70 août 2021 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 31 août 2021

Mixology de Katerina Fotinaki


Je suis toujours surpris et agréablement surpris par des albums qui échappent aux classifications qu'imposent les marchands. En recevant celui de Katerina Fotinaki, je m'attendais évidemment à un disque de "musique du monde". Elle avait collaboré aux projets de sa compatriote Angélique Ionatos, mais j'ignorais qu'elle avait étudié avec Bernard Cavanna au Conservatoire de Gennevilliers. Tout cela s'échappe en fumée, bulles de savon, petites étincelles pop qui me rappellent l'approche jadis d'une Natacha Atlas. En mélangeant des reprises de Kiss Off de Violent Femmes, Carmen de Bizet, Septembre de Barbara, une berceuse de Benjamin Godard ou un rebetiko avec des compositions personnelles, Katerina Fotinaki construit un puzzle fictionnel qui nous fait parcourir l'arc-en-ciel de ses enchantements. Les textes de Louise Labbé, Kostis Palamas, Françoise Lo, Guillaume de Machaut, T.S. Elliot, William Blake transforment l'onirisme en poésie du quotidien. S'accompagnant de toutes sortes de guitares, de basses, de percussions, d'anches libres, en chantant en français, anglais et grec, elle alterne monologues et dialogues aéroportés et glisse sur des pistes aux couleurs aussi vives qu'inattendues. Il s'agit bien de la musique du monde, mais sans que cela soit un genre ou un style, son éventail représentant simplement un amour encyclopédique pour la voix et les émotions qu'elle transmet, universelles, magiques.

→ Katerina Fotinaki, Mixology, CD Klarthe, dist. Socadisc, 15€, sortie le 10 septembre 2021

lundi 30 août 2021

Mémoires d'une savonnette indocile


Les Mémoires d'une savonnette indocile rédigées par Luc Moullet auront merveilleusement accompagné ma première semaine de convalescence. Comme ses films, ses écrits sont à la fois drôles et passionnants. "Je pense qu'il n'y a de vrai comique que sur des sujets sérieux." Quel plaisir que ses souvenirs aux Cahiers du Cinéma, fourmillant d'anecdotes croustillantes sur ses camarades de la Nouvelle Vague, et l'évocation de ses tournages m'a donné envie de revoir ses courts et ses longs, travail au long court...

En mai 2009, j'avais écrit "Luc Moullet enfin !":


Luc Moullet est drôle. Il prend son temps.
Luc Moullet est drôle. Il filme son temps.
Luc Moullet n'est jamais aussi drôle que lorsqu'il joue dans ses films ou qu'il les présente.
Ses films mettent du temps à sortir au cinéma, 24 ans en moyenne !
Certains atteignent des sommets. D'autres planent on ne sait-z-où ?
Anatomie d'un rapport (1975) et Genèse d'un repas (1978) (ci-dessus) sont des chefs d'œuvre du docu-fiction. Des films clés de l'histoire du cinéma.
Sérieusement drôles et drôlement sérieux.
Dix courts-métrages spécifiés "très drôles (sauf un)" [...], avec Luc Moullet littéralement « en shorts ». De Un steak trop cuit (1960) à Le litre de lait (2006), en passant par Essai d'ouverture (1988) et Toujours plus (1994), le réalisateur nous explique sa manière de voir le monde, unique, cocasse, critique, là où tout se qui tombe à côté de la plaque est ramassé par de braves gens qui s'en tiennent aux faits. Généreux, Luc Moullet devrait passer en potion quotidienne, autour du Journal de 20 heures, comme jadis Les Shadoks, Desproges ou les Deschiens. Il faut insister pour que le réalisateur y interprète son rôle.
Des deux longs métrages publiés récemment par blaq out, je préfère "Le prestige de la mort" aux "Naufragés de la D17". Moullet est plus à l'aise pour se diriger dans l'absurde qu'avec ses comédiens dont les à-peu-près rappellent ceux des interprètes de Mocky.
Si Moullet sait prendre son temps, c'est qu'il n'est pas pressé de mourir, même pour faire vendre ses films. Il n'est jamais aussi bon que lorsqu'il tente sincèrement de comprendre comment fonctionne un système. Changement d'angle assuré. Et ne manquez surtout pas la présentation de chaque film, court ou long, par leur auteur.



Douze ans plus tard, à 83 ans, Luc Moullet termine ses Mémoires d'une savonnette indocile sur une complainte du "progrès", rappelant les propos de Jean Renoir : "Il y a une seule chose dont je suis à peu près sûr, c'est que le progrès a été une erreur, et que plus nous possédons de commodités matérielles, plus notre situation s'en trouve compliquée." Ses vœux vont à freiner ou arrêter le changement climatique, et de hurler à la dernière ligne : "À bas la vitesse, la fibre, les 4 et 5G ! Vive le ministère de la Dénumérisation !". C'est que toute sa vie Luc Moullet aura été un adepte du Système D, jonglant en coquin avec le Système lui-même (pas le D cette fois, mais celui qui nous empêche de nous émanciper), mettant en scène l'absurdité de nos vies en nous faisant rire de nous-mêmes.

