70 octobre 2022 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 31 octobre 2022

Les choses et Machins machines au Louvre


Appelons cela une réaction en chaîne. David Fenech m'apprend que Pierre Bastien et Pierrick Sorin joueront vendredi dernier à l'Auditorium du Louvre. Comme j'annonce que j'irai, Étienne Brunet nous emboîte le pas. Arrivé en avance, je fais un tour curieux à une exposition ouverte depuis peu. Or la programmation de Machins Machines est directement liée à l'expo Les choses que je découvre avec ravissement. L'absence de chronologie ainsi que l'exquise variété et le choix malin des œuvres me font penser à Jean-Hubert Martin avec qui j'avais travaillé sur Carambolages au Grand Palais, mais la commissaire est Laurence Bertrand Dorléac. À suivre ! J'y retrouve la notion de plaisir dans cette vision d'auteur qui prend les choses au sérieux en abordant cette histoire de la nature morte avec un véritable point de vue. Les visiteurs semblent aussi intéressés que Monsieur Hulot.


Comme je n'avais encore rien lu sur Les choses, je suis enchanté par ma déambulation. J'hésite même à décrire quoi que ce soit pour vous laisser le plaisir de la découverte. Allez-y sans tarder ! Ci-dessus des œuvres critiques de la société de consommation : les quatre photos cousues de Coca Cola d'Andy Warhol, Déchets bourgeois. Et s'il n'en reste qu'un je serai celui-là d'Arman et l'ombre de l'Oiseau de paradis de Martial Raysse. L'intelligence des textes des cartels entérine mon désir d'acquérir le catalogue. Je fais bien. La moitié est constituée d'un chosier inédit : des auteurs de toutes sortes choisissent un mot-clef et le décline chacun/e à sa façon. J'aurais adoré participer à cette aventure avec du son. Si j'ai été happé dés le début par Georges de la Tour, Andreï Tarkovski, Buster Keaton, Daniel Spoerri, Christian Boltanski ou des antiquités égyptiennes, je flashe sur l'explosion renversée du film Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni sur le grand écran à la sortie. À la question de Lamartine “Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?”, je me sens animiste.


Ci-dessus Still Life de Ron Mueck, Nature morte au vieux soulier de Joan Miró, Vénus endormie de Giorgione rêvant de B.H. (Bernard Heidsiek) et de F.D. (François Dufrêne) de Jean-Jacques Lebel, Sans titre de Luc Tuymans et 200 kg de Bazooka Bubble Gum de Felix Gonzalez-Torres.

Dans ce temple de l'art, on vomit l'argent (van Reymerswale, Hieronimus Francken II, Boilly, Dubreuil, Lüthi, Ferrer, Barbier), on expose la bidoche (Oudry, Houdon, Desportes, Chardin, de Zurbarán, Goya, Rembrandt, van Beyeren, Courbet, Buffet, de Ribera, Serrano, Gauguin), on apprivoise la mort (Taylor-Johnson, les frères Chapman, Gijsbrechts, Champion, Bonnecroy, Richter, Géricault, Schütte, Burke, Gober, Raynaud), on vit simplement (Coorte, Manet, Redon, Cézanne, van Hoogstratten, van Gogh, Matisse, Bonnard, Foujita, le douanier Rousseau, Chirico), on rit des temps modernes, on s'en inquiète (dans le hall Le pilier des migrants disparus de Barthélémy Toguo grimpe vers le sommet de la pyramide du Louvre). Avec autant de sérieux (Chancel, Kudo, Strand, Resnais et Queneau, de Saint-Phalle, Chevalier) que d'humour (Giacometti, Tanning, Oppenheim, Broodthaers, Filliou, Manzoni, Tati, Dine, Duchamp, Picasso, Brown, Léger, Darrot), ces cent soixante œuvres en disent long sur l'histoire de l'art à travers les choses. Perec aurait adoré.


J'en sors donc chargé du lourd catalogue de 450 pages que, pour une fois, je dévorerai du début à la fin, et je rejoins l'Auditorium où, à l'entrée, Pierrick Sorin a installé cinq de ses petits théâtres optiques burlesques. Sur scène, pour leur ciné-spectacle qu'ils n'ont pas joué depuis dix ans, il filme Pierre Bastien aux prises avec ses instruments mécaniques, intégrant ses pitreries chorégraphiques aux roues dentées et liquides en apesanteur. Le duo, se laissant aller à ses improvisations audiovisuelles, fonctionne à merveille...


Pierre Bastien agrémente sa musique minimaliste de petits chorus de trompette augmentée. Il confectionne toutes sortes de sourdines créatives comme un harmonium aux accords délicieusement mineurs ou un verre d'eau qui fait des bulles de son. Sur un châssis de Meccano il fixe des mini-tubes d'orgue, des languettes de papier volantes, des plectres qui tournent, tournent et nous enchantent. Et ses tourne-disques renvoient de la lumière comme les pas de danse esquissés par Pierrick Sorin suggèrent de mignonnes ritournelles... Un très beau spectacle.

→ Exposition Les choses. Une histoire de la nature morte, Le Louvre, jusqu'au 23 janvier 2023
Le catalogue (détail sur le lien), 39€

vendredi 28 octobre 2022

Improvisation pour poitrine et caviars de légumes


En chômage technique, j'attendais les nouveaux épisodes de SO à sonoriser. Il y a deux jours j'avais cuit deux pots de chutney de tomates vertes, et neuf de confiture du même fruit avec du citron. Un sacré boulot, parce que celle-ci était trop liquide. J'avais rattrapé le coup avec du jus de pomme. Me voilà rassuré. Comme Boris, le maraîcher de notre AMAP, nous avait gâtés avec plus de légumes que je ne peux en manger cette semaine, je me suis remis aux fourneaux. En fait j'avais commencé par rôtir au four une poitrine de porc croustillant au sirop d'érable et je cherchais comment l'accompagner. Me voilà parti sur des caviars d'aubergines, de poivrons et de potiron. En fait, la veille j'avais raté mon gratin de courge que je trouvais fade. Alors je l'ai mixé avec du vinaigre noir et de la sauce de soja au kombu. Le mélange moelleux et croquant (le fromage et la chapelure) est surprenant. Pendant que la poitrine cuisait ses deux heures sur lit de gros sel, une de chaque côté en commençant par la peau en dessous, je mixai les poivrons pelés avec des filets d'anchois et de l'origan. Je n'évoque pas l'huile d'olive parce qu'il y en a partout, de l'ail et différents piments par ci par là, plusieurs variétés de sel et de poivre en fonction de mon inspiration, des herbes, de l'ail noir, etc. Pour les aubergines, j'en préparai la moitié avec des noisettes que j'avais préalablement décortiquées, de l'huile de noisette, du vinaigre de pomme, un bouillon dashi, du thym, etc. et l'autre avec du vinaigre de pin et de kaki, de l'huile d'amandons de pruneaux, du sumac et du jus de yuzu. En réalité je ne me souviens plus des détails. J'improvise au fur et à mesure. L'idée de base était aubergines noisettes, poivrons anchois, potiron à rattraper. L'important est que cela me plaise lorsque j'y trempe une petite cuillère. J'ai mis tout au réfrigérateur et je suis parti pédaler jusqu'à Alfortville écouter Sophie Agnel au cordophone et Philippe Foch à la batterie augmentée. Ils étaient en résidence à la Muse en Circuit. Mes provisions de bouche tiendront bien jusqu'à lundi, jour de l'AMAP, d'autant que ce vendredi je sors encore. Il y a Pierre Bastien et Pierrick Sorin à l'Auditorium du Louvre...

jeudi 27 octobre 2022

L'objet perdu


"L'objet perdu" était le sujet de mon deuxième exercice cinématographique lors de mes études à l'Idhec en 1972. Comme je devais tenir la caméra et faire jouer un comédien épouvantable du cours Simon, j'avais écrit un scénario de filou en filmant l'histoire d'un garçon qui au réveil se regarde dans la glace, perd aussitôt ses lunettes et là tout devient flou ; comme il n'y voit plus rien, il se cogne dans les meubles et chute ; la suite qui se passe dans le noir est suggérée par une partition sonore abracadabrante. Mes choix étaient faits !
Hier midi j'ai perdu mes lunettes de presbyte sur la ligne 11 du métro. Mauvais plan, car j'étais parti pour faire des photos et enregistrer le son au Musée du Louvre. Heureusement, je conserve dans mon porte-feuilles une loupe en plastique mou de la taille d'une carte de crédit qui m'a permis [...] de choisir un onctueux nattō pour me remettre de mes émotions. J'étais complètement désorienté de ne rien y voir, mais l'objet de fortune me permit tout de même de cadrer et de voir les vu-mètres.
Comme j'enregistre la foule des visiteurs dans la salle de la Joconde, je suis surpris de constater qu'au bout d'une demi-heure les commentaires reviennent en boucle, comme si les tableaux suscitaient cycliquement les mêmes réactions, les mêmes mots. Les similitudes finissent par m'angoisser, jusqu'à ce que je comprenne que je suis passé en mode lecture et qu'en réalité j'écoute les voix captées il y a trente minutes et qui, par un semi-hasard, coïncident parfaitement avec les images qui se déroulent sous mes yeux. Je me suis aperçu du subterfuge car, si l'action des visiteurs colle, je ne trouve nulle part autour de moi les lèvres qui expriment synchroniquement leurs dialogues.


En rentrant je demande au guichet de la station Mairie des Lilas si quelqu'un a retrouvé ma paire verte et violette, mais je fais chou blanc. Une base de données peut y être interrogée jusqu'à 19h, ensuite on a encore 48 heures pour tenter les objets trouvés de la rue des Morillons, mais, dans mon cas, j'en serai réduit à en voir de toutes les couleurs, sauf celles-là. Le soir, je découvre mes photos et constate que mon enregistrement remplace magnifiquement le son des Noces de Cana comme l'a suggéré Pierre-Oscar Lévy et qu'il se mélange parfaitement avec la musique du XVIème siècle que j'ai composée pour quatuor à cordes la semaine dernière.
"L'objet perdu" et la disparition récente de Séverin Blanchet dans un attentat à Kaboul me font penser à un autre disparu. Le chef opérateur Dominique Chapuis m'avait demandé comment j'avais réussi à obtenir la lumière étonnante de mon film suivant, "Idhec 72, nouveau scandale financier", un reportage sur un pot où régnait l'ébriété, monté sur "America Drinks and Goes Home", le dernier morceau de l'album "Absolutely Free" des Mothers. J'avais avoué avoir confondu de la pellicule 4X avec de la PlusX, mais que le laboratoire avait rattrapé miraculeusement le coup en faisant une autre erreur ! Chapuis s'impatientant m'avait demandé ce qu'indiquait la cellule. Comme je le provoquai en répondant que la caméra était déjà assez lourde pour mes frêles épaules, pourquoi m'encombrer d'une cellule que j'aurais dû tenir avec l'autre main, je l'écœurai définitivement. L'année suivante je choisis l'option montage plutôt que lumière qui rassemblait deux fois plus d'étudiants. Nous comprenions mal pourquoi, sachant que le montage est l'école de la réalisation.

