'un ailleurs, des sonneries rien qu'à soi… Les compositions musicales trop complexes conviennent mal à la courte durée de ces séquences en boucle comme à leur médiocre diffusion par un minuscule haut-parleur. Bien choisir la gamme de fréquences. Sérénité de la flûte, variété de timbres de la guimbarde dont les fréquences sont privilégiées par les codes de compression, comme avec la voix humaine. Mon souhait est de redonner un peu de chaleur humaine aux froides machines communicantes, d’y ajouter une pointe d'humour, de les apprivoiser plutôt qu'elles ne nous dévorent. C’est encore avec Antoine que je travaille sur Nabaztag, le lapin de Violet. Antoine programme l’objet communicant tandis que j’en assure tout le design sonore.


L'opéra pour 100 lapins Nabaz'mob fera le tour du monde après que nous l'ayons créé au Centre Pompidou le 27 mai 2006 . Nos clapiers sont en hibernation, mais prêts à repartir sur la route si vous êtes lagomorphes !

vendredi 22 février 2019

Le son sur l'image (29) - Carton 4.2


Carton, mon premier CD-Rom

Peu de temps après Seurat, le directeur d’Hyptique, Pierre Lavoie, me propose de produire la partie interactive d’un disque de chansons, tout juste terminé avec Bernard Vitet. Secondé par un directeur graphique enthousiaste, Étienne Mineur, déjà présent sur Seurat, et un programmeur génial, Antoine Schmitt, je réalise douze petites scènes interactives correspondant chacune à une interprétation libre des chansons de l’album Carton. Voilà donc une manière inédite d’expérimenter encore cette fois mes idées les plus délirantes ! Je continue de penser que plus un artiste est libre et plus il donne libre cours à sa passion, meilleur est le résultat.
Comme j’avais commandé au photographe Michel Séméniako la pochette de l’album, je lui propose de réaliser toute l’iconographie de la partie CD-Rom avec son fonds d’archives. Séméniako, pour qui j’ai composé la musique d’innombrables montages de diapositives depuis 1975, est réputé pour ses images nocturnes éclairées avec des lampes torches. Il arpente la planète à la recherche de lieux magiques, chargés de mémoire. Avec ses temps de pause très longs, il apparaît dans l’image mais on ne le voit pas. Bougeant sans cesse pour peindre l’espace de lumière, il n’impressionne pas la pellicule. Pour Carton, j’écris les paroles d’une chanson qui dessinent son portrait, L’ectoplasme. L’évocation interactive consiste à révéler l’image en frottant l’obscurité avec une sorte de gomme inversée. L’utilisateur est obligé de bouger doucement la souris. Cela s’opposait à la frénésie maniaque du cliqueur fou, très courante à cette époque. L’image apparaît progressivement. Je cherchais là un équivalent au travelling cinématographique. On entend simplement le vent qui souffle au milieu des temples grecs, des forêts indiennes ou africaines, et des sculptures chinoises en pierre.

L'ECTOPLASME

Invisible à l'œil nu un photographe approche
Il peint la nuit au flash et à la lampe de poche
Il marche il frôle et cherche en vain son ombre
En exhumant les temples qu'aucun fidèle n'encombre

Cherchez-le dans le noir cherchez-le dans le blanc
Cherchez-le dans le rouge ou dans les faux semblants

Il évoque notre histoire en jouant aux quatre coins
Du globe qui tient de lui son oculaire au point
Marche à côté de ses pompes malgré l'obscurité
Arpente les abcisses gauchit les ordonnées

Cherchez-le dans le noir cherchez-le dans le blanc
Cherchez-le dans le rouge ou dans les faux semblants

Parfois son bras indiscipliné se déchaîne
Les gladiateurs au cirque aussi taguaient l'arène
Partout présent dans ses images au temps pausé
Il tente cependant de se faire oublier

Cherchez-le dans le noir cherchez-le dans le blanc
Cherchez-le dans le rouge ou dans les faux semblants

Si vous le découvrez vous serez impressionnés
Dans ces autoportraits c'est vous que vous verrez


Dès Seurat, lorsque c’est possible, je fais en sorte que l’on puisse se promener en aveugle dans un CD-Rom, qu’inconsciemment l’on compose une partition sonore ayant sa propre vie à côté du sujet. Je sonorise la moindre navigation avec des sons en adéquation avec le propos qu’ils servent, mais constituant une suite dont la cohérence reste musicale. Petit à petit, on découvre que l’on est immergé dans un monde sonore complet. Par la grâce de ces sons, c’est un monde nouveau qui doit pouvoir se révéler à l’utilisateur, monde parallèle dont l’équilibre tient à son unité et aux ponts dressés vers le sujet qui l’a suscité.
Comme chaque première œuvre, la tentation est forte de trop en faire. Aux douze chansons, nous ajoutons le catalogue des disques du Drame, nos biographies, et des entretiens in situ dans la cabine obscure qui a servi à faire la photo de la pochette. Celle-ci est un autoportrait négocié, autre grande spécialité de Michel Séméniako. Dans une sorte de photomaton, nous fabriquons nos propres éclairages avec des faisceaux de câbles optiques. Lorsque nous sommes prêts, nous appuyons sur le déclencheur, parfois tout en bougeant pour donner une impression de mouvement. Dans les vidéos qui sont sur le disque, chacun d’entre nous a élaboré son propre éclairage. Séméniako parle de son travail sur la lumière, je décris le dispositif devant le miroir qui nous permet de voir ce que l’on fait dans la cabine, Bernard raconte l’influence de ses grands-pères sur le fait d’écrire des chansons. Il y a aussi quelques fichiers cachés, comme c’était à la mode au début de l’ère du multimédia. Le catalogue des disques du Drame pouvait prendre la forme d’un cut-up musical autonome, à condition de pervertir la destination première de l’objet. Roll over d’extraits des disques et de percussion ajoutée en passant la souris sur les pochettes et en cliquant pour en révéler les détails. La sonorisation de l’interface est toujours déterminante car c’est un espace très fréquenté, par lequel on passe et repasse très souvent. Pour cet album, j’utilisai les sons issus des précédents. J’aime beaucoup le recyclage, question d’économie de moyens, vérification des bons choix, énergie durable.


Pour Camille, glisser des pierres dans des failles rocheuses génère des gloussements suggestifs et lance une nouvelle image.
Le morceau qui donne son titre à l’album, Carton, est une suite d’images prises au milieu des décors de la Cinémathèque Française. Robot de Metropolis, momie de Psychose, décor de Caligari... C’est une première tentative de musique interactive : sur une boucle de valse, s’enchaînent aléatoirement des accords de cors à chaque clic de la souris. Le texte de la chanson est constitué de titres de films rares et chaque refrain intègre des citations originales volées à des films d’Ophüls, Kazan, Cocteau, Lang, Huston et Resnais.
Sur fond de rythme endiablé, Dodéca Couac représente une horloge de douze pastilles blanches qui énoncent une syllabe chaque fois qu’on passe sur l’une d’elles en roll over. En les déclenchant dans l’ordre des aiguilles d’une montre, on comprend « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». Dans le désordre, les phrases exprimées à haute voix sont beaucoup moins cartésiennes, parfois très cocasses.
Pour l’alzheimerien Moi’à moi, Étienne Mineur a conçu un truc qui rend fou, un jeu de typos qui tremble et s’efface dès qu’on le stabilise. La musique ne fait qu’accentuer la tension.


Banqueroute représente un chiffre énorme qui décroît de plus en plus rapidement, surtout si on bouge un temps soit peu, tandis que l’on entend une respiration suffocante.
Caresser l’écran de Démène à Jules déclenche des cellules de piano qui s’accumulent, jusqu’à ce que vous vous preniez pour Cecil Taylor…
Avec le dernier tableau, qui illustre la chanson Les oiseaux attendent toujours le Messie, je cherche à montrer qu’une image raconte une histoire différente chaque fois qu’on y associe un autre son. Je choisis dix images négociées de Michel Séméniako, réalisées en collaboration avec les pensionnaires d’un asile psychiatrique. Chaque image ressemble à un rituel étrange, à première vue hermétique. Je choisis dix sons extrêmement courts, une seconde et demie maximum, que je boucle de façon à ce qu’il joue de manière ininterrompue : une sirène, une cloche, un coup de feu, une boîte à musique, un coït, des pas dans les feuilles, des oiseaux, une messe, une sonnerie de téléphone… Le jeu consiste à affecter librement une des boucles sonores à une image.


Je m’inspire là de l’effet Koulechov. L’expérience célèbre de Lev Koulechov, datant de 1922, consiste à donner son expression au visage impassible d’un acteur par le plan qui précède dans le montage. Le cinéaste soviétique récupère un gros plan de l'acteur Ivan Mosjoukine regardant hors champ d'une manière particulièrement inexpressive. Koulechov monte trois fois cette image en alternance avec trois autres plans. L'acteur semble exprimer successivement trois émotions : la faim lorsque l’image qui précède est une assiette de soupe, la tristesse après celle d’une femme morte, l'attendrissement après une fillette et sa peluche.
Ce dernier tableau de Carton va me donner l’idée de départ de Machiavel, soit associer des boucles d’images et de sons pour travailler sur le sens.

jeudi 21 février 2019

Le son sur l'image (28) - L'auteur multimédia 4.1


IV L’auteur multimédia

J’ai souvent raconté que j’avais tant de casquettes ou tant de visières à ma casquette qu’on dirait un chapeau : auteur-compositeur-interprète, designer sonore, cinéaste, auteur multimédia, directeur artistique, producteur, journaliste (et romancier, depuis) j’accumule les fonctions et les responsabilités en fonction des besoins et des désirs. Le multimédia réunit tous les moyens d’expression audiovisuels auxquels il ajoute l’interactivité. En réalité, c’est surtout le métier de programmeur, on dit aussi développeur, qui permet d’effectuer ce passage vers les technologies dites nouvelles. Le développeur fabrique le moteur regroupant et activant tous les médias, graphiques et sonores. Si j’ai toujours programmé mes synthétiseurs, je n’ai mis que très peu les mains dans le code informatique. Mes camarades ingénieurs sont trop zélés pour que je m’y plonge. Il est important de ne pas tout savoir faire. Si on n’a rien à demander, personne ne vous demande rien non plus. L’échange est une composante de la vie en communauté. Le partage exerce une dynamique essentielle dans ces œuvres complexes et le collectif est pour moi un modèle de vie.


La quadrature du cercle

Dès mes premiers contacts avec un instrument de musique, le concept d’improvisation me plût sans même que je sache de quoi il s’agissait ni que j’aurais pu faire autrement. J’avais traversé l’adolescence en passant mon temps à inventer des jeux de société et à jouer à l’apprenti-illusioniste. Je m’exerçais des heures devant le grand miroir du salon, tours de cartes et aiguilles traversant mes joues. Ma pratique de la magie m’apprit d’une part à emberlificoter l’assistance avec mon bagout, et d’autre part à ne jamais recommencer deux fois de suite le même tour. Ayant finalement traversé le miroir après les événements de mai 1968, j’enregistrai quotidiennement toutes les compositions instantanées que nous produisions avec une facilité que seule la conversation à bâtons rompus avec une paire d’amis procure. J’écris nous, tant la musique était alors encore une entreprise collective, voire collectiviste. Dès 1969, je partageais les plaisirs sonores avec mes camarades de jeu, aussi ai-je du mal à comprendre l’autisme des jeunes créateurs, souvent seuls face à leur ordinateur portable. Des musiciens et des acteurs, on dit qu’ils jouent, ils jouent de leurs instruments, ils jouent la comédie. Ce n’est le cas ni des peintres ni des écrivains. Les musiciens gardent à jamais leur âme d’enfant et, j’insiste lourdement, ils le pratiquent à plusieurs, dans le partage. C’est peut-être là que réside la notion de jeu. Mon hobby devint progressivement ma profession, mon violon d’Ingres devint dingue et moi un peu devin. J’ai toujours fait très attention de ne pas perdre le goût. Le goût du vin et des bonnes choses, le goût de rêver, celui de faire, vivre. Tandis qu’avec Un Drame Musical Instantané nous tentons de nous renouveler chaque soir en improvisant librement sur scène tout ce qui peut nous passer par la tête, des idées les plus saugrenues aux mélodies les plus lyriques, du théâtre musical naissant à l’art de rattraper le couac le plus horrible par une pirouette originale, nous commençons à préciser notre langage et à concevoir des albums, tous fondamentalement différents les uns des autres, conçus comme des objets finis, où chaque élément doit être réfléchi, jusqu’à la création de la pochette, textes et images.

En composant mes premiers travaux interactifs, je comprends que je viens d’allier ce qui me plaisait le plus dans ces deux précédentes activités : fabriquer des objets démocratiques (un disque, c’est financièrement plus accessible qu’une installation muséographique), fignolés aux petits oignons (toujours ce goût pour une présentation adaptée à l’œuvre elle-même) et pouvant se renouveler à chaque lecture ! Imaginez vous insérer un disque de votre artiste favori dans le lecteur et qu’il vous en propose une interprétation chaque fois différente. Le rêve !… Donner la vie aux machines. Pinocchio et Frankenstein ne sont pas loin.