→ Luc Moullet, Mémoires d'une savonnette indocile, 400 pages, Ed. Capricci, 22€

vendredi 27 août 2021

Atmosphère, atmosphère


Changer d'atmosphère me fait un bien fou. Pourtant rien ne me poussait à quitter mon hôtel du nord, si ce n'est le désir d'embrasser ma fille et son fils. Les attentions délicates participent à ma convalescence qui se déroule on ne peut mieux. À Paris j'étais tout autant dorloté et j'y flottais sur un petit nuage, mais mon cœur est en voyage, sur fond de ciel bleu. La cicatrice est à peine visible, comme une ride, un cou devant en surface. Hélas j'ai encore la nuque raide, m'obligeant à porter de temps en temps une minerve souple pour soulager la douleur et le poids lourd de mes pensées légères ! Je vogue ailleurs. Lis. Ris. Je regarde le passeur qui va et vient d'une rive à l'autre tandis qu'Eliott joue au ballon avec d'autres de son âge dans la pataugeoire le long de la Loire. J'ai une tendresse particulière pour les passeurs. Mon père, Jean-André Fieschi, Bernard Vitet, les femmes avec qui j'ai vécu, tous les enfants du monde, mes lectures, Cocteau, Ramuz, Schnitzler, Vercors, Michaux...
J'habitue surtout mon cerveau à la nouvelle vie qui me sourit, résurrection vivifiante, mouvement contraire à l'effondrement qui nous pend au nez. Je ne prendrai donc plus l'avion. Le moins possible, me dis-je, pour me rassurer. De même, la viande s'est raréfiée sur ma table. Plenty, More plenty et Flavour, les trois volumes d'Ottolenghi consacrés à la cuisine végétarienne, fourmillent d'idées. Je me suis donné jusqu'à fin septembre pour terminer ma mue. Imaginer une nouvelle musique est / sera si excitant. J'ignore d'où viendra l'inspiration, mais c'est une évidence. J'ai traversé ainsi plusieurs révolutions, des cercles qui passent par le même point en changeant chaque fois de couleur. Serait-ce l'orbite de la musique des sphères ?
Dragon, je renais une fois de plus de mes cendres. Pas l'impression pourtant d'avoir eu un cancer. J'étais trop calme, résigné à traverser tranquillement l'épreuve. À Saint-Louis, pendant les attentes, je méditais. Pas vraiment en salle de réveil où je suis resté six heures. C'est beaucoup. Dans ma perception diffuse et morphinée, le plafond réfléchissait un hôpital de campagne (Mash ?), dizaines de lits à roulettes les uns à côté des autres qu'on évacuait les uns après les autres, jusqu'à me laisser seul. On éteignit les lumières derrière moi au fur et à mesure que je m'enfonçais dans les couloirs et les ascenseurs. Dans l'obscurité de ma chambre je respirai enfin. Derrière le paravent Jérôme m'a parlé musique jusqu'à une heure du matin, réduisant le stress qu'avait subi mon corps pendant près de deux heures, l'égorgement. Le lendemain matin, tournez manège, nous avons fait plus ample connaissance. J'ai eu de la chance d'avoir un si bon compagnon de chambrée. C'est passé vite. Je m'étais inquiété de ne pouvoir prévenir que tout allait bien, mais les filles s'étaient connectées après avoir appelé le service chirurgical. Elles savaient. Une infirmière m'avait prêté un téléphone. Je ne me souvenais que de quatre chiffres sur les dix du numéro d'Elsa. L'infirmière a regardé le dossier.
Deux jours plus tard, c'était bon de rentrer à la maison, de serrer dans mes bras celles que j'aime. Doucement, d'abord. Depuis, je vis normalement, avec encore des petit coups de fatigue.
J'ai pris le train pour Nantes. À la gare je me suis arrêté chez Guerlais. Le Grand Beurre. Tout va bien si le cœur y est et que ma gourmandise est comblée. Mais je rentre déjà. Oh, que la vie est belle ! Qu'on ne s'y trompe pas, j'ai toujours mal à l'homme... Je ne comprendrai jamais. Sa violence, criminelle et suicidaire. Ce ne sera pas faute d'avoir essayé. Absurde. Des animaux dénaturés. Nous sommes. Je pense. Comme une bête.