Article du 2 mars 2010

mercredi 26 octobre 2022

Résistance


Ce matin je pédalais vers l'ouest. Mon ombre en atteste. C'est même le Far West, en l'occurrence les Rocheuses. Comme chaque jour je suis le train d'un coach bavard dont j'ai coupé la chique, tout comme la soupe musicale qui l'accompagne, même si l'application permet de mixer ces deux sources. Les sous-titres, automatiques, donc traduits à l'emporte-pièce, me suffisent, et j'écoute la play-list de Radio Libertaire ou mes disques choisis pour me donner du cœur au ventre. Ce serait plutôt aux jambes, parce qu'il faut y aller. J'éponge la sueur et je m'hydrate toutes les cinq minutes. Comme je ne prends pratiquement plus l'avion pour des contrées lointaines, ces routes et chemins de terre m'offrent de découvrir des paysages que je n'aurais d'ailleurs jamais empruntés autrement. Le Japon ou Hawaï, les Bermudes ou Tahiti, Chicago ou Washington, le Colorado ou l'Utah, Firenze ou la Norvège... Les promenades ne sont pas de tout repos. Au moins je n'entends plus la logorrhée des entraîneurs et entraîneuses américains qui déblatèrent des lieux communs sur le sport, l'effort et, pire, leurs conseils de vie, en particulier la leur. Après six semaines et cinquante fois une trentaine de minutes, mon poids est le même, mais mon ventre de Bouddha a un peu dégonflé. La graisse se transforme en muscle, qui est plus lourd. Il paraît qu'il faut attendre trois ou six mois pour que cela se voit vraiment. On verra dans un an ! J'ai appris à articuler la cheville et ma résistance s'améliore de jour en jour. En rallongeant mes télomères, je vise une santé de "faire", le véritable pouvoir, le pouvoir faire.

mardi 25 octobre 2022

Le Grand Robert me donne le vertige


La numérisation de certains outils quotidiens a décuplé leur pouvoir, telles les recherches sur bases de données, les calculs complexes sur tableurs, les corrections sur tous supports, etc., sans parler de l'IA devenue à la portée de tous... Rédigeant quotidiennement mes articles, ou créant par exemple poèmes et chansons, j'avais pris l'habitude d'utiliser le Petit Robert en CD-Rom, mais depuis une dizaine d'années il semble être passé exclusivement en ligne. De plus, il fallait "l'autoriser" tous les quarante jours. Alors cinq euros par mois ce n'est pas donné, mais l'usage qu'on en fait peut valoir le "coût". Quitte à craquer, je suis passé sans regret au Grand Robert pour deux euros de plus. S'il n'y avait que ses 500 000 mots (anciens, littéraires, familiers, techniques, scientifiques, argotiques et régionaux) et sens, leur prononciation audio, leur étymologie détaillée avec date d’apparition, un million de renvois analogiques (synonymes, contraires, mots en rapport, dérivés, composés), 25 000 locutions, expressions et proverbes, une anthologie littéraire de 325 000 citations classiques et contemporaines, les tableaux de conjugaison pour chaque verbe (il y en a 11000), 10 000 remarques sur la langue française et 40 tableaux thématiques, un dictionnaire de 2200 biographies d’auteurs, mais il y a aussi les recherches phonétiques (pas seulement pour les rimes en fin de vers, mais à l'intérieur-même des mots ou dans le désordre comme les anagrammes), l'hypertexte total, l'autocomplétion corrective si on orthographie mal un mot, la recherche en texte intégral (groupe de mots), etc. Ce ne sont que des chiffres alors qu'il s'agit de lettres. Il faut en jouer pour le croire. La langue française ainsi analysée, indexée, triturée me donne le vertige. J'ai toujours adoré les dictionnaires, mais celui-ci est de loin mon préféré.

lundi 24 octobre 2022

Russia 1985-1999: TraumaZone


Russia 1985-1999: TraumaZone (sous-titré un temps What It Felt Like to Live Through The Collapse of Communism and Democracy, soit Ce que j'ai ressenti à vivre la chute du communisme et de la démocratie) est un documentaire en six parties d'une heure chacune, réalisé par le formidable Adam Curtis. Mais cette fois le réalisateur britannique n'ajoute aucun commentaire en voice-over ni de musique illustrative. C'est un montage brut de documents d'archives avec seulement des titres ou phrases informatives qui s'inscrivent de temps en temps en surimpression. Personne à la BBC ne voyait l'intérêt de ces stock-shots numérisés par un des employés du bureau de Moscou jusqu'à que Adam Curtis décide de s'y coller. Comme tous ses films précédents, l'expérience est époustouflante. Au travers de courtes séquences extrêmement variées de la vie quotidienne en Russie, publique et privée, mais aussi le désastre militaire en Afghanistan ou les recherches sur le site de Tchernobyl, Adam Curtis montre la déliquescence de l'Union Soviétique, la montée du capitalisme et de la puissance des oligarques, les retombées sur toutes les couches de la société russe qui mèneront au pouvoir grandissant de Vladimir Poutine. Les séquences a priori sans rapport de cause à effet relèvent de l'art du montage, laissant au spectateur le soin de créer ses propres synapses. Toutes proportions gardées, je n'ai pu m'empêcher de penser aux chefs d'œuvre La route parallèle de Ferdinand Khittl ou aux Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard.


Mikhaïl Khodorkovski, le premier oligarque, spécule sur le passage des échanges "non cash" (beznalichnye) à l'argent réel. Mais les prix commencent à flamber pour la population. Mikaïl Gorbatchev espère sauver le communisme, mais la Perestroïka devient une catastrophe. Elle exacerbe les nationalismes et les désirs d'indépendance des différentes républiques qui composaient l'URSS. Les émeutes en Géorgie sont réprimées. L'Arménie se rebelle et vote l'indépendance. Boris Eltsine donne le coup de grâce à ce qu'il était coutume d'appeler le communisme en Russie et à la Perestroïka. La corruption bat son plein. Le putsch de Moscou échoue, mais il affaiblit l'armée soviétique. La guerre de sécession en Tchetchénie n'arrange rien. Avec Iegor Gaïdar la Thérapie de choc qui génère des privatisations aux mains d'une nouvelle mafia est perçue comme un génocide économique. Le nationalisme russe grimpe. Les oligarques et l'équipe autour de Yelsine qui voient la tentative de démocratie à l'américaine et l'économie de marché comme un échec nomment un bureaucrate anonyme à la tête du FSB (ex KGB) avant de propulser leur créature premier ministre. Il se nomme Vladimir Poutine. Il redonnera aux Russes leur honneur bafoué avant de sombrer à son tour, aveuglé et perverti par la soif du pouvoir, avec en apothéose l'invasion de l'Ukraine, exploitée par les États-Unis manipulant leurs alliés via l'OTAN.
Russia 1985-1999: TraumaZone, c'est Adam Curtis au Pays mourant des Soviets. Les six épisodes sont chronologiques : 1985-89, 1989-91, 1991, 1992-94, 1993-96, 1995-99. Le film Hypernormalisation d'Adam Curtis de 2016 est un excellent complément pour renvoyer le capitalisme occidental à sa propre monstruosité.

dimanche 23 octobre 2022

Crâne d'œuf


Hier matin j’étais vraiment distrait. À peine réveillé, j'avais écrit une lettre où je marchais sur des œufs. Ainsi, oubliant le sabot de la tondeuse, je me suis rasé la tête ! Lorsque je m'en suis aperçu c'était trop tard. Une copine m’avait suggéré de me relaisser pousser les cheveux, mais le sport intensif de l’aube m’obligeait à me les laver tous les jours… C’est la première fois que je me vois avec un crâne d'œuf et des écailles. En plus, ça fait bande Velcro si je mets ma capuche. Toujours se méfier des machines... Et des hommes qui ne savent pas s'en servir !

samedi 22 octobre 2022

Les bons contes sur Vital Weekly


Un article de Dolf Mulder qui fait plaisir sur le nouveau Vital Weekly :

UN DRAME MUSICAL INSTANTANÉ
LES BONS CONTES FONT LES BONS AMIS
(CD by Klanggalerie)

Cette sortie marque la fin d'un programme de réédition des albums d'Un Drame Musical Instantané, parus initialement dans les années 80. Au cœur d'Un Drame Musical Instantané se trouvaient Bernard Vitet, Francis Gorgé et Jean-Jacques Birgé. Ils ont développé leur propre musique, définie par le franchissement des frontières entre le jazz, le rock, la nouvelle musique et l'électronique. Ils ont créé des panoramas très originaux et des structures dramatiques. Ils ont également réussi à fonctionner de manière indépendante avec leur propre label GRRR. Cet album, leur quatrième album, sorti à l'origine en 1983, est le deuxième du trio à travailler avec un grand ensemble d'environ quinze musiciens, jouant des cordes, des vents et des percussions. Cette musique me fascine toujours après toutes ces années. Leur langage n'était pas seulement nouveau à l'époque, il était toujours pertinent et passionnant. Dans le morceau d'ouverture, "Ne pas être admiré, être cru", ils jouent tous ensemble comme un seul ensemble dirigé par Vitet. Pour cette édition, une prise alternative de l'œuvre est incluse. Une comparaison montre qu'il s'agit d'une œuvre hautement composée, bien que les interprètes aient la possibilité de façonner leurs contributions spécifiques. Pour "Révolutions", ils sont divisés en trois petits ensembles semi-autonomes qui jouent simultanément les uns avec et contre les autres. Une pièce de musique de chambre très engageante. Entre les deux, nous avons deux œuvres plus courtes. L'invitation au voyage" est une chanson intime avec la voix de Vitet et Jean Querlier au hautbois. Il s'agit d'une chanson composée par le Français Henri Duparc à la fin de la période romantique. Avec "Sacra Matao", ils adaptent un morceau celtique avec la cornemuse de Youenn Le Berre au premier plan. Cet album est donc très hétéroclite, illustrant leur position unique dans la musique expérimentale. Et il reste certainement pertinent jusqu'à aujourd'hui. N'hésitez pas à consulter le site Bandcamp de Jean-Jacques Birgé, où vous trouverez beaucoup plus de musique ancienne et récente.

