70 Musique - mai 2020 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 28 mai 2020

Compositeur, forgeur de sons, visionnaire [archives]


Articles des 12 mai et 10 novembre 2006, 29 juin et 30 octobre 2007, 29 mars 2013 et 1er novembre 2018

C'est le titre de l'exposition Edgard Varèse (P.S. : qui se tint au Musée Tinguely en 2006). L'édition anglaise du catalogue est publiée par Boydell & Brewer (Melton, Suffolk), 500 pages réunissant de nombreux témoignages, photos, manuscrits, etc. Les découvertes se succèdent : une fugue à quatre voix en Mib majeur sur un sujet d'Ambroise Thomas, des pages d'Œdipe et le Sphynx annotées par Hugo von Hofmannstahl, une liste manuscrite des œuvres de jeunesse perdues (Trois poèmes des brumes / La rapsodie romane / Mehr Licht / Gargantua / Prélude à la fin d'un jour / Les cycles de la Mer du Nord /...), la recopie de Varèse d'un passage de Salomé de Richard Strauss qu'on retrouvera "cité" dans Amériques, une lettre de Debussy, une dédicace de Luigi Russolo sur une page de garde de L'art des bruits, des tableaux peints par le compositeur, les conditions d'adhésion à son Laboratoire de Musique Nouvelle, ses gongs et sirène, des ondes Martenot, un Theremin et un violoncelle Theremin, le livre d'Asturias annoté pour la composition d'Ecuatorial, ses projets multimédia pour L'Astronome et Espace, des photos avec Antonin Artaud tandis qu'ils travaillaient à Il n'y a plus de firmament, une page de Tuning Up (œuvre découverte pour la première fois dans la remarquable "intégrale" de Riccardo Chailly, double album Decca 460 208-2, dans laquelle figure aussi Un grand sommeil noir et Dance for Burgess), des bouts de conférences dont une sur Schönberg, des études sur le poème d'Henri Michaux Dans la nuit, tout cela réuni grâce à la Fondation Paul Sacher.
Le chef d'orchestre Peter Eötvos raconte que Frank Zappa enregistra Hyperprism, Octandre, Intégrales, Density 21.5, Ionisation, Déserts et une version remastrerisée du Poème Électronique (ainsi que les Interpolations de Déserts) avec l'Ensemble Modern qu'il dirigeait. "Le premier ionisateur", Nicolas Slonimsky, qui avait près de cent ans à cette époque, dirigea à son tour une version de Ionisation, puis ce fut au tour de Zappa. Ces enregistrements de l'automne 1992 n'ont jamais été publiés.

J'ai découvert Varèse en 1968 grâce au premier album de Zappa, Freak Out. Sur les notes de la double pochette étaient retranscrits en anglais la phrase d'un français : "The present-day composer refuses to die" ("le compositeur d'aujourd'hui refuse de mourir", sentence que l'on retrouvera ensuite sur tous les disques de Zappa). Rentré en France, j'achetai les deux seuls 33 tours disponibles du Bourguignon émigré à New York, dirigés par Robert Craft. Le choc fut aussi phénoménal et déterminant que venait de l'être celui des Mothers of Invention. Toute organisation de sons pouvait être considérée comme de la musique ! Je réécoutais sans cesse Déserts et Arcana. Ces masses orchestrales produisirent sur moi un effet que je n'ai eu de cesse de rechercher depuis, d'abord avec mes synthétiseurs, puis avec le grand orchestre du Drame ou le Nouvel Orchestre Philharmonique, mais je ne fus heureux du résultat qu'avec la création du module interactif Big Bang réalisé avec l'aide de Frédéric Durieu. Entre temps, je lus et relus avec ahurissement les Entretiens avec Georges Charbonnier (ed. Pierre Belfond), chaque pensée de Varèse est visionnaire, il rêve de ce qui est devenu aujourd'hui possible grâce aux nouvelles technologies (synthèse, échantillonnage, opéra multimédia, musiciens issus du jazz, etc.). Je pense souvent à lui en regrettant qu'il n'ait pas connu les avancées techniques qui lui auraient permis de mettre en action ses idées prémonitoires. Je trouvai quelques autres ouvrages parmi lesquels ses Écrits ou le livre de Fernand Ouelette, mais les plus belles surprises furent l'acquisition d'un 33 tours où figuraient la première de Ionisation dirigé par Slonimsky en 1934 (avec le premier enregistrement de Barn Dance et In the Night de Charles Ives, ainsi que Lilacs de Carl Ruggles), la réédition du fameux disque original EMS 401 supervisé par Varèse lui-même et commenté par Zappa (Idol of my youth) ou les pièces dirigées par Maurice Abravanel. L'interprétation de Chailly m'a d'autre part convaincu plus que celles de Pierre Boulez ou Kent Nagano...

C

J'en ai déjà parlé, mais Edgard Varèse m'a même semblé apparaître comme l'initiateur du free jazz ! En 1957, il dirige des jam sessions dont il utilisera des extraits dans le Poème électronique. Y participent Art Farmer (tp), Teo Macero (t sax - futur producteur de Miles Davis), Hal McKusick (cl, a sax), Hall Overton (p), Frank Rehak (tb), Ed Shaughnessy (dms), ainsi que Eddie Bert (tb), Don Butterfield (tuba) et Charles Mingus (cb) lui-même, à qui la paternité du free jazz est habituellement attribuée. On sait aussi que Charlie Parker avait exprimé le désir de prendre quelques leçons avec Varèse en 1954 sans que cela puisse se concrétiser (lire From Bebop to Poo-wip..., le passionnant article d'Olivia Mattis dans le catalogue)... Il y a quelques années, Robert Wyatt me confia une copie de ces enregistrements, cassette que lui avait remise le réalisateur Mark Kidel. L'écoute de cette bande est en effet plus que troublante.

LE POÈME ÉLECTRONIQUE DE VARÈSE ET LE CORBUSIER


Comme j'ai appris à intégrer des vidéos dans mon blog et que j'ai plusieurs fois parlé d'Edgard Varèse et de Le Corbusier (billets des 25, 26 et 27 août, et 11 septembre), je ne peux résister à mettre en ligne le célèbre Poème électronique présenté à Bruxelles en 1958 dans le Pavillon Philips de l'Exposition Universelle.
La musique de Varèse était retransmise par 425 haut-parleurs et vingt groupes d'amplificateurs devant 500 spectateurs qui pouvaient admirer les images projetées par Le Corbusier et filmées par Philippe Agostini. Le jeune compositeur-architecte Iannis Xenakis (son Concret PH de deux minutes alternait d'ailleurs avec le Poème qui en dure huit) réalisa le bâtiment conçu par Le Corbusier et dont la forme ressemblait de l'extérieur à une tente de cirque à trois sommets, tout en courbes hyperboliques et paraboliques futuristes, et de l'intérieur à un estomac ! Seize séances par jour à raison d'une toutes les demi-heures pendant 134 jours font un total d'un million de visiteurs. Dans cette reconstitution l'impressionnante spatialisation, un des rares rêves de Varèse qu'il put réaliser, manque autant que l'éclatement des images et des lumières colorées et mouvantes...
"La musique était enregistrée sur une bande magnétique à trois pistes qui pouvait varier en intensité et en qualité. Les haut-parleurs étaient échaffaudés par groupes et dans ce qu'on appelle des "routes de sons" pour parvenir à réaliser des effets divers : impression d'une musique qui tourne autour du pavillon, qui jaillit de différentes directions ; phénomène de réverbération..." (E.V., conférence au Sarah Lawrence College en 1959).
Varèse utilisa des voix, des cloches, de l'orgue, un ensemble de free jazz (avec Charlie Mingus, Teo Macero, etc.) qui marque probablement la naissance de ce style musical et des sons électroniques à travers une série de filtres, modulateurs en anneau, distorsions, fondus et diverses manipulations de la bande magnétique telles que mises à l'envers et changements de vitesse. Aucun synchronisme entre sons et images, mais une dialectique du hasard !
Sept séquences : Genèse, Esprit et matière, De l'obscurité à l'aube, L'homme fit les dieux, Comment le temps modèle les civilisations, Harmonie et À l'humanité tout entière. À propos du Poème, Varèse parla de "charge contre l'inquisition sous toutes ses formes". Dans ses indispensables Entretiens, lorsque Georges Charbonnier lui demande quel est son dernier mot, le compositeur répond : imagination.

ET SI VARÈSE AVAIT INVENTÉ LE FREE JAZZ


On reconnaît la voix d'Edgard Varèse, avec son accent bourguignon, qui dirige donc les séances auxquelles participent Art Farmer (trompette), Hal McKusik (clarinette, sax alto), Teo Macero (sax ténor), Eddie Bert (trombone), Frank Rehak (trombone), Don Butterfield (tuba), Hall Overton (piano), Charlie Mingus (contrebasse), Ed Shaughnessy (batterie), probablement aussi John La Porta (sax alto)... Nous ignorons qui est le vibraphoniste...


Cette bande est une petite bombe, car c'est probablement le premier enregistrement de free jazz (totalement inédit) de l'histoire de la musique. Varèse aurait-il influencé les jazzmen ou a-t-il tenté de canaliser leurs premières ébauches dans le domaine du free ? Quelle que soit la réponse, elle est révolutionnaire, car la musique anticipe de trois ans l'émergence du Free Jazz d'Ornette Coleman ! On sait d'autre part que Charlie Parker exprima son désir de prendre des cours avec Varèse à l'automne 1954 alors que le compositeur s'apprêtait à partir en France pour travailler sur Déserts. Lorsqu'il revint à New York en mai 1955, Parker était déjà mort.
Entre mars et août 1957, assistaient à ces jam-sessions dominicales l'arrangeur George Handy, le journaliste Robert Reisner, les compositeurs James Tenney, Earle Brown et John Cage, le chorégraphe Merce Cunningham. Les organisateurs étaient Earle Brown et Teo Macero, futur producteur, entre autres, de Miles Davis. Varèse a utilisé certains extraits pour le montage de son Poème électronique.
Je tiens cette copie (l'original est conservé à la Fondation Paul Sacher) de Robert Wyatt à qui le réalisateur Mark Kidel l'avait lui-même confiée. Kidel m'écrit qu'il a réalisé un film sur Varèse produit par Arte Allemagne avec Teo Macero utilisant la bande avec Mingus, mais je ne l'ai hélas jamais vu. Il est également l'auteur de Free Will and Testament : The Robert Wyatt Story, de films sur Tricky, Alfred Brendel, Ravi Shankar, Joe Zawinul, Bill Viola...
La partition de Varèse représente le diagramme de l'une de ces improvisations jazz.