jeudi 26 août 2021

ECM, un éditeur qui fait son travail


Le rôle d'un éditeur est de promouvoir la musique en échange d'un pourcentage conséquent des droits d'auteur. À une époque où les enregistrements n'existaient pas, il pouvait par exemple s'agir de publier les partitions, seule manière alors de faire circuler la musique. Aujourd'hui cela consistera, par un autre exemple, à la placer sur un film, ce qui peut rapporter très gros en cas de succès. L'éditeur prendra en charge les frais d'enregistrement et de production d'un disque et sera rémunéré en conséquence. Les contrats SACEM (le E est pour éditeur) sont souvent de 50%, mais tous les excès sont envisageables, puisque, comme le rappelait Charles Trenet à la fin de la Java du Diable : " [...] le Diable s'aperçut qu'il n'touchait pas de droits d'auteur, Tout ça c'était d'l'argent d'foutu puisqu'il n'était même pas éditeur... Allez, remportons notre musique et retournons en enfer." Car le plus souvent l'éditeur ne fait rien du tout et vous carotte 50% ! Il peut aussi vous empêcher de publier en disque la musique que vous avez composée pour un film alors qu'il en a financé l'enregistrement. On me rétorquera que les droits d'édition couvrent ses frais et qu'il est donc normal qu'il se rétribue sur les droits d'auteur. C'est vrai. Mais on marche sur des œufs et il est indispensable de bien lire les contrats qui nous lient à eux. N'oublions jamais que le travail de l'auteur ou du compositeur est de l'ordre de la création artistique alors que celui de l'éditeur est financier. Il prendra le temps qu'il faut pour rédiger le contrat pendant que vous créerez vos œuvres. Que vous vous fassiez avoir est dans la logique des compétences de chacun ! Je me souviens de Patrick Brunie qui m'avait arraché des mains un contrat épais comme le Bottin tandis que je commençais à le lire, arguant que nous ne pouvions pas travailler ensemble si je ne lui faisais pas confiance ! Et Ramuz à la fin de Renard composé par Igor Stravinski : "Si ma chanson vous a plu, payez-moi ce qui m'est dû !". J'en sais quelque chose...
Mais voilà, je reçois cette semaine par la poste les trois volumes de partitions de Michael Mantler publiés par ECM, label de disques allemand sur lequel le compositeur autrichien enregistre depuis des années. C'est d'abord un cadeau qui me touche de la part du compositeur. C'est ensuite une contribution extraordinaire de ECM qui permettra peut-être à de nouveaux ensembles de jouer les œuvres inimitables de Michael Mantler. Admirateur de sa musique depuis un demi-siècle, me voilà reprendre mes écoutes, les épais volumes sur les genoux. Le premier concerne The Jazz Composer's Orchestra original de 1968 suivies des facsimilés autographes des partitions utilisées pour l'enregistrement ainsi que la version Update de 2013. Le second, qui s'intitule Voices and Words, présente Many Have No Speech (1987), Cerco Un Paese Innocente (1994) et Hide and Seek (1999), donc texte (Samuel Beckett, Ernst Merister, Philippe Soupault, Giuseppe Ungaretti, Paul Auster) et musique. Le dernier rassemble les sept concertos (2007) et les six suites pour orchestre (2019). Chaque volume est introduit intelligemment par Richard Williams.
J'ai souvent émis des réserves sur les enregistrements du label ECM, trop proprets à mon goût, trop lisses, trop réverbérés. Il n'empêche que Manfred Eicher fait un travail remarquable, ici de papier, plus régulièrement en galettes argentées. Il avait d'ailleurs publié un autre très bel objet, les Histoire(s) du cinéma (ainsi que Nouvelle vague) de Jean-Luc Godard...

→ Michael Mantler, Editions en 3 volumes, ECM, 35€ (1,3 kg !) chaque

mercredi 25 août 2021

Backtrack a.k.a. Catchfire, pol-art de Dennis Hopper


Lorsqu'un film me donne envie de voir ou revoir tous ceux de son auteur c'est parti pour quelques réflexions et un festival dédié que je projetai sur le grand mur blanc retrouvé après mon tour de France. Dennis Hopper a évidemment marqué ma jeunesse lorsqu'en 1969 je découvris Easy Rider, icône d'une génération de hippies biberonnés aux Byrds, Steppenwolf et Jimi Hendrix. Je me souviens l'avoir cité avec Solo de Jean-Pierre Mocky lors de l'entretien du concours de l'Idhec qui me valut d'y entrer en fanfare. J'appris plus tard sa passion pour l'art contemporain que collectionnait Dennis Hopper, mais je n'avais jamais vu le pol-art Backtrack a.k.a. Catchfire où il se sert de sa propre collection comme décors, le film contant l'aventure d'une artiste conceptuelle, témoin d'un meurtre, pourchassée à la fois par la pègre et la police. Les bonus du Blu-Ray reviennent sur la place de l'art dans la vie du réalisateur qui avait acheté très tôt des œuvres de Jean-Michel Basquiat, Keith Haring, Rauschenberg, George Herms ou Georgia O'Keeffe, et ici Ed Ruscha, les découpes de Laddie John Dill, les néons dans le sable de Chuck Arnoldi et surtout les tableaux textuels lumineux de Jenny Holzer attribués au personnage de Jodie Foster. De plus, la maison dans laquelle elle vit est la première construite par Frank Gehry et commandée à l'origine par Hopper, qui filme aussi sa propre salle de cinéma à Taos ! Plus qu'un film policier, Backtrack, director's cut enrichie de 16 minutes du film commercialisé à sa sortie, est une introspection de l'artiste et une histoire romantique entre deux êtres que tout semble opposer. En passant, je suis ravi d'entendre Hopper raconter que Bruce Conner est son cinéaste préféré. J'ai souvent affirmé que si je ne gardais qu'un seul film, ce serait A Movie (12 minutes à découvrir en cliquant sur le titre) ! C'était probablement avant la sortie des Histoire(s) du cinéma de Godard.