vendredi 21 octobre 2022

Les comédies de la liste Rosenbaum


En suivant scrupuleusement la liste des comédies transgressives américaines indiquée par Jonathan Rosenbaum dans The Unquiet American, nous découvrons évidemment des joyaux que nous ignorions. Le dernier en date fut The Three Caballeros, un dessin animé de long métrage, réalisé par Norman Ferguson en 1944, un des meilleurs de chez Walt Disney, qui mélange prises de vue réelles, avec chanteurs et danseurs sud-américains, et les personnages de Donald Duck, Joe Carioca et Panchito Pistoles. Ce film expérimental est un cocktail explosif de kitsch et de psychédélisme débridé. On frise Tex Avery pour les gags absurdes et la scène éthylique imaginée par Salvador Dali dans Dumbo pour les traitements graphiques.
Les films de Lubitsch ne sont pas tous aussi drôles ou pétillants d'intelligence les uns que les autres : nous avons été emballés par Angel, un petit bijou avec Marlene Dietrich et Melvyn Douglas, et par La huitième femme de Barbe-Bleue avec Gary Cooper et Claudette Colbert. Les dialogues y sont étincelants, les situations jubilatoires, c'est du grand art. Trouble in Paradise (Haute pègre) et Cluny Brown (La folle ingénue) ne sont pas du même niveau, mais sont très plaisants ; par contre, nous avons été déçus par Heaven Can Wait (Le ciel peut attendre). Ce sont toutes des comédies de mœurs où les femmes s'affranchissent de la condescendance masculine, où les allusions sexuelles sont légion et où les conventions bourgeoises volent en éclats. Je n'évoque ici que les films projetés ces dernières semaines, il nous reste quantité de Lubitsch muets à découvrir, périodes allemande et américaine, et je ne parle pas des merveilles que nous connaissons par cœur comme The Shop Around the Corner, Ninotschka, To be or not to be, voire Design For Living (Sérénade à trois) et That Uncertain Feeling (Illusions perdues)...
Nous ne connaissions Preston Sturges que de nom, mais The Palm Beach Story (Madame et ses flirts) est un chef d'œuvre lubitschien avec Claudette Colbert et Joel McCrea et Christmas in July (Le gros lot) une jolie fable sociale. Tous ces films sont des screwball comedies mettant la plupart du temps en scène des couples qui s'aiment et se cherchent des noises. Dans le genre, Adam's Rib (Madame porte la culotte) de George Cukor est probablement le meilleur de tous ceux interprétés par le tandem Katherine Hepburn - Spencer Tracy. Parmi les descendants du maître Lubisch dont il a été l'élève, Billy Wilder est un des plus représentatifs. Si mon préféré reste One Two Three, nous passons un agréable moment devant Avanti! et, plus encore, The Fortune Cookie (La grande combine) avec Jack Lemon et un Walter Matthau au meilleur de sa forme.
Will Success Spoil Rock Hunter? (La blonde explosive) de Frank Tashlin, avec Jayne Mansfield, Tony Randall et Groucho Marx, ne vaut pas certains de ses films avec Jerry Lewis, mais il annonce l'univers de la pub de Mad Men et écorne avec humour l'univers de la communication comme le fait dramatiquement Wilder dans le remarquable Ace in the Hole (Le gouffre aux chimères), démonstration implacable de la manipulation de l'opinion à des fins mercantiles, cinquante ans avant notre ère.
The Fountain of Youth est une curiosité télévisuelle où Orson Welles mélange prises de vue fixes et mobiles en mettant à profit ses talents de conteur. Il nous reste à voir pas mal de films de la liste ou ceux cités dans les articles publiés par Rosenbaum dans son livre-catalogue et dont j'ai scrupuleusement noté les titres. Mon billet ne fait que les survoler, livrant des pistes aux amateurs de comédies, genre que les filles réclament souvent en projection et que j'ai eu longtemps du mal à fournir ! J'ai gardé celles d'Albert Brooks et d'Elaine May pour la fin. Rosenbaum prétend que Brooks est dix fois plus drôle que Woody Allen, mais trop original pour avoir du succès. Real Life est un pastiche de télé-réalité de 1971 tordant et prémonitoire, intelligent et corrosif, tandis que, moins réussi, Lost in America attaque le mythe américain de la liberté en un double petit bourgeois d'Easy Rider ! De même, Elaine May réalise un pendant au Lauréat de Mike Nichols avec The Heartbreak Kid, une comédie noire avec le génial Charles Grodin, et Ishtar, une comédie ratée avec Warren Beatty Dustin Hoffman, Isabelle Adjani et Grodin, qui a le mérite d'aborder l'ingérence de la CIA à l'étranger au travers d'une loufoquerie où les deux principaux protagonistes incarnent un couple de chanteurs ringards envoyés à Marrakech pour un contrat miteux.
Entendre Françoise pliée de rire deux soirs de suite mérite d'être souligné ! La comédie de science-fiction Innerspace (L'aventure intérieure) de Joe Dante nous a donné envie de voir ses autres films dont le succès n'a jamais égalé celui des Gremlins. Comme pour nombre de films choisis par Rosenbaum, cela s'explique par leur côté politiquement incorrect et leur originalité. Nous sommes montés d'un cran dans le délire avec la politique-fiction The Second Civil War où l'État d'Idaho, fermant ses frontières à des enfants réfugiés pakistanais après un conflit nucléaire avec l'Inde, déclenche une Seconde guerre de sécession, attisée par les médias télévisuels. Si cette satire hilarante et incisive renvoie furieusement aux présidents des États-Unis passés et à venir, ainsi qu'aux différentes guerres qu'ils n'ont cessé de mener, elle met en scène avec un humour dévastateur le spectacle qu'organise quotidiennement les médias qui nous gouvernent.
Pour ne pas rester scotchés uniquement sur les films américains, fussent-ils critiques, et désertant la liste Rosenbaum, nous avons regardé Le temps qu'il reste (DVD France Télévisions Distribution) du Palestinien Elia Suleiman, nettement moins drôle que les précédents ''Chronique d'une disparition'' et surtout ''Intervention divine''. Le film a beau être juste et personnel, il reste un gout de déjà vu qui sied peut-être aux gags répétitifs de Suleiman, mais déçoit au regard des inventions auxquelles il nous avait habitué. Évidemment satirique avec l'occupation israélienne, il a le mérite de savoir se moquer aussi bien de son peuple...
Sur les écrans, le blockbuster Precious est un film sympa et moins consensuel que les clichés dramatiques d'un Ken Loach. Lee Daniels sait filmer avec légèreté une situation tragique, même si les séquences glamour sont un peu lourdes. Il y a tout de même de jolies trouvailles comme lorsque Precious se voit en blonde dans le miroir ou qu'elle s'identifie physiquement avec les héros du petit écran. Arriver à réaliser une comédie dramatique sur le viol, l'inceste, l'obésité n'est pas une mince affaire. Dans ce pamphlet social, le casting essentiellement féminin et noir ainsi que les rebondissements du scénario donnent une bouffée d'air frais au cinéma américain contemporain.

Article du 4 mars 2010

jeudi 20 octobre 2022

L'ordi a le son chaud


Denis Desassis et Philippe Ochem m'ont suggéré d'acquérir ce petit objet, ou un équivalent, pour obtenir un meilleur son lorsque j'écoute de la musique depuis mon ordinateur portable. Un DAC (abréviation de digital-to-analog converter) est un convertisseur numérique-analogique, un peu comme les cartes-son que j'utilise en studio ou sur scène, mais réduit fonctionnellement au minimum, et il est de la taille d'une toute petite clé USB. Cela coûte relativement cher, mais tout de même moins. Le résultat est époustouflant si je compare avec la sortie casque que j'utilisais jusqu'ici avec le même long câble mini-jack stéréo de plusieurs mètres branché à l'entrée audio de l'ampli. L'Audioquest DragonFly Cobalt est livré avec un adaptateur USB-C, mais si je veux l'utiliser avec mon iPhone ou mon iPad je devrai acquérir en plus un adaptateur Apple pour appareil photo Lightning vers USB 3, ce qui rallonge la sauce de 49 euros. Je ne le regrette pas, car cette combinaison me servira aussi lorsque je jouerai de la musique à partir de l'iPad pendant mes enregistrements live. Parce que le son est incroyablement meilleur, chaleureux, j'en oublie que ce sont des mp3 qui sortent de l'application Audirvana, une des meilleures pour diffuser de la musique dématérialisée. Francis préfère un petit module Bluetooth offrant l'avantage de ne pas avoir de fil à la patte, mais le son ne me semble pas de la même qualité.
J'ai l'impression de redécouvrir les albums que j'écoutais ces jours-ci depuis mon MacBook Pro (cela fonctionne aussi pour les PC) pendant que j'écrivais mes articles : les compilations Saturnian Queen of The Sun Ra Arkestra de June Tyson et Start Walkin' 1965-1976 de Lee Hazlewood et Nancy Sinatra, Belladonna de Mary Halvorson, Family Tree de David Enhco, toute une floppée de disques de la violoniste Patricia Kopatchinskaja, Debussy et Magnard par le Quatuor Béla, Stup Forever de Stuperflip, Mothership de Mason Bates, Howie Lee, The Residents, David Bowie, Bertrand Belin, Arca, Alexandra Grimal et plein d'autres trucs.

