vendredi 27 août 2010
39. Les îles flottantes
Par Jean-Jacques Birgé,
vendredi 27 août 2010 à 00:00 :: Roman-feuilleton
Une étrange agitation règne sur la plage. Des ballots sont encordés et empilés près de l'eau. D'autres pendent encore aux falaises, que nos amis africains font glisser par un ingénieux toboggan de bambou qui arrive presque à la mer. Aucun n'a perdu son sourire de la veille, mais il a changé, sévère, concentré. L'amour du travail, la camaraderie de l'action, comme l'entrain des grandes causes, les font se mouvoir comme des danseurs haltérophiles. Ce retournement de situation surprend notre trio encore endormi qui n'en croit pas ses yeux. Ils avaient quitté une bande de fugitifs totalement démunis pour découvrir une troupe d'ouvriers aguerris aux prises avec une activité qui ne pouvait être que de contrebande. L'un d'eux leur fait signe qu'ils ont apporté de quoi manger. Un petit tas de figues est posé à côté d'une grosse bombonne d'eau fraîche et, plus surprenant, un paquet de biscuits aux amandes ! C'est le monde à l'envers.
Stella fait remarquer qu'elle est prête à tout depuis son rêve du salon bourgeois de cette nuit. Stupeur de ses deux compagnons. Vas-y, raconte, fait Max, cachant son trouble. Il se retient jusqu'à ce que Stella ait terminé, il éclate de rire. D'abord il a reconnu la célèbre phrase de Georges Arnaud qu'il avait infligée à sa fille lorsqu'à neuf ans elle avait évoqué l'existence de Dieu. Mais les similitudes avec son propre rêve l'inquiètent plus qu'elles ne l'amusent. Si l'allusion au trapèze est évidente, le va-et-vient entre ciel et abysses est moins préoccupant que certains termes rappelant des événements qu'il pensait être seul à connaître. Mettons cela sur le plan des coïncidences. L'interprétation d'un rêve n'appartient qu'à celui ou celle qui l'émet. Autour d'eux on s'active de plus en plus. Il aimerait interroger leurs nouveaux amis, mais il ne s'entend pas les freiner dans leur élan. De toute manière, il n'en aurait pas eu le temps. D'une voix haletante, essoufflée avant même d'avoir ouvert la bouche, Ilona raconte qu'elle a l'impression d'avoir volé le rêve d'un autre, comme si elle s'excusait auprès de Max. Elle jette un regard de tristesse vers Stella qui, décidément, comprend de moins en moins ce qu'elle a déclenché. Alors Ilona se jette à l'eau, virtuellement, parce qu'en fait elle aurait plutôt tendance à s'accrocher. Plus elle avance dans sa description méthodique plus Max fronce les sourcils, deux rides se creusant au-dessus de son nez comme deux routes parallèles qui se croiseraient quelque part, là haut au sommet de son crâne. Son scalp lui fait mal. Les synapses lui rappellent les gestes des Africains qui s'accélèrent au rythme des pas étouffés qui s'enfoncent dans le sable. Paf paf paf, shillang shillang shillang, paf paf paf... Le mot puzzle lui vient à l'esprit, mais il n'a pas le temps de réagir aux histoires des deux filles que les grands gestes d'un gars perché en haut de la falaise attirent son attention.
Au large, ce qu'ils avaient cru être des îles étaient deux immenses navires. Des flashs de couleur répondent au sémaphore du gars là-haut, des phrases codées répétées en boucle. Stella pense à la collection de guirlandes programmables dont elle avait décoré sa chambre de jeune fille, mais la chorégraphie lumineuse est beaucoup plus sophistiquée et sa puissance est incroyable, comme s'ils avaient été visés par des rayons laser. Derrière eux, on démonte le toboggan dont les branches sont hissées à toute vitesse. Les ballots sont regroupés. Sur la crête des vagues, ils voient très bien trois bateaux à moteur en route vers le rivage. Comme ils s'approchent, Max fait signe aux deux filles de ne pas bouger. Ils ignorent où ils sont, ils ne savent plus à qui se fier, ne comprennent rien à la langue de ceux qui se sont adossés aux ballots. Ils ont impérativement besoin d'aide. Tandis qu'on charge les navettes, un gros barbu assaille de questions le plus souriant de leurs compagnons de la nuit en désignant le trio. Les phrases ressemblent à une sorte de ping-pong où chacun rattrape les mots comme deux jouteuses inuit. Au terme de cet échange musical, le gros fait signe à tout le monde d'embarquer.