En haut, photo d'une vitrine consacrée à mes travaux multimédia au Musée des Arts Décoratifs, Paris
La vidéo est une émission de 1999 sur France3 où je présentais les CD-Roms Carton (1997) et Machiavel (1998)

vendredi 15 février 2019

Le son sur l'image (27) - Rien que du cinéma ! 3.6.2


Rien que du cinéma - 2

Depuis mes balbutiements à l’époque du light-show, j’ai toujours été inspiré par les montages photographiques. Je réalisai les partitions sonores de nombreux audiovisuels didactiques de Michel Séméniako et Marie-Jésus Diaz. C’est un plaisir de devoir produire du sens, de faire passer des intentions claires par la musique et les articulations qu’elle compose avec les images. Récemment, responsable des Soirées des Rencontres Internationales de la Photographie en Arles, grâce à Olivier Koechlin j’ai eu la joie de me confronter à nouveau au montage d’images fixes. En plein air, dans le Théâtre Antique ou devant les anciens entrepôts de la SNCF, Olivier projette des images de douze mètres sur douze montées sur ordinateur avec un logiciel de son invention, iSlide, qui permet de caler très facilement les photos sur la musique et réciproquement. Il s’agit alors de donner une unité à l’ensemble des images fixes que l’auteur a conçues individuellement et qu’il n’a jamais imaginées autrement que muettes. Le récit qui n’a jamais existé que dans l’intention ou l’inconscient de l’artiste doit être structuré, ce hors champ psychique doit apparaître comme un nouveau discours critique, le seul but étant de réussir à produire un spectacle qui fascine ou provoque les spectateurs réunis sous les étoiles. En général, j’essaye de ne pas zapper les séquences musicales pour éviter de souligner encore un peu plus le morcellement de ces montages photographiques souvent découpés en courts chapitres. Musiques préexistantes ou originales, je recherche ou compose des pièces qui se transforment et s’articulent sans coupure. Si je peux tout sonoriser avec une seule pièce, je suis aux anges. Parfois, un silence me permet d’en changer. Je recherche toujours l’unité, l’élément commun à toutes les images. Le reste est affaire de rythme. Si je ne réalise pas moi-même certains des montages, je cherche des illustrateurs sonores ou des compositeurs en adéquation avec les photographes, soit dans leur sensibilité partagée, soit dans la critique qu’ils suggèrent. Il m’arrive de construire un dispositif comme ce quiz où les musiques suggéraient le pays d’origine des estivants en maillots de bain de Paolo Verzone et Allessandro Albert. Parfois, je théâtralise, au sens dramatique du terme mes références restant toujours cinématographiques, tel reportage sur Tchernobyl, une assistante sociale chinoise, les inondations d’Arles ou un abri anti-atomique en Suisse… Parfois, je recherche des effets comiques comme pour les autoportraits de Martin Parr, ou un rythme comme pour la mode en Chine. Je me débrouille pour que puisse toujours s’exercer l’alternance tension-détente, pour surprendre quand cela est possible.


Pour la remise des prix, je suggère toujours un orchestre sur scène pour contrecarrer l’aspect guindé de ces festivités autoglorifiantes. J’arrive à l’imposer deux fois. En 2003, la soirée est chamboulée par le mouvement des intermittents auquel nous participons. Bernard est juste devant moi à la trompette et au piano, Didier Petit singe les simagrées du jury avec humour et violoncelle, Éric Échampard me fait oublier qu’il est batteur mais musicien. Nous improvisons sans aucune conduite pendant plus de trois heures. Après chaque intervention musicale, je n’ai que quelques secondes pour aller m’informer de la suite des événements et transmettre le message à mes trois camarades. Un orchestre d’improvisateurs est l’ensemble rêvé pour ponctuer et accompagner ce genre de festivité, capable de réagir au moindre accident ou changement de programme, redonnant vie à ce qui est compassé… Nous recommençons en juillet 2005, cette fois en trio, avec le clarinettiste basse Denis Colin et le guitariste Philippe Deschepper. Accompagnant la comédienne et chanteuse Élise Caron qui fait office de maîtresse de cérémonie, nous improvisons, même si j’ai préparé le déroulant de la soirée, attribuant une ambiance à chaque présentation des photographies des nominés selon leur caractère, affublé d’un thème la montée des marches et organisé des petits ensembles instrumentaux divers et variés.

Il y a peu, j’adorai imaginer la musique du film 1+1, une histoire naturelle du sexe de Pierre Morize . Comme c’est urgent, comme d’habitude, je choisis de travailler en improvisation, en me concentrant sur le sens du film, sur ce qui doit être compris ou suggéré. Je réunis un quatuor d’improvisateurs chevronnés et nous travaillons à l’écran pendant trois jours. Je regrette de n’avoir pu me mêler de la bande-son elle-même, tant le film est sensible et intelligent. Je livre néanmoins suffisamment de sons isolés pour sonoriser la partie dvd-rom de cette édition. C’est étonnant à quel point il est possible de changer le sens d’un film en y adjoignant telle ou telle musique. Pour Profession, femme de… de Françoise Romand, je considère son personnage, une agricultrice volontaire, secrétaire générale de la Confédération Paysanne, comme le héros positif d’un film soviétique des années 30 et compose une musique symphonique à la Prokofiev, dynamique et colorée. Pour son précédent film, sur l’adoption internationale, Si toi aussi tu m’abandonnes, j’improvise de grandes parties sur l’orgue de Sainte Elizabeth pour montrer la puissance de l’église, imite une vallenato colombienne pour rappeler les origines du personnage principal, détourne un module de notre site somnambules.net avec le violoncelle lyrique de Didier Petit ou retravaille les voix synchrones prises en reportage en les mélangeant à des cris d’hyènes pour la scène du cauchemar. Le moment où l’on trouve le traitement exact qui convient à chaque projet est des plus excitants.


En 1993, je suis retourné à la réalisation avec un épisode de la série Vis à Vis produite par Point du Jour. Il s’agit de faire dialoguer, pendant trois jours et en vidéo compressée, deux artistes à deux bouts de la planète (le premier est kabyle dans une Algérie où monte la tension, le second est un anglais, juif de surcroît, adopté par les zoulous dans une Afrique du Sud dont Mandela n’est pas encore président !), deux artistes qui résistent au pouvoir dominant par la culture et par leur art. Au bout de trois quarts d’heure, Idir et Johnny Clegg a capella glisse vers une sorte de film psychanalytique, où les deux chanteurs parlent de leurs mamans, et tandis que Idir joue de la guitare Clegg se met à danser zoulou au milieu de son salon. Surréaliste ! Je n’ai pas osé demander à Clegg de me fabriquer un arc vocal tel celui qu’il confectionna devant la caméra, après être allé cueillir un bambou au fond de son jardin. Je me serais bien vu jouer de son archet en transformant le son avec ma cavité buccale comme je le fais avec ma collection de guimbardes.

Quelques mois plus tard, je me retrouve à diriger une douzaine de courts-métrages de la série Sarajevo, a street under siege, toujours produits par Point du Jour, cette fois en coproduction avec la BBC et Saga. Mille obus par vingt-quatre heures, le plus grand dénuement, une expérience humaine hors du commun où règne une solidarité totale et absolue. Je me lave en crachant dans mes mains, m’endors en comptant les obus comme si c’était des moutons, une partition sublime qui me fait penser à Ionisation de Varèse, je n’ai jamais aussi bien dormi de ma vie. Le réveil est plus brutal, chaque matin vers cinq heures, je suis soulevé de mon lit par une énorme explosion. Revenu transformé, je n’ai plus peur de la mort, mais je mets un an à m’en remettre. Je filme en langue bosniaque sans comprendre immédiatement les réponses à mes questions. Nous sommes neuf réalisateurs à nous relayer toutes les trois semaines et à filmer la vie d’une rue au quotidien. Tournage le matin, montage l’après-midi dans les locaux de Saga, diffusion le soir par satellite après avoir emprunté Sniper Allée tous feux éteints, le pied au plancher, avec des malades qui nous canardent de chaque côté. Vingt millions de téléspectateurs chaque soir. Je filme un chirurgien à l’œuvre, un accordéoniste qui interprète Grana od bora, une famille qui se préoccupe de leurs animaux de compagnie mieux que d’elle-même, un sketch sur la cuisine de la pénurie, un herboriste au marché de Markala, une séance de cinéma où nous montrons nos films aux gens du quartier… Un de mes films est censuré, interdit d’antenne par la production, parce que j’y parle à la première personne : on voit de belles images esthétisantes des bâtiments grêlés par les éclats d’obus sur fond de ciel bleu tandis qu’on entend ma voix lisant une carte postale à ma compagne et à ma fille. J’y emploie des mots qui ne seront acceptables que deux semaines plus tard au Parlement Européen. Le dernier film que je tourne va faire le tour du monde, il s’agit du Sniper, deux minutes comme les cent vingt autres épisodes de la série. On y entend la voix de celui qui est visé et qui pense à voix haute tandis que l’on voit la cible dans la lunette du fusil du tchetnik. C’est un champ-contrechamp audio-visuel. Imaginez le geste de celui qui hésite entre tirer sur un enfant, sur un chien, une vieille femme, un bidon, pour montrer sa puissance, son pouvoir de vie et de mort, tandis que Feodor Atkine dit le texte que j’ai demandé d’écrire à Ademir Kenović, celui qu’il me racontait chaque soir dans la voiture sur Sniper Allée et que je n’ai jamais écouté. Car pour ma part, je rentrais le ventre en essayant de me prendre pour une feuille de papier à cigarette, imaginant donner moins de prises aux balles qui risquaient d’arriver de chaque côté.


« Je décide toujours avec soin comment, quand et où passer : près des bâtiments ou au milieu de la rue ? Je zigzague ? Je traverse vite ou lentement ? Je fais en sorte qu'on me voit le moins possible des collines qui sont beaucoup trop proches de nous et que personne n'aime plus regarder... Parfois en marchant j'essaie d'imaginer ce que c'est que d'être touché par un sniper... Est-ce qu'on peut sentir la balle vous transpercer le corps ? Est-ce que ça fait mal ou chaud ? Je me demande si je tomberai, si j'entendrai le sifflement de la balle avant qu'elle me touche... Ou après...? Quel bruit font les os en craquant ? Le cycliste qui s'est fait décapité par une mitrailleuse antiaérienne, a-t-il été conscient de quoi que ce soit ? Je continue de croire que je serai "juste" blessé, je ne pense jamais que je serai tué. Je me demande si j'aurai le temps de voir voler une partie de mon corps devant moi après avoir été touché ? Est-ce que ça produit une odeur, un goût ? À quoi pense l'homme qui se cache la tête derrière son journal en traversant là où tirent les snipers ? Je pense : ai-je peur ou suis-je seulement curieux parce que je déteste ignorer les choses qui me concernent ? Et puis je me demande pourquoi certains marchent sans rien comprendre, l'air hagard, pourquoi certains en protègent d'autres et pourquoi d'autres encore courent machinalement ? D'autres enfin essaient de vaincre leur peur en marmonnant des explications stupides... Parfois je pense à ceux qui tirent : comment choisissent-ils leurs victimes, homme ou chien, femme ou enfant, quelqu'un de jeune ou de célèbre, ou peut-être que c'est par la couleur de leurs vêtements ? Est-ce que le tireur est heureux quand il fait mouche ? Je pense souvent au mépris profond des habitants de Sarajevo pour ceux qui disent qu'ils ne savent pas qui et d'où l’on tire et pour tous ceux qui font semblant de les croire. Ils regardent simplement les futurs fascistes, autour d'eux, qui tirent sur leurs enfants...»

Après Alger, Johannesburg et Sarajevo, je refuse de m’envoler pour Belfast, et j’écris le scénario d’un long-métrage inspiré par un roman de Ramuz dont le sujet n’enchante personne, la fin du monde ! Je compose même la musique de L’astre avec Bernard Vitet, comme une préparation au tournage. Hanna Schygulla accepte de jouer le rôle de la récitante, je suis fasciné par certaines voix, Delphine Seyrig, Marlene Dietrich, Lauren Bacall, mais aussi Cocteau, Guitry, Godard, Lacan… Celle d’Hanna Schygulla me fait fondre. Phénomène historique, l’avance sur recettes ne m’est ni accordée ni refusée, deux fois de suite. Je perds courage et retourne à mes moutons, naturel pour un birgé !

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel / La musique interactive
III. Un drame musical instantané : Un drame musical instantané / Un collectif / Des films pour les aveugles 1 / 2 / L'image du son / La nouvelle musique du muet / Rien que du cinéma ! 1 / 2
IV. L'auteur multimédia (à suivre)

mercredi 13 février 2019

Le son sur l'image (26) - Rien que du cinéma ! 3.6.1


Rien que du cinéma !