mercredi 19 octobre 2022

Le temps au profit de l'espace


Comme je réponds à Sonia que je suis vidé d'avoir enregistré la musique du premier épisode de la web série intitulée Science Ouverte, sur le partage des informations entre chercheurs, elle s'esclaffe qu'elle m'a parlé il y a moins de deux heures et que je n'avais pas commencé, du moins la nouvelle proposition, puisqu'elle trouvait la première trop angoissante. Il faut bien avouer que je compose rarement de la musique légère. C'est vrai qu'en peu de temps j'abats un boulot considérable. Ma concentration est à son comble. J'ai l'impression de passer des jours à tendre un ressort au plus court et qu'il me suffit de le relâcher enfin pour que ça fuse. Direct les étoiles. La réalisation doit suivre l'inspiration sans le moindre délai. Les premières prises sont presque toujours les bonnes. J'ai évidemment préparé en amont, des jours et des nuits, que ce soit en fourbissant mes armes, triturant mes instruments dans tous les sens, y compris les plus biscornus, ou en réfléchissant longuement à la manière de m'y prendre. De m'y prendre à quoi, je n'en sais jamais rien, mais on ne sait jamais. Impossible de refaire deux fois le même tour. Chaque projet exige une approche singulière.
Cette fois j'avais conçu la partition pour des sons électroniques. Donc les effets fonctionnaient, mais pas la musique qui les avait suscités. Comme je n'avais pas envie de tout refaire, j'ai cherché à composer quelque chose qui leur permette de s'intégrer aussi bien. C'était marcher à l'envers. Rien ne me plaisait, ni l'ARP 2600, ni le Tenori-on, ni rien, non vraiment rien, ça ne collait pas. Les effets semblaient dans un autre espace. J'étais dégoûté, prêt à reprendre tout ce qui m'avait plu dans la matinée, de A à Z. Et puis j'ai eu l'idée des voix. Einstein on the Beach. J'avais 19 ans. Une baignoire. Salle Favart. Et aujourd'hui, tous ces jeunes doctorants à mettre leur savoir en commun. Un chœur, du rythme. Il faut encore que cela plaise au client. C'est une autre histoire, parce que je ne fais jamais ce qui est attendu, entendre le sirop habituel, la convention, je préfère risquer le sens, l'intelligence, le sujet. En général c'est bien pris. La musique est explicite. Ne pas être admiré, être cru.
Quant à la concentration qui était le propos de mon article, je m'étonne moi-même de ma célérité. J'ai l'impression que c'est une condition de la cohérence. Le besoin d'embrasser l'ensemble d'un seul coup, l'équilibre du bâtiment, je pèse et soupèse, il faut que ça tienne debout alors que les matériaux peuvent être disparates, les façades pentues. La vitesse devient la garante de l'espace. Pas le temps pour la digression. Là, du moins. Chaque geste est précis. Économie de mouvements. J'ai besoin d'avoir tout sous les doigts. Lorsque je me lance je ne m'arrête que lorsque tout est terminé, dans la boîte, dans le câble qui propulse la musique en quelques secondes jusqu'à celles et ceux qui l'attendent. En fait j'enregistre en studio simplement comme si j'étais sur scène. Si je me plante je rattrape. Mine de rien. Mieux, je m'appuie sur la moindre gaucherie pour inventer quelque chose d'inouï ou d'inédit. Un jongleur. C'est à la réécoute que réside la découverte.

Photo prise la semaine dernière par David Fenech pendant l'enregistrement de l'album Chou en trio avec Sophie Agnel.

mardi 18 octobre 2022

Epitaph, œuvre posthume de Charles Mingus pour un orchestre de 30 musiciens


Charles Mingus est l'un de mes compositeurs préférés, et certainement celui que je place en tête parmi les jazzmen, n'en déplaise à l'orthodoxie ellingtonienne. Je parle ici d'invention musicale, d'architecture, d'un monde à part, celui qu'il fait sien. Il fut le seul compositeur qu'Un Drame Musical Instantané se risqua à jouer pour un concert entier, faisant le pari fou d'adapter intégralement le sublime disque en grand orchestre Let My Children Hear Music pour notre trio (1 2 3) ! Les seuls autres exemples furent Henri Duparc, Hector Berlioz et John Cage, mais nous ne les jouâmes que le temps d'un unique morceau.
Découvrir une œuvre de Mingus de plus de deux heures pour un orchestre de 30 musiciens tient du miracle. Le contrebassiste l'avait intitulée Epitaph sachant qu'elle ne serait probablement pas jouée avant qu'on l'enterre. Il faudra même encore attendre dix ans après sa mort, qu'il appelait son illusion paranoïaque, pour l'entendre enfin. Si l'on en suit la genèse, une première tentative échoua lamentablement en 1962. À l'écoute des 18 mouvements de cette suite composée sur une très longue période qui se confond approximativement avec la vie même du musicien je ne peux m'empêcher de penser au Skies of America d'Ornette Coleman et surtout au père de la musique américaine, Charles Ives, mon compositeur de prédilection. Le début du concert au Lincoln Center de New York peut paraître un joyeux foutoir à qui ne connaît pas les expérimentations mingusiennes les plus échevelées, mais l'écriture est justement complexe et rassembler une pareille brochette de stars n'a pas dû être simple pour les répétitions. L'excellence des solistes n'en fait pas toujours les meilleurs musiciens de pupitre, mais la fougue est là, le souffle continue.
Appréciez la distribution égrainée comme un collier de perles précieuses : George Adams (sax ténor), Phil Bodner (hautbois, cor anglais, clarinette, sax ténor), John Handy (clarinet, saxophone alto), Dale Kleps (flute, contrabass clarinet), Michael Rabinowitz (bassoon, bass clarinet), Jerome Richardson (clarinette, alto saxophone), Roger Rosenberg (piccolo, flûte, clarinette, sax baryton), Gary Smulyan (clarinette, sax baryton), Bobby Watson (clarinette, flûte, sax soprano et alto)... Pour les trompettes : Randy Brecker, Wynton Marsalis, Lew Soloff, Jack Walrath, Joe Wilder, Snooky Young... Aux trombones : Eddie Bert, Sam Burtis, Urbie Green, David Taylor, Britt Woodman, Paul Faulise (basse) et au tuba, Don Butterfield. La section rythmique comprend Karl Berger (vibraphone, cloche), John Abercrombie (guitare), Sir Roland Hanna et John Hicks (piano), Reggie Johnson et Ed Schuller (contrebasse), Victor Lewis (batterie), Daniel Druckman (percussion) et, last but not least, Gunther Schuller dirige cet All Stars !
Si les pièces sont variées, elle reflètent bien la musique de Mingus, son assomption de l'histoire du jazz comme ses visées expérimentales, lointaines cousines de Stravinsky et Varèse. Schuller est le garant de l'unité et nombreux des hommes qui l'ont secondé sont là pour payer leur tribut à un musicien qui en a bavé des ronds de chapeau toute sa vie et a su innover jusqu'au bout. Ils raniment la flamme le temps d'un mémorable concert qui ne sera pas facile de reproduire. On regrette seulement qu'il manqua toujours aux compositeurs afro-américains les moyens nécessaires à leur épanouissement. Rares encore sont ceux à qui l'on commande une œuvre pour orchestre. La musique contemporaine gagnerait à noircir ses rangs comme à les féminiser. Les révolutions musicales passent aussi par des bouleversements sociaux indispensables. Il ne suffit pas d'élire un Noir à la Maison Blanche pour que l'Amérique s'affranchisse de sa ségrégation. Epitaph est une petite victoire. Il en faudra encore beaucoup d'autres pour changer le monde.
Enregistrée en 1989, l'œuvre n'est sortie que récemment en DVD et en CD. [...]

Article du 5 février 2010

lundi 17 octobre 2022

L'institution du mariage


Lorsque nous fûmes en âge d'y être confrontés, ma génération trouva le mariage complètement has been. Comme si nous avions besoin de l'assentiment social pour valider notre amour ! Nul besoin de rendre officielle une histoire qui ne concernait que deux amants. Les choses se sont corsées dès lors que nous avons procréé ou acquis des biens, que ce soit le fruit d'un labeur ou par héritage. On est toujours rattrapés par la famille et la cohorte de névroses qu'elle traîne à sa suite.
Je me suis marié alors que ma fille avait déjà trois ans, à une époque où la loi était différente d'aujourd'hui, essentiellement pour obtenir l'autorité parentale s'il arrivait quelque chose à sa mère. L'affaire fut expédiée en cinq minutes ; devant courir chercher Elsa à la crèche, nous n'avons même pas eu le temps d'offrir un coup à boire à nos deux témoins. Le divorce est toujours à l'image du mariage. Treize ans plus tard, le nôtre fut simple, prononcé en consentement mutuel avec une avocate commune. La charge symbolique que l'on place dans le mariage explose forcément dans les mêmes proportions si une séparation doit avoir lieu.
Avec des enfants parvenus à l'âge adulte, les enjeux ne sont plus les mêmes. Le mariage répond alors en général au souci de protéger le survivant en cas de décès de l'un des conjoints. Là encore il s'agit plus d'un contrat pratique que d'une histoire d'amour. L'amour n'a rien à voir avec les petits arrangements et les grandes cérémonies, surtout lorsque l'on a su apprendre à vivre ensemble depuis bon nombre d'années. Quand à le fêter c'est d'un morbide achevé. Il y a des raisons plus joyeuses d'inviter celles et ceux que l'on aime qu'à l'occasion d'un contrat envisageant la mort d'un des deux hôtes.
Reste que l'institution du mariage abrite, quoi qu'il arrive, de lourds réflexes symboliques qui interrogent la famille et la place qu'on lui donne souvent inconsciemment. Comme le service militaire obligatoire permettait à certains garçons d'échapper à leur milieu social, le mariage permet de s'affranchir partiellement de "la loi du sang" en exerçant une coupure avec son passé dans une perspective de construction de l'avenir. Si l'on subit inéluctablement ses antécédents génétiques, allant même pour beaucoup jusqu'à les reproduire, se marier peut représenter un choix personnel pour décider de ce que nous voulons garder ou laisser de notre héritage familial, entendre là ce qui tient de la névrose ô combien reproductible autant que des valeurs intellectuelles prodiguées. Pour s'en affranchir, le mariage n'est nullement indispensable, mais il a le mérite, sans évoquer les avantages fiscaux, de mettre les choses au point en affirmant ses propres choix face au pouvoir des siens et d'entériner le métissage en faisant entrer l'un et l'autre conjoints dans un système complexe et forcément réactionnaire, la famille, agrandissant même le cercle puisque la symétrie implique le doublé. Avec cette nouvelle cellule on perpétue la coutume en la régénérant, mais on assume aussi son passé en privilégiant l'avenir. Car la véritable famille n'est pas celle qui nous fit, que nous subissons sans n'avoir rien demandé, mais celle que nous nous choisissons, sans nécessairement recourir aux exclusions pour autant. Le qui-vive s'impose pourtant, car il restera à quotidiennement inventer sa vie, et ce en la partageant autant que possible avec toutes celles et ceux que nous aimons.