ENTRETIENS AVEC GEORGES CHARBONNIER


J'ai gardé le meilleur pour la fin, depuis le temps que j'attends l'édition audio des Entretiens avec Edgard Varèse par Georges Charbonnier. Le livre édité en 1970 d'après les enregistrements de 1955 est une de mes bibles. Ses phrases m'ont marqué de manière indélébile, je les cite et les récite. Varèse avait tout rêvé, donc tout inventé. C'est d'une intelligence aussi prodigieuse que Le style et l'idée de Schönberg et les écrits de Glenn Gould ou John Cage. Mais c'est mon chouchou, mon grand-père dans l'histoire du récit puisque je dois ma "vocation" à Frank Zappa. Écoutez la voix du bourguignon, les flèches qu'il décoche, son amertume aussi de ne pas avoir été entendu, et le pire (ou le meilleur) est donné en bonus exceptionnel à la suite des deux heures d'entretien remarquables, le scandale de la création mondiale de Déserts au Théâtre des Champs Élysées le 2 décembre 1954 sous la direction d'Hermann Scherchen. La preuve est là, comme si on exhumait à son tour le scandale du Sacre, la première œuvre hybride pour bande magnétique et orchestre, huée, sifflée, acclamée aussi, la salle coupée en deux, bataille d'Hernani opposant la vieille vulgarité à une jeunesse renversée. On en pleurerait. Déserts est la première pièce que j'entendis de lui, elle révolutionna ma vie. Je n'eus de cesse de mélanger les sons instrumentaux avec les sons de synthèse et les manipulations électroacoustiques. Et puis il y a les Entretiens (INA). C'est terrible comme on peut se reconnaître dans la pensée d'Edgard Varèse et encore plus terrible de savoir qu'il est resté plus de vingt ans sans écrire et que toute son œuvre tient en 2 CD. Edgard Varèse est d'une intelligence prodigieuse, d'une humanité critique exemplaire. Son regard sur l'histoire de la musique est une leçon qui vaut des années de conservatoire. Le comble est qu'il est celui qui s'en est affranchi. Il a inventé la musique contemporaine. C'est un modèle, un modèle dramatique et visionnaire. Pour quiconque, quel que soit son art, espère être de son temps, passer à côté de Varèse est de l'ordre du renoncement.

TOUT POUR LE SON


Sous la tente au-dessus du périphe, au fond du parquet dans la lumière, un trio se livrait à un exercice de musique sommaire, un cran avant le binaire, tension sans détente, change pas de main je sens que ça vient, la montée de sève se faisant attendre en vain, seules nos oreilles saturées suaient des boules, Quies retirées au bar dès les premières mesures. Lorsque je lis les programmes des festivals et que je n'y reconnais personne je me dis qu'il faut bien que j'écoute ce que fabriquent les jeunes musiciens. D'autant que mes anciennes connexions ont la fâcheuse tendance à prendre leur retraite alors que ma soif d'invention n'est pas prête de se tarir.
Heureusement Fanny Lasfargues attaqua sa contrebasse à la mailloche, à l'archet, à la brosse, à la baguette en composant des boucles dont le timbre semblait minéral. En écoutant le son de son solo au Cirque Électrique je pense au film de Mark Kidel que je viens de voir sur Edgard Varèse. Le Bourguigon n'en avait que pour le son. Ceux de Fanny lui auraient plu, basse électroacoustique cinq cordes branchée sur une ribambelle de pédales d'effets avec l'artefact en bandoulière et le cristal au bout des doigts.


À l'entracte le froid de l'hiver qui n'en finit pas malgré la date de péremption nous était tombé sur les jambes. J'ai repensé à Varèse dont on entend dans le film un enregistrement très correct de la session qu'il dirigea en 1957 avec Mingus à la basse, partition graphique préfigurant le free-jazz et générant par là-même un éclairage inédit sur l'histoire de la musique. Bonne nouvelle, la cassette que m'a donnée Robert Wyatt est donc une pâle copie de l'original. Kidel ne se trompe pas d'inspirations en illustrant la musique, là où Bill Viola s'était planté dans les grandes largeurs avec son désert pris à la lettre, grossière erreur.
Les témoignages sont de première main. Je découvre la haine de Varèse pour son père, son amour de la peinture et sa passion pour l'alchimie, une tentative d'explication concernant la disparition des premières œuvres et sa dépression qui lui fit songer un temps au suicide. Quinze ans sans écrire, c'est dur. Évoquant les scandales que les représentations de ses œuvres n'ont pas manqué de provoquer, le compositeur "qui refusait de mourir" précise que pour vomir sa musique il faut d'abord l'avaler ! En inspectant le DVD commandé aux Films d'Ici j'ai la nette impression qu'il est gravé à l'unité. Donnez donc du travail à la petite main qui s'en charge !

P.S.: petite erreur de sous-titre, il s'agit d'Eddy Bert.

ENTRETIEN TÉLÉVISÉ AVEC EDGARD VARÈSE


Je cherchais sur Internet les entretiens radiophoniques d'Edgard Varèse avec Georges Charbonnier. Je les possède en disques (2 cd INA) et en livre (ed. Pierre Belfond), mais je voulais indiquer un lien rapide à une amie qui vit à l'étranger. Il y en a quelques extraits ici et là, mais quelle n'est pas ma surprise de tomber sur un entretien télévisé du 4 octobre 1959 avec le Québécois Jean Vallerand, enregistré dans le jardin de Greenwich Village du compositeur à New York pour l'émission canadienne Premier Plan. J'ai déjà acquis tout ce que je pouvais trouver, ses écrits (ed. Christian Bourgois), les livres de Fernand Ouellette (ed. Seghers), Hilda Jolivet (ed. Hachette), Alejo Carpentier (ed. Le Nouveau Commerce), Odile Vivier (ed. du Seuil), le magnifique catalogue de son exposition au Musée Tinguely à Bâle (ed. Boydel), le film de Luc Ferrari et S.G. Patris, celui de Mark Kidel, etc. En plus de tous mes disques vinyles et numériques, Robert Wyatt m'a donné une copie cassette d'une séance d'improvisation où en 1957 Varèse dirige Art Farmer (trompette), Hal McKusik (clarinette, sax alto), Teo Macero (sax ténor), Eddie Bert (trombone), Frank Rehak (trombone), Don Butterfield (tuba), Hall Overton (piano), Charlie Mingus (contrebasse), Ed Shaughnessy (batterie), probablement aussi John La Porta (sax alto)... inventant le free jazz quelques années avant son émergence ! On peut d'ailleurs deviner quelques extraits de ces jam-sessions dans son Poème électronique...


De même que son œuvre tient sur 2 CD, il n'existe pas tant de documents sur ce génie absolu qui a inventé la musique du XXe siècle, l'extrapolant à l'art sonore et ouvrant la voix à John Cage et beaucoup d'autres. Varèse est longtemps resté pour moi une énigme avant que je comprenne sa filiation avec Hector Berlioz qui lui-même venait de Rameau, filière qui joue plus à saute-moutons que celle qui accouchera de l'École de Darmstadt. Le dodécaphonisme d'Arnold Schönberg n'est rien d'autre que Bach adapté aux douze sons. Je schématise évidemment, et Anton Webern a réussi à s'échapper de ce complexe romantique comme Claude Debussy avait su s'affranchir de son wagnérisme. J'adore l'École de Vienne, mais sa généalogie est explicite alors que la musique du Bourguignon émigré aux États-Unis ressemble à une génération spontanée. Comme ce concept est une figure impossible, j'ai cherché longtemps sans me contenter des explications urbanistiques du compositeur ou son admiration pour les inventeurs Léonin, Pérotin ou Guillaume de Machaut... Varèse souffrit toute sa vie de l'incompréhension de ses contemporains, arrêtant même de composer pendant près de vingt ans, puisqu'on ne compte pas les "cochonneries" alimentaires dont il parle dans cet entretien et qu'il serait probablement intéressant de retrouver !

Suppléments :
La lettre du jeune Zappa à Varèse
Edgard Varèse: The Idol of My Youth par FZ
Les entretiens avec Charbonnier, le workshop avec Mingus etc., les concerts des créations sont aussi sur UbuWeb

jeudi 21 mai 2020

Philippe Doray & Les Asociaux Associés


Les années 1970 furent réellement celles de l'expérimentation tous azimuts, dans tous les arts, mais aussi dans nos vies elles-mêmes. Jimi Hendrix titrait judicieusement Are You Experienced?. Il y en eut pourtant pas mal qui ratèrent le coche. Dommage. On disait aussi que si tu n'es pas anarchiste à 20 ans, tu ne le seras jamais ! Des décennies plus tard, les mêmes qui avaient plongé dans l'utopie, qu'elle fut révolutionnaire, écologique, sexuelle, lysergique ou artistique, ne furent pas si nombreux à se reconnaître. Les classes sociales rattrapent leurs ouailles si bien que nombreux pourraient porter la pancarte de renégat ou social-traître autour du cou ! Ceux-là n'apprécient guère qu'on leur rappelle leur jeunesse flamboyante. Les autres font figure d'anciens combattants, nostalgiques d'une époque à qui la réaction tailla un costard en peau de chagrin...
Alors écouter les deux vinyles de Philippe Doray & Les Asociaux Associés fait bigrement plaisir. Ce ne sont pas des chefs d'œuvre, mais on y respire un vent de liberté devenu rare. Ça bidouille, ça scande, ça flotte, ça invente, ça se cherche et si ça se trouve ça passe ailleurs, une autre plage, comme celle apparue sous les pavés du Quartier Latin un mois de mai plein d'espérance, pas du genre de celui cadenassé qu'on essaie de nous faire avaler sous le filtre des masques.
Philippe Doray est d'abord auteur des chansons flippées qu'il marmonne en faisant claquer les consonnes. "Chante avec moi et n'aie pas peur de claquer des mains" sonne comme un brouillon de Philippe Katrine. La musique minimaliste puise sa source dans un krautrock à la française, une choucroute rouennaise s'ouvrant en vasistas sur une pop que déjà Brigitte Fontaine avait domptée, un jazz maladroit cousin des provocations rock'n roll de Jacques Berrocal. Si Philippe Doray joue aussi du synthé (j'imagine que le côté plastoc de ses tourneries vient d'un VCS3, il est épaulé par une bande de potes. À cette époque on n'avait pas des colocataires, on vivait en communauté. Autant citer ceux qui figurent sur la pochette, pas forcément parce que leur nom vous dira quelque chose, mais parce qu'ils se reconnaîtront, pour ceux qui sont encore vivants. Entendre "vivants" dans les deux sens : vivre opposé à survivre autant qu'à mourir. Et s'ils se reconnaissent, ils pourraient se mettre debout et crier qu'il est temps d'être jeune, le crier aux petits comme aux grands, et peut-être même à ceux qui sont morts, dans tous les cas ne rien oublier de ce qu'il est indispensable de transmettre.
Ainsi participent au premier album, Ramasse-miettes nucléaire, Pat Bouchard, Claude Derambure, Demos, Michel Vittu et aussi, mais sans leur frimousse au verso du 30 centimètres, Francis Yvelin, Sandrine Fontaine, Anne-Marie Chagnaud, M'Ahmed Loucif, Olivier Pedron, Jacques Staub, Gérad Morel, la Fanfare de la Crique, Jacques Cordeau, Olivier Croguennec. Sur le second, Nouveaux modes industriels, au noyau dur se joignent Olivier Boiteux, Véronique Vigné, Jacques Cordeau, Jean-Lou Hirat, Alain Bocquelet, Marc Duconseille, Marie-Ange Cousin, Patrick Dubot, Pascal Gallelli, Laurence Perquis, Yannick Capron, Jean-François Duboc, Jean-Pierre Nicolle. Beaucoup font les chœurs, mais l'orchestre comprend guitare, basse, batterie, percussion et cuivres.
Enregistrés de 1977 à 1980, les deux disques font la paire. Ils s'écoutent avec beaucoup de plaisir. Une légèreté en émane, aussi naïve que sincère, aussi brute que recherchée, malgré les paroles souvent sombres de Doray, connu pour avoir appartenu aux groupes Rotomagus, Ruth et Crash, et pour figurer comme notre Défense de dans la Nurse With Wound List, bible de l'underground musical depuis presque un demi-siècle.