Je commence à faire des films lorsque je suis étudiant à l’Idhec. Pendant mes études, j’en fais neuf dont le dernier (considéré officiellement comme mon premier) est mon film de promotion, La nuit du phoque , que je coréalise en 1974 avec mon camarade de promotion, Bernard Mollerat, prématurément disparu. C’est un film expérimental de quarante-deux minutes en couleurs et en musique, qui, paraît-il, réfléchit très bien son époque, une période où innovation, invention et imagination étaient des mots-clefs dans tous les arts. J’en ai composé toute la partition sonore, mêlant voix, bruitages et musiques. Il y a quelques passages qui ne sont pas piqués des vers, comme le ballet des militants avec un chanteur soliste anarchiste qui répond à un chœur ringard à la Busby Berkeley des Charentes, une séquence pop filmée à plusieurs caméras où je joue de l’orgue déguisé en clown, et bien d’autres facéties qui m’ont valu pas mal de commandes de musique dans les temps qui suivirent.

Je dois avouer avoir oublié la plupart des musiques que j’ai écrites et enregistrées. En fait, j’oublie tout ce que j’écris à peu près une semaine après l’avoir terminé. J’analyse ce réflexe quasi pathologique comme le besoin de repartir de zéro, de conserver la fraîcheur de la première fois, la virginité nécessaire à tout nouveau travail. Je suis incapable de fredonner correctement une mélodie que j’ai récemment enregistrée, ce qui fait beaucoup rire mes proches, qui, eux/elles, s’en souviennent !

Certaines de ces partitions ont été des jalons déterminants de ma démarche. Ainsi le travail réalisé avec la chef monteuse Brigitte Dornès pour Pierre Desgraupes, Igor Barrère et Étienne Lalou, Le bruit du sel, et surtout, L’avenir du futur de Marcel Trillat, sixième et dernier épisode de L’histoire de la vie, pour lequel nous avons mijoté une partition de cinquante-deux minutes aux petits oignons. Au cinéma, s’entendre avec la monteuse est une condition nécessaire puisque c’est elle qui va intégrer les sons, les placer, superviser le mixage, et parfois suggérer tel ou tel apport supplémentaire et nécessaire.

Pendant des années, je compose presque toutes les musiques des films de la Cinémathèque Albert Kahn réalisés par Jocelyne Leclercq et montés par Robert Weiss. C’est très amusant car chaque film se passe dans un pays différent. Je me force à coller au sujet en en prenant les accents, tantôt franchouillard (Paris 09-31), tantôt chinois (La révolution chinoise nationaliste). Quelle n’est pas ma surprise d’apprendre un soir de première que les trois films Deux fêtes au Pays des Kami, Bunraku et Showa Tenno ont été coproduits par le Japon, et qu’est présent tout le personnel de l’ambassade ! Je suis malade pendant toute la projection en entendant mes japoniaiseries, enregistrées entre autres à la flûte et aux percussions. L’ambassadeur me félicite pour l’originalité et l’à-propos de ma musique. Je suis bien forcé d’en conclure que mon interprétation reste, malgré tous mes efforts pour sonner nippon, très personnelle, et que son côté « à la manière de » n’est pas aussi primaire que je l’ai souhaité puis craint.


Ne connaissant que très mal la musique, j’ai dû inventer mon propre langage, ou réinventer laborieusement des lois évidentes pour quiconque a suivi quelques cours. Lorsque je dois composer de la musique de genre et la jouer au clavier, j’ai une technique d’escroc qui a fait ses preuves. Je le fais comme un acteur : je me mets dans la peau de Mozart ou de Keith Jarrett, deux expériences vécues, et je laisse aller mes doigts sur le clavier sans réfléchir. Cela ne donne pas du Mozart, sinon mon client ne serait pas non plus venu me voir, mais j’obtiens l’effet Mozart, ce qui est somme toute requis pour le film. C’est comme prendre l’accent jusqu’à la caricature lorsqu’on tente de parler une langue étrangère. La conviction qu’on y met est pour beaucoup dans la réussite de l’entreprise.

Au delà de l’œuvre ou du produit sur lequel on travaille, il est indispensable de comprendre ce que désire le commanditaire, ou du moins l’effet qu’il recherche, même s’il est incapable de l’exprimer, voire de l’imaginer. Mon intime conviction peut ainsi pallier à l’absence de confiance qu’il a parfois en ses propres idées, il doute, hésite, et mon rôle peut devenir celui d’un analyste accoucheur ! Composant pour de nombreux réalisateurs, je me suis fixé une règle qui fonctionne très bien pour moi et pour les projets réclamant une rapidité d’exécution : j’exige la présence dans le studio du réalisateur ou de la personne compétente. Les doutes s’estompent alors doucement, les hésitations se dissipent, la relation devient productive. Nous gagnons un temps fou, faisant les petites corrections au fur et à mesure. La bande définitive est livrée le jour-même !


Certaines collaborations me furent extrêmement agréables ou instructives. Je me souviens encore, phénomène exceptionnel en ce qui me concerne, de la mélodie que j’ai composée pour un film de Dominique Cabrera, Chronique d’une banlieue ordinaire, probablement parce que je la chantais moi-même en m’accompagnant au clavier. Mon facteur (des Postes) avait reconnu ma voix sur Canal +, j’en avais été très fier. Philippe Deschepper y exécutait des variations à la guitare afin que cette petite mélodie agisse en leitmotiv. Pour La Cité des Sciences et Techniques de La Villette, je fais la musique d’une série de Jacques Rouxel sur la douleur avec les Shadoks, et dois bruiter moi-même ces drôles de bestioles. Je suis terrorisé de devoir prendre le relais de Cohen-Solal, les Shadoks du Service de la Recherche de l’ORTF ayant certainement influencé mon appétit bruitiste et mes expérimentations buccales. Patrick Bouchitey a quant à lui pris la suite de Claude Piéplu pour le commentaire.


Dans cette même Cité des Sciences, tourne en boucle sur trois téléviseurs, depuis son ouverture, un film de Dominique Belloir sur le peintre Jacques Monory, qui a réalisé les fresques ornant le planétarium. J’aime beaucoup le travail que nous fîmes avec Francis et Bernard, mêlant le grand orchestre du Drame à des cris de primates dont je jouais le rôle, cette fois encore grâce au vocodeur. Nous en avons profité pour demander à Monory la pochette de Carnage, et une plaquette pour laquelle il nous offrit l’Ekta d’un tableau qu’il avait détruit.

Pour Patrick Barbéris, nous composâmes de petites miniatures sonores narratives qui accompagnaient des montages de photographies de Nadar, Atget, Sabrier, Gilletta, Seeberger, commandés par la Caisse Nationale des Monuments Historiques, suivis d’un montage sur les femmes pour une exposition pour le Mois de la Photographie. Nous nous amusâmes à composer ces narrations musicales à partir de photographies auxquelles notre travail donnait une impression d’homogénéité, de cohérence de l’imaginaire. Nous peuplions les catacombes de Nadar d’animaux étranges et inquiétants, une valse musette accompagnait les rues du Paris d’Atget, des échantillons jazzys rythmaient les gros plans de Sabrier, nous mettions en ondes la malchance de la roulette suivie d’un suicide pour la Riviera de Gilletta, les inondations de Seeberger devenaient d’une froideur étale sous les cris glaçants des mouettes…

mardi 22 janvier 2019

Le son sur l'image (25) - La nouvelle musique du muet 3.5


La nouvelle musique du muet

Je cherchais une façon d’associer mes deux passions, le cinéma et la musique. J’étais souvent énervé de constater l’aspect régressif des productions contemporaines et la méconnaissance des chefs d’œuvre du muet. J’avais orienté une partie de mes goûts vers ce qu’on appelait le cinéma underground ou expérimental. Je me passionnais pour Michael Snow, Ken Jacobs, Stan Brakhage ou pour les films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. J’adorais La Région Centrale, Tom Tom the Piper’s Son, Moïse et Aaron… Je cherchais une nouvelle idée de mise en scène pour nos concerts, un dispositif plus simple, un spectacle plus grand public.

L’écriture musicale du Drame était déjà très fictionnelle et cinématographique : utilisation de l’ellipse, du fondu, de l’espace hors champ et du gros plan, mixage des voix, montage cut, effets de perspective... En utilisant une structure par plans, dans l’espace et dans le temps, nous cherchions à renvoyer le son d’un monde où se confondent l’imaginaire et le réel.

Ainsi, dès 1977, j’ai l’idée de créer en direct des musiques originales sur des films muets avec Un Drame Musical Instantané. Parallèlement à nos autres spectacles, nous avons réalisé plus d’une vingtaine de créations où nous jouions en même temps que des films muets. Nous n’apprécions pas le terme d’accompagnement, préférant l’idée de jouer ensemble. Certains appelèrent ensuite ce genre de spectacles des ciné-concerts. Notre approche avait la particularité de chercher à produire un spectacle moderne, en renouant avec la tradition mais en dépoussiérant l’image dont le public pouvait avoir de ces vieux films, en transformant notre cinéphilie en relecture contemporaine.


Le premier film que nous interprétons est À propos de Nice de Jean Vigo, partition très jazz, évidemment toujours improvisée comme tout ce que nous faisions en trio. Nous préparons les structures, les émotions à souligner, les rôles, l’instrumentation, nous repérons certains coups de théâtre, mais tout le reste est laissé libre à notre interprétation. Nous avions déjà mis en musique un texte inédit de Vigo, mais c’était pour l’album Trop d’adrénaline nuit.
Nous décidons de nous comporter comme si Dreyer nous appelait aujourd’hui pour faire la musique de sa Passion de Jeanne d’Arc, transformant le martyr de Jeanne en acte de résistance, une transe d’une heure trente qui grimpe jusqu’à nous laisser sur le carreau. Le film qui nous fit faire le tour du monde est Le cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene que nous interprétons en nous attribuant des rôles : Bernard Vitet joue l’inquiétant docteur, Francis Gorgé est l’étudiant Hans, je suis Cesar, le somnambule. Il nous arrive de jouer deux fois le film dans la même soirée, avec un entracte, pour montrer à quel point une interprétation musicale peut changer le caractère d’un film.
Pour chaque nouvelle expérience, nous étudions le découpage, les motivations du metteur en scène, nous lisons ses écrits s’il en existe, nous cherchons à nous rapprocher au mieux des intentions de l’auteur. Nous voulons éviter à la fois tout rapport iconoclaste et démarche illustrative.


Mes préférés restent deux films de Jean Epstein, cinéaste méconnu et théoricien, inventeur de la lyrosophie. Si vous trouvez son petit fascicule, Bonjour Cinéma, paru en 1928 aux Éditions de la Sirène, dirigées par Blaise Cendrars, c’est une petite merveille de mise en pages. Il s’agit donc de La glace à trois faces d’après Paul Morand et de La chute de la Maison Usher d'après Edgar Poe. Pour ce dernier, Bernard et Francis réorchestrent L’invitation au voyage d’Henri Duparc sur le poème de Baudelaire. C’est extrêmement émouvant. « Mon enfant, ma sœur, songe à la douceur d’aller là-bas vivre ensemble… Tout n’est qu’ordre et beauté, calme, luxe et volupté… » Le ralenti, les surimpressions, les travellings de ce cinéaste poète donnent déjà à Edgar Poe l’inquiétante musique qu’il mérite. Nous avons réalisé plusieurs versions de La glace à trois faces, la première en trio, l’autre avec le grand orchestre du Drame, quinze solistes totalement investis dans l’aventure. C’est le portrait d’un homme à travers trois femmes, les fragments de plusieurs années viennent s’implanter dans un seul aujourd’hui, l’avenir éclate parmi les souvenirs.


Il nous a fallu un an pour composer notre autre grande partition pour orchestre, c’était L’homme à la caméra de Dziga Vertov . Nous avions décidé de mettre en œuvre le laboratoire de l’ouïe dont Vertov avait rêvé, enchaînant invention sur invention. Francis dirigeait, Bernard était « caché » parmi les pupitres, je m’occupais de la synchro avec l’image, résorbant les avancées et les retards, improvisant même totalement lorsque le film un soir cassa.
Très bons souvenirs des cinq épisodes de Fantômas et de deux épisodes des Vampires de Louis Feuillade, joués à la Parisienne, casquette sur l’œil, avec l’accordéoniste Michèle Buirette, en faisant rebondir les effets du feuilleton. Pour La sorcellerie à travers les âges (Håxan) de Benjamin Christensen, que nous tournons avec le percussionniste Gérard Siracusa, nous nous inspirons d’ouvrages de sorcellerie, du Petit et du Grand Albert, tordant le cou à la musique sacrée. Nous changeons souvent d’invités en fonction des films, pour leur donner telle ou telle couleur, ou parce que le film lui correspond bien. Au Festival d’Avignon, comme les intertitres de L’X Mystérieux, du même Christensen, sont en danois, nous demandons à l’écrivain Dominique Meens de les dire en français après que nous les ayons fait traduire. Toujours en Avignon, nous jouons La Passion de notre Seigneur Jésus-Christ, produit par Charles Pathé, comme un péplum kitsch et pompier, à mourir de rire, avec cuivres et percussion.