Article du 16 février 2010



Le mariage m'est toujours apparu comme la caution sociale d'une union entre deux personnes, sans évoquer la pression perverse qui verrouille la rébellion. L'amour n'a pas grand chose à y gagner. La confusion est courante et produit quantité de quiproquos, comme celle entre le sexe et l'amour. Les liens existent, mais les us et coutumes nous emprisonnent dans un fatras facilement inextricable pouvant se transformer en chaos. Le bonheur, ou plus exactement la randonnée vectorielle qui le cible, est une affaire très personnelle, souvent éphémère si l'on n'y prend quotidiennement garde, un leurre pour celles et ceux qui ont confondu les termes, une chance pour celles et ceux qui ont adopté le partage comme base de toutes les relations humaines. Mes sous-entendus sont évidemment lourds de sens, mais je ne vais pas rédiger ici une thèse sur le sujet.
Elsa avait trois ans lorsque sa mère et moi nous sommes mariés. La loi était différente et je n'avais jusque là aucune autorité parentale en cas d'accident, de sa maman ou de notre fille. Il eût fallu passer devant un juge, alors autant prendre rendez-vous avec le maire ! Plus le mariage est simple, moins le divorce est pénible. Dix ans plus tard, Michèle et moi nous sommes séparés à l'amiable avec la même avocate, et nous sommes restés amis.
Après quelques années de purgatoire, d'erreurs de casting, d'amours contrariés, j'ai rencontré l'amour de ma vie, entendre celui de la maturité. Nous fêterons bientôt notre dixième anniversaire et mes sentiments n'ont fait que se fortifier avec le temps. Nous nous sommes donc mariés hier, sans cérémonie puisque nous préférerons fêter notre amour aux contrats et autres testaments certifiés. Ma démarche n'est pas inspirée par le présent, mais par ce que l'avenir nous réserve, la garantie d'éternité pour celle ou celui qui survivra. Elle est aussi éminemment symbolique pour d'autres raisons plus intimes où les sentiments font cocktail avec la psyché. Une chose est certaine, je suis extrêmement heureux de vivre avec Françoise et j'espère que notre mariage n'y changera rien, puisque j'essaie déjà chaque jour de m'améliorer un peu. [...]

Article du 29 novembre 2012

P.S.: nous avons divorcé à l'amiable le 30 octobre 2018.
Je ne pense jamais me remarier, mais aimer, ah ça oui, j'ai depuis été amoureux et je le serai encore...

samedi 15 octobre 2022

L'Ankou accueille Gigi Bourdin tandis que Denez la chante


La Bretagne est en deuil.
Elle ne sera plus la même.
L'Ankou est venu chercher Gigi Bourdin.
Auteur, compositeur et chanteur génial, tendre et facétieux,
il était l'âme des Ours du Scorff et des Ânes de Bretagne.
Cette annonce va rendre tristes de nombreux petits et grands.
J'en suis.

En cherchant une biographie de Gigi sur le Net je tombe sur Le jour des songes, un film sur lui tourné en 2019 par Adeline Moreau.

Sur son mur, ma fille Elsa écrit :
Kenavo Gigi !
Je me souviendrai toujours de la fois, à la maison, où tu m'as entendu dire à ma mère que même si elle m'interdisait de manger des bonbons, j'en mangerais quand même...
Tu t'es marré, puis t'as fredonné un p'tit air avec ce regard malicieux qu'on te connait...ça a donné cette chanson !!


Aujourd'hui c'est moi qui chante "La fée du grand ciel" avec SÖTA SÄLTA... et je m'applique à ce que tous les enfants autour de moi connaissent les Ours du Scorff🐻
Merci Gigi, mais c'est trop triste.



À l'instant où j'apprenais la triste nouvelle, tombait dans la boîte aux lettres le nouveau disque de Denez. Ur Mor A Zaeloù (une mer de larmes) est un album de gwerzioù, c'est dire que ce n'est pas marrant marrant, mais c'est très beau et prenant. Si le précédent opus, Stur An Avel, frayait avec l'électro, celui-ci est un retour aux sources, acoustique. En l'enregistrant en pays du Trégor dans les Côtes-d’Armor, avec la réverbération naturelle de l’église de Saint-Brendan de Lanvellec, le chanteur finistérien s'est entouré de Mathilde Chevrel (violoncelle), Cyrille Bonneau (duduk, saxophone soprano, cornemuse écossaise, veuze), Jonathan Dour (violon, alto), Jean-Baptiste Henry (bandonéon), Antoine Lahay (guitare douze cordes, charango) et le chœur d’enfants de la Maîtrise de Saint-Brieuc sous la direction de Goulven Airault. La tradition se perpétue. Denez bénéficie du collectage de ses aînés. Je me souviens de Lors Jouin, l'acolyte de Gigi Bourdin, m'emmenant à cinq heures tremper le petit beurre dans le vin rouge chez les frères Morvan ! Denez découvrira le Barzaz Breiz (recueil de chants traditionnels de Bretagne) et les gwerzioù immortalisées par Hersart de La Villemarqué, inspirations des légendes bretonnes. Il commence son album avec Marv ma mestrez (Ma bien-aimée est morte), poursuit avec Ar bugel koar (L'enfant de cire) où toute la famille finit brûlée vive, Bosenn Eliant (La peste d'Elliant) qui emporte sept mille cent âmes, Iwan Gamus qui perd sa mie, etc. Naonegezh Kiev, Denez, ici auteur et compositeur, évoque la grande famine ukrainienne qui a emporté trois millions d'âmes, orchestrée par Staline en 1932...

La vie est ainsi. La mort en fait partie. Les larmes et les rires. Gigi était plutôt du genre primesautier, mais ses chansons, remplies de jeux de mots drôles et malicieux, en disaient long sur les gens et l'époque. Il nous faisait danser, et chanter... Aujourd'hui je suis plutôt du style pleureur. Denez y pourvoit.

→ Denez, Ur Mor A Zaeloù, CD Coop Breizh, sortie le 21 octobre 2022

vendredi 14 octobre 2022

Chou, c'est Birgé Agnel Fenech


Ce Chou est frais de la semaine. Enregistré lundi au Studio GRRR, il est déjà en ligne, écoute et téléchargement gratuits comme 90 autres albums inédits au format physique. C'est après le déjeuner que nous avons donné le meilleur de nous-mêmes. J'avais préparé une rouelle de porc au chou, cidre et vanille pour mes deux invités. Je crois me souvenir qu'ils avaient choisi les parfums de glace mûre du framboisier et pistache pour le dessert, avant un petit café. Et hop, nous avons repris nos instruments.
Je ne pouvais proposer d'autre piano à Sophie Agnel que le U3 droit tout récemment accordé. Ne pouvant jouir de ses préparations habituelles nécessitant un piano à queue, elle a travaillé au corps le mien, tout désossé. Elle avait aussi apporté une flûte et dans la cabine où elle siégeait elle trouva à son goût un piano-jouet Michelsonne, une cythare autrichienne et de nombreux petits objets amusants comme mon cochon rigoleur, une boîte à musique et des percussions.
David Fenech jouait évidemment de la guitare électrique, mais, le temps d'une pièce, il m'emprunta une guitare folk qu'il accorda en ré, un bendir ou ma grande sanza ikembé de Haute-Volta (aujourd'hui Burkina-Faso) acquise à Stockholm en 1972.
Entouré de claviers, je ne pus m'empêcher de triturer shahi baaja, cosmic bow, flûte basse, ballon, guimbarde et trompette à anche. Le mélange de nos sons électroniques, électriques et acoustiques ressemble à ces mets culinaires dont il est difficile de reconnaître les ingrédients tant les alliances sont mystérieuses et délicieuses.


Une fois de plus (je me réfère aux autres albums que résume bien le double CD Pique-nique au labo) nous utilisâmes les cartes de Brian Eno et Peter Schmidt, Oblique Strategies, comme prétextes à nos improvisations. J'enregistrai donc notre trio lundi et mixai le lendemain Disciplined Self Indulgence (où les basses ne s'entendent pas sur des petits hauts-parleurs !), Remove Specifics and Convert to Ambiguities, Don't Break The Silence, Build-Up et Work at a Different Speed pour que mes acolytes puissent les écouter avant de vous les offrir sur un plateau. Ni les uns ni les autres n'avions jamais joué ensemble auparavant, mais l'accord est étonnant et donne envie de nous revoir sur une scène. C'est une musique de groupe où chacun pense avec les sons des autres, les individus s'effaçant devant le propos, la musique.


La photo de couverture est celle d'une lune dite d'esturgeon cet été en Auvergne. David a pris celle où nous sommes avec le petit cochon tandis que je fis celle du jardin. Citant Laurel et Hardy je peux avouer à Sophie et David : « si vous m’aimez comme je vous aime, je vous aime plus que des choux à la crème ».

→ Jean-Jacques Birgé / Sophie Agnel / David Fenech, Chou, GRRR 3111, mp3 en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org, accessible également sur Bandcamp en AIFF

jeudi 13 octobre 2022

GRRR, underground ou uppernet ?


Alors que mes disques physiques sont largement chroniqués par la presse papier et sur la Toile, le silence qui entoure les albums que j'enregistre avec la fine fleur des improvisateurs continue de m'étonner, probablement parce qu'ils n'existent que dans leur version dématérialisée, sur drame.org ou Bandcamp. Quel autre label que GRRR peut se targuer de présenter des inédits de (excusez du peu) Sophie Bernado, Eve Risser, Linda Edsjö, Alexandra Grimal, Birgitte Lyregaard, Fanny Lasfargues, Amandine Casadamont, Elise Dabrowski, Christelle Séry, Joce Mienniel, Edward Perraud, Antonin-Tri Hoang, Xavier Roux, Vincent Segal, Médéric Collignon, Julien Desprez, Pascal Contet, Sylvain Lemêtre, Sylvain Rifflet, Wassim Halal, Hasse Poulsen, Mathias Lévy, Jonathan Pontier, Jean-François Vrod, Karsten Hochapfel, Jean-Brice Godet, Nicholas Christenson, Naïssam Jalal, Élise Caron, Fidel Fourneyron, Lionel Martin, Gilles Coronado, Basile Naudet, François Corneloup, Philippe Deschepper, Hélène Breschand, Uriel Barthélémi, Gwennaëlle Roulleau, Fabiana Striffler, Csaba Palotaï et très très bientôt Sophie Agnel et David Fenech ? De mon côté je tente de me renouveler sans cesse tout en conservant le cap de la liberté absolue. Dans le passé, seul Citizen Jazz a ramassé quelques rares petits cailloux, mais rien depuis quatre ans ! Pourtant, à l'écoute des disques de tant d'autres que je chronique de façon solidaire sur ce blog, il me semble que ces séances occupent une place unique dans le paysage français ou international. Il y a deux ans j'avais choisi une pièce de chacun des vingt-et-un premiers albums de cette aventure pour Pique-nique au labo. Une dizaine sont déjà parus depuis !
Ce ne sont pas juste des séances d'improvisation. À la sortie de ce double CD j'écrivais : "Ce que nous avons enregistré ensemble montre simplement que l'improvisation n'est pas un style, mais une manière de vivre, soit réduire le temps entre composition et interprétation, penser longtemps pour agir vite. [...] Confronter nos expériences, partager cette tendresse qui fait tant défaut aux professionnels que l'on veut faire de nous, il faut sans cesse retrouver la passion des amateurs, étymologiquement celles et ceux qui aiment. Pique-nique au labo ne se voulait pas un manifeste, mais la musique qui s'en dégage m'y fait penser ! Chaque fois il s'agit de jouer pour se rencontrer et non le contraire comme il est d'usage."