→ Philippe Doray & Les Asociaux Associés, LP Ramasse-miettes nucléaire et LP Nouveaux modes industriels, 20€ chaque ou 36€ les deux, Souffle Continu Records

lundi 18 mai 2020

"Music for Airports" dans le cadre approprié [archive]


Article du 10 juin 2006, augmenté d'un P.S. d'actualité

J'étais fatigué. Je cherchais une musique calme. J'ai pensé à la graine (seed) récoltée sur Dimeadozen hier matin, une des œuvres de Brian Eno qui avaient annoncé le style ambient à la fin des années 70. Elle est interprétée ici par un véritable orchestre, celui de Bang on a Can, et dans un cadre approprié, l'Aéroport de Schiphol à Amsterdam, en juin 1999. C'est la première fois que je l'écoute vraiment. La musique se mêle merveilleusement aux voix des passagers que l'on peut parfois entendre échanger des remarques sur leurs bagages et aux bruits des salles d'embarquement. C'est parfait, très Cagien dans le concept. On sent l'espace, il y a de l'air autour des musiciens rassemblés par Michael Gordon, David Lang et Julia Wolfe. Cela fait passer le temps agréablement.
Lorsque je pense aux aéroports, je me souviens de prendre des lunettes de soleil pour atténuer leur éclairage éblouissant. Ou bien est-ce l'arrivée imminente d'Helsinki de mon amie Marita Liulia qui m'a inconsciemment aiguillé vers le ciel ? La musique d'ameublement n'a rien d'un papier peint insipide, c'est choisi avec goût. Aux quatre parties de Music for Airports succèdent Everything Merges with the Night et Burning Airlines give you so much more. J'ignore qui est l'auteur des photos récupérées avec la musique.


Eno cherchait une troisième voie à côté des représentations de concert et de la muzak des supermarchés et des ascenseurs. Peut-être que les prochaines années verront pousser des fleurs musicales sur des terreaux inattendus. Nous traversons tant d'endroits inhumains, froids, austères, des lieux où l'on ne fait pas toujours que passer, qu'il serait agréable de transposer leur univers sonore vers des zones plus douces, plus tendres, en jouant avec la transparence ou bien à cache-cache, accordant l'ambiance sonore avec l'espace public. Il en deviendrait agréable grâce à cette métamorphose réfléchie en fonction des besoins d'évasion de la communauté. Trouver le son de chaque place, selon la sensation que l'on souhaite produire. Il y a de la musique partout, c'est insupportable, je fuis les restaurants et les bars où la pollution musicale nous oblige à monter le ton. Le choix de l'ambiance sonore n'est pas neutre, il y a de quoi faire pour les rares designers sonores ! En 1981 à Naples, nous avions rendu à l'illusion le Parc della Remembranza en camouflant des dizaines de haut-parleurs dans les arbres, transformant la nuit en plein jour. Vous connaissez pourtant mon goût pour le dérangement, pour la critique brechtienne des mises en scène ou des mises en ondes, pour la révolte... Mais il y a un temps pour tout, pour vivre debout comme pour aller se coucher. Le tout est de choisir la bonne attitude au bon moment ! Nous avons décollé, bonne nuit...


P.S. : En 2015, à la demande de Ruedi Baur, j'ai conçu l'intégralité du son du métro du Grand Paris. Nous avons travaillé ensemble une année, mais d'une part il s'agit seulement de l'étude, d'autre part je suis tenu à la confidentialité pour cinq ans, ce qui nous emmènera au début de l'an prochain. Réaliser une étude comme celle-là est terriblement frustrant pour ses concepteurs qui n'auront pas l'autorisation d'appliquer leurs astucieuses idées (!) et encombrant pour les futurs réalisateurs qui seront contraints de s'y conformer, parfois en dépit de leurs propres choix. A moins qu'ils fassent exactement le contraire de ce que nous avons préconisé, ce qui arrive souvent... Imaginez alors l'argent fichu en l'air ! J'avais adoré imaginer le son des parvis extérieurs devant les gares, des espaces commerciaux du premier niveau, des couloirs au second niveau, des quais cinquante mètres sous terre, et des rames des trains, en adéquation avec les étonnants choix graphiques de Ruedi Baur et en bonne intelligence avec le développeur Olivier Cornet...
Ces jours-ci, j'ai justement peu de temps à consacrer à mon blog, accaparé par les annonces Nudge commandées par la SNCF pour la période du déconfinement. J'enregistre les signaux d'appel, les messages vocaux, les effets spéciaux, de manière à créer la surprise pour attirer l'attention des voyageurs du Transilien...

lundi 11 mai 2020

Studio GRRR [archive]


Article du 18 avril 2006

Lorsqu'on crée des œuvres atypiques qui risquent de rencontrer quelque résistance à leur émission, il est prudent de posséder ses moyens de production. En m'endettant en 1973 pour acquérir mon premier synthétiseur et en commençant à le rentabiliser l'année suivante, j'ai inauguré, avec quelques autres, ce qui allait devenir un home-studio. Il suffisait que mon client, d'abord des cinéastes ou des réalisateurs audiovisuels, vienne avec un Nagra, magnétophone suisse utilisé sur les tournages, et qu'on le branche à la sortie stéréo de mon ARP 2600, pour révolutionner les pratiques d'alors dans le domaine de la musique de film. Jusqu'ici il fallait l'écrire sur des portées de papier, la copier pour chaque musicien, répéter, enregistrer, mixer, avec copiste, orchestre, studio d'enregistrement, etc., ce qui coûtait très cher en regard de ce que mon système apportait. Le réalisateur arrivait la matin et repartait le soir avec sa musique terminée, entre temps j'avais improvisé en fonction de ses indications précises et tout était dans la boîte, dans sa version définitive ! On entend l'ARP 2600 dans mes premiers disques, Défense de avec Birgé Gorgé Shiroc (GRRR 1001, réédité sur le label israélien MIO en double cd-dvd et 7h30 de bonus, et en vinyle par le label espagnol Wah-Wah en 2013), Trop d'adrénaline nuit avec Un Drame Musical Instantané (GRRR 1002, réédité en cd sous la référence GRRR 2024, bonus au compteur), Rideau ! avec le Drame (GRRR 1004, réédité en CD en 2017 sur le label autrichien Klang Galerie), Avant Toute de Birgé Gorgé (inédit de 1974 sur le label Le Souffle Continu en 2016), Rendez-vous de Birgé Sage (inédit de 1981 sur Klang Galerie en 2018)... En commençant à gagner ma vie tout de suite, je pus continuer à m'acheter les outils dont j'avais besoin, des jouets productifs : table de mixage, effets spéciaux, magnétophone, instruments glanés dans le monde entier au gré de mes voyages, etc.

À Boulogne-Billancourt, je travaillais au casque au milieu du salon (on l'appelait la salle commune). Le plafond était recouvert de plateaux à œufs, on avait collé de la moquette par terre. Je partageais l'appartement avec Michaëla Watteaux, devenue réalisatrice télé, Luc Barnier, devenu chef-monteur (décédé en 2012), et Antoine Guerrero, anthropologue ou ethnologue selon les dernières nouvelles de Papouasie-Nouvelle Guinée. Michaëla et moi avons rompu un an plus tard, Antoine a cédé la place à Bernard Mollerat avec qui j'ai réalisé La nuit du phoque, film édité avec Défense de. Au bout de deux ans et demi, une seconde communauté a suivi avec Philippe Labat (overdose quelques années plus tard) et Laura Ngo Minh Hong. J'ai ensuite déménagé à la Butte aux cailles en récupérant la maison louée par Martin Even et Charlotte Latigrat. Surface corrigée et cave insonorisable donnant directement au milieu de la cuisine. Ce luxe n'allait être surpassé qu'avec la rencontre de l'accordéoniste Michèle Buirette qui avait fait construire un véritable studio au milieu du loft à Père Lachaise. Treize ans plus tard, je bricolai un ersatz de studio à Clamart pour enfin construire mon propre studio, spacieux et éclairé par la lumière du jardin ! Au fil des années, le matériel s'est étoffé. En général, je revends tout matériel qui n'a pas servi depuis dix ans. Je me suis ainsi séparé bêtement de mon orgue Farfisa Professional (racheté et revendu deux fois) et de mon ARP 2600, juste avant l'avènement du multimédia. Dommage, c'était l'instrument rêvé pour le sound design. Mais il y avait du souffle (l'argument fatal de tout client qui n'aimait pas la musique et n'osait pas la critiquer) et les pièces de rechange étaient alors introuvables.