Nous n’avons pas insisté avec La grève, les films de S.M.Eisenstein réclamant un travail binaire, très rock, qui ne nous convient pas, pas plus qu’avec Nosferatu de F.W.Murnau. Il fallait montrer trop de recul pour ne pas abîmer leurs effets magiques. Pour les mêmes raisons, nous évitons les burlesques. Pas assez agréable à réaliser, trop d’effacement nécessaire, déjà que nous sommes dans la fosse, presque invisibles !


Nous fûmes très tristes lorsque Marie Epstein, la sœur du cinéaste, choisit une partition plus traditionnelle pour sortir La glace en vidéo, elle trouvait la nôtre formidable mais trop originale, pas assez d’époque. Irréfutable, puisque nous cherchons à gommer l’aspect ancien de tous ces films pour leur donner une seconde jeunesse et attirer un nouveau public. Aucun film muet n’a jamais été édité avec une partition du Drame, mais il paraît qu’il existe une édition pirate en dvd du chef d’œuvre de Marcel L’Herbier, L’argent, d’après Émile Zola, avec la partition de trois heures dix d’Un Drame Musical Instantané, c’est l’une de nos créations les plus réussies. J’espère bien mettre la main dessus un de ces jours.

Depuis, même si je sors relativement peu, j’ai découvert quelques très belles partitions contemporaines. Le guitariste Bill Frisell s’est très bien sorti des Buster Keaton, ce qui n’est jamais évident, comme je l’ai écrit, avec les burlesques. Dans le dvd consacré aux films de Charley Bowers, il est intéressant de comparer la version de Egged on de Marc Perrone à l’accordéon et celle, électroacoustique, de Bruno Letort. Dans de nombreux cas, cela aurait valu la peine de travailler en amont avec les réalisateurs ! Grâce aux éditions dvd ou à des ciné-concerts, on peut apprécier les partitions de nombreux films muets : certains Fritz Lang et Murnau, les partitions de Richard Einhorn pour La Passion de Jeanne d’Arc, de Gillian Anderson pour La sorcellerie à travers les âges, du collectif italien Laboratorio di Musica e Immagine pour A propos de Nice, de Mark Dresser pour Caligari, les travaux de l’Arfi ou ceux du groupe Art Zoyd… Je suis mauvais juge, trop souvent contrarié par le manque d’ambition des nouvelles partitions. J’ai toujours refusé que le Drame accepte la commande d’une nouvelle musique lorsque je connaissais l’existence d’une partition originale, qu’elle soit d’époque ou récente. Il y a tant de chefs d’œuvre méconnus qui attendent qu’on les mette en musique afin qu’ils rencontrent de nouveaux publics que c’est du gâchis de commander sans cesse de nouvelles créations pour inlassablement les mêmes films.

P.S. : la musique de L'homme à la caméra (précédemment publiée en vinyle sur GRRR) et de La glace à trois faces (inédite) par Un Drame Musical Instantané sortiront en CD au printemps sur le label autrichien Klanggalerie...

lundi 21 janvier 2019

Le son sur l'image (24) - L'image du son 3.4


L'image du son

En 1988, Mireille Larroche accepte de produire 20 000 lieues sous les mers à la Péniche-Opéra. Elle en assure la mise en scène, accompagnée des magiciens James et Liliane Hodges, de la chorégraphe Lulla Card (devenue depuis Lulla Chourlin) et du décorateur Marc Boisseau. L’idée du sous-marin s’impose à nous dès notre première visite à la Péniche. Déjà sosies des Pieds Nickelés, nous nous reconnaissons dans les trois rôles principaux du roman de Jules Verne : le capitaine Némo, le harponneur Ned Land et le professeur Arronax. Il ne nous en faut pas plus pour décider d’adapter cette parabole de l’Human Dream : croissez et multipliez, exploitez l’homme par l’homme, le monde nous appartient, après moi le déluge. Une première péniche est transformée en musée imaginaire, dédale de vitrines animées et sonores qui tient autant du Palais de la Découverte que du train fantôme. Des magnétophones sonorisent les vitrines-aquariums, Bernard Vitet joue du cor multiphonique à trois pavillons qu’il a inventé, Francis Gorgé fait sonner une cloche de verre au-dessus de la tête des spectateurs qui s’y succèdent tour à tour, je programme en direct mon synthétiseur ARP 2600 comme si j’étais aux commandes du vaisseau… Dans une deuxième péniche, les spectateurs, allongés parmi les rochers reconstitués, sont entraînés dans une aventure musicale d’objets et de corps en mouvement. Les deux marionnettistes cachés sous les sièges sont secondés par deux danseuses qui évoluent dans le couloir central comme pour un défilé de mode. Nous avions livré une bande témoin pour que les danseuses, les marionnettistes et les régisseurs de plateau puissent répéter. Cette suite orchestrale devait également figurer sur un disque , mais nous avions bien prévenu que nous improviserions chaque soir une version différente. Hélas, en notre absence, la metteuse en scène cale chaque geste et chaque effet à la seconde près sur la bande. Nous sommes désespérés lorsque nous réalisons qu’il nous faudra rejouer exactement ce qui a été enregistré : trompette, trio de flûtes, guitare électrique, violoncelle piccolo, voix traitées en temps réel et instruments de synthèse ! J’achète un chronomètre avec un grand écran extrêmement lisible et une télécommande, pour suivre l’action à la seconde près, voire la précéder. Annoncé au Journal de 20 heures, le spectacle joue à guichet fermé pendant trois semaines. Le décor fut ensuite détruit sans que nous ayons le temps d’en récupérer un seul souvenir, si ce n’est une jolie vitrine construite par Marc pour la Fnac, du temps où la logique de l’enseigne n’était pas uniquement et mécaniquement mercantile.


Zappeurs-Pompiers est notre nouveau spectacle multimédia. La chorégraphe Lulla Card se balance devant l’écran, suspendue à un fil, tandis que je zappe les chaînes reçues par satellite pour composer une petite narration en direct. Dans une autre scène, Lulla filme à la paluche sa robe sur laquelle est construite la maquette d’une ville miniature, à la manière de Murnau survolant les paysages dans Faust. Le clown des Macloma, Guy Pannequin, lui donnait la réplique, tandis que nous jouions en avant-scène. Nous avons souvent été transformés en musiciens de fosse, comme pour l’adaptation de J’accuse d’Émile Zola, avec un décor de cinq étages de haut et un orchestre d’harmonie de soixante-dix musiciens. Une vraie fosse, plutôt une tranchée, creusée dans la terre, entourée de barbelés… Le scénographe Raymond Sarti avait collé un chapiteau gonflable sur une tour de Mantes-la-Jolie, repeignant tout l’immeuble en bleu, les balcons, la terre battue devant l’immeuble… La mise en scène était d’Ahmed Madani. Dans nos premières créations, nous étions moins riches et nous nous mettions nous-mêmes en scène, un peu potaches. Bernard se cachait dans le piano à queue pour apparaître comme un zombie sortant du tombeau, après avoir frotté les cordes de tout son corps allongé. Nous avons fait un concert entier couchés par terre. Pas facile de jouer du sax sur le dos ! J’ai joué de la flûte la tête en bas sur un trapèze, Bernard s’est aveuglé avec du liquide fluo, nous inventions mille facéties pour produire une image, et pas seulement un son. Nous avons finalement abandonné, la concentration du musicien et celle du comédien étant trop contradictoires. Le comédien, schizophrène professionnel, doit jouer un rôle, tandis que le musicien recherche à être le plus lui-même que possible, paranoïaque potentiel. Dans le théâtre musical le plus réussi, je pense aux plus belles pièces de Mauricio Kagel ou Georges Aperghis, il y a un frottement irrésolvable entre ces deux mouvements. Le musicien est très mauvais acteur, pour ne pas parler de la réciproque. Cela condamna définitivement à nos yeux le théâtre musical.


Dès 1985, nous entamons notre cycle « Littérature et musique en direct » avec deux nouvelles de Dino Buzzati, Le K et Jeune fille qui tombe…tombe interprétées par Michael Lonsdale. Plus tard, avec la rencontre de Raymond Sarti, nous immergeâmes l’ensemble dans des scénographies complexes, lorsque Richard Bohringer ou Daniel Laloux reprirent le rôle du récitant. Nous réalisâmes d’autres créations sur des textes de Michel Tournier et Jules Verne, en particulier avec l’exceptionnel chanteur qu’était Frank Royon Le Mée, plus de trois octaves de tessiture du baryton au haute contre, une maîtrise absolue de l’organe, voix diphonique, et une imagination débordante. Nous n’avons jamais trouvé d’équivalent depuis sa disparition. Le sida l’a emporté, comme Marc Boisseau, le décorateur de 20 000 lieues sous les mers et de Zappeurs-Pompiers 2.
Un feu d’artifice clôturait Le Château des Carpates, interprété en plein air sur le parvis d’une église. Pendant ces années, nous avons beaucoup joué avec le feu. Pour 45 secondes départ arrêté, l’artificier envoie tout en même temps et le ciel est transformé en voûte enflammée. Nous avons tout juste le temps de nous aplatir le long d’un mur ! Heureusement, cette fois la musique est préenregistrée. Ce n’est pas le cas de Féeries Jacobines, où Francis et moi sommes suspendus aux fenêtres de la Mairie de Montreuil, tandis que Bernard, perché sur des cothurnes, traverse les vingt-cinq mille personnes qui assistent au spectacle. Seulement sept blessés. Il paraît que c’est peu. Nous faisons aussi quelques concerts avec le pyrophone, un orgue à feu construit par Bernard. La différence de température produit une montée d’air chaud dans le tuyau et fait entendre des voix célestes. Le son est magnifique mais l’instrument est très encombrant. Je dois avouer que je ne suis pas non plus rassuré à la vue des détendeurs et des bouteilles de gaz que mon camarade mélange allègrement. Quelques années plus tôt, j’avais eu les deux mains brûlées au second degré suite à un mauvais dosage de poudres en fabriquant des fumigènes. Nous jouions dans une cage de tulle fabriquée par Bernard. J’ai pensé à une couverture pour étouffer le feu qui embrasait la toile de notre chapiteau mais il n’y avait que nous trois et nos instruments. J’ai éteint avec mes mains mais le plastique a collé sur mes paumes. Je suis sorti les bras en l’air en criant au public « on a eu chaud ». Tout le monde a cru que c’était dans le spectacle. Je me suis fait soigner par un infirmier qui me racontait des histoires de grands brûlés et par les pompiers appelés par les alarmes anti-fumée. Au loin, j’avais l’impression que le Titanic sombrait pendant que l’orchestre continuait toujours à jouer.


Ces quelques exemples pour montrer à quel point nous étions sensibles aux images autant qu’au son, si friands que nous étions des idées les plus folles, but the show must go on.

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel / La musique interactive
III. Un drame musical instantané : Un drame musical instantané / Un collectif / Des films pour les aveugles 1 / 2

jeudi 17 janvier 2019

Le son sur l'image (23) - Des films pour les aveugles 3.3.2


Des films pour les aveugles - 2

Ainsi, avec Un Drame Musical Instantané, tentons-nous de produire de l’expérimental qui nous serve de leçon, pédagogie dont nos sommes les premiers élèves. À chaque pièce, nous choisissons de développer un aspect musical où nous nous estimons faibles ou fragiles plutôt que de répéter des formules éprouvées. Ne jamais s’endormir un seul soir sans avoir appris quelque chose de sa journée.
Pour quoi la nuit est une suite d’accords montés l’un après l’autre (aux ciseaux, comme cela se faisait avant le numérique) et nous changeons d’instruments à chaque accord. Ensuite, nous diffusons la première moitié du montage simultanément à la seconde moitié, et nous rejouons en direct par-dessus le résultat.
Pour Au pied de la lettre, qui accompagne un texte inédit de Jean Vigo extrait de mon livre de chevet du moment, nous nous interdisons d’autres instruments que de percussion, tandis qu’il n’y a que des voix dans Passage à l’acte .
Nous branchions le téléphone sur la table de mixage, intégrant les communications reçues pendant l’enregistrement. Certains vaudevilles en découlèrent, nous interdisant d’exploiter ces bandes litigieuses qui dévoilaient l’intimité de nos proches, voire leur forfanterie.
M’enfin ! est la première pièce préalablement composée du trio. Nous enregistrons les voix de nos voisins du café berbère jouant au loto. Nous mélangeons la trompette de Bernard Vitet avec elle-même transposée dans le grave (une octave plus bas produisant un ralentissement) et dans l’aigu (cette fois, elle sonne comme un hautbois rapide et nerveux). Dans le même disque, Rideau !, nous fabriquons un morceau en ajoutant nos instruments avec ceux d’un orchestre symphonique qui s’accorde. La phrase de Guillaume d’Orange qui donne son titre à cette œuvrette est emblématique de notre démarche : Pas besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. Bernard me dit aujourd’hui que plus le temps passe, plus cette phrase est géniale.
Nous avions eu l’idée d’aller dans une usine de métallurgie pour en enregistrer l’ambiance et la mixer ensuite avec nos instruments. Revenus dans notre studio, à l’époque la cave de ma maison à la Butte aux cailles, nous nous rendons compte, en l’écoutant, que le morceau est déjà là, presque terminé. Nous ajoutons un coup de gong et quelques notes de guitare noyées dans l’ensemble pour assumer ce ready-made.