La distribution des acteurs est tout aussi étonnante puisqu'y figurent, outre Hopper et Foster dans les rôles principaux, Joe Pesci, Dean Stockwell, Vincent Price, John Turturro, Fred Ward, et en apparitions Bob Dylan, Catherine Keener, Charlie Sheen et Alex Cox ! Image d'Ed Lachmann, musique de Michel Colombier. Malgré les difficultés de production rencontrées et le côté bancal de l'intrigue, Hopper réussit à faire swinguer l'ensemble, même lorsqu'il s'accroche à son sax ténor, perdu, désespéré. Emballé par le ton personnel du film où Hopper traite donc à la légère les ressorts de la poursuite pour privilégier le syndrome de Stockholm et la fragilité du héros, en projetant une transposition de sa propre vie, j'ai aussitôt programmé The Last Picture Show et Colors vus il y a trop longtemps...

→ Dennis Hopper, Backtrack a.k.a. Catchfire, DVD (2 versions) / Blu-Ray (montage Director's Cut en exclusivité sur l'édition Blu-ray) Carlotta, 20€

mardi 24 août 2021

Le seul snob au piano électrique préparé


On sait, peut-être, mon attachement au piano préparé, perversion de l'instrument consistant à changer le timbre et la hauteur de chaque note en glissant de petits objets entre les cordes. Passé au clavier numérique je me contente de clones informatiques comme celui, remarquable, de l'Ircam ou d'autres permettant des effets inédits, mais m'interdisant ce que font les pianistes que j'admire, tels Roberto Negro, Eve Risser, Benoît Delbecq, Sophie Agnel, Françoise Toullec... J'utilise également des programmes de claviers électriques préparés et c'est justement un CP70 sur lequel joue Thibault Walter avec son trio composé de Jean-Luc Ponthieux à la contrebasse et Pablo Cueco au zarb. Sa percussion à peau offre des variations de timbre qui répondent merveilleusement au pseudo gamelan du piano électrique Yamaha de Walter. Celui-ci revendique les entre-deux que ses préparations impliquent, les gammes perdant leur tempérament (contrairement aux musiciens !) et les rythmes adoptant le style de l'entre-soi où le swing hérite de ces magnifiques à-peu-près. Je n'ai pas tenté de déchiffrer les 11 anagrammes que les titres secrètent, mais ces RER lointain, Ralenti noir, Arme outrancière, Apre énigme, Tribu, Remontage caduc, Sages renommées, Pagnol dégraisse, Le seul snob, Test O.R.L. quantique, Un requiem est rempart nous font déjà voyager avec une grande délicatesse sans qu'il soit besoin d'alourdir notre catastrophique bilan carbone en prenant l'avion.

→ Thibault Walter Trio, Le seul snob, CD Élément 124, dist. Inouïes, 15,70€, sortie le 3 septembre 2021

lundi 23 août 2021

After Dark, My Sweet


À l'issue de la projection d'After Dark, My Sweet j'ignorais si j'allais en écrire une chronique, mais l'entretien avec son réalisateur James Foley, en bonus sur le DVD / Blu-Ray, m'en a convaincu. Mieux que cela, il m'a aussitôt donné envie de me programmer le visionnage d'At Close Range (Comme un chien enragé, avec Christopher Walken, Sean Penn et Kiefer Sutherland, 1986), Glengarry Glen Ross avec Al Pacino, Jack Lemmon, Alec Baldwin, Ed Harris, Alan Arkin, Kevin Spacey, 1992), Fear (Obsession mortelle avec Mark Wahlberg, Reese Witherspoon, 1996)... Citer le nom des comédiens n'est pas innocent tant la direction d'acteurs de Foley est particulière. Il s'adresse toujours à eux un par un en l'absence des autres, optant pour le langage de chaque comédien. Dans After Dark, My Sweet (La mort sera si douce, 1990) Jason Patric est bouleversant, Rachel Ward d'une beauté renversante, Bruce Dern inquiétant à souhait. L'adaptation du roman de Jim Thompson exige une voix off à la première personne très singulière. Le scope 2.35 des grands espaces empêche toute distraction, les gros plans, les yeux ne trompent pas dans ce jeu de dupes très noir.


Le thriller ne ressemble à aucun autre. Foley fait corps avec son film. J'ignore encore si son meilleur, mais j'ai été fasciné par le malaise du héros et sa perspicacité dans le flou de son handicap. Un jeune boxeur sonné. Une jolie veuve alcoolique. Un ancien flic véreux. Une prise d'otage encombrante. Les personnages se révèlent au fur et à mesure. Surtout lui, le narrateur. J'ai hâte de voir les autres films, du moins ceux de cette époque, parce que je ne suis pas sûr de suivre les derniers (Cinquante nuances plus sombres, Cinquante nuances plus claires), car After Dark, My Sweet est un grand film qui, après un échec cuisant à sa sortie (annoncé bêtement comme un film sexy), mérite d'être redécouvert aujourd'hui, grand film noir, tout en nuances de noir. J'ai même aimé la musique de Maurice Jarre. Trou-blant.