Il ne suffisait pas de posséder ses instruments, et le studio pour les abriter sans craindre les pollutions sonores du voisinage ou celles que nous pourrions engendrer, il fallait détenir ses moyens de production. En 1975, j'ai fondé les disques GRRR, après que Sébastien Bernard de Sun Records m'ait rendu la bande 8 pistes de Défense de en me conseillant de faire un autre métier. Il est agréable d'être épaulé par un producteur en titre, mais j'ai trop souvent perdu du temps à attendre alors que je désirais produire. Tout ce que j'ai produit avec GRRR est disponible, tandis que les chansons pour enfants de Crasse-Tignasse et la version Auvidis du K ont été passées au pilon lors du rachat par Naïve, Il était une fois la Fête Foraine et le triptique Polar, Science-Fiction, Western semblent épuisés. Alors, malgré les difficultés du marché et sa mutation technologique, je pense sérieusement relancer la production des disques GRRR avec mon duo avec Michel Houellebecq enregistré début novembre 1996 (la même année j'avais enregistré un cd avec lui pour Radio France, mais peu convaincant à mes oreilles), avec une relecture contemporaine du travail du Drame sur trente ans et avec un dvd 5.1, pensé pour le support, où les sons et les images se joueront les uns des autres. À moins que je ne rencontre un vrai producteur qui fasse honneur à sa corporation, et s'intéresse à mes drôles d'idées en matière de musique et d'objets phonographiques, parce que franchement je préfère composer et jouer plutôt qu'enregistrer et produire. Question de goût, mais a-t-on jamais le choix, si l'on veut avancer en se donnant les moyens de ses rêves ?

Au fond, un tableau d'Aldo Sperber.
Accrochée, l'Ordre Royal de l'Étoile d'Anjouan (Comores).
Et surtout quelques outils.

P.S.: Depuis cet article, j'ai recommencé à publier des CD sur le label GRRR et, parallèlement, mis en ligne sur drame.org 82 albums inédits en écoute et téléchargement gratuits ! D'autre part, Le Souffle Continu et Wah Wah ont sorti des vinyles tandis que Klang Galerie publie régulièrement des CD de nos archives. Enfin, mon nouvel album sortira le 21 juin prochain sur le label du MEG (Musée d'Ethnographie de Genève).

dimanche 10 mai 2020

Opéra féministe [archive]



Article du 2 avril 2006

Noël Burch m'a offert l'opéra de Virgil Thomson (1896-1989) sur un livret de Gertrude Stein (1874-1946), The Mother of Us All, écrit en 1945 d'après la vie de la suffragette américaine Susan B. Anthony (double-cd New World Records NW 288/289). Composé à la fin des années 20 et créé en 1934, c'est le deuxième opéra du tandem après le célèbre Four Saints in Three Acts. Notre mère à tous est un opéra politique se déroulant à la fin du XIXème siècle aux États Unis avec comme personnage principal une pionnière du combat pour les droits des femmes. Le ton y est sarcastique. Gertrude S. et Virgil T. y tiennent les rôles de récitants !


Virgil Thomson, qui dirigeait la Société des Amis et Ennemis de la Musique Moderne, avait comme devise (en français) "Jamais de banalité, toujours le lieu commun" ! Il avait désiré s'affranchir des obligations dictatoriales du dodécaphonisme, qu'il pouvait pourtant pratiquer si une œuvre le réclamait, comme assumer l'héritage classique, en particulier celui de la musique américaine. Le sujet de l'opéra est plus moderne que ceux des contemporains qui recyclent éternellement les mêmes mythes. De plus, ici la musique a la liberté de n'avoir à obéir à aucune école, la seule loi est celle que dicte l'œuvre. Il y a donc le petit côté foutoir de toute la musique américaine, emprunts multiples aux traditions européennes (Thomson avait étudié à Paris avec Nadia Boulanger, refrain connu, et y avait rencontré Cocteau, Stravinsky, Satie) et élaboration de ses propres racines (pas besoin de trop creuser pour les mettre à jour, avec citations populaires bien qu'ici toutes originales), donc tout en invention, mélange de classicisme et de modernité.

P.S.: il existe un autre enregistrement de The Mother of Us All datant de 2014, mais la vidéo du Metropolitan Opera est de 2020, à l'occasion du 150e anniversaire du MET et du 200e anniversaire de la naissance de Susan B. Anthony (1820-1906), sous la direction de Daniela Candillari dans une mise en scène de Louisa Proske avec la soprano Felicia Moore dans le rôle de Susan B. Anthony.

vendredi 8 mai 2020

Les fausses notes sont justes [archives]


Articles des 28 février 2006 et 21 novembre 2007

J'ai emprunté le titre du billet d'aujourd'hui à Charles Ives pour évoquer le film tourné pour le centenaire de Nicolas Slonimsky, premier chef à avoir enregistré Edgard Varèse et Charles Ives.
Bonne cuvée, puisqu'il y a aussi le concerto télévisé pour deux bicyclettes, bande magnétique et orchestre de Frank Zappa le 14 mars 1963.
Je vais de découverte en découverte : hier soir, une ancienne émission pour le centenaire de Nicolas Slonimsky, il en avait 98.
En 1933, il fut le premier à diriger Ionisation de Varèse dont il est le dédicataire. Le disque, enregistré en 34, fut le déclencheur de la vocation de Frank Zappa. On y trouve aussi Barn Dance (de Washington's Birthday) de Charles Ives et Lilacs (de Men and Mountains) de Carl Ruggles. Ne trouvant personne capable de jouer les rythmes de Ionisation (comme ces quintuplets rapides avec un soupir vicieux en plein milieu !), il fit appel aux amis : Carlos Salzedo tient les blocs chinois, Paul Creston les enclumes, Wallingford Riegger le guiro, le jeune William Schuman le lion's roar, Henry Cowell écrase les clusters et Varèse manipule les deux sirènes empruntées aux pompiers de New York. C'est la première fois qu'on gravait du Varèse ou du Ives sur un disque.


Dans le film le compositeur joue un de ses morceaux avec une orange et l'ouverture de Tannhäuser avec une brosse à cheveux sur les touches du piano. Un pianiste joue ses Minitudes, John Cage raconte l'importance que Slonimsky eut pour lui, et Zappa témoigne, très affaibli, ce sera sa dernière interview.
Slonimsky est, entre autres, le cosignataire avec Theodore Baker de l'indispensable Dictionnaire Biographique des Musiciens (ed. Robert Laffont, coll. Bouquins, 3 vol.).

P.S. : Ci-dessous formidable entretien de 1973 avec Slonimsky, découvert cette semaine !

J'ai terminé la soirée en regardant les 8 minutes des Mothers of Invention à la télé française de 1968. Le majeur dressé en l'air, Zappa dirige les borborygmes de Roy Estrada et les hurlements du reste de l'orchestre (Bunk Gardner, Ian Underwood, Don Preston, Jimmy Carl Black, Jim Sherwood). La musique, instrumentale et électrique, rappelle furieusement ses œuvres symphoniques plutôt que ses chansons rock' n roll !


Epilogue matinal à ces élucubrations musicales, le premier passage de Zappa à la télé le mars 1963, au Steve Allen Show. Engoncé dans son costume, Frank finit par se détendre devant l'excitation bienveillante de Steve Allen. Il présente une bicyclette dont il joue depuis deux semaines seulement, baguettes, archet, souffle dans le guidon... Il demande aux musiciens de l'orchestre régulier du show de faire des bruits avec leurs instruments, de mettre des objets dans le piano, et commence à diriger le public. La bande magnétique diffuse des sons de clarinette jouée par son épouse qui n'y connaît rien et des sons électroniques. Allen se prête au jeu et cite Alvin Nicolaï et ses expériences musicales sur ses chorégraphies. Frank annonce le film The Greatest World Sinner de Tim Carey dont il a composé la musique et la sortie imminente de son disque How is Your Bird ?.

PREMIERS PAS À LA TÉLÉVISION DE JOHN CAGE ET FRANK ZAPPA


La tentation est trop forte. Sur Poptronics, le site des cultures électroniques, Jean-Philippe Renoult révèle un document audiovisuel de YouTube absolument renversant. En janvier 1960, John Cage participe à "I've got a secret", une émission populaire de la chaîne CBS avec une pièce pour tuyau en fer, appeaux, bouteille de vin, mixeur électrique, sifflet, boîte de conserve, glaçons, cymbales, poisson mécanique, canard en caoutchouc, magnétophone, vase de roses, siphon d'eau de Selz, radios, baignoire et piano. Les syndicats lui interdisant d'allumer ses cinq radios pour protéger les droits d'auteur (l'absurdité des lois ne date pas d'aujourd'hui !), le compositeur simule leur mise en route en tapant dessus et l'extinction en les fichant par terre ! "Water Walk" précède ainsi les performances des improvisateurs de la nouvelle musique, les tut tut pouët pouët des savoureuses années 70. L'habile provocation, musicalement réussie, rappelle inévitablement une autre première de télévision, celle de Frank Zappa au Steve Allen Show en 1963 aux prises avec deux bicyclettes et... un orchestre !


Sans ne rien connaître à la musique, et ignorant encore Cage et Zappa, je ferai mes premières armes deux ans plus tard avec "En Panne", une pièce pour ondes courtes, voix et pompe à vélo (coïncidence amusante envers celui qui deviendra mon premier mentor !), que vous pourrez bientôt entendre dans le Pop'Lab que Poptronics m'a commandé avant l'été (P.S.: ici). En 1975, Joséphine Markovits comparera le travail du quartet, Birgé-Gorgé-Rollet-Shiroc avec l'Art Ensemble of Chicago, probablement à cause des deux cents instruments aussi divers que variés qui m'entouraient. J'ai toujours collectionné tout ce qui peut produire du son. Mon grenier est plein de casseroles, bouts de verre ciselés, trompes en PVC, etc. qu'il est plus juste d'appeler boîte à outils que collection.
Directement ou indirectement, John Cage n'aura pas seulement marqué les musiciens, mais tous les artistes qui se sont interrogés sur le sens de la musique et de l'art en général. Son influence semble encore plus déterminante que celle de Marcel Duchamp qui l'avait lui-même inspiré. Il a donné à l'aléatoire ses notes de noblesse (même s'il préférait le terme "indétermination") comme s'il avait suivi le synchronisme accidentel de Cocteau.
J'ai raconté ici ma rencontre avec John Cage en 1979. Le film tourné en 1983 par Emmanuelle K sur Un Drame Musical Instantané que j'évoquais à ce propos sera projeté le 1er décembre prochain à 17h30 à Montreuil au même programme qu'Archie Shepp au Panafrican Festival filmé par Théo Robichet et le Don Cherry de Jean-Noël Delamarre, Natalie Perrey, Philippe Gras, Horace Dimayot, dans le cadre d'un passionnant festival de free jazz. Du 30 novembre au 2 décembre en effet, ces iconophonies constructives présenteront, outre des films rares comme New York Eye and Ear Control de Michael Snow et une floppée de merveilles, des concerts avec François Tusques, Alan Silva, Bobby Few, Bernard Vitet, Denis Colin, Noel McGhie... L'entrée à tout le festival est gratuite. Quant à ma rencontre avec Frank Zappa, elle fut publiée en 2004 par Jazz magazine. Les autres musiciens et cinéastes sont de la famille.