Nous n’avions encore jamais écrit pour orchestre symphonique lorsque nous nous sommes attelés à La Bourse et la vie, commande de Radio France pour le Nouvel Orchestre Philharmonique dirigé par Yves Prin. Cinq mouvements : Produire, Maux d’ordre, Allegro Furioso, Leurre de la récréation, Tous les grains du sablier. Nous risquons l’émeute lorsque nous demandons aux musiciens de hurler leurs noms, de se lever et de simuler une grève pendant la représentation. Nous frôlons une véritable grève lorsque la bassoniste refuse de jouer les doigtés indiqués pour produire les sons multiphoniques que Bernard a pourtant précisément étudiés. Ayant appris que Jacques Di Donato fait partie de l’orchestre, nous avons écrit quelques lignes très jazz, mais la hiérarchie impose que ce soit le premier clarinettiste qui les joue alors qu’il swingue comme un passe-lacets. Nouvelle catastrophe ! Heureusement, le chef d’orchestre nous soutient et réussit à juguler toutes les crises. Il est vrai que nous cherchons chaque fois à aborder des domaines que nous ne maîtrisions pas. C’est une bonne façon de progresser, plutôt que de s’endormir sur ses acquis. Créer est plus excitant que gérer. Il me semble avoir toujours été plus efficace à faire ce que je ne savais pas faire. L’autodidacte n’a pas le choix, il trouve des biais pour remplir la commande à sa façon, pour que le client soit content ! En 1987, pour notre premier cd, L’hallali, nous composons ainsi un opéra-bouffe, La fosse, sur un livret de Régis Franc, l’auteur de la bande dessinée Le café de la plage, avec l’Ensemble de l’Itinéraire dirigé par Boris de Vinogradov et des chanteurs d’opéra. Pour ce drôle de machin qui était censé se passer en Afrique, la basse Louis Hagen-William jouait le rôle du Lion et la soprano Martine Viard celui de Miss Rosé, la tenancière du Tree Top Lodge. J’assumais le rôle de la tribu en transformant ma voix en direct avec un vocodeur. Huit comédiens interprétaient le rôle des musiciens dans la fosse. Chacun ne dit qu’une seule phrase mais nous les choisissons méticuleusement en fonction de chaque timbre et rôle, ou peut-être nous faisons-nous seulement plaisir en engageant des « voix » qui nous ont fait rêver : Maurice Garrel (le père dans Adieu Philippine), Christian Marin (le Laverdure des Chevaliers du ciel), Guy Piérauld (la voix de Bugs Bunny, à la ville comme à la scène !), Serge Valetti, Dominique Fonfrède, Guy Pannequin…


Pour Des haricots la fin, dans le spectacle Zappeurs-Pompiers 2, nous reprenons le principe des radiophonies que nous avions inauguré avec Crimes Parfaits, une pièce de 1981 qui aurait influencé de nombreux DJ et animateurs de radio. Cette fois les échantillons sont prélevés dans des émissions de télé. Crimes Parfaits mettait en ondes l’aliénation du monde du travail, Des haricots la fin cerne celle de la télévision. Les radiophonies sont des montages très serrés de plusieurs centaines de courts extraits radiophoniques, ici télévisuels, qui font apparaître comme par miracle les conditions, techniques et sociales, dans lesquelles chaque morceau a été enregistré. Improvisant directement au bouton de pause, l’opérateur anticipe les événements dans la plus extrême tension. Bien que souvent minuscules, les extraits révèlent les univers qui les entourent, en eux-mêmes, et les uns par rapport aux autres. L’accumulation, loin de nous perdre, provoque une acuité ou une lucidité d’écoute qui révèle l’inouï des situations enregistrées. La juxtaposition de tant de plans, il y en a des centaines, isole chacun d’eux. Leur brièveté ne peut laisser apparaître qu’une seule face, un seul indice pour chaque extrait, l’éclairant avec tant de précision qu’il nous semble le découvrir pour la première fois. Notre procédé d’écriture semi-automatique permet de jouer avec les mots, avec les sons, de leur faire dire des phrases, exprimer une pensée, émettre des critiques. C’est très excitant. Il est amusant de constater que le medium parle également de lui-même, la radio de radio, la télé de télé, le cinéma de cinéma, la littérature de littérature, etc. Fictionalisant le réel avec du matériau certifié, du document authentique, du brut, nous inventons une histoire, exprimant nos révoltes en les affublant d’un humour salvateur. Chaque extrait devient une énigme et l’ensemble un jeu de devinettes qui happe l’auditeur. J’avais esquissé ce genre de petit cut-up très cagien en 1974 dans mon premier film, La nuit du phoque. Je fus plus tard fasciné par les réalisations « radiophoniques » de Jean-André Fieschi, de vrais opéras. Aaah, L’agonie du Caudillo ! Ou encore Jean-Luc Godard avec son Histoire(s) du cinéma : ses neuf heures offrent tant de citations au cinéphile qu’il va, forcément à un moment ou à un autre, reconnaître l’une d’elles, avec suffisamment d’émotion pour qu’il s’y reconnaisse lui-même et plonge la tête la première. Mordant à l’hameçon, le spectateur reconstituera ainsi sa propre Histoire du cinéma. Le concept de paysage social, que nous développons alors en opposition à la mollesse new age du paysage sonore, est issu de nos expérimentations sauvages.

Cet exercice de haute voltige serait aujourd’hui impossible pour des questions de droits d’auteur. La technique du sampling était alors inexistante. Nous serons parmi les premiers à utiliser des échantillonneurs, au début très rudimentaires. Francis devint très vite un virtuose de l’Instant Replay, une pédale d’effets qui permettait d’enregistrer quelques secondes à la volée et de les restituer en les transposant dans l’instant. Lorsque Akaï racheta le brevet, je craquai pour le S612, qui offrait l’avantage de conserver les échantillons sur disquette, donc de les rappeler… Chaque fois que sort un nouveau jouet nous ne pouvons nous empêcher d’en rêver et, si nos fonds nous le permettent, de l’acquérir. Comme cela allait devenir souvent le cas avec les machines futures, si la mémorisation des actions apportait le contrôle, elle rigidifiait le jeu. On gagnait en fiabilité ce qu’on perdait en mobilité. Rien n’a jamais remplacé la souplesse d’utilisation de mon ARP 2600. Mon PPG avait encore des boutons en façade pour agir en direct sur les sons, mais la révolution qu’apporta le DX7 de Yamaha avec la norme MIDI et son lot de mémoires instantanément rappelables figera le geste instrumental jusqu’à le supprimer complètement avec les concerts d’ordinateurs portables où les malheureux musiciens n’usent que le bout de leurs deux index. Je définirais mon style électroacoustique par la préservation de ce geste instrumental dans mon jeu avec les machines. J’ai toujours préféré les traitements physiques aux clones virtuels. C’est hélas beaucoup plus encombrant. Mais tellement plus vivant ! Sur scène, j’adore jouer du Theremin ou de modules d’effets contrôlés par imposition des mains au-dessus de capteurs 3D. Jamais aucune programmation ne remplacera la sensualité du geste.

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel / La musique interactive
III. Un drame musical instantané : Un drame musical instantané / Un collectif / Des films pour les aveugles (1ère partie)

mardi 15 janvier 2019

Le son sur l'image (22) - Des films pour les aveugles 3.3.1


Des films pour les aveugles - 1

Il n’y a pas de génération spontanée. La musique que nous improvisons est issue de nos discussions « de bistro », de notre passé d’auditeur comme de musicien, des expérimentations réalisées seul ou en groupe, de la préparation méticuleuse de chaque séance… Pablo Picasso à qui l’on demandait combien de temps il avait mis pour peindre une toile aurait répondu « trois minutes et toute une vie », bon résumé de l’art d’improviser. Il faut penser rapidement, réagir encore plus vite, en évitant les redondances et les imitations. Rien de pire que les mouvements conjoints où tout le monde, comme un seul homme, emboîte le pas de celui qui s’excite soudain. Construire l’improvisation comme n’importe quel morceau de musique préalablement conçue, avec des structures bien charpentées, avec conscience du temps et de la présence des autres musiciens. Pour que cela supporte l’édition, nous montons aux ciseaux nos morceaux en ne conservant que les meilleurs passages, du moins ceux qui nous permettent de constituer une suite cohérente. La lecture de Glenn Gould nous conforte dans ce sens. Nous utilisons des termes et des techniques plus cinématographiques que musicaux, préférant, quand l’occasion se présente, le mixage radiophonique, qui consiste à lancer simultanément plusieurs magnétophones, au multipistes. Les impros sont enregistrées avec un deux pistes stéréo, avec l’intention délibérée d’empêcher tout remixage. C’est une pratique que j’ai conservée longtemps, je préfère souvent l’urgence du deux-pistes qui interdit tout mixage ultérieur et force les participants à être tous bons en même temps. Je me méfie de la technique qui engloutit l’acte créateur dans des lenteurs castratrices. Mieux vaut parfois refaire la prise mais conserver la passion de l’instant. C’est un gain de temps considérable, surtout lorsqu’on évite le mixage qui fait plus souvent office de stérilisateur que de soigneux ciselage du résultat. Cela n’évite pas certains risques qu’on prend plus facilement soi-même qu’avec d’autres. Une saturation malheureuse, une mauvaise balance, un manque de tact d’un des protagonistes, un à-peu-près peuvent rendre la prise inutilisable. Qu’à cela ne tienne, on la refait, privilégiant cet état d’urgence avec lequel on joue sur scène et qui bénéficie là de tous les avantages du studio. Un impondérable peut donner toute sa saveur à l’entreprise. Encore une fois, c’est de l’improvisation maîtrisée, de l’instantané qui demande d’anticiper les actions et réactions de chacun, tant aux manettes qu’avec les instruments. Pour toutes ces expérimentations, il est absolument nécessaire d’être confortablement préparés et installés : s’accorder correctement avant chaque prise, avoir de bons casques ou une bonne écoute extérieure si c’est possible, un environnement accueillant, des provisions de bouche, et tout le temps nécessaire.

Nous n’avons ressenti le besoin d’écrire préalablement nos compositions qu’à partir du moment où nous avons monté notre orchestre de quinze musiciens. J’espérais continuer le travail instantané avec eux, mais le résultat fut banal, farci de poncifs. J’ai dû abandonner à contrecœur ces idées spontanéistes pour ne les pratiquer qu’avec les petites formations, trois-quatre musiciens aguerris, capables de tout jouer, de tout entendre, sans complexe, sans interdit, sans a priori de style. Nous n’improvisons pas des variations sur un thème, nous improvisons le thème et le texte, improvisation libre où tout est possible et même recommandé. Avant un concert, je prépare les instruments qui exigent une programmation, ce sont mes timbres, mais l’interprétation est libre. Au delà de la scène, c’est là toute ma méthode, une très grande préparation pour une exécution libre. Certains musiciens multiplient les rencontres espérant générer plus de surprises. Nous avons préféré continuer ensemble, connaissant bien le discours des deux autres, et pour les surprises nous ne sommes jamais restés en reste. Nous étions fidèles et tâchions de renouveler notre relation à l’intérieur de ce couple à trois. Nous enregistrions nos instantanés, ce qui leur conférait un statut définitif, susceptibles d’être édités sur un disque. Nous écoutions le résultat, et à partir de là, nous enregistrions une nouvelle impro, en tâchant de faire tout autre chose.
La question de l’instantané ou du préalable est subalterne. Ce qui compte avant tout, c’est raconter des histoires, des histoires ouvertes, suggestives. Le plus gros compliment qu’on puisse me faire est de me raconter à quoi l’on a rêvé pendant l’écoute d’un de mes disques, et que cela n’ait pas grand-chose à voir avec ce que j’avais imaginé en le faisant. Cette liberté accordée à l’auditeur, son appropriation de la pièce, préfigurent le rôle de l’interactivité dans les futurs projets multimédias.
Les albums du Drame sont issus de la tradition des évocations radiophoniques, mieux défendues en Allemagne avec le Hörspiel qu’en France. Nous revendiquions un théâtre musical radiophonique, nous référant au théâtre musical alors en vogue, comme nous opposions le paysage social de nos radiophonies à la mode du paysage sonore de Murray Schaeffer. Ce n’est pas la pâte qui nous intéresse, c’est ce que nous en faisons, ou comment notre militantisme citoyen peut s’exercer dans notre art.