En 1991 et 1992, pour Urgent Meeting et Opération Blow Up, Un Drame Musical Instantané, donc Bernard Vitet, Francis Gorgé et moi-même, avait réalisé une expérience assez proche avec (désolé, cette liste aussi est longue, mais quel florilège !) Joëlle Léandre, Brigitte Fontaine, Colette Magny, Louis Sclavis, Vinko Globokar, Luc Ferrari, René Lussier, Henri Texier, Frank Royon Le Mée, Didier Petit, Yves Robert, Michel Musseau, Raymond Boni, Geneviève Cabannes, Didier Malherbe, Pablo Cueco, Michèle Buirette, Youenn Le Berre, Michael Riessler, Laura Seaton, Mary Wooten, Jean Querlier, François Tusques, Dominique Fonfréde, Michel Godard, Gérard Siracusa, Yves Robert, Denis Colin, Valentin Clastrier, Stéphane Bonnet, Jean-Louis Chautemps, György Kurtag Jr., Hélène Sage, Carlos Zingaro. Évidemment la presse fut très présente pour ces CD. Internet n'existait pratiquement pas.
J'ai commencé à publier des albums exclusivement en ligne à partir de 2010. C'était alors chose rare. Depuis, cent-soixante-quatorze heures d'inédits se sont accumulées et sont offertes gracieusement en écoute et téléchargement. Peut-être que la gratuité dévalorise les objets ? Allez savoir quelle perversité le système a engendrée ? Aujourd'hui où les labels envoient des disques dématérialisés aux journalistes, où les disques physiques, vinyles comme CD, ne se vendent pratiquement plus, sauf parfois à la fin des concerts, les mœurs auraient pu changer, mais non, cela leur semble encore d'un autre temps, un temps à venir, le mystère perdure...

mercredi 12 octobre 2022

Les papillons noirs


J'ai suivi le conseil de mes chers voisins qui m'avaient suggéré de regarder la mini-série française Les papillons noirs. Ce thriller en 6 épisodes créé par Bruno Merle et Olivier Abbou tient la route, tant du point de vue scénaristique que plastique. Après des décennies de ringardise cela arrive de plus en plus souvent. Le succès international du Bureau des légendes, à condition d'éviter la cinquième et dernière saison, ou l'excellente analyse du monde politique dans Baron noir ont peut-être ouvert une brèche. De plus, les comédiens Nicolas Duvauchelle et surtout Niels Arestrup n'en font pas des tonnes. Le problème du cinéma français est en général le désir de tout expliquer dès le début, alors qu'après une demi-heure d'un thriller américain on commence seulement à comprendre de quoi il s'agit ! Les papillons noirs n'évitent pas l'écueil de la quadrature du cercle, à vouloir absolument connecter, en bout de course, tous les personnages à l'énigme, mais c'est ici un détail. L'histoire arrive également à point nommé à l'époque de la dénonciation des violences faites aux femmes.
Quant aux acteurs français, la plupart feraient bien de travailler leur texte et leur rôle à l'instar des anglo-saxons. On se croirait trop souvent au théâtre, alors qu'il est catastrophique de marteler le texte pour le rendre crédible ; ne parlons même pas des versions doublées des films étrangers, ce massacre devrait être interdit. À ce propos je ne comprends pas la médiocrité des mixages des doublages où les dialogues sont deux fois plus forts que sur les versions originales et où les effets sont laissés de côté. Lorsque ma fille fut en âge de lire des sous-titres je l'avais convaincue de regarder les films en v.o. en comparant les mixages dans les différentes langues. Mais ici la question ne se pose pas, comme lorsqu'on lit un roman francophone ; les trahisons des traducteurs sont impossibles, même s'il en est quelques un/e/s de formidables...

Les papillons noirs, mini-série en 6 épisodes sur Arte.tv
P.S.: depuis mon article la série est passée d'Arte à Netflix :-(

N.B.: Également sur Arte en accès libre, Le monde de demain, mini-série documentaire en 6 épisodes sur la genèse du groupe de rap NTM et de DJ Dee Nasty. C'est très sympa, bien interprété, de facture classique et en définitive plutôt superficiel, en tout cas pas du niveau de l'excellent Montre jamais ça à personne, le film de son frère sur Orelsan, encore 6 épisodes, diffusée sur Video Prime.

mardi 11 octobre 2022

Dennis Hopper, un mythe rock 'n roll


Lorsque j'ai passé le concours de l'Idhec je ne connaissais pas grand chose au cinéma. Le jury m'ayant demandé quels films m'avaient plu, j'avais répondu Easy Rider et deux films de Jean-Pierre Mocky, Solo et L'Albatros. Avec un peu de recul, j'avais trouvé ce choix celui d'un adolescent romantique de 1971 qui avait vécu activement mai 68 et découvert la musique pop la même année en parcourant seul (avec ma petite sœur de 13 ans) les États Unis, mais il ne m'a pas empêché de réussir brillamment mon entrée dans le prestigieuse école. J'ignorais à quel point le film de Dennis Hopper (1936-2010) allait révolutionner Hollywood et le cinéma américain...


Ayant vu tous ses films, je craignais de m'ennuyer devant un making of d'une heure quarante sur le cinéaste, acteur, photographe et collectionneur d'art, mais le film de Nick Ebeling évite l'écueil de l'hagiographie stérile et des extraits redondants et interminables en choisissant Satya de la Manitou, le bras droit de Dennis Hopper, comme guide allant à la rencontre de celles et ceux qui ont accompagné ses succès et sa traversée de l'enfer. Tous les témoignages sont passionnants et le montage ne laisse aucun temps mort. Cocaïnomane et alcoolique (cela va souvent de paire, la cocaïne retardant l'ivresse de l'alcool), Dennis Hopper saccagea l'aura qu'Easy Rider lui avait servie sur un plateau de cinéma. Sa sensibilité d'artiste et ses visions poétiques se transformèrent en arrogance et autodestruction, en particulier lors du montage de The Last Movie. Si sa vie est un gâchis, il s'implique totalement dans ses rôles, adulé par les réalisateurs pour lesquels il travaille ou par les comédiens qu'il engage. Formidable acteur, formé à La Méthode de Stanislavski enseignée par Lee Strasberg à l'Actors Studio, il s'en sort en jouant pour Wenders, Coppola, Lynch, Schnabel, Ferrara et bien d'autres. En tant que cinéaste il est blacklisté jusqu'au succès de Colors en 1988. Ce sont quinze ans de traversée du désert. J'ai tout de même l'impression que pour alimenter le mythe et devenir une star, il faut être distant et désagréable, ou destroy et déséquilibré, tout cela combiné si possible ! Les médias et le public sont moins sensibles à la gentillesse et la générosité, même si certains artistes s'en sortent affublés de ces qualités. De même, avec humilité et sincérité, le fidèle Satya de la Manitou rend magnifiquement hommage à tous les bras droits qui soutiennent les auteurs d'Hollywood en restant dans l'ombre.


Le film de Nick Ebeling, accompagné musicalement par les guitares électriques de Gemma Thompson (du groupe post-punk britannique Savages), fait partie d'un pack comprenant un passionnant livre de 240 pages, fortement illustré et documenté, qui développe ce qui est projeté. Offert en bonus, le Blu-Ray du docu-fiction The American Dreamer de Lawrence Schiller et L.M. Kit Carson, réalisé en 1971, est un témoignage de cette époque libertaire, au travers de la vision de Hopper, de ses fantasmes sexuels (qu'on pourra trouver provocants à celle de MeToo), de ses ambitions cinématographiques, de son goût pour l'art contemporain. Ce presque home movie figure paradoxalement le véritable making of du biopic documentaire qu'est Along For The Ride, tourné cinquante plus tard !

→ Le pack Blu-Ray Along For The Ride + The American Dreamer, Carlotta, 58€, sortie le 18 octobre

lundi 10 octobre 2022

Black Indians au Quai Branly, de l'esclavage à la parade


Je m'attendais à voir des parures de plumes, de sequins et de perles aux couleurs explosives comme dans la série TV Treme de David Simon. Elles y sont, somptueuses, magiques, éclatantes. Mais j'ai d'abord été saisi par l'histoire de la colonisation de l'Amérique du Nord et de l'esclavagisme qui l'accompagna. La présentation de l'exposition Black Indians au Musée du quai Branly, conçue par Steve Bourget, laisse penser que tout tourne autour du Mardi Gras lorsque défilent les Black Indians, les Baby Dolls, les Skull and Bone gangs, accompagnés par les fanfares des Second Lines. On sera comblé, mais avant d'en arriver là on admirera les coiffes et carquois, calumet et mocassins, manteau et tunique des Amérindiens des Plaines, et les instruments de musique africains que le blues et le jazz développeront, les luths devenant par exemple banjos. Plus avant, je découvre la place de la France dans la conquête du Nouveau Monde, ses guerres et la perte progressive du continent ravi aux autochtones au profit des Anglais. Cette partie largement développée dans l'exposition l'est curieusement beaucoup moins dans le magnifique catalogue. Par contre on y lit des contributions essentielles comme Le Mardi gras de l'anthropocène de Rebecca Snedeker rappelant l'origine conservatrice des défilés et leur avenir compromis par la montée des eaux ou Supposons qu'ils ne veuillent pas de nous ici ? de LaKisha Michelle Simmons retraçant la topographie raciale d'uptown et downtown.