P.S. : Il faut attendre aujourd'hui où je reproduis des articles rédigés il y a 15 ans pour trouver cette évocation de la rencontre avec Frank Zappa par Nicolas Slonimsky (alors 99 ans), enregistrée par Charles Amirkhanian en 1983. CQFD !

jeudi 7 mai 2020

Free Will & Testament / Le marché de Robert Wyatt / Odeia [archives]


Articles des 15 et 23 février 2006, plus le 24 juillet 2017

FREE WILL & TESTAMENT

Émouvant film de Mark Kidel sous-titré The Robert Wyatt Story, produit par BBC4 et diffusé le 17 janvier 2003. Dans les séquences en studio, Robert Wyatt (voix, trompette) est accompagné par Annie Whitehead (trombone, voix et direction), Jennifer Maidman (guitare, voix), Liam Genockey (batterie), Janette Mason (claviers), Dudley Phillips (basse), Larry Stabbins (sax), Harry Beckett (trompette), Paul Weller (slide guitare). Je crois me souvenir que c'est Kidel qui a passé la bande de Varèse avec Mingus à Robert qui me l'a confiée à son tour. Kidel la tenait de Teo Macero. Je souhaiterais maintenant m'en débarrasser, en la passant à qui de droit, à qui de droit de transmettre ce témoignage historique et révolutionnaire.


Free Will & Testament est en 16/9 et dure 68 minutes. Beaucoup d'extraits et de documents historiques (en tournée avec Hendrix, et évidemment Soft Machine, Matching Mole, I'm a believer, Shipbuilding, etc. en plus du studio (Sea Song, Gharbzadegi, September The Ninth, Left On Man, Free Will & Testament). Il semble que ce soit sorti en dvd avec Little Red Robin Hood, un autre film dont j'ai acheté la VHS. Je suis ému de revoir sa maison où j'avais passé quelques jours lors de notre entretien pour Jazz magazine. Je ne sais pas si Alfie et Robert se sont mis à l'ordinateur (P.S.: oui, enfin !). Il continue à envoyer des petits papiers par la poste avec des paquets qui ressemblent plutôt à des collages... (P.S.: toujours !)
La dernière fois, il m'a dit actuellement ne plus jouer que de la trompette, et vouloir improviser avec ses potes. Robert raconte n'avoir jamais beaucoup pratiqué l'improvisation.
Notre long entretien de l'été 1999 publié par Jazz Magazine est en ligne sur http://www.disco-robertwyatt.com/



P.S.: en discutant avec le conservateur de l'exposition Varèse à Bâle quelques mois après ce billet, j'ai cru comprendre que la bande de Varèse était en de bonnes mains ; un article du catalogue de l'expo est entièrement consacré au rapport du compositeur avec le jazz et l'improvisation...

LE MARCHÉ DE ROBERT WYATT


Les photos de musiciens prises autrement qu'en plein travail ou se faisant tirer le portrait donnent l'impression qu'on en saisit les motivations profondes, l'amont et le contexte. La musique, c'est l'avenir. La vraie vie est bien ailleurs. Le décor devient signifiant, les figurants épicent le tableau, l'Angleterre, fleurs artificielles, manche de parapluie, coupe au bol, toute la bière ingurgitée, les grandes bâtisses en briques qui se reflètent dans la vitrine... Pas facile de prendre Alfie en même temps que Robert, mais c'est le début des courses, on vient de quitter la maison. Ensuite, Robert déteste se sentir assisté, alors il la devance en faisant tourner nerveusement ses roues avec ses poings gantés. Louth est une petite ville où l'accès aux handicapés a été réfléchi, c'est ce qui les a motivés pour s'installer ici. Séjour exquis, très tendre. Lots of fun !


Photo prise par Alfreda Benge

Un Certo Discorso.
Je repensais à Robert en écoutant une émission de la radio italienne Radio 3 datée de février 1981 dans laquelle je découvre des enregistrements inédits, travail de laboratoire qui ressemble plutôt à The End of an Ear, plein de guimbardes, de voix à l'envers, d'effets d'accélération : The Opium War, L'albergo degli zoccoli, Heathen have no souls, Holy War (sur l'Internationale !), Revolution without "R", Another Song, Billy's Bounce (Charlie Parker !), Born Again Cretin, et des petits bouts de répétitions... Ça ressemble aussi beaucoup à ce que vont devenir les albums suivants... Vraie découverte ! Un bonbon anglais.

ROBERT WYATT PAR/SUR ODEIA


Alifib ? Vous pouvez imaginer que je l'aime à plus d'un titre. Robert et Alfie, Elsa évidemment, la simplicité de cette magnifique mélodie, cette interprétation toute personnelle de Odeia, les mots de Robert à la vision du clip, mes souvenirs de Soft Machine dont je ne manquais aucun concert, la première sortie de Robert Wyatt sur la scène du Théâtre des Champs Élysées avec Henry Cow après son accident qui le colle sur une chaise roulante, ma visite à Louth pour Jazz Magazine, ses petits mots gribouillés sur des paquets de cigarettes déchirés, sa voix zozotante qui atteint des aigus inimitables, son français quasi impeccable... Alifib figurait dans l'album Rock Bottom sorti en 1974, son come back éclatant, un disque devenu culte depuis. En "touchant le fond", l'ancien batteur converti à la chanson pop nous faisait donner un coup de pied au fond de la piscine pour remonter dans les sphères planantes de la poésie pure, la musique ! Elsa Birgé aurait pu tout aussi bien choisir Shipbuilding ou O Caroline qu'elle adorait enfant. Mais c'est la déclaration d'amour pataphysicienne à Alfreda Benge, sa compagne peintre et poète, qu'elle interprète avec Lucien Alfonso au violon, toujours aussi en verve, le talentueux Karsten Hochapfel à la guitare et Pierre-Yves Le Jeune à la contrebasse qui secoue en même temps une maracas minimaliste très wyattienne.


Dans MW2, un des livres d'artiste cosignés avec Wyatt et publié par Æncrages & Co, Jean-Michel Marchetti traduit les paroles : "Non ni non. Ni no non. Ni ni folie bololie. Alife mon garde-manger... Je ne peux pas te laisser, ni te délaisser. Alife mon garde-manger. Te confisquer ou te regarder, toi Alife mon garde-manger. Non ni non. Ni no non. Ni ni folie bololie. Balaise, le môle. Héliploptère et trou le doigt. Pas un, est-ce un, ben, dis, hein. Bruit et des bruits. Trip trip pip pippy pippy pip pip landerine. Alife mon garde-manger, Alife mon garde-manger." Dans la version initiale, Hugh Hopper avec qui j'eus la chance de jouer une seule fois tient la basse, Robert est au clavier. Celle d'Odeia figurera dans leur second album.
Découvrant le clip filmé à la Manufacture des Oeillets d'Ivry par Ugo Vouaux-Massel, Robert Wyatt, fidèle à lui-même, envoie un petit mot adorable à Elsa : "I am so moved by this . everything about it : a great film for a start . and the variations so interesting ,original but also , exactly understanding the harmonic feel i was after . And then , Elsa ........You : Perfect".

Autres articles sur R.W. : Le petit Chaperon Rouge, rencontre avec Robert Wyatt (Jazz Magazine) / Comicopera / '......... for the ghosts within' / L'ONJ s'ébroue "around Robert Wyatt" / Etc.

mercredi 6 mai 2020

Stormy Weather et Spike Jones [archives]


Articles des 2 février 2006, 17 janvier et 15 décembre 2009

Absolument indispensables.

Encore deux bonnes raisons de faire dézoner son lecteur dvd.
Sur Mac, éviter de changer de zone sur le Lecteur Apple, mais téléchargez l'application vlc, parfaite pour les Zone 1, les divX, etc., et pour regarder la télé si vous avez une FreeBox.
Passé ces conseils techniques, lisez la suite... Une pêche d'enfer !

Deux belles surprises reçues hier matin.


D'abord, le dvd de Stormy Weather, film mystérieusement sous-estimé malgré la qualité époustouflante des numéros y figurant. Je suis un fan de Cab Calloway (probablement mon côté plus rock que jazz) et le final me fait sauter sur place chaque fois que je l'écoute ; le voir est jubilatoire, quelle élégance, le swing comme je l'entends ! Mais rien ne vaut les numéros qu'il accompagne : la danse des Nicholas Brothers montant et descendant les escaliers à coups de grands écarts, wahou, sans compter le sublime Bill "Bojangles" Robinson, le meilleur tap dancer que j'ai jamais vu ! Et puis, il y a Fats : les jeux de sourcils de Fats Waller sur Ain't misbehavin', craquant ! Tout est jubilatoire, je me répète, dans ce film de 1943, distribution 100% Black, magnifique Lena Horne, autre star du film avec Bojangles, et puis il y a Ada Brown (That ain't right en duo avec Fats), les comiques Miller and Lyles, les ballets de Katherine Dunham, etc. Pas de sous-titre français pour ce Zone 1, mais anglais et espagnols, franchement ça n'a que très peu d'importance...


La seconde merveille, c'est le documentaire sur Spike Jones, pas de sous-titres du tout, mais la grande claque ! Je ne ris pas, j'ai la mâchoire qui pend d'ébahissement. Les gags visuels avaient autant d'importance que la musique. Beaucoup trop de témoignages, mais les extraits des shows sont fabuleux. Je n'ai pas encore été jusqu'au bout de l'heure du film, mais ce que j'ai vu me permettra désormais d'imaginer ou d'inventer les images de ses chansons. Spike joue des claviers de cloches à vache, de klaxons, marimbas, dirige l'orchestre avec deux pistolets, tout est minutieusement réglé, hilarant ! Des ouïes de la contrebasse sort la main d'un nain caché dans la caisse, la clarinette traverse littéralement les oreilles de trois figurants pendant le solo de Spike, tout s'écroule... Vivement que j'ai le temps de voir la fin ! Depuis le temps que j'attendais ça... Zone 1 toujours. Avec Cocktails for Two, Der Führer's Face (avec Adolf en personne), You Always Hurt the One You Love, Laura et All I Want for Christmas is My Two Front Teeth.