Nous produirons d’ailleurs plusieurs émissions de radio sur France Musique et France Culture. Les plus excitantes duraient plus de trois heures. USA le complot aborde l’histoire des États-Unis sous l’angle impérialiste : génocide indien, esclavage, chasse aux sorcières, Black Panthers. La peur du vide est un polar impressionniste. L’un et l’autre sont un mélange de musique originale, de disques et d’archives récupérées à Radio France, de textes lus et joués, de bruitages. Nous en profitons pour essayer les instruments habituellement inaccessibles dont nous rêvions et que possède la maison de la Radio : le piano Bösendorfer avec ses notes hyper graves, les timbales, gongs et grosse-caisse symphonique, la machine à vent, le marimba basse… Pour Improvisation mode d’emploi, série diffusée en direct à 20 heures sur France Culture, j’invite chaque soir une musicienne ou un musicien à qui je demande d’improviser sur un texte, sur une ambiance sonore et sur un disque. Évidemment je génère des rencontres improbables en diffusant en play-back de la musique pygmée ou la Ve de Beethoven ! Notre dernière création radiophonique fut l’adaptation de la musique du ballet Écarlate pour Jean Gaudin, mais les budgets de production de Radio France sont si mesquins que nous abandonnons l’idée de donner suite à ces périodes de création intense. Chaque fois, je ressors avec désespoir les Propositions au directeur de la radio que Brecht écrit en 1927 : « dès maintenant je puis vous dire que toutes ces tentatives échoueront à cause des honoraires minables et ridicules que l’on paie pour l’heure d’antenne à fins culturelles. » (Théorie de la radio, in Écrits sur la littérature et l’art, Ed. L’Arche) Cela ne s’est pas arrangé. Ma génération a été nourrie de l’écoute de la radio, feuilletons, dramatiques, canulars et musiques ! Encore une fois, le son suggère tellement d’interprétations qu’il stimule l’esprit et l’imagination. En 1944, Pierre Schaeffer allait créer le premier studio consacré à l’expérimentation radiophonique, puis en 1951 le Groupe de musique concrète, devenu en 1958 Groupe de Recherches Musicales (GRM), enfin, de 1960 à 1975 il dirigera le Service de la Recherche de la RTF qui sera démantelé pour donner naissance à l’Institut National de l’Audiovisuel (INA). Karlheinz Stockhausen fondera celui de musique électronique à Cologne en 1953, et deux ans plus tard, Luciano Berio le Studio di Fonologia Musicale. Aujourd’hui plus que jamais, Radio France devrait offrir aux jeunes créateurs une plateforme qui leur permette de s’exprimer. L’Atelier de Création Radiophonique (ACR) fondé par Alain Trutat a longtemps eu cette vocation. Brecht écrit encore : «L’art doit intervenir à l’endroit où quelque chose fait défaut. Si la vision est exclue, cela ne signifie pas que l’on ne voit rien, mais qu’au contraire, précisément, l’on voit une infinité de choses - tant qu’on en veut… », et plus haut, « l’art et la radio doivent être mis à la disposition de projets didactiques ».

Photo © Horace

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel / La musique interactive
III. Un drame musical instantané : Un drame musical instantané / Un collectif / Des films pour les aveugles

vendredi 11 janvier 2019

Le son sur l'image (21) - Un collectif 3.2


Un collectif

La musique a toujours été pour moi une expérience collective. Je suis d’une génération où l’on quittait le cocon familial pour « la vie en communauté ». Il y a un plaisir de faire, mais plus grand encore à partager et confronter sa pratique à celle des autres. La musique est un art qui s’exprime très souvent à plusieurs. Je l’imagine comme une conversation, ou comme un spectacle engageant différents talents. Le solo n’est pas une expérience qui m’ait jamais intéressé, si ce n’est celle ici à l’œuvre, lorsque je tape ces lignes sur mon PowerBook. Lorsque je rencontre Bernard Vitet, je joue déjà depuis quelques années avec Francis Gorgé. N’est-ce pas plus opportun de réunir mes deux camardes de jeu plutôt que de mener de front deux projets simultanés, aussi excitant l’un que l’autre ? Le trio était né.
Dès la deuxième représentation, nous l’appelons Un Drame Musical Instantané, et ce pour quatre raisons, autant qu’il y a de termes à notre nouveau nom. Un signifie l’unicité de chaque représentation : ne jamais nous répéter, inventer chaque fois un nouveau dispositif. Drame Musical renvoie au théâtre musical, à l’opéra, en italien melodrama, drame en musique, drame au sens théâtral du terme car, même si nous avons toujours été plus doués pour le drame que pour la comédie, nous ne négligeons pas l’aspect humoristique de certains de nos spectacles. Instantané correspond mieux à l’idée que nous avons de l’improvisation : pensant que nous sommes rentrés dans une ère où la musique n’a plus toujours besoin de s’écrire avant de se faire, que le papier va céder la place à la bande magnétique, que la hiérarchie sociale au sein du monde de la musique est à repenser de fond en comble, nous opposons composition instantanée et composition préalable. Nous avons gardé notre nom jusqu’à aujourd’hui, même si la composition préalable a pris de plus en plus de place dans notre travail depuis 1981. (Seul rescapé du Drame, j'ai dissous le groupe en 2008, mais en 2014 avec Francis nous l'avons reformé le temps d'un concert mémorable).
Un Drame Musical Instantané se caractérise par une liberté totale dans ses choix : aucun style formel n’est imposé, nous mélangeons toutes les sources, les traitements électroacoustiques s'intègrent aux instruments traditionnels, l’écriture préalable et l’improvisation font bon ménage, et surtout, nous inventons le concept de « musique à propos », petite fille de la musique à programme et du poème symphonique pratiqués par Berlioz ou Richard Strauss. Il s’agit de fabriquer d'évocatrices fictions musicales, qui font naître des interprétations imagées, propres à chaque auditeur ou spectateur. Le rôle des images devient capital dans l’ensemble de nos œuvres, que ces images soient suggérées comme dans notre théâtre musical discographique ou radiophonique, accompagnées comme lorsque nous jouons en direct la musique de films muets, ou partie intégrante de nos spectacles multimédia.

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel / La musique interactive
III. Un drame musical instantané : Un drame musical instantané

jeudi 10 janvier 2019

Le son sur l'image (20) - Un drame musical instantané 3.1


III. Un drame musical instantané

Fallait-il placer ce chapitre avant ou après celui sur le multimédia ? À ce stade du récit, je choisis de revenir à la chronologie, insistant sur le cheminement d’une pensée issue de la pratique. Les aventures relatées ici concernent mes œuvres les plus personnelles, tant musicales, au sein d’Un Drame Musical Instantané, qu’interactives comme nous y reviendrons dans le prochain chapitre.

Les leçons que j’ai tirées de ma pratique croisent souvent la tentative de décryptage de ma démarche. Rien n’empêche le lecteur d’aborder ce livre dans un autre ordre que celui dans lequel je l’ai construit. On ne le répétera jamais assez : la lecture est un processus éminemment interactif… Contrairement à la rédaction ! Persuadé que la logique de la création va se nicher dans les coins reculés de notre longue histoire, je la reprends depuis les origines, ici seulement celles de l’auteur, soyez rassurés, les antécédents audiovisuels ayant déjà été esquissés dans la première partie. Pour les poètes obsessionnels qui souhaitent un retour radical vers le passé, je renverrai au module Big Bang sur le site Lecielestbleu (hélas plus accessible depuis) !


Coup de chapeau à mes maîtres

Ayant institué une règle d’or de m’égarer dans un labyrinthe d’activités qui tient du Lego et de la charade à tiroirs, il est plus sage de repartir de mes débuts pour dérouler le fil d’Ariane qui me mène jusqu’à vous. With a little help from my friends. Né en 1952 à Paris rue des Martyrs dans le IXe arrondissement, je suis un petit Parisien typique. Ma mère est née boulevard de Strasbourg, ma grand mère rue du Faubourg Saint-Denis. Du côté de mon père, c’est Angers. Un boulevard y porte le nom de mon grand-père, Gaston, directeur de l’usine d’électricité, déporté et gazé à Auschwitz, après avoir été dénoncé par un de ses ouvriers. Gaston est mon second prénom. Mes souvenirs de vacances angevines embaument des jardins fleuris où se promenaient une poule jaune et une tortue facétieuse, avec le château fort comme toile de fond et des étendards confectionnés pour la Libération retrouvés au fond d’un garage. Mon père ayant émigré depuis longtemps à Paris et choisi son propre parcours, je n’y ai que très peu d’attaches. Côté maternel, même si un quart de queue trônait au milieu du salon de l’avenue Constant Coquelin, rares sont les antécédents musicaux familiaux. Ma grand-mère maternelle, Madeleine, était soprano dramatique amateur comme cela pouvait se pratiquer dans les bonnes familles bourgeoises, capable de réciter Corneille ou de tenir tous les rôles d’un opéra, au grand dam de toute l’assemblée. Elle avait chanté aux Concerts Colonne sous la direction de Paul Paray. Mon grand-père, Roland, avait connu Max Jacob et Erik Satie. Cela s’arrête là. Aucun musicien dans la famille, et mes parents, qui s’affublaient du qualificatif d’intellectuels de gauche, ne me semblaient posséder aucun réel sens artistique. Par contre, ma tante Arlette, la sœur aînée de ma mère, était peintre abstrait. Il y avait, accrochées dans notre appartement, nombreuses de ses toiles. Il est possible que cette présence m’incita à passer à une autre abstraction, la musique. Ai-je été influencé par ces formes colorées que je trouvais agréablement déséquilibrées et dont le côté bancal me procurait un vertige émotionnel ?


Lorsqu’elle rencontra mon père, ma mère était vendeuse en librairie. Il était alors agent littéraire. Jusqu’à l’âge de quarante ans, il avait été un aventurier, accumulant tous les métiers à condition qu’on n’y porte aucun uniforme ! Mon père, ce héros, fut piqueteur pour lignes à haute tension, coiffeur pour dames, barman au Ritz, pêcheur sur un chalutier, correcteur au Bottin, videur de boîte de nuit, acteur de cinéma, critique à l'ORTF, modiste, espion pendant la guerre, médecin à la Libération… Journaliste à France-Soir, correspondant du Daily Mirror, il interviewe Churchill et Paulette Godard alors mariée à Chaplin, il parle anglais avec l'accent d'Oxford et écrit l’allemand en gothique. Il fonde et dirige la Collection Métal avec Jacques Bergier, des romans d'anticipation. Contrebandier, il passe des médicaments en Espagne et des livres porno en Belgique, son coéquipier est le futur éditeur Éric Losfeld… Agent littéraire, il lance Frédéric Dard, dit San Antonio, et Robert Hossein, il a les droits du Salaire de la Peur et de Fifi Brindacier, est l'agent de Michel Audiard, de Marcel Duhamel et de sa Série Noire, de Francis Carco dont il produit les pièces. Il est secrétaire de rédaction à Cinévie, vendeur de voitures d'occasion, chef de publicité, administrateur des Ballets de Janine Charrat, expert auprès des Tribunaux pour l'Opéra de Paris… Il est le Visiteur du Soir dans une émission de Pierre Laforêt sur Europe 1, auteur d'un feuilleton policier pour la radio, candidat bidon pour lancer L'Homme du XXe Siècle avec Pierre Sabbagh à la Télévision Française. Il aide Bruno Coquatrix à ouvrir l'Olympia en faisant de la cavalerie, traduit mes versions latines sans dictionnaire, fait des contresens, et il regrettera toujours d'avoir abandonné le monde du spectacle, après avoir fait faillite en produisant, au Théâtre de l’Étoile, la comédie musicale Nouvelle Orléans avec Sidney Bechet. Jacques Higelin, qui y tenait son premier rôle, me terrorisait, déguisé en indien avec des plumes et hurlant tant et si bien que je m’accroupissais dans le fond de la loge à son entrée en scène. J’ai cinq ans. Mon père doit changer de vie parce qu'il a deux enfants à charge et plus un sou, il remboursera ses dettes jusqu’à trois ans avant sa mort. Il adorait la musique, je représentais un peu sa revanche. Au Hot Club de France, Louis Armstrong venait tous les soirs jouer dans sa chambre comme il avait la plus grande de l'hôtel. Ses goûts l’emmenaient plutôt vers le jazz à la papa et Beethoven. Les interprétations de Karajan m’horrifiaient, il me faudra découvrir les enregistrements de Bruno Walter pour enfin me réconcilier avec ses symphonies. Il est mort un casque sur les oreilles en écoutant la Callas chanter la Traviata. Pour ses funérailles, il désirait que je joue de la trompette. Comme si j’en avais le cœur ! Plutôt qu’un concert de canards, je concoctai une heure trente d’histoire de la trompette jazz qui nous permit de tenir le coup pendant l’interminable cérémonie de la crémation, simulacre de rituel sans les pompes. C’est tout de même moins pénible en plein air.