Tout commence en 1682 par la prise de possession du bassin du Mississipi par René-Robert Cavelier de La Salle au nom de Louis XIV. En 1718 la Nouvelle-Orléans est fondée par Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville et, un an plus tard, arrivent les premiers esclaves au bord de L'Aurore dans le golfe du Mexique. De 1763, fin de la guerre de Sept Ans au profit des Anglais, à 1803, vente de la Louisiane aux États-Unis, la France disparaît du continent. Mais dès 1724, la promulgation du Code noir entérine l'esclavagisme dans sa forme la plus cruelle. Pour une fois la chronologie est opportune, nous permettant de comprendre comment on en est arrivé là. L'exposition dresse le portrait terrible du racisme qui permet d'exploiter au maximum la population afro-américaine après avoir spolié les Amérindiens de leurs terres. C'est d'ailleurs pour commémorer l'aide que ceux-ci apportèrent aux esclaves en fuite que les Black Indians s'en inspirèrent pour leurs costumes, probablement influencés aussi par la culture du peuple africain des Yorubas. Face à l'évangélisation forcée, la prophétie du Bison blanc des Amérindiens et les traditions africaines accouchent du culte vaudou. Si les mariages entre Amérindiens et Afro-américains sont évoqués, les viols par les blancs semblent avoir été occultés. C'est pourtant un sujet de préoccupation important pour les Nord-américains enclins à interroger leur patrimoine génétique sur l'existence de sang rouge ou noir. Les suprémacistes blancs avaient formé des milices criminelles tel le Ku Klux Klan, toujours en activité même si nettement moins virulent. Après la conquête de l'Amérique par les Européens, ce sera au tour des Afro-américains de s'affranchir de leurs maîtres esclavagistes.
À la fin du XVIIIe siècle, la révolution haïtienne, avec Toussaint Louverture, fut la première révolte d’esclaves réussie du monde moderne. Les assassinats de Martin Luther King, Malcolm X, de nombreux Black Panthers jusqu'au meurtre récent de George Floyd, la violence quotidienne qui perdure, ainsi que l'ethnocide et la déportation subis par les Amérindiens (les natives), montrent que la ségrégation et les inégalités sont encore extrêmement vivaces aux États-Unis, comme les a filmées Raoul Peck dans sa remarquable série TV Exterminate all the brutes.


En 1964 le Civil Rights Act met fin à la ségrégation et la discrimination, mais ce n'est donc qu'officiel, la population noire est toujours stigmatisée. On l'aura constaté avec l'ouragan Katrina où les quartiers pauvres de La Nouvelle-Orléans ont été plus terriblement inondés, même si 80% de la ville ont été touchés. Spike Lee en avait tiré le documentaire en quatre parties When The Leeves Broke et j'avais cité un témoignage morbide tiré d'un livre de Mark Jacobson montrant la misère de la population. Tout cela est présent dans l'exposition, ponctué par des œuvres contemporaines de Vincent Valdez, Michael Ray Charles, Philip Guston ou Charles Fréger, avant d'arriver au clou du spectacle, la dernière salle, œil du cyclone de la scénographie des Studios Formule (Juliette Dupuy) et Vaste. Jusqu'ici on avait tourné autour, épousant la forme de la rampe qui monte aux collections permanentes du musée. Les objets, les costumes, les films, les cartels nous avaient progressivement amenés à la dernière salle, lumineuse, contrastant avec les précédentes. Des fils tombent du ciel comme des harpes de couleur. Ceux qui défilent ont eux-mêmes cousu et brodé leurs costumes incroyables au prix de grands sacrifices, parfois aidés par les institutions caritatives appelées Social Aid and Pleasure Clubs. Après toutes les misères endurées pendant des siècles, jusqu'à la crise sanitaire de la Covid, la parade des Black Indians marque un acte de résilience, une manière de défier la pauvreté et la mort.
Lors de notre périple initiatique autour des USA en 1968, ma petite sœur et moi avions fait un passage éclair dans l'ancien quartier français de La Nouvelle-Orléans, mais n'ayant pas trouvé comment nous loger, nous avions repris le Greyhound Bus un peu avant minuit. Heureusement, me souvenant encore de Sidney Bechet qui m'avait laissé souffler dans son saxophone soprano lorsque j'avais cinq ans, je retrouve l'atmosphère de fête de La Nouvelle-Orléans, formidable remède aux pires mésaventures.



Exposition bilingue Black Indians de La Nouvelle-Orléans, Musée du Quai Branly Jacques Chirac, jusqu'au 15 janvier 2023
Catalogue Black Indians de La Nouvelle-Orléans, Actes Sud, 43€ à la boutique du musée où j'ai aussi acheté le triple CD Haïti Vodou (1937-1962) sorti chez Frémeaux et Associés, ainsi qu'un joli hochet péruvien de noix de chacha qui sonne très joliment.

vendredi 7 octobre 2022

No Tongues, ICI c'est partout de tout temps


Dès Chien chien, le second index de l'album Ici du groupe No Tongues, je me suis dit que Jean-Jacques Annaud devrait remixer sa Guerre du feu avec leurs rituels intemporels. En 1981 le réalisateur avait désiré être le plus "préhistorique" possible, mais il avait eu l'idée saugrenue de le faire accompagner du début à la fin par la musique de Philippe Sarde interprétée par le London Symphonic Orchestra au grand complet, probablement pensant lui donner un souffle épique. Ce n'était pas la seule idée absurde du film, mais ça valait son pesant de mammouth.
Si les sources de No Tongues sont de toutes les époques, y compris la nôtre, l'aspect rituel est prépondérant. Leurs mélanges inventifs d'instruments et de field recordings sont très variés, "et puis, il y a les voix !" comme me susurrait à l'oreille Jean-Pierre Léaud, complètement perché un soir que nous rentrions de la Coupole où Jean-André nous avait invités. Les Suédoises Linda Oláh et Isabel Sörling, la Bretonne Elsa Corre et l'Italien Loup Uberto sont donc venu/e/s renforcer ici et là la puissance des évocations où l'ethnomusicologie est conjuguée au présent.


Sur la pochette ils annoncent le son de la bruine sur le velux, un feu de printemps à la Caillère, les carillons du jardin cinéraire du Bono, le bibip du téléphone paw patrol, un jogger, un robinet, les abeilles de Patrick, le four avant la pizza, un TGV, des voix d'enfants, une ponceuse à bande, les gouttes polyrythmiques d'un pull qui s'égoutte, etc. Mais Alan Regardin est à la trompette, Ronan Courty et Ronan Prual aux contrabasses, Matthieu Prual au sax et à la clarinette basse. Un orchestre soudé qui fait corps. "Et puis il y a les voix", celles qu'on entend et celles que l'on devine...

→ No Tongues, Ici, labels Omo/Pagans/Carton Records, CD 12€ / LP 20€ / Téléchargement 5€, sortie le 4 novembre 2022

jeudi 6 octobre 2022

La place d'Annie Ernaux aux Nobels


En 1987-88, j'étais directeur musical des Éditions Ducaté, collection de cassettes audio, et avec Francis Gorgé et Michèle Buirette nous avions composé la musique qui accompagnait des extraits de La place "lus par l'auteur". J'en garde un très bon souvenir : Cour de récréation / L'histoire commence / Marche de la vie / Clarinette basse / Accordéon / Campagne / Dispute / Ville / La vie / Dureté / Arpèges / Finale, enregistrés le 11 septembre 1987.
Trente-cinq ans plus tard le prix Nobel de littérature 2022 est attribué à Annie Ernaux.
Le magnifique film Les années Super 8 réalisé avec son fils David Ernaux-Briot est toujours accessible gratuitement sur Arte.tv...

N.B.: À "la place" j'aurais pu m'enorgueillir d'avoir enregistré 2 CD avec Michel Houellebecq en 1996, Le sens du combat (livre de poésie qui recevrait le Prix de Flore) et surtout Établissement d'un ciel d'alternance que j'ai également produit et dont je suis extrêmement fier pour ses qualités poétiques et musicales, mais pour le Nobel ce sera pour une autre fois !

Sound of Metal interroge notre oreille


Étienne Brunet a raison. Passé plutôt inaperçu à sa sortie en salles, Sound of Metal est un film à voir absolument, et à entendre par tous les musiciens et non-musiciens qui s'intéressent au son. Je comprends l'intérêt de mon ami sujet à des acouphènes, mais qui d'entre nous n'a pas pensé qu'un jour il pourrait être confronté à la surdité ou à la cécité ? J'avais un peu abordé le sujet lors de ma seconde année d'études à l'Idhec en réalisant le court métrage L'objet perdu.
Le titre du film de Darius Marder qui avait déjà tourné The Place Beyond the Pines ne m'avait pas incité à le regarder. Sound of Metal laisse imaginer un biopic sur le heavy metal. En effet, si le batteur Ruben Stone, interprété magistralement par Riz Ahmed, est soudainement affecté de surdité, cela vient probablement du volume de la musique qu'il encaisse en tapant sur ses fûts et des amplis à côté de lui. On n'avertira jamais assez du danger les musiciens qui jouent à des puissances aussi déraisonnables qu'inutiles, et les auditeurs qui font hurler leurs casques. Le héros du film est un addict, un accro du son fort. La recherche d'énergie par le volume sonore est un leurre, fantasme entretenu par une sorte de mythe qui esquinte à la fois les oreilles et la musique. En constatant les épouvantables systèmes de sonorisation dans les concerts je me demande chaque fois si les artistes se rendent compte que la qualité de diffusion est pour au moins la moitié de l'effet produit par les œuvres.


Le film est épatant pour deux raisons. La première est technique, à l'écoute du travail extraordinaire de l'ingénieur du son Nicolas Becker qui a aussi participé à la musique composée avec Abraham Marder, frère du réalisateur. Becker réussit à nous faire vivre le calvaire du héros, obnubilé par retrouver son ouïe, quand les participants de la communauté qui l'accueille refuse de considérer la surdité comme un handicap et cherchent à vivre autrement, seconde raison de mon enthousiasme.
Je connaissais depuis longtemps Nicolas Becker en tant que bruiteur génial et pour sa collaboration avec le pianiste Benoît Delbecq et le batteur Steve Argüelles. Oscarisé pour le son sur Sound of Metal, il avait aussi travaillé sur Le pacte des loups, L'ordre et la morale, Cosmopolis, 9 mois ferme, Le chant du loup et beaucoup d'autres films, ou collaboré avec Philippe Parreno pour ses expositions.