Spike Jones explose la télévision


« Thank you music lovers », aujourd'hui est un grand jour ! Un coffret de 3 DVD de Spike Jones vient d'être publié aux Etats-Unis, accompagné d'un CD d'inédits. Spike Jones et ses City Slickers forment certainement l'orchestre le plus déjanté qui ait jamais existé, influençant Frank Zappa, John Zorn, Weird Al Yankovic, Thomas Pynchon, le Bonzo Dog Band, tous les bruitistes de la Terre et les designers sonores du futur. Il existait déjà un documentaire passionnant mais frustrant intitulé The Spike Jones Story. The Legend offre cette fois les shows intégraux à nos pupilles dilatées qui n'en croient pas leurs oreilles. Le chef d'orchestre qui dirigeait avec un pistolet à la main et un chewing-gum à la mâchoire est également l'ancêtre de la vidéo musicale tant ses mises en scène préfigurent l'intérêt que porteront plus tard les amateurs de scopitones et de clips.
Fin des années 40, Spike Jones tourne aux USA avec sa Musical Depreciation Revue réunissant musiciens, acrobates, jongleurs, chanteurs et comédiens. J'avoue préférer les parties musicales burlesques aux sketchs comiques, comme enfant j'étais fou des clowns musicaux qui ne disent pas un mot, mais n'en pensent pas moins. On connaissait les gags sonores de Spike Jones par les disques, souvent sans savoir que les visuels étaient encore plus nombreux, plus dingues, plus invraisemblables ! Il rappelle les musiciens de dessin animé comme Carl Stalling sauf qu'ici nous sommes en direct, sans filet, et que ce sont les musiciens qui jouent aussi le rôle des écureuils fous. Parodiant les classiques, les virtuoses City Slickers martyrisent Laura, Sheik of Araby, Hawaïan War Chant, Cocktails for Two, All I Want for Christmas Is My Two Front Teeth, Chloe... à coups de cloches à vache et de trompes d'auto, de sifflets à roulette et d'appeaux d'oiseaux, de banjos mitraillettes et de nain caché dans la contrebasse, d'éternuements et hoquets, de rires et de voix gaguesques tranchant brutalement avec les crooners qu'ils invitent.
Mais ce qui surprend le plus pour qui n'a évidemment pas connu la télé américaine au début des années 50, c'est la place de la pub ! J'ai compris son importance lorsque Steve Ujlaki me raconta le lancement d'HBO dont il avait été l'un des vice-présidents, la chaîne de cinéma qui inspira directement Canal+. « L'enjeu était de faire une chaîne qui ne soit pas de la télévision. Jusque là, les programmes étaient choisis par les annonceurs.» On voit cela très bien dans la géniale série Mad Men qui vient de recevoir un Golden Globe pour la seconde année consécutive. Le spectacle hebdomadaire de la NBC s'intitulait explicitement Colgate Comedy Hour et les saynètes comiques alternaient avec de longs sketchs de pub, les acteurs se prêtant au jeu. Le disque 2 présente deux All Star Revue entièrement consacrés à Spike Jones, ce qui nous permet de savourer en tout quatre heures de spectacle à valeur de document exceptionnel, car montré tel qu'à l'époque, 1951-52, sans coupures, ni playbacks (outre ceux joués en direct par les instrumentistes). Le troisième DVD rassemble un entretien avec le maestro chez lui en famille, son apparition en Leonard Burnside au Ed Sullivan Show, des interviews de ses musiciens, etc. Spike Jones raconte que ce sont les couinements des souliers d'Igor Stravinsky dirigeant son Oiseau de feu qui lui donnèrent l'idée de remplacer les percussions par des effets sonores comiques.
Détail important : les galettes commandées aux USA ne sont pas restreintes à la zone américaine et fonctionnent donc sur les lecteurs français.

Spike Jones définitivement


J'avais évoqué ici The Story et surtout The Legend lorsque les DVD étaient sortis aux États-Unis. The Best, la nouvelle publication, répond encore mieux aux attentes des amateurs français. Pas d'entretiens ni de shows complets, mais une succession des meilleurs sketches télévisés en 2 DVD plus un troisième avec deux pilotes inédits de l'orchestre à ses débuts, près de 4 heures de démence. Qu'ajouter à ce que j'ai déjà écrit ? Spike Jones était connu de ce côté de l'Atlantique pour ses disques alors que ses facéties acrobatiques sont aussi visuelles que sonores. Découvrir les sketches pour la télévision offre le véritable spectacle des City Slickers, le show musical le plus loufoque qui ait jamais existé, ce qu'on fait de mieux dans la grande tradition des clowns musicaux !

mardi 5 mai 2020

Les actualités [archive]


Article du 19 janvier 2006

Je republie cet article concernant un très bel album collectif dont il me reste quelques exemplaires à la cave et dont je ne fais rien, tout comme les exemplaires du stock des Allumés au Mans. C'est gratuit, j'en avais déposé quelques uns au Souffle Continu. Récemment, soit quatorze ans plus tard, les Allumés ont produit Aux Ronds-Points, un nouvel album collectif, cette fois en vinyle, tout aussi recommandable.

Album double CD en vente exclusivement aux Allumés du Jazz.
34 inédits de 30 labels pour seulement 18 euros,
avec un livret en couleurs de 40 pages 24x20cm.
ORIGINAL - LUXUEUX - PAS CHER
(P.S.: je pense qu'avec le temps il est passé gratuit !)

Commandez le double-album LES ACTUALITÉS, 34 inédits produits à l'occasion du Xe anniversaire des Allumés du Jazz ! Véritable objet qu'on adorera tenir entre ses doigts pour le faire tourner sur lui-même, les pages du livret abritent 2 CD de 130 minutes...

Marthe Vassallo et Lydia Domancich, Un Drame Musical Instantané avec Baco, Rude Aquaplaning, Stéphane Rives, Didier Petit, Murat Öztürk, Jean-Philippe Morel, Trio Jean Morières, Magic Malik Orchestra avec Sub-Z, Le Trio d'arrosage, Les Âmes Nées Zique, Sylvain Kassap, Jef Lee Johnson et Hamid El Kasri, Alima Hamel, Laurent Rochelle et Loïc Schild, Happy House, Groupe Emil, Grillo-Labarrière-Petit-Wodraska, Pierre-Alain Goualch et Franck Agulhon, Ensemble Text'Up, Guillaume de Chassy et Daniel Yvinec, Pablo Cueco et Mirtha Pozzi, Vincent Courtois, Collectif Terra Incognita, Étienne Brunet, Donald Brown, Briegel Bros Band, Hélène Breschand et Franck Vigroux, René Bottlang, Rémi Charmasson et Eric Longsworth, Raymond Boni et Claude Tchamitchian, Bertrand Auger et Francis Demange, Serge Adam...

Je reproduis ici l'édito du n°14 du Journal des Allumés qui était entièrement consacré aux Actualités :

French Touch ou le Grand Mix ?

Cette collection de 34 inédits suscite en moi une étonnante impression d?ensemble. Mon ami Bernard Vitet me souffle que tous les morceaux semblent appartenir au même projet artistique. Question de montage ? À moins qu'une French Touch ne se dégage des ACTUALITÉS, de façon imprévue ! Pourtant, les styles, les sonorités, les propos sont tous extrêmement variés, sans compter la présence de quelques musiciens étrangers. Étranger ? Qu'est-ce que cela signifie dans un pays carrefour de l'Europe et de tous les continents ? Les Français n'existent pas. Ils sont le croisement de toutes les immigrations successives depuis la Gaule jusqu'aux prochaines vagues. Finis Terrae, le bout de la terre, le point de convergence, la dernière escale avant l'embarquement, la première destination des jazzmen afro-américains, la terre d'asile des exilés politiques, le mythe des Lumières, les retombées de la colonisation qui a pris de nouveaux masques, ceux de la main d'œuvre à bon marché et des aides humanitaires ? Notre xénophobie légendaire a la mémoire courte. L'intégration se fait parfois douloureusement, mais elle est inéluctable. Le communautarisme est anticonstitutionnel, pour employer de grands mots.

Et si la French Touch n'était rien d'autre que le mélange des cultures, le grand mix ? Cocteau disait que le fascisme ne pouvait pas prendre dans ce pays, que les Français sont trop indisciplinés, il ajoutait que « c'est une cuve qui bout, qui bout, mais qui ne déborde pas. » Que cela ne nous empêche pas d'être vigilants ! La veille du siège de leur ville, les habitants de Sarajevo pensaient qu'ils étaient à l'abri de la barbarie. Les journaux titraient « Les intellectuels gouvernent à Sarajevo ». Ici, des nostalgiques de la schlag déclarent l'état d'urgence lorsque les cités dortoirs se réveillent et se rappellent à leur bon souvenir.

Dans le secteur musical, les nouvelles ne sont pas très bonnes. Les salaires ont baissé, les intermittents les plus fragiles disparaissent, les disques ne se vendent plus, la curiosité des consommateurs a été émoussée, les grandes surfaces de vente prétendument culturelles n'offrent plus que les gros trucs qui rentrent dans le moule ou qui bénéficient de conditions de promotion considérables, les distributeurs virent de leurs catalogues ce qui n'est pas immédiatement rentable ? La logique du profit à court terme envahit tous les secteurs d'activité, même ceux de la pensée.

En même temps, la résistance s'organise. Ça se réveille. Les lieux alternatifs se multiplient. Des soirées voient le jour chez des particuliers. Les orchestres investissent les bars branchés de la capitale qui ont repris de l'activité. Encore faut-il qu'il y ait des bars dans les quartiers ! Les banlieues sont aussi froides qu'une banquise, les plus démunis ne voient d'autre solution que de s'y brûler les ailes. Quelle flamme les anime ? Qui donc met le feu aux poudres ? Sarkozy ? Face à la médiatisation dominante, il est devenu nécessaire de provoquer des rencontres réelles, tactiles, des échanges de regards ou de points de vue, des embrassades? Il devient de plus en plus utile de transmettre, de donner des racines à la révolte pour qu'elle soit porteuse de perspectives. S'interroger, se souvenir. Dans le petit cercle des amateurs de jazz et de musiques assimilées, improvisateurs, contemporains, il est devenu comme partout impératif de rassembler ses forces. Penser par soi-même, échanger, transmettre, est-ce un droit ou un devoir ?

Une quarantaine de labels indépendants se sont ainsi regroupés pour défendre leur droit à la différence. Devrait-on écrire « pour défendre leur droit contre l'indifférence » ? Être, c'est déjà bien. L'imagination reste le meilleur garant contre l?apathie et les nouveaux fascismes. La solidarité est le mot clef des luttes qui veulent aboutir, pour une vie meilleure, pour les enfants de demain ?