→ James Foley, After Dark, My Sweet, DVD / Blu-Ray Carlotta, 20€

dimanche 22 août 2021

Annette, vraiment pas


J'attendais beaucoup du nouveau film de Leos Carax. Les critiques étaient dithyrambiques. J'aime bien les "comédies" musicales. En 1986 Mauvais sang, dont Boy Meets Girl était le brouillon, m'avait renversé. Si, comme beaucoup, Les amants du Pont-Neuf m'avait déçu, Pola X m'avait considérablement intrigué, ne comprenant pas son échec. Il est vrai que j'avais déjà qualifié Holy Motors de pâtisserie indigeste. J'évite toujours les billets désagréables, sauf lorsque cela ne risque pas de faire de l'ombre à l'objet de mon courroux. Au vu des critiques et de l'enthousiasme général, mon opinion n'aura que peu d'importance. Je risque juste de me faire insulter par celles et ceux qui sont tombés dans le panneau publicitaire. Mais chacun/e a ses raisons d'aimer ou pas une œuvre, ce sentiment jouant effectivement d'abord sur l'identification aux personnages de la fiction. Comprendrai-je pourtant jamais les raisons qui font encenser une œuvre ou en négliger une autre ? Les exemples sont légion. La presse obéit souvent à des pauses qui l'empêchent de voir ou d'entendre, la majorité du public suivant ces conventions parce qu'il est toujours de mauvais aloi de reconnaître qu'on a perdu son temps.
À Cannes le Prix de la mise en scène s'explique. Carax a du style. La lumière de Caroline Champetier est somptueuse. Les décors de Florian Sanson rappellent ceux d'un opéra. Les costumes de Pascaline Chavanne et Ursula Paredes Choto collent à merveille. Le travail sonore d'Erwan Kerzanet est une prouesse acrobatique. J'ai pourtant détesté Annette.
Je me suis d'abord ennuyé. Une heure passée pour dire je t'aime. On est loin des subtilités dialoguées de Jacques Demy. Annette est une "comédie" musicale composée par le duo des Sparks. Musique aussi grandiloquente que la mise en scène. Pas un air qui tienne le coup, pas une note qui ne soit une tarte à la crème boursouflée. Si Carax ne se mettait lui-même en scène en deus ex machina, on aurait pu croire à une distance d'avec ce couple formé par une diva d'opéra et un comédien comique de stand-up en vogue. Mais la voix de la diva est plate et le pamphlétaire ne fait pas rire (il est censé le faire dans un premier temps !). Peut-être que je n'ai jamais été fan ni de Marion Cotillard, ici bien fade, ni d'Adam Driver, rôles manichéens comme tous ceux de leurs partenaires. Une naïve, un manipulateur alcoolique et un amoureux transi interprété par Simon Helberg. Cela manque brutalement de subtilité. Carax mime la presse à scandale, mais on se fiche de ces amours de stars et les plans courts de villes la nuit pour évoquer une tournée mondiale font partie des poncifs qui inondent le film de madeleines cramées. Les clins d'œil cinématographiques n'atteignent jamais les originaux, comme la noyée de La nuit du chasseur ou la piscine envahie par les algues... Pire, les valeurs morales sont à vomir : jalousie (du raté), vengeance (de la morte), amertume (du flippé qui se pense le père), etc. Tout cela dans un épais sirop symphonique orchestré par Clément Ducol qu'on a connu plus personnel. Il y a évidemment quelques bonnes idées comme la marionnette aux mains d'un père vénal, mais la rigueur eut été alors de ne pas la robotiser si tôt, à l'image de cette Pinocchiette finissant par prendre en mains sa vie d'humaine. Non, Annette m'apparaît comme un sublime ratage, animé par la même ambition qui avait fait sombrer Les Amants du Pont Neuf, mais cette fois la presse aura peut-être voulu sauver les couleurs nationales de ce premier film anglophone d'un cinéaste très doué, mais englué dans son orgueil. Je le comprends d'autant plus mal lorsqu'en interview il avance que son film lui aura permis d'être un meilleur père. J'y entrevois surtout la transposition de ses tiraillements intérieurs, entre désir de succès, maîtrise de chaque détail, amour impossible, goût de grandeur, romantisme coupable... Si ma déception n'est pas liée à un mauvais dosage de Lévothyrox, je cherche toujours le film qui renouvellera ma cinéphilie contemporaine.