Ma seconde naissance remonte à 1968. J’ai quinze ans. Le 10 mai 1968, je demande au proviseur de mon lycée s’il y aura des sanctions si nous faisons grève. On n’avait jamais vu cela. En cinq minutes, ma vie bascule. J’étais un gentil petit garçon qui refusait de descendre acheter le pain s’il n’avait pas enfilé sa cravate. Je deviens un révolutionnaire qui file enfoncer les portes du lycée de filles voisin pour emmener nos camarades à la manifestation. Je n’ai pas réussi à attirer plus d’une vingtaine de filles ce jour-là, mais c’est un bon début ! Le soir, mon père me dit, qu’après tout ce qu’il m’a raconté sur son engagement politique, ma mère et lui vont être très inquiets mais qu’ils comprennent mon enthousiasme. Je fais partie du service d’ordre à mobylette pendant les manifs, je livre des affiches imprimées aux Beaux-Arts pour l’ORTF, vends le journal Action Porte de Saint-Cloud et milite au Comité d’Action du XVIe arrondissement (sic !). Trop indiscipliné, je n’ai jamais appartenu à aucun parti.

J’enchaîne directement avec un voyage initiatique aux États-Unis, trois mois de vacances d’été à en faire le tour, seul avec ma petite sœur de treize ans. Nous voyageons la nuit en bus Greyhound lorsque nous n’arrivons pas à nous faire héberger. À Cincinnati, je vais à des battles of the bands, concours d’orchestres de rock. Jef, un copain de mon âge, me fait écouter Frank Zappa. À San Francisco, les enfants de nos hôtes me font fumer mon premier pétard, m’emmène au Fillmore West écouter le Grateful Dead et m’offre les deux précédents disques de Zappa qui n’est pas leur tasse de thé. Leur père, médecin pour les Black Panthers, apprend le swahili (J'ai publié en 2014 le roman USA 1968 deux enfants qui raconte cette incroyable aventure, roman pour tablette avec photographies, films, musiques et interactivité !). Je rentre à Paris, je fais pousser les graines que j’ai rapportées et je commence à m’intéresser à la musique. J’ai dans mes bagages Jefferson Airplane, les Silver Apples, David Peel and the Lower East Side, In-a-gadda-da-vida et le dernier 45 tours des Beatles, Hey Jude et Strawberry Fields Forever. Je découvre Captain Beefheart and the Magic Band, qui me fait définitivement sauter le pas vers tout ce qui est bizarre ! La rencontre décisive a lieu dans les coulisses du Festival Pop d’Amougies en Belgique. C’est le premier grand rassemblement en Europe, le festival ayant été interdit sur le territoire français. Je campe sous le chapiteau où se déroulent les concerts avec mon sac de couchage et un petit magnétophone sur piles. Les bobines font 9 centimètres, c’est du 4,75 cm/s. Un soir, je saute les barrières pour intercepter Zappa que j’abreuve de questions pendant quarante-cinq minutes. C’est le bonheur. J’aurai la chance de le revoir ensuite à chacun de ses passages à Paris. Au Festival de Biot-Valbonne, je lui trouve un ampli, des musiciens. Notre dernière rencontre remonte au concert du Gaumont-Palace avec le violoniste Jean-Luc Ponty. Mais ce sont surtout ses disques qui m’impressionnent. Dans son premier album, le premier double de l’histoire de la pop music, il donne la longue liste de ses influences. Pendant des années, je vérifierai mes nouvelles découvertes sur la liste publiée dans Freak Out ! : Schoenberg, Roland Kirk, Mauricio Kagel, Charlie Mingus, Boulez, Webern, Dolphy, Stockhausen, Cecil Taylor, et celui qui m’importe le plus, Charles Ives


Je me suis aussi entiché de son propre héros, Edgard Varèse (Indispensables, les Entretiens de Varèse avec Georges Charbonnier (Belfond). Le style et l’idée d’Arnold Schönberg (Buchet/Chastel), les livres de John Cage et les quatre énormes volumes du Traité d’orchestration de Koechlin (Max Eschig) m’ont également impressionné). Zappa le citait sur chacune de ses pochettes : « Le compositeur d’aujourd’hui refuse de mourir. » J’ai d’abord été fasciné par Déserts et Arcana. Déserts est la première partition mixte pour orchestre et bande magnétique. J’ai découvert ensuite Ionisation, Ecuatorial, Nocturnal et le reste du catalogue. Toute l’œuvre de Varèse tient sur deux cd. Il faudra attendre 1999 pour voir son intégrale réunie par Riccardo Chailly. Les rêves prophétiques de Varèse n’ont pu se réaliser que ces dernières années avec les nouvelles technologies et l’essor de la musique techno.

Les partitions symphoniques de Frank Zappa me touchent plus que ses chansons rock. Son film, 200 Motels, est un patchwork psychédélique très en avance sur son époque. Au début, j’adorais que chaque album soit complètement différent du précédent. Ensuite, ça s’est rockisé et banalisé. Je n’y suis revenu que sur la fin de sa vie, avec l’Ensemble Modern. Chez Zappa, j’adorais le mélange de sources et de genres, les effets électroniques, l’humour et l’engagement politique, l’énergie tant dans la musique qu’avec tout ce qui tourne autour.

J’ai enchaîné avec Sun Ra, Harry Partch, Conlon Nancarrow, Soft Machine, Steve Reich, l’Art Ensemble de Chicago, et Michel Portal. Je sortais souvent en concert, rock d’abord, puis très vite des trucs assimilés au jazz, probablement après avoir entendu les jazzmen à Amougies. Inoubliable Joseph Jarman de l’Art Ensemble de Chicago pastichant, complètement à poil, les rockers à la guitare électrique. La plus époustouflante démonstration avec le Purple Haze d’Hendrix à Monterey. J’ai plus tard parfait ma culture musicale avec l’intégralité des concerts organisés par Boulez à la création de l’Ircam, intitulés Perspectives du XXe Siècle. Mon compositeur fétiche reste l’américain Charles Ives. Il a tout inventé, dodécaphonisme, quarts de ton, sérialisme, polytonalité, musique répétitive, seulement le temps d’un morceau. Il a intégré un orchestre de guimbardes dans une symphonie, fait jouer l’orchestre dans douze tonalités simultanées sur des tempi différents, son quatuor à cordes est construit comme une conversation, et lui aussi est passionné de politique, influencé par les transcendantalistes dont s’inspirera plus tard la Beat Generation. Il fait publier à ses frais une proposition d’amendement pour élire le président des États-Unis au suffrage universel, déjà ! Comme personne ne veut le jouer de son vivant, il a une autre profession, assureur, il invente l’assurance sur la vie ! Certains critiques ont supposé que le véritable génie était son père, meilleur chef d’orchestre de la guerre de sécession, qui obligeait ses enfants à chanter en quarts de ton, faisait marcher l’harmonie de sa ville depuis un bout de la rue principale, et de l’autre, celle du patelin d’à côté dans une autre tonalité et dans un autre tempo, et du haut de son balcon situé à mi-chemin, il notait les notes qui arrivaient au fur et à mesure…

J’ai beaucoup de chance à cette époque, parce que les musiciens que je rencontre sont fascinés par ces deux mômes, ma sœur et moi, qu’ils considèrent comme de petites mascottes. Je fais le bœuf à la flûte avec Eric Clapton. J’accompagne les dévots de Krishna à l’harmonium chez Maxim’s avec George Harrison. Le véritable déclic qui va changer le cours de ma vie, c’est de rentrer à l’Idhec, à dix-huit ans. En 1971, je souhaitais arrêter mes études pour me consacrer au light-show et à la musique. Ma mère insiste pour que je tente le concours de l’école nationale de cinéma. Je suis trop émotif et rate souvent mes examens (À part celui de twist organisé par la radio quand j’avais dix ans, que j’ai gagné avec ma petite sœur… La plupart des prix que j’ai obtenus l’ont été sans que je m’y inscrive !), mais cette fois, je m’en fiche, je le passe pour lui faire plaisir, et réussis sans effort. Le concours est sensationnel, conçu pour déceler des aptitudes créatrices plutôt que pour vérifier des connaissances. Depuis que j’avais eu la bac, j’avais décidé de ne plus jamais faire quoi que ce soit qui me déplaise. Je m’y suis tenu, commençant par trois des plus belles années de ma vie. Le matin, projection de film ; l’après-midi, pratique ! Mes professeurs sont les plus grands professionnels du cinéma, j’apprends la direction d’acteurs avec Jacques Rivette et Michael Lonsdale, la prise de vues avec Henri Alekan et Ricardo Aronovitch, le cadre avec Alain Douarinou... Aimé Agnel est chargé de nous sensibiliser à l’univers sonore, et Michel Fano développe sa conception de la partition sonore. Si j’ajoute Antoine Bonfanti, mixeur entre autres de Godard, ce trio m’inocule une passion pour le son qui ne va plus me quitter. Bonfanti mixait, avec tous les doigts, baissant ou remontant brutalement les potentiomètres, sans la prudence qui m’a toujours énervé chez la plupart des professionnels. Pour La nuit du phoque (bien qu’il soit mon neuvième exercice cinématographique, La nuit du phoque est considéré comme mon premier film, coréalisé avec Bernard Mollerat en 1974. Il est sorti en DVD chez MIO Records, sous-titres français, anglais, japonais, hébreux, avec la réédition en CD de mon premier disque, Défense de, également accompagné de plus de six heures de musique inédite du trio Birgé Gorgé Shiroc), il nous demande si on regarde le film avant ou si on se lance directement. Nous sautons à pieds joints, tandis qu’il découvre le film au fur et à mesure des scènes, jouant des surprises et donnant au mixage une spontanéité que les machines automatisées d’aujourd’hui ne permettent plus. Il est parfois plus efficace de jouer sur des instruments simples qui préservent l’émotion et l’instinct que de vouloir tout contrôler en naviguant parmi des dizaines de pages mémorisées qui s’enchaînent et nous font risquer la noyade par abus de précautions.


Le plus marquant de tous les formateurs rencontrés à l’Idhec est le responsable de l’analyse de films, Jean-André Fieschi. Pendant trois ans, nous décortiquons les films à la table de montage. En seconde année, j’ai choisi montage plutôt que prise de vues comme seconde spécialisation en plus de la réalisation. À la sortie de l’École, je deviens son assistant et collaborateur pendant les quatre années qui suivent. Fieschi est un type génial, suicidaire dans ses propres œuvres, un passeur comme il en existe peu. Il a lui-même été formé par l’écrivain Claude Ollier, un des pères du nouveau roman. Il m’apprend 50% de ce que je sais aujourd’hui, me donne les outils pour acquérir par moi-même 40% du reste, je garde 10% pour mes parents qui m’ont donné une morale à toute épreuve. Je n’ai rien appris au lycée qui vaille la peine d’être souligné, pas même pendant les deux ans où mon professeur d’histoire-géographie est Julien Gracq, l’auteur du Rivage des Syrtes. Je bûche pour avoir de bons résultats, mais la valeur des choses m’y échappe. Je ne connais que les extraits de textes du Lagarde et Michard, on ne m’a jamais appris à lire un livre d’un bout à l’autre. Tout ce dont je me souviens des cours de musique, c’est d’avoir chanté La Grande Duchesse de Gerolstein d’Offenbach : « Voici le sabre, le sabre, le sabre… Voici le saabre dee mon père, et tu vaas le mettre àà ton côté, et tu vaas le mettre àà ton côté… » Après 1968, je comprends que les vraies valeurs sont ailleurs. Je me laisse porter par le succès scolaire de mes premières années mais le cœur n’y est plus. Je passe mon bac scientifique de justesse, du second coup, avec 2 en maths et 5 en physique, une prouesse, pirouette possible grâce à la philo, à la gymnastique et aux langues étrangères. À cette époque, on orientait déjà les bons élèves vers les mathématiques ; les littéraires étaient considérés comme des nuls, il ne peut être question de la filière artistique.