Dans LES ACTUALITÉS, si certains propos des interviewés peuvent frôler la paranoïa, qu'on l'entende critique, alors ! Nous ne sommes pas les victimes du monde dans lequel nous vivons. Notre responsabilité est entière. Nous en sommes les acteurs, et même les auteurs. Plus que de réfléchir les actualités, notre devoir est de les créer.

C'est ce qu'ont tenté de réaliser tous les musiciens et musiciennes qui ont participé au double album produit par Les Allumés du Jazz, parfois par des chemins très détournés ! Ce n'est pas un hasard si l'ensemble de ces contributions fait œuvre. Le disque intitulé LES ALLUMÉS porte en lui une étonnante détermination, franche et active. Celui intitulé DU JAZZ est plus tendre, plus intime. Entre les deux, ça transpire, une sueur saine et bien portante. Une promesse d'avenir.

Le recul que j'essaie d'avoir avec ces deux disques m'y pousse la tête la première. Cherchant à embrasser l'ensemble d'un seul coup d'œil, je ne fais qu'en choisir l'angle. À chacun le sien. La lecture du livret qui tourne sur lui-même donne le vertige. 180° de la première à la dernière page. Une volte-face.


Extrait du livret :

Les Allumés du Jazz est le premier endroit où se retrouvent des labels de production de jazz indépendants de toutes obédiences et d'orientations fort diverses. Tout y est envisagé, depuis la plus profonde tradition jusqu'à la plus extrême modernité. Tous les courants y sont représentés. Au-delà, cette disposition prépare l'avenir pour un accueil sans peur d'autres formes connues et inconnues.

Au début de cette année 2006 qui marque leur 10e Anniversaire, Les Allumés du Jazz ont décidé de sortir un double-album, LES ACTUALITÉS, composé de contributions inédites de 30 parmi 40 labels adhérents à cette date.

Chaque label a produit un maximum de 4 minutes de son en choisissant l'un des deux CD qui portent respectivement les titres LES ALLUMÉS et DU JAZZ. Libre à chaque label de publier ses 4 minutes sur l'un ou l'autre de ces CD, ou réparties sur les deux. De petits préambules ont été montés avant chaque morceau de façon à jouer le rôle de remise à zéro, mettant ainsi l?auditeur dans les meilleures dispositions pour découvrir chacune des œuvres. Ces intermèdes ont été enregistrés par les labels ou lors de rencontres et de conversations téléphoniques avec Jean-Jacques Birgé.

Chaque label a créé librement la pochette virtuelle de sa contribution comme s'il s'agissait d'un CD single. La maquette générale a été confiée à Daphné Postacioglu qui a conçu la nouvelle charte graphique du Journal. S'inspirant du Cover to Cover de Michael Snow, Birgé a imaginé un livret dont les couvertures sont tête-bêche. On peut le lire aussi bien dans un sens que dans l'autre, quitte à faire tourner le petit cahier de 24 sur 20 cm sur lui-même. Un effort particulier a été effectué sur la présentation de l'album dans l'espoir de figurer un objet suscitant la convoitise, façon élégante d'afficher notre attachement à la pérennité du disque, de lutter intelligemment contre le piratage en créant du désir plutôt qu'en criminalisant les consommateurs.

L'album est (était) vendu au profit de l'association Les Allumés du Jazz, exclusivement par le biais de la vente par correspondance, du site Internet et sur le stand itinérant pendant les festivals.

Réalisation, montage et interviews - Jean-Jacques Birgé
Packaging et maquette - Daphné Postacioglu
Coordination - Valérie Crinière

En prime, un survol de Cover To Cover façon flip-book, découvert hier !

lundi 4 mai 2020

Festival d'Amougies 1969 [archives]


Article du 25 décembre 2005

J'ai réussi à sauver des bandes historiques : Frank Zappa faisant le boeuf avec Pink Floyd, avec Captain Beefheart, avec Ainsley Dunbar Retaliation, avec les Blossom Toes, avec Caravan, avec Sam Apple Pie... Plus l'intégralité des concerts de Soft Machine, Ten Years After, Nice, Yes, etc.

Bonnes nouvelles pour Noël ! Suite à un mail d'Aymeric Leroy, j'ai eu la curiosité de replonger dans mes archives et de tenter de récupérer les bandes que j'avais enregistrées au Festival d'Amougies, le premier festival de musique européen qui s'était tenu en Belgique après son interdiction sur le territoire français. Au programme, tous les groupes cités plus haut, ainsi que Colosseum (je n'en ai gardé que leur Valentyne Suite), Freedom (Dirty Water), Alexis Korner, Cruciferius, We Free avec Guilain, le G.E.R.M. de Pierre Mariétan, les Pretty Things, East of Eden, Gong avec Daniel Laloux au tambour napoléonien, etc. Mais le choc fut pour moi la découverte du free jazz, dès le premier soir, avec l'Art Ensemble de Chicago, pastichant les rockers mieux que les modèles ! Il faut avoir vu et entendu Joseph Jarman entièrement nu à la guitare électrique... J'étais soufflé. Hélas, je n'ai pas enregistré Archie Shepp, Don Cherry, Anthony Braxton, Sunny Murray, Burton Greene, Joachim Kühn avec J-F Jenny-Clarke et Jacques Thollot, Alan Silva, Kenneth Terroade, Grachan Moncur III, Dave Burrell, John Surman, Robin Kenyatta, Franck Wright, Steve Lacy, etc. J'étais venu pour les groupes qu'alors on appelait pop, et bien entendu pour Zappa, mais j'ai déjà raconté cette première rencontre initiatique dans Jazz Magazine. C'est d'ailleurs cet article qui m'a valu le mail d'Aymeric Leroy, en quête d'informations sur Amougies, et sur d'éventuelles bandes magnétiques rapportées du froid...
Nous dormions sous le chapiteau, enmitouflés dans nos duvets, défoncés par la musique plus que par les joints, nous étions bercés par les orchestres du matin lorsque nous craquions de sommeil et sombrions dans les bras de (M)orphée. Le premier matin, c'est moi qui ai découvert le seul robinet d'eau froide où nous puissions nous débarbouiller, derrière le café-restaurant, si je me souviens bien. J'avais apporté le petit magnétophone de ma soeur Agnès, des bobines de 8 cm de diamètre tournant en 4,75 cm/s. Matériel très rudimentaire. J'étais limité par le nombre de piles et de bandes magnétiques, par la qualité du microphone. Depuis une vingtaine d'années, je n'ai plus pu réécouter tout cela à cause de cette vitesse rarement accessible sur mes gros magnétophones. Comme je venais de numériser les archives familiales de ma compagne qui remontaient aux années 50, j'ai tenté le coup. J'ai lu en 9,5cm/s les bandes enregistrées en quart de piste mono pour ensuite les transposer d'une octave vers le bas. Ça ralentit à la bonne vitesse et du même coup cela double la longueur de la durée. Ça a marché !
Sur mes fiches en carton, il est stipulé que le concert de Soft Machine dure 1h03'23" (pas de Zappa ici contrairement à certaines suppositions de blogs sur le net, mais première apparition des cuivres). J'étais déjà bien pinchecorné pour préciser la durée à ce point. Pas de coupure entre les morceaux, juste une petite vers la fin. C'est Mike Ratledge qui me donne l'idée d'ajouter toutes ces pédales sur mon orgue Farfisa. Je veux trouver mon son, j'ajoute un modulateur en anneau aux wah-wah et distorsions. La prestation de Pink Floyd est de 1h22'41" : accord, Astronomy Domine, Green is the colour et Careful with that axe Eugene, nouvel accord avec Zappa qui improvise une vingtaine de minutes sur Interstellar Overdrive, puis retour à Set the controls for the heart of the sun et A saucerful of secrets ! La foule scande Les frontières ont s'en fout avec Mouna. Zappa improvise avec Ainsley Dunbar Retaliation (6'42), il engagera ensuite le batteur dans les Mothers... Le concert de Ten Years After (48'50) est nettement supérieur à leurs disques. Je suis encore fasciné par la virtuosité et le liberté de l'orgue de Keith Emerson avec les Nice : Intermezzo from the Karelia Suite, Don Edito el Gruva, Country Pie (j'ai du mal à relire ma fiche), Bach's Brandburger Concerto n°6 in B Flat, Hang on to a dream, Tchaïkovsky's Pathetic Symphony, She belongs to me, Rondo'69... Zappa improvise avec les Blossom Toes (25'54) ; le G.E.R.M. du corniste Pierre Mariétan interprète la Keyboard Study n°2 de Terrry Riley et Initiative de Mariétan. Après un Place of my own, Zappa joue avec Caravan sur If I could do it all over again, I'd do it all over you (6'46), puis le groupe joue As I feel I die, And I wish I was stoned, Magic man, Reelin' Feelin' Squealin' (je relis mes fiches toujours), Where but for caravan would I, Get Up !. Il semble que j'ai effacé le concert des Pretty Things, je me crois me souvenir de leur batteur escaladant le mat du chapiteau en jouant. Même chose avec East of Eden. Zappa joue Moonlight man avec Sam Apple Pie, mais surtout je peux réécouter le concert de Captain Beefheart avec Frank Zappa ! 38 minutes 42 secondes de délire : Zappa joue au début sur She's too much for my mirror. Il présente le groupe en avertissant le public qu'il pourrait manquer quelque chose s'il n'y prenait garde, il arrose l'harmonica de Beefheart pendant que celui-ci joue. Break. Zappa : Captain Bullshit !. Van Vliet : That's a good name. Et ils reprennent. L'orchestre interprète My human gets me blues, Wild Life, Hobo Chang Ba, et les vingt minutes finales de When Big Joan sets up avec Zappa... J'ai déjà raconté comme j'enjambe les barrières et vais interroger F.Z. pendant trois quarts d'heure, ce qui entamera une suite de rencontres dans les années qui suivent, comment le Capitaine me traverse comme un ectoplasme... J'attendrai aussi trente ans pour aller voir Robert Wyatt à Louth pour Jazz Magazine...
Je n'ai plus enregistré de festival qu'une seule fois, il me reste à écouter Zappa et Ponty à Biot ! La qualité de toutes ces bandes laissent évidemment à désirer, mais la valeur d'archive est intacte, la musique se laisse écouter avec la plus grande émotion, elle est légalement inexploitable, dommage, certains tueraient, paraît-il, père et mère pour les avoir. J'ai peur. Je pars mettre tout ça dans un coffre-fort en haut d'une montagne gardée par des aigles cruels et sanguinaires. On en reparlera. Joyeux Noël à ceux qui me lisent et que j'ai fait rêver ;-)