mercredi 18 août 2021

Minerve


Recevoir un message d'amis qu'on ne connaît pas ou si peu, d'amis qu'on n'a pas vus depuis trop longtemps, mais d'amis qu'on aime tant qu'ils nous aident à vivre, par leurs œuvres ou leur vie, est le plus beau des cadeaux. Décrocher le combiné et entendre la voix de Robert Wyatt qui me parle soudain dans un français quasi parfait, être confronté à l'émotion de Catherine Ribeiro découvrant un article que j'ai écrit sur ses rééditions, lire une lettre de Jean Marais à qui je demandais son aide pour un texte de Cocteau ou de Vercors à qui je quémandais les droits d'une illustration sublime réalisée avant la guerre lorsqu'il s'appelait encore Jean Bruller, recevoir un Gaston époque Idées noires de Franquin dont j'espérais une pochette pour un disque du Drame, être impressionné jusqu'à liquéfaction par les voix de Hanna Schygulla ou Michel Piccoli dans le combiné du téléphone, retrouver la correspondance entretenue avec Colette Magny, Dominique Meens ou simplement mes ex, que j'ai ou non gardé le contact, réentendre sur mon répondeur les messages des êtres chers qui ont disparu, voilà qui me fait vibrer le cœur et justifie l'amour offert en partage sur cette page et ailleurs.
Aujourd'hui c'est le mail de Michael Mantler qui éclaire cette fin de journée où l'été ressemble à octobre.
Mon opération récente m'a fatigué, mais je vais beaucoup beaucoup mieux. Seul un torticolis féroce me fait encore souffrir. Depuis ce matin, sur les conseils d'un ami, excellent ostéopathe, j'enfile de temps en temps une minerve souple pour soulager la douleur que je pense bientôt envolée, renvoyer, comme le reste, au passé, longue litanie des expériences vécues dont on ne se souvient que des bons moments. C'est du moins ainsi que je vis, en scope couleurs surround. Libre à celles et ceux qui préfèrent ne se rappeler que de l'obscurité. Je comprends Aragon lorsqu'il explique qu'il aurait été un salaud s'il avait écrit autre chose que Il n'y a pas d'amour heureux en janvier 1943. Paradoxalement, le monde a beau s'effondrer, toujours, à jamais, « (...) qu'allons-nous faire, de tant de bonheur. Le montrer ou bien le taire...». L'important est que la chirurgienne ait préservé mes cordes vocales ! Lui en savoir gré. Je retirerai les strips de mon cou vendredi et entrerai dans une nouvelle phase de convalescence douce, renaissance programmée à n inconnues... Minerve donc, que je porte ce soir à mon cou, est la déesse de la sagesse, de la stratégie, de l'intelligence, de la pensée élevée, des lettres, des arts, de la musique et de l'industrie. À part l'amour, personnel, universel, franchement que souhaiter de mieux ?

vendredi 13 août 2021

Home sweet home


Fatigué mais en forme
L’intubation laisse des douleurs
et l’élégante cicatrice tire sur mon cou
L’impression d’être Boris Karloff
Fire no good
Le droit de tout faire, tout manger, tout boire
Mais pas forcément envie
J’y vais doucement

Oulala et Django n’ont presque rien croquetté en mon absence
Surtout je suis bien entouré, cajolé
vos messages y participant grandement

mercredi 11 août 2021

À l'inverse d'une anesthésie


Vous êtes tous et toutes adorables
Merci pour vos tendres messages
Je m’endormirai en pensant à vous
Et je vous saluerai au réveil…

De haut en bas, œuvres de mcgayffier, Sun Sun Yip, Arlette Martin.
D'autres métaphores en bords cadre.

mardi 10 août 2021

Post pré-opératoire


Le post qui suit est déconseillé aux personnes sensibles ne supportant pas qu'on évoque les "maladies" dont on est affligé.
Que mes ami/e/s ne s'inquiètent pas, je suis en de bonnes mains à l'Hôpital Saint-Louis où j'entre demain pour la biopsie d'un carcinome papillaire, en d'autres termes, jamais écrits nulle part pour ne pas effrayer les patients, un cancer de la thyroïde réclamant l'ablation totale de la glande sécrétant les hormones T4 (thyroxine) et T3 (triiodothyronine) régulant le rythme cardiaque, la température du corps, le poids, le transit intestinal et les humeurs (ça c'est dans le ciboulot). Lorsqu'on en sécrète trop on maigrit et on est excité, pas assez et l'on prend du poids en devenant amorphe. Passé l'égorgement, on est lié ad vitam aeternam à Big Pharma en devant s'avaler quotidiennement un comprimé de lévothyrox, dose qu'il est parfois long à évaluer pour retrouver son équilibre légendaire. J'espère donc ne pas devenir désagréable ! Ma tumeur de plus de trois centimètres, qui fut décelée chez moi par hasard (je n'ai aucun symptôme) lors d'un scanner des poumons, n'exige ni chimio ni radiothérapie. On l'appelle "le gentil cancer". Plus de 80% des personnes autopsiées pour d'autres raisons s'avèrent affligées de la sorte ! J'aurais pu vivre avec jusqu'à la fin de mes jours (ou pas en cas de métastases inopinées), mais maintenant qu'on le sait, je n'y coupe pas. La chirurgienne qui m'opérera demain matin, elle, coupe. Elle fut néanmoins incapable de me dire si je pouvais continuer à aller au sauna, alors que la chaleur (comme les bains) est néfaste à la cicatrisation. À chacun son métier, et je vois donc d'autres spécialistes qui me font prendre des remèdes de sorcière pour m'aider à lutter contre le stress. Ce stress n'est pas forcément psychologique, mais le corps reçoit tout de même une sacrée agression qui risque de me fatiguer pendant quelques jours. L'anesthésie générale ne comportant a priori aucun risque, le seul souci est de ne pas entamer les cordes vocales ou le petit nerf pharyngé à proximité (voix rauque, perte de puissance vocale, changement de tonalité !). En cas de tuile, je pourrais toujours devenir chanteur de blues.
Cette nouvelle désagréable est tempérée par d'autres évènements qui me donnent furieusement envie de me réveiller et de me remettre sur pattes aussi tôt que possible. Ma théorie des cycles se vérifie chaque fois. Les bonnes et les mauvaises nouvelles alternant sans cesse, j'ai trouvé un moyen de profiter au mieux de la vie qui m'a été offerte : je fais durer les bonnes au maximum (effet de plateau au dessus de l'axe des abscisses) et réduis les agressions (effet de gouffre pointu en bas sur celui des ordonnées), sachant qu'on est en général soi-même celle ou celui qui entretient la douleur. Tout cela s'entend d'un point de vue strictement personnel, car le rapport du GIEC confirme l'effondrement planétaire et, là, on peut toujours faire le maximum à son niveau, c'est ensemble seulement que les solutions sont envisageables.
Pendant ma convalescence, je serais heureux d'avoir la visite des ami/e/s qui prendront rendez-vous avec mon secrétariat (Marcel Carné se faisait passer pour son majordome en changeant de voix lorsqu'il répondait au téléphone). De toute manière, je suis bien entouré, malgré la période aoûtienne. Sur la photo je m'entraîne à dissimuler la future cicatrice dans les plis du cou !