Jean-André Fieschi a été journaliste au Monde, au Nouvel Observateur, aux Cahiers du Cinéma, il joue Heckell (tandis que Jean-Louis Comolli joue Jeckell) dans Alphaville, son écriture est incisive, imagée, structurée comme un film, les siens sont hors du commun. Grâce à lui, je rencontre tous ceux et celles que je n’aurais jamais imaginé croiser : Godard, Rouch, les Straub, Rivette, Jean-Pierre Léaud, Bulle Ogier et tant d’autres. Je me souviens d’un soir de première au Musée Galliera avec Louis Aragon, où Steve Reich présentait Four Organs / Phase Patterns. Lorsque je sors de l’Idhec, Jean-André est directeur de production à Unicité, il me commande des musiques pour des audiovisuels. C’est beaucoup plus agréable que d’être asssistant-monteur de René Clément, ou assistant-réalisateur de Jean Rollin, même si on l’appelle le pape du porno vampire ! Quelques années plus tard, un de mes élèves me reconnaît en aveugle vendeur de cartes postales dans Suce-moi, vampire, la version hard de Lèvres de sang. C’est un rôle très chaste ! Cet étudiant est Christophe Gans, le futur auteur de Crying Freeman et du Pacte des loups. Il sait déjà ce qu’il veut. Je joue le rôle d’assistant de Jean-André pour son film expérimental, Les Nouveaux Mystères de New York, entièrement tourné à la paluche, une caméra qui a la particularité d’être un œil au bout d’un câble. À une époque où la vidéo est balbutiante, cette caméra Aäton, inventée par Jean-Pierre Beauviala, est révolutionnaire. Il paraît que le film que nous avons tourné s’est, depuis, effacé de la bande 6,35. Avec le temps, va, tout s’en va. Jean-André me fait lire des livres, à moi qui n’aie jamais lu que des Johnny Sooper et des Harry Dickson. Un jour que j’ai un panaris au pouce qui me fait souffrir le martyre, il me passe Le bras cassé de Michaux, c’est une révélation : « Nous ne sommes pas un siècle à paradis mais un siècle à savoir. » J’enchaîne avec les Écrits de Laure, Freud, la correspondance de Rimbaud, Ramuz… Il me fait découvrir l’opéra en commençant par ceux du début du siècle, Wozzeck de Berg et Pelléas et Mélisande de Debussy, pour remonter ensuite progressivement dans l’histoire. Même chose avec le free jazz, la musique classique, le cinéma. Je fais le chemin à l’envers. À l’école, ne devrait-on pas commencer par l’actualité pour remonter le fil du temps ? Jean-André m’apprend qu’il est toujours préférable de s’adresser au bon dieu qu’à ses saints, qu’il vaut mieux lire un livre de Renoir plutôt qu’un livre sur Renoir. Règle absolue, toujours remonter aux sources, pour se faire sa propre idée. Je ne saisissais pas ce que je pouvais lui apporter en retour. Plus tard, j’ai compris qu’il était fasciné par ma facilité de faire. La mise en pratique, l’action. Grand théoricien, il était handicapé par le passage à l’acte. À cette époque, j’agis intuitivement et réfléchis ensuite, cherchant à comprendre les pourquoi ; cela me poussera à écrire à mon tour, et ce faisant, à préciser mon langage.


Le dernier de mes maîtres est mon camarade de jeu, Bernard Vitet (lire son Cours du Temps). Nous nous rencontrons en 1976, lors d’un concert de soutien à la clinique anti-psychiatrique de Laborde, près de Blois. Nous sommes une quinzaine de musiciens à participer à l’orchestre Opération Rhino, réunis par Jac Berrocal. Je joue à jardin, à côté du saxophoniste Daunik Lazro. Il est côté cour, près de Pierre Bastien, qui, à l’époque, est contrebassiste. Je connais Bernard Vitet de réputation pour être un des fondateurs du Unit avec Michel Portal. Tout le monde semble préférer que je souffle dans mon saxophone alto plutôt que de me laisser tripoter cette drôle de machine qu’on appelle un synthétiseur et qu’aucun n’a jamais vu de près. Je suis pourtant franchement nul au sax. Bernard heurte rythmiquement des bouteilles de bière vides jusqu’à ce qu’elles éclatent, formant autour de lui un cercle vide jonché de bris de verre. Nous nous reconnaissons instantanément. Pendant deux jours, nous parlons de Monk et de Webern, hormis une petite interruption pour participer à une battue consistant à retrouver Brigitte Fontaine qui a disparu dans les bois. C’était une de mes chanteuses préférées, avec Colette Magny. Une autre fois, elle se réfugie à la cave à cause de l’orage. Je l’aime beaucoup. Il faudra attendre 1992 pour enregistrer tous ensemble. J’en rêvais depuis si longtemps. J’avais composé une chanson très fragile en pensant à elle, Brigitte est arrivée au studio en ne jurant que par le rock, c’était juste avant son come-back, j’ai dû reprogrammer le séquenceur dans l’instant et nous avons tout bouclé en deux heures et demie. Bernard avait souvent joué avec Brigitte. Il avait été le trompettiste le plus demandé dans le domaine des variétés et du jazz, tant be-bop que free. Il avait accompagné Gainsbourg, Barbara, Montand, Bardot, Marianne Faithfull, Diana Ross, Colette Magny, fait quatre ans de tournée avec Claude François, avait joué ou enregistré avec Lester Young, Antony Braxton, Don Cherry, Gato Barbieri, Chet Baker, l’Art Ensemble, Archie Shepp, Martial Solal, et, bien que brièvement, Django Reinhardt, Gus Viseur, Eric Dolphy, Albert Ayler… Il a même joué en compagnie du « quintette de rêve », sans Miles Davis qui était dans la salle ! Il avait été du premier groupe de free jazz en France avec François Tusques, de la première rencontre entre jazz et musique électroacoustique avec Bernard Parmegiani, fabriqué des instruments pour Georges Aperghis. Véritable légende vivante, il ne parle pourtant que très peu du passé. Il me faudra longtemps pour reconstituer le puzzle de sa vie. Avant la fin 1976, nous fondons le trio Un Drame Musical Instantané avec Francis Gorgé. Bernard nous apprend un nombre extraordinaire de choses. Pas seulement dans le domaine musical. Lorsque nous improvisons, il dit « quand tu hésites sur quoi jouer, arrête-toi ». Grâce à lui, nous apprenons le silence. Il n’y a pour moi rien de pire qu’un improvisateur bavard, entendez, avec son instrument ! Si j’avoue jouer des mélodies idiotes ou The Girl from Ipanema lorsque je suis seul à la maison, il me demande pourquoi pas sur scène ? Grâce à lui, je me décomplexe de mes maladresses. Lorsqu’un jour, je lui exprime mon désarroi sur le fait que je ne me sens pas aimé, il me répond « et toi, qui aimes-tu ? ». Il a le sens du paradoxe : « tu ne trouves pas qu’il fait plus froid à zéro qu’en dessous de zéro ? », « le miel peut traverser le verre, regarde le pot est toujours collant ! ». Cela fait bientôt trente ans que nous collaborons, c’est mon ami.

Beaucoup des personnes citées ici ont disparu, dont depuis 2005 Bernard et Jean-André. Et la vie a continué.

lundi 7 janvier 2019

Le son sur l'image (19) - La musique interactive 2.10


La musique interactive

La musique interactive multiplie les interprétations à l’infini. Dans le temps, avec ses variations sans cesse renouvelées. Par le nombre de ses utilisateurs, chacun s’appropriant l’œuvre en lui imprimant sa marque par des approches les plus diverses. Elle est devenue un de mes domaines de prédilection, dans mon travail avec Frédéric Durieu, depuis le CD-Rom Alphabet jusqu’au site LeCielEstBleu. Cette collaboration et celle avec le peintre Nicolas Clauss sur FlyingPuppet, Somnambules ou l’installation immersive Les portes bénéficient chacune d’un chapitre entier dans la quatrième partie de cet ouvrage.


L’exemple le plus poussé musicalement reste Le Bal, projet piloté et développé par Xavier Boissarie, avec Bernard Vitet et la graphiste Véronique Caraux. En se promenant dans un univers en 3D très stylisé, on va cueillir des instruments de musique pour constituer des danseurs. Chaque danseur est formé de deux instruments, un pied et un chapeau, un corps et une tête. Associant une dizaine de pieds et une dizaine de chapeaux, on peut fabriquer de nombreuses combinaisons de danseurs. On cueille d’abord un pied sur lequel on pose un chapeau. En composant un second danseur, on forme un couple. Chaque instrument possède son propre comportement, lié à sa forme graphique et à des lois propres à chacun d’eux. Les chapeaux obéissent harmoniquement aux pieds. Lorsqu’un couple est formé, l’un des deux dirige la danse, l’autre suit alors la tonalité du premier danseur, donc du premier pied. Un couple, deux pieds deux chapeaux, constitue donc un quatuor. En règle générale, les pieds définissent le rythme et les chapeaux les parties mélodiques. La qualité de danseur de Boissarie, fan de tango, et sa compréhension des règles musicales nous a permis d’approfondir notre travail de recherche sur l’interactivité musicale. Chaque danseur éprouve du plaisir selon des critères propres : le nombre de partenaires qu’il réussit à séduire successivement, la fidélité et la soumission d’un partenaire, l’intensité des échanges et la liberté d’expression. Pour atteindre le plaisir, le danseur génère un comportement ayant pour objet de réduire la tension qui s’exerce entre la situation présente et l’objectif fixé. Boissarie programme sous Virtools, un logiciel français qui permet de programmer du 3D temps réel en langage objet. Pour la maquette de cet ambitieux projet, nous avons créé quatre instruments, deux pieds et deux têtes, en nous inspirant du tango. Le Compas fait de petites et grandes enjambées, et pivote sur une de ses pointes. La Roue excentrique possède des rayons de différentes longueurs équivalant aux hauteurs des notes. L’Albanico est une sorte de bandonéon dont le soufflet permet de faire des accords. La Vibrante est construite sur le modèle d’une contrebasse. De nombreux autres instruments sont prévus, chacun obéissant à des lois comportementales qui lui sont propres (le Bump, le Kulbuto, la Brosse à pattes, la Trainarde, la Toupie, la Chenille à soufflet, le Pinceau-Poireau, l’Anneau de Saturne, le Bâton Major, le Bambou fouetteur, la Diva et bien d’autres), mais pour l’instant ce projet d’exploration sensorielle est encore en cours de développement et nous ignorons sur quel support il sera finalement porté.


Pour le Compas, nous avons enregistré quatre banques de douze sons. Des cordes, sur deux modes transposables de huit notes : archets mats ou brillants pour l’angle formé par les deux pattes ou pour les rotations, pizzicati mats ou brillants pour le crayon ou la pointe. Il y a trois banques de douze sons pour la Roue dont les notes de piano à pouces, une senza ikembé, peuvent être choisies aléatoirement ou selon six modes successifs. L’Albanico égrène des arpèges de quatre notes en ordre aléatoire selon des modes qui appartiennent aux pieds sur lesquels on le pose. Des variations de longueur de notes sont possibles de la double-croche à la noire, affectées chacune d’un accelerando ou d’un ralentando autonome. Jamais d’accord stable, on passe progressivement d’un accord à un autre. L’inertie de l’Albanico autorise des périodes où les accords se figent. La première note de la Vibrante est choisie aléatoirement dans le mode. La suivante est la quarte supérieure, mais si cet intervalle ne figure pas dans le mode, la note y est choisie arbitrairement. La suivante est la quarte supérieure, et ainsi de suite. Premier comportement : la Vibrante marque tous les temps forts, avec une élision aléatoire une fois sur cinq. De temps en temps une note est jouée sur le temps faible (c’est la même note que sur le temps fort) dans une probabilité de un sur dix. Ou bien une croche de triolet (même hauteur que la précédente note jouée) précède cette note juste avant ce temps fort, toujours dans une probabilité de un sur dix. Deuxième comportement : la Vibrante marque tous les temps, en répétant la même note sur toute la demi-mesure, avec une élision aléatoire une fois sur dix. Après une élision, il peut y avoir une croche de triolet qui précède le temps suivant (cette note est la suivante dans l’enchaînement des notes). Etcetera. Vitet a particulièrement travaillé sur son système d’étoiles modales à transpositions limitées. Boissarie a prévu de donner des couleurs différentes aux sons selon les qualités de parquets sur lesquels évolueront les danseurs, certains feront tapisserie ou banquette… Il est question que Le bal devienne un site ou une installation. Rien n’est encore déterminé pour ce travail commencé en 2001 et encore inachevé.


Pour un autre projet, cette fois avec le graphiste Étienne Mineur et le programmeur Frédéric Durieu, nous avions imaginé des numéros de cirque virtuels qui se renouvelleraient chaque fois qu’on y assisterait. C’est un système séquentiel avec un nombre immense de sons ponctuels superposés. Après les œuvres infinies, j’avais eu l’idée de programmer un objet qui fabrique une infinité d’œuvres ! Mais comme de nombreux projets (dont Le bal), Phoenix ne verra jamais le jour, ne dépassant pas le stade de la maquette.
Ainsi, j’abandonnai Loopy Loops lorsque je m’aperçus que la version linéaire produisait une musique plus intéressante que toutes les variations aléatoires que le système générait automatiquement. Au delà des concepts, la réalité dicte sa loi ! Quel intérêt y a-t-il à produire de la musique infinie si nous ne pouvons en écouter qu’une petite heure sans nous lasser ou ne plus y faire attention ? Sommes-nous capables de faire la distinction entre les différentes versions ? La force d’un compositeur résidant souvent dans le difficile équilibre des structures, les transformer automatiquement par un savant jeu mathématique ne produit-il qu’une banalisation de l’œuvre ? Pour l’instant, mes recherches en ce domaine n’ont encore abouti vers rien de convaincant, mais je ne renonce pas pour autant !

D’un autre côté, l’interactivité a prouvé ses mérites. Nous le verrons plus tard avec mes travaux multimédia les plus personnels, certaines créations se confondant avec leurs modes de production, à la fois œuvre et instrument. Le compositeur y confie au public une responsabilité créative sans pour autant démissionner de son rôle.

Trois illustrations de Nicolas Clauss sur FlyingPuppet : The Shower, Sorcière, Chassé croisé.