L'arnaque
Article du 12 avril 2007


Lorsque j'ai donné à Urich21 les bandes que j'avais enregistrées à Amougies, je ne pensais pas que cela allait provoquer autant de foin sur les forums des fans de Pink Floyd et de Frank Zappa. Il semble que les morceaux mis en ligne par Urich21 aient été téléchargés des milliers de fois et fait couler beaucoup d'encre, pensez, Zappa improvisant Interstellar Overdrive avec Pink Floyd pendant vingt minutes ! C'est plutôt sympathique de partager ses trésors, pensai-je. Et puis hier matin, Urich21 m'écrit : "En rire ou en pleurer... Quand de vieilles cassettes se transforment en vinyles translucides et multicolores... et en dollars...". Je vais voir le lien qu'il m'indique et reconnais notre modeste contribution : astronomy domine / green is the colour / careful with that axe, eugene / tuning up with frank zappa / interstellar overdrive (zappa on guitar) // Pink Floyd Meets Frank Zappa - Limited to 1000 pieces - Yellow wax - Near Mint // Festival Actuel, Amougies (Belgique), 2ième Jour, 25 octobre 1969. Du tac au tac, je lui réponds : " En rire, définitivement ! Tout le monde n'a pas accès à Internet, le prix est décent, le travail graphique existant, le found footage fait des ravages chez les compositeurs, les sociétés d'auteur font leur boulot à l'envers, notre générosité continue à s'exprimer ailleurs, certains revendent leurs cadeaux, quoi d'autre ?" J'avais confondu le coût du port avec le prix du disque. Je croyais avoir lu 4 dollars lorsqu'il s'agissait d'une enchère mise à prix 100 dollars ! Nos louables intentions se transforment en arnaque de charognard. D'accord la présentation graphique est chic, mais il y a des gogos qui vont payer une fortune pour un concert que l'on trouve en libre accès sur le Net. La malversation est claire, le piratage honteux. Ce n'est évidemment pas le seul exemple, les propositions sont légion. Si la circulation des œuvres est au moins aussi importante que la défense des droits d'auteur, la vente de ces pépites (pour collectionneurs fanatiques qui ont déjà acheté tous les albums commercialisés et en veulent toujours plus) est inadmissible et relève de la malhonnêteté envers les artistes comme du public, jetant une ombre sur notre initiative.

Le fiasco d'Amougies
Article du 22 mars 2019 (extrait)



Br1tag a donc rassemblé des reportages tournés en 1969 sur le festival d'Amougies et sur les prestations de Zappa, Pink Floyd, Beefheart, Yes, The Nice et Colosseum, recyclant hélas les images en boucle pour accompagner la bande-son... Le livre sur Amougies reste donc à écrire (ce "donc" renvoie au reste de l'article que je n'ai pas recopié), tout comme l'irremplaçable film de Laperroussaz sortira peut-être un jour (l'ingénieur du son qui l'avait mixé n'était autre qu'Antoine Bonfanti !), d'autant que Pink Floyd a depuis publié une partie de son concert dans le récent luxueux coffret de 27 disques intitulé The Early Years 1965-1972...

dimanche 3 mai 2020

En souvenir d'Idir


Moins d'un an après Johnny Clegg, deux seulement après Patrice Barrat, Idir est allé les rejoindre. Il avait 70 ans.

Je pense à Jean-Pierre Mabille qui m'avait remis le pied à l'étrier en m'invitant à revenir à la réalisation de films, à Igor Ochronowicz qui m'avait accompagné partout avec sa caméra, à Corinne Godeau qui avait monté le film, camarades de travail avec qui j'avais passé quelques mois revigorants, aujourd'hui confinés quelque part, et puis évidemment à Idir, passionnant conteur, critique de son temps.

Je republie l'article que j'avais écrit en septembre 2008. À l'époque du tournage il n'y avait ni Skype ni téléphone connecté. La saga Vis à Vis, idée géniale de Patrice Barrat, avait été un exploit. Le film se terminait de manière freudienne, les deux chanteurs jouant ensemble à des milliers de kilomètres de distance en hommage à leurs mamans.

IDIR & JOHNNY CLEGG A CAPELLA

Tout avait commencé par une étude de faisabilité. En 1993, Jean-Pierre Mabille me demande d'imaginer deux artistes qui se parleraient chacun aux deux bouts de la planète et qui communiqueraient par satellite en vidéo compressée pendant trois jours. C'est le protocole initié par les auteurs de la série Vis à Vis, Patrice Barrat et Kim Spencer. Se "rencontreront" ainsi un Israélien et un Palestinien, une adolescente des villes et une des champs, un syndicaliste allemand et un français, etc. Après remise de mes conclusions, Jean-Pierre me propose de réaliser l'émission alors que je n'ai plus filmé depuis vingt ans !
Je cherche deux musiciens qui me branchent et soient d'accord pour se prêter au jeu. J'approche du but lorsque Robert Charlebois me parle d'un guitariste qui joue sur son premier disque, un certain Frank Zappa. Je suis aux anges. Nous sommes début 1993, le compositeur mourra quelques mois plus tard ; France 3 refuse car ses responsables ne trouvent pas Zappa assez "commercial". No commercial potential ! Je suis catastrophé. Un ami producteur, ancien violoniste du Drame, Bruno Barré, me suggère le Kabyle Idir, un des initiateurs de la world music, auteur du tube Avava Inouva. Pour lui répondre, nous réussissons à convaincre le Zoulou blanc Johnny Clegg qui vit à Johannesburg, auteur d'un autre tube, Asimbonanga. Je trouve intéressant de faire se confronter deux artistes qui ont choisi la musique comme mode de résistance au pouvoir dominant, et ce aux deux extrémités opposées de l'Afrique.
Idir ne pouvant se rendre en Algérie sans risquer sa vie, j'irai tourner sans lui en Kabylie les petits sujets qu'il compte montrer au Sud-Africain (son village, le forgeron, le printemps berbère de 1980, sa mère à Alger...). Nous réussissons à passer au travers des tracasseries, barrages, interrogatoires, confiscation du matériel, etc., et je rentre à Paris monter les petits sujets avec Corinne Godeau avant de partir à Joburg filmer ceux de Clegg (le township d'Alexandra, son copain Dudu assassiné, la manifestation en hommage à Chris Hani, un dimanche à la maison...). Devant les manifestations racistes (Mandela n'est pas encore au pouvoir), je pète les plombs le premier jour lorsque mon assistant noir se fait ceinturer en franchissant la porte à tourniquet d'un grand hôtel. Plus tard, je saute en l'air lorsque je vois le revolver dans la ceinture du monteur blanc avec qui je continue la préparation, il m'explique qu'il ne s'en sépare jamais, dort avec sous l'oreiller et qu'il n'a jamais vu d'enfant noir jusque l'âge de vingt ans ! C'était cela l'apartheid. Pendant le tournage, le dirigeant de l'ANC Chris Hani sera assassiné.


J'ai beaucoup de mal à équilibrer les personnalités des deux artistes. Idir semble mépriser Clegg qui a l'air de planer complètement. Le premier était ingénieur agronome, le second est un universitaire qui parle et compose en zoulou. Au montage, je fais tout ce que je peux pour rendre son côté sympathique à Idir et son esprit à Clegg. Je pense que le Kabyle ne croit pas totalement à la sincérité du Zoulou blanc qui a été adopté par deux familles. Au moment où nous filmons, ses deux familles d'adoption sont opposées dans la guerre des taxis et les morts se comptent par dizaines. Johnny ne sait plus où il se trouve, si ce n'est dans cette colonie juive anglaise régie par des femmes qui l'ont fait se diriger vers la masculinité noire des guerriers zoulous. Le film tourne progressivement en un échange psychanalytique où les mères des deux musiciens occupent toute la place ! La dernière séquence montre Clegg danser zoulou en hommage à la maman d'Idir dans son salon de Johannesburg devant son poste de télé où le Kabyle, dans son pavillon du Val d'Oise, joue en hommage à la celle du Sud-Africain.
Avec la monteuse, nous réussissons à imposer le dépassement au delà du formatage de 52 minutes, les sous-titres plutôt que le voice over et quelques fantaisies que le sujet et notre regard exigent. Nous fignolons, calant nous-mêmes les sous-titres qui font partie intégrante de la réalisation. Sous-titres français pour Clegg dans la version française, anglais pour Idir dans la version internationale. Quelques mois après, lors de son passage à l'Olympia, Idir aura la gentillesse de me confier que le film relança sa carrière... J'aurais au moins été utile à quelque chose !
Après le succès de Idir et Johnny Clegg a capella, Jean-Pierre Mabille qui travaillait toujours à Point du Jour me demande de partir à Sarajavo pendant le siège. Après les tensions algériennes (je suis un des derniers à pouvoir y tourner à cette époque) et sud-africaines (il y avait déjà des snipers dans les townships), c'est la cerise sur le gâteau pour terminer 1993. Mais ça, c'est une autre histoire.

vendredi 1 mai 2020

L'impatience des invisibles


Comme tout le monde, du moins les musiciens ayant à faire avec l'électronique, je possède une collection de multiprises que j'enfiche les unes dans les autres pour gagner un peu de place dans le placard. Alors j'aime bien la sculpture vernaculaire de la pochette du CD de Quentin Rollet et Romain Perrot qui ressemble à l'un des robots qu'on envoie sur la Lune. Elle a quelque chose d'un peu agressif comme la voix kobaïenne de Perrot qui rappelle les films de science-fiction d'aujourd'hui dont l'incontournable brutalité gomme souvent la poésie. Je pense à Upgrade projeté hier, film plein de bonnes idées, sorte de mix entre Blade Runner, Matrix et Videodrome, mais banalisé par la violence et l'hémoglobine.
S'il se rapproche de Throbbing Gristle ou du Double Negative de Low, l'album L'impatience des invisibles n'a rien de banal. Il va néanmoins puiser son inspiration du côté de l'homme-machine, androïde musical où les saxophones de Rollet sont les vestiges d'un autre siècle, libertaire pour ne pas dire libre. Les glitches décapants et autres parasites des synthétiseurs actuels, comme laissés à eux-mêmes, prisonniers d'une technologie qui se court après sans se mordre la queue, évitent les sons Kleenex tout en laissant penser que le souffleur n'est pas prêt d'être remplacé. Le duo Rollet-Perrot livre ainsi un disque dystopique, gravé au papier de verre, qui finit par s'envoler en apesanteur sur une Voie Lactée à la crème plus rayée que fouettée. C'est pourtant bien la nuit qui règne. L'impatience des invisibles rend ainsi indispensable une seconde saison où la lumière jaillirait du court-circuit !

→ Quentin Rollet & Romain Perrot, L'impatience des invisibles, CD ReQords, sur Bandcamp, 7€ ou 10€