Je précise que pour moi c'est une première très intéressante car j'ai eu la chance de n'avoir encore jamais subi d'anesthésie générale ni d'opération chirurgicale. À mon niveau, c'est donc très expérimental 😉
Je remercie aussi celles et ceux qui sont passé/e/s par là et m'ont permis d'en savoir plus que ce que les médecins vous expliquent !

vendredi 6 août 2021

Jazz (2) ensembles ensemble


J'ai toujours pensé que le rock était une musique de groupe et le jazz celle d'individus. C'est évidemment généraliser un peu vite. Les guitar heroes sont légion, mais le son du groupe prime tout de même sur l'expression d'un seul. D'un autre côté, les grands ensembles de jazz privilégient le timbre de l'orchestre, même s'il constitue un écrin aux solistes. Dans mes écoutes estivales, j'ai retenu cinq albums où le nombre fait masse.

Trois d'entre eux sont sur le label du collectif Onze Heures Onze, à commencer par les deux Workshop de Stéphane Payen. Son quartet devenu octet explore la théorie des ensembles à laquelle j'avais été plutôt rétif en cours de maths ! Son créateur, Georg Cantor, aurait-il également par son nom inspiré les compositeurs intéressés par de nouveaux axiomes ? In and Out, inclusions et exclusions, dedans et dehors, avec et contre plongent les expérimentateurs vers de nouveaux infinis. Les x et les y sont là dansés par le trompettiste Olivier Laisney, les saxophonistes Sylvain Debaisieux (ténor), Bo Van der Werf (baryton) et évidemment Payen (alto), le vibraphoniste Jim Hart, le guitariste Tam de Villiers, le bassiste Guillaume Ruelland et le batteur Vincent Sauve. Dans un second CD, l'extensionnalité invite le guitariste Nelson Veras ou le batteur Thibault Perriard. Si ce jazz contemporain est très écrit, les intersections créent de nouveaux espaces où l'improvisation bouleverse les diagrammes de Venn et d'Euler.

Dans le troisième, Vol III de l'Onze Heures Onze Orchestra, on retrouve Laisney et Perriard associés à Alexandre Herer au Fender Rhodes, Julien Pontvianne aux ténor et clarinettes, Sakina Abdou à l'alto, David Chevallier à la guitare, Amélie Grould au vibra, Maÿlis Maronne aux claviers et Fanny Ménégoz à la flûte. L'idée des automates, une autre façon de réviser ses mathématiques, a inspiré les 5 hommes et les 4 femmes qui composent ce collectif. Ici l'humain s'approprie ou se méfie des nombres. La répétition et l'aléatoire sont interrogés, il suffit d'arrondir à la décimale supérieure pour que naisse le swing. La véritable musique peut-elle être autrement que bancale ?

Plus roots dans sa modernité, le Futura Experience rend hommage aux anciens, à commencer par Gérard Terronès, fondateur du label Futura et disparu depuis. Ornette Coleman, Sun Ra, Charles Mingus, Jimi Hendrix sont passés au crible libertaire. Le big band composé de Frank Assemat (sax bar.), Christiane Bopp (tb, sacqueboute), Xavier Bornens (tp), Morgane Carnet (sax ténor), Sophia Domencich (p, el p), Michel Edelin (fl), Jean-Marc Foussat (synth), Dominique Lemerle (bs), Christian Lété (dms), Rasul Siddik (tp, perc), Sylvain Kassap (cl) et Jean-François Pauvros (gt) qui est à l'origine de ce projet généreux, rassemble des musiciens et des musiciennes de différentes générations dans l'esprit des orchestres des années 60 et 70, machines de guerre ou de revendications qui explosaient comme feux d'artifice ou les crépitements d'un feu de camp. Les voix de Pauvros ou Siddik rappellent que tout a commencé par le blues tandis que le free évoque la liberté du groupe, formée par celles de chacune et chacun.