Une fois n'est pas coutume, je reproduis ci-dessous un extrait de l'article de Philippe Guedj dans Le Point qui résume les méthodes employées par Nicolas Becker pour nous faire partager l'expérience du batteur Ruben Stone :
Becker explique quelques secrets de son travail sur Sound of Metal : sa documentation sur les conditions de la surdité, la perception du son sous l'eau ou encore son travail en collaboration avec le chef opérateur du film pour combiner au mieux le son et l'image afin de créer le point de vue de Ruben. Pour mieux faire comprendre la sensation de surdité à Darius Marder, Nicolas Becker lui proposa, entre autres, de le plonger pendant trente minutes dans le silence d'une chambre anéchoïque (salle aux parois absorbant les ondes sonores), lumières éteintes. Une expérience de pur silence dans l'obscurité particulièrement marquante et utile pour le réalisateur.
La recréation artificielle de la myriade de sons étouffés perçus par Ruben, provenant aussi bien du monde extérieur que de son propre corps, fut obtenue par la combinaison d'une dizaine de micros d'enregistrement pendant le tournage – un peu comme un chef opérateur utilise différents objectifs pour l'image. L'un de ces micros, explique Becker, était un modèle habituellement utilisé dans l'industrie pétrolière pour la prospection souterraine. Avec ce dispositif, l'ingénieur du son a pu obtenir divers traitements du son, du plus immersif et large au plus pointu et concentré. L'un des sons étranges entendu par Ruben (et donc nous), lors d'une scène où le batteur teste dans un centre médical sa déperdition d'audition, casque sur les oreilles, fut notamment créé en faisant enregistrer à Riz Ahmed des dialogues sous l'eau avec un micro dans la bouche.
Accumulant une banque de sons d'environ deux heures, dont plusieurs enregistrements de Riz Ahmed effectuant de simples mouvements du visage, Nicolas Becker alla encore plus loin dans l'expérimentation pour bâtir le son effrayant de l'implant cochléaire défectueux que porte Ruben à un certain point du film. Là encore basées sur de nombreuses recherches, ses créations sonores combinèrent différents logiciels de montage son pour aboutir à « un son Frankenstein » particulièrement surréaliste et déroutant pour le spectateur.

→ Darius Marder, Sound of Metal, DVD / BluRay Sony Pictures

mercredi 5 octobre 2022

Le cycle éternel


Dimanche matin Ella & Pitr sont venus chez moi se servir de pinceaux... Comme ils étaient partis coller leurs affiches 4 par 3 dans le métro j'avais gratté la rouille du porte-vélos rapporté de Luchon il y a 18 ans, commencé à la brosse en métal et fignolé au papier de verre. Voilà plusieurs années que Charcuterie Boucherie Triperie Gros Demi-Gros Détail s'étaient estompés sous les intempéries. Mes amis avaient apporté de quoi peindre, mais j'ignorais ce qu'ils avaient mijoté. Je leur dois déjà Bientôt, trompettiste sans tête qui orne ma façade et que les touristes prennent en photo plusieurs fois par jour, l'ange qui dégringole dans l'escalier, une crotte téléguidée, un rêveur au sac plastique, la récente pochette du vinyle Fictions avec Lionel Martin et quelques belles dédicaces. Et là ils m'ont encore gâté !


Si le tandem descend un petit cratère escarpé pour Le cycle éternel, les deux artistes m'ont fait la surprise de peindre une roue sur la face cachée de la lune, tandis qu'ils prennent leurs jambes à leurs cous. J'avais sorti les essais de Muybridge et, me souvenant de l'association des vieux comédiens dans le besoin faisant la manche avec des enveloppes-surprises dans les cinémas de mon enfance sur les Champs Élysées, j'ai suggéré La roue tourne comme titre de ce second tableau. Coïncidence, Paul Azaïs, le fondateur de cette association, avait été renversé par une voiture alors qu'il rentrait à bicyclette d'un tournage, accident à l'origine de la création de cette organisme généreux et solidaire qui fonctionne depuis 1957...


Ella & Pitr ont profité de leur vernissage demain jeudi à la Galerie Lefeuvre & Roze pour me faire ce beau cadeau. Mes amis cyclistes pourront ainsi garer leurs engins sous ce magnifique double demi-cycle, aux couleurs noire, rouge et blanche, avec un surlignage doré, qui tranche avec l'orange et les bleus du jardin. Le lendemain ils ont verni les deux panneaux de façon à ce que le temps ne les esquinte pas trop vite. À mon tour je leur rendrai visite ce jeudi et me plierai à un petit jeu dont ils ont le secret...

→ Ella & Pitr, Voyage en soi sauvage, exposition à la Galerie Lefeuvre & Roze, 164 rue du Faubourg Saint-Honoré à Paris 8e, du 6 au 29 octobre 2022

mardi 4 octobre 2022

Un manuel du graphiste


C'est presque toujours à l'occasion de ses vernissages que j'ai le plaisir de croiser mon cousin Michel Bouvet (nos grands-pères étaient frères, mais j'avais tardivement identifié notre cousinage alors que j'étais directeur musical des Soirées des Rencontres d'Arles depuis plusieurs années et qu'il en était le graphiste attitré !), un des plus célèbres affichistes français. Mercredi dernier était inaugurée l'exposition Un manuel du graphiste à la librairie Eyrolles, boulevard Saint-Germain. J'y croisai Anita Gallego, sa compagne, Étienne Robial (connu, entre autres, pour les éditions Futuropolis et l'identité graphique de Canal+ ; et puis il a racheté la maison de Bernard Vitet rue Charles Weiss et l'a entièrement rénovée), le duo M/M (connu entre autres pour sa longue collaboration avec Björk), Yann Legendre (dont je viens de dévorer sa nouvelle bande dessinée, Vega)... Pas vu Michal Batory que j'avais découvert lorsque nous travaillions sur l'exposition Le métro a 100 ans, Ruedi Baur avec qui j'ai bûché un an sur l'étude du métro du Grand Paris... Il y avait beaucoup de monde dans la petite galerie. Ils sont tout de même soixante à avoir participé au livre réalisé par Michel Bouvet et Fanny Laffitte !
Ce Manuel est un très bel objet broché de 192 pages avec plus de 80 œuvres graphiques commentées, 17 entretiens avec des professionnel/le/s (Sandrine Maillet, Cléo Charuet, Alain Le Quernec, Morgane Vantorre, Silvia Dore, Francis Laharrague, Nicolas Massadau, François Hébel, Alain Arnaudet, Marc H. Choko, Daniel Lefort, Diego Zaccaria...) et de nombreux travaux d'étudiant/e/s. Michel Bouvet y répète que "le graphisme est partout", souvent invisible mais absolument nécessaire, il aborde aussi le volet pédagogique de son activité, le processus de création et les coulisses de la production. Je n'ai pas encore tout lu, c'est copieux. J'ai eu la chance de travailler avec de formidables graphistes comme Étienne Mineur ou Étienne Auger, des artistes qui ont illustré mes pochettes de disques comme Jacques Monory, Jean Bruller (Vercors), Mattioli, Raymond Sarti, Kvèta Pacovská, Valérie Moënne, Marie-Christine Gayffier... Là je découvre ou redécouvre Jan Bajtlik, Florence Bamberger, Jean-Paul Goude, Mono Grinbaum, Mitsuo Katsui, Keizo Matsui, Henning Wagenbreth, Garth Walker, Maja Wolna... Au travers de sa propre expérience, Michel Bouvet évoque les mérites de la contrainte et le cassage des codes, la relation avec les commanditaires, la mise en forme des idées, la transformation de l'information en communication, sa lisibilité... Si c'est un bel objet, l'aspect didactique du Manuel est fondamental. Je vais donc m'y replonger ces jours-ci, alors que la pile automnale de mes lectures grandit de jour en jour, comme les disques à écouter et les films à regarder. Ce ne doit jamais être aux dépens de mes compositions musicales dont l'organisation remplit le planning des prochaines semaines.

→ Michel Bouvet & Fanny Laffitte, Un manuel du graphiste, avec plus de 60 invité/e/s du monde entier, Ed. Eyrolles, 26€
→ Exposition "Vive le graphisme !" chez Eyrolles 55 bvd Saint Germain à Paris jusqu'au 22 octobre

lundi 3 octobre 2022

Histoires d'A


Histoires d'A permet de se souvenir ou d'apprendre comment les femmes ont obtenu en France le droit à l'avortement en 1975 grâce à un mouvement de désobéissance civile. Ce film tourné deux ans plus tôt de l'intérieur du MLAC (Mouvement pour la Liberté de l'Avortement et de la Contraception), dont les militant/e/s revendiquaient la pratique d'avortements gratuits, fut totalement censuré, la police traquant les projections clandestines. Le ministre des Affaires Culturelles Maurice Druon l'avait fait interdire à la diffusion publique comme privée, ainsi qu'à la vente à l'étranger. Le ton est celui des films militants de l'après 68, la parole est libre, on s'interroge, on se révolte contre les absurdités de la société. L'aveuglement et le mutisme de l'Ordre des Médecins favorisait des méthodes clandestines dangereuses (aiguille à tricoter, cintre, eau de Javel, etc.) et honteusement onéreuses. Les femmes d'aujourd'hui ne savent pas toujours ce qu'elles doivent à leurs aînées. Le féminisme trouve dans ce combat un terreau permettant d'envisager de multiples transformations des esprits. Se posent les questions de la contraception, du désir féminin, de la phallocratie, du machisme... Et des actions d'éclat pour faire changer les mœurs... Le film participera à faire dépénaliser l'IVG (Interruption Volontaire de Grossesse). Ce sera la loi Veil.
Une opération par aspiration selon la méthode de Karman y est filmée de bout en bout, commentée en direct dans les moindres détails, de manière didactique, pour rassurer la patiente. Au cours de réunions les femmes revendiquent des conditions décentes et légales que la loi leur refusait. Les témoignages sont passionnants, édifiants. La solidarité s'y expose, ce combat exemplaire laissant espérer que les femmes et les hommes d'aujourd'hui se ressaisissent face aux conditions iniques qu'elles et ils subissent.


Marielle Issartel, la monteuse qui a cosigné le film, travaille à faire reconnaître l'œuvre cinématographique de son compagnon, le réalisateur Charles Belmont, décédé il y a onze ans. Son rythme nous emporte, séquence après séquence. J'avais évoqué dans cette colonne son merveilleux L'écume des jours d'après le roman de Boris Vian. Avec humour le compositeur Jean Schwartz sonorise au synthétiseur certaines scènes d'Histoires d'A (clin d'œil au roman érotique Histoire d'O de Pauline Réage). L'image est de Philippe Rousselot, le son de Pierre Lenoir. En supplément inclus dans le DVD, Marielle Issartel offre le documentaire Histoires sans fin (des droits sexuels et reproductifs) qu'elle a réalisé cette année. Passé les témoignages sur le film de 1975 près d'un demi-siècle plus tard, elle y aborde la bataille de la pilule du lendemain et de l’avortement médicamenteux, le don de sperme pour les personnes trans, le désir de naissance et la GPA, le racisme chez les anti-choix (mais pas seulement chez les anti-choix !) , etc. DVD indispensable.

→ Charles Belmont & Marielle Issartel, Histoires d'A, DVD L'éclaireur, 17€... Et en salles...