Je termine par le coffret jaune des œuvres pour orchestre de Luc Le Masne qui s'échelonnent de 1981 à 2003, très grosses machines à l'instar de son Hommage à Fernand Léger, rouleaux compresseurs où s'expriment, selon les époques, des solistes de renom comme Youenn Le Berre, Laurent Dehors, David Chevallier, Serge Lazarevitch, Xavier Le Masne, Denis Colin, Richard Foy, Guillermo Felove, Denis Cuniot, Philippe Slonimski, Peter Volpe, Bruno Girard, François Craemer, Simon Spang-Hanssen, Philippe Sellam, François Cotinaud, Philippe Legris, John Surman, Louis Sclavis, Matthieu Donarier, Eric Giausserand ou Bobby Rangell. Dans les différents orchestres je reconnais d'autres camarades comme Michel Risse, Patrice Petitdidier ou Lionel Martin. Dès la fin des années 70, j'avais suivi Le Masne du groupe Lô au Grand Orchestre Bekummernis sans connaître la suite de ses aventures où la puissance de feu semble sans cesse recherchée, les pupitres montant souvent à trente ou quarante, en particulier les vents et les percussions. La tradition du big band de jazz se mêle à un goût pour les rythmes mexicains et cubains au point que je me rappelle Edgard Varèse comparant ce genre d'ensemble à un tigre quand l'orchestre symphonique lui faisait penser à un éléphant hydropique ! D'une formation à une autre ce bulldozer garde la forme, force mâle en quête d'une perpétuelle érection, fut-elle souvent lyrique.

→ Stéphane Payen, The Workshop, In and Out et Extensions, 2 CD (et numérique) Onze Heures Onze, dist. Absilone, sortie le 8 octobre 2021
Onze Heures Onze Orchestra, Vol III, CD Onze Heures Onze, sortie le 3 septembre 2021
→ Futura Experience, CD Le Générateur, dist. L'autre distribution
→ Luc Le Masne, Œuvres pour orchestre, coffret triple CD Buda Musique, dist. Socadisc

mercredi 4 août 2021

Jazz (1) l'être et avoir l'été


M'étant fixé de reprendre mes articles quotidiens seulement en septembre, j'ai un peu la flemme d'écrire ce mois d'août, mais les disques s'accumulent et je crains de les faire passer à l'as si j'y sursois, d'autant que je risque d'être très occupé dans les semaines qui viennent... Je commence par les 3 rééditions du label Palm par Le Souffle Continu, pas seulement en vinyle, mais également en CD, ce que je trouve à mon niveau plus pratique, même si les pochettes 30 centimètres en font des objets autrement plus sympathiques. Bloqué un temps à Tananarive par les événements de mai 68, Jef Gilson a enregistré Malagasy en 1969 avec des musiciens malgaches pour qui il a produit également à Paris Madagascar Now en 1973, compositions de Sylvin Marc et Del Rabenja, s'associant à eux pour Malagasy at Newport-Paris la même année. Nettement plus jazz et moins expérimentaux que Le massacre du printemps et La marche dans le désert, j'accroche personnellement moins, mais l'aspect dansant des Malgaches et la vitalité du travail du compositeur exposent l'état du jazz français au début des années 70, pris entre l'influence étatsunienne, l'attrait des cultures créoles et leur appropriation par un agitateur auquel ces rééditions rendent hommage.


Évidemment plus proche de moi, le trio formé par Élise Dabrowski, ici exclusivement chanteuse, avec le bassiste Olivier Lété et le tromboniste Fidel Fourneyron explore les timbres et les tissages avec sensualité et intelligence, sans négliger un certain swing hexagonal où les références aux traditions de la musique classique passent par le texte, en l'occurrence Trust de l'auteur de théâtre allemand Falk Richter, portée par la voix lyrique de la mezzo-soprano wagnérienne qui garde une place de Parking à ses deux virtuoses acolytes portés comme elle sur l'improvisation.
Dans la famille des chanteuses improvisatrices, Catherine Jauniaux est une autre acrobate, là aussi en trio, avec le clarinettiste Xavier Charles et le guitariste électrique Jean-Sébastien Mariage. S'appuyant sur L'amour, texte de Marguerite Duras, les instrumentistes rivalisent de délicatesse, par petites touches, et la chanteuse belge leur emboîte le pas à son tour, fragile, tremblante. Jamais illustrative, la musique est une transposition des intentions, une projection glissante.
Je dois ajouter un troisième trio reçu un peu avant mon départ, celui formé par Jim Baker au piano et synthétiseur ARP 2600, le contrebassiste Bernard Santacruz et le batteur Samuel Silvant, parce que ces trois disques ont quelque chose en commun, l'influence du jazz et son émancipation par l'abstraction timbrale, une forme d'improvisation typiquement européenne qui, échappant aux classifications arbitraires, dessine ses propres limites en avançant par petites touches. Loin de la musique en boîte, elle boîte merveilleusement, dansant d'un pied sur l'autre, beauté convulsive nous obligeant à prendre la tangente quand tant d'autres imposent la quadrature du cercle.

→ Malagasy/Gilson à Madagascar + Sylvin Marc/Del Rabenja Madagascar Now + Jef Gilson Madagascar à Paris, 3 LP ou 3 CD Le Souffle Continu, 12€ chacun en CD / 23 € en LP, les trois 32€ ou 62€
→ Élise Dabrowski, Parking, CD Trepak, dist. L'autre distribution, 13,99€
→ C.Jauniaux-J.S.Mariage-X.Charles, L'amour, CD Ayler Records, 11€ minimum
→ Jim Baker-Bernard Santacruz-Samuel Silvant, On how many surprising things did not this single crime depend?, CD Juju Works, 15€