70 mai 2017 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 31 mai 2017

Contreplongée


Il y a plus d'une centaine de mots qui commencent par contre dans le dictionnaire. Éviter de se plaindre. En étant tout contre et contre tout on est déjà moins seul. J'ai de la chance de t'avoir même lorsque l'on ne se voit pas. Quelques étages nous séparent, c'est long, mais c'est par le travail des tâches ménagères qui nous mène à gérer le fascicule 2042 que nous faisons bloc. On n'arrive à rien sans débloquer. Pour imprimer nickel il fallait que Mercure ait Chrome, c'est parti mon kiki. Les autres navigateurs se sont perdus en mer. Une aspiration vers l'éther laisse les terres derrière nous. Comme je suis allongé sur le dos se découpe une image plutôt pour. Malgré le coup de bambou du bilan, elle a du charme, avec les palmes. Mais surtout rien d'académique, ou bien à l'archet. Les pizz de la contrebasse se perdent dans le brouillard. Il fait temps clair. Ça sonne bien. Chaque fois qu'on l'affuble du contre, l'instrument devient grave, même très très grave. Le contrepoint satisfait mon goût pour la dialectique, mais ne fait pas le poids devant le hors-champ. Même pas besoin de fermer les yeux pour tout voir. Le panoramique révélé aux aveugles. Les sourds s'en contrefichent. Ils n'en croient pas leurs yeux. L'idée me plaît. J'adore les contre-emplois. À jouer avec les mots j'ai la tête qui se tourne vers les cieux. C'est louche. Comme si mes oreilles rentraient dans leurs orbites. Le vertige fait basculer le contrepet en contre-sens. Nous voilà bien. C'est l'idée. Repousser à demain ce qui fut fait hier pour en profiter plus tard. C'est l'art. Je passe la journée à tester des sons sur mon clavier. Pas çui-ci, l'autre. Chaque programme est un nouvel instrument qu'il faut apprivoiser. Il y en a des milliers, des centaines de milliers, probablement beaucoup plus. C'est comme les étoiles qu'on ne voit pas. On dirait que le ciel est bleu. Sans nuances l'horizon s'efface. Je suis piégé. Je me noie là où j'ai pied.

mardi 30 mai 2017

Paolo Fresu & Uri Caine, nocturne pour trompette et piano


Plutôt enclin à rechercher des musiques qui se rapprochent du cinématographe, entendre que le cut prévaut au développement, ou que la variété des plans supplante les variations du thème, j'ai parfois besoin de calme, d'une tendresse que seule la nuit ou la musique savent produire, du moins certaines nuits et certaines musiques, lorsque la nuit n'est habitée que d'étoiles et que la musique m'y transporte sur un courant d'air. L'enregistrement live à Milan du duo formé par le trompettiste sarde Paolo Fresu et le pianiste américain Uri Caine est de toute évidence un nocturne. Après les albums Things en 2006 et Think en 2009, la complicité de près de 15 ans des deux musiciens continue de caresser les oreilles comme une brise légère.


L'influence de la musique classique que Uri Caine arrangea souvent (Mahler, Wagner, Bach, Schumann, Mozart, Vivaldi...) pour des orchestres à tendance jazz ne s'entend pas seulement ici sur le Menuet en sol mineur de Bach, le troisième mouvement de la première symphonie de Mahler ou La Travagliata, Sino Alla Lorte Mi Protesto, L'Amante Bugiardo de Barbara Strozzi, mais aussi dans les morceaux d'origine pop (Nature Boy d'Eden Ahbez, All I Want de Joni Mitchell, Give Peace A Chance de Lennon) ou jazz (I Loves You Porgy de Gershwin). Paolo Fresu se faufile entre les touches avec l'aisance d'un oiseau de nuit, passant parfois au bugle, encore plus velouté, ou électrifiant l'air en transformant le son avec ses effets électroniques. Je cherche vainement mes mots car la qualité de ce concert est justement de les faire oublier pour laisser la musique nous emporter vers l'éther dont aucun nom ne peut rendre son irréalité tangible.

→ Paolo Fresu & Uri Caine, Two Minuettos (Live in Milano), Tŭk Music (Sonodisc/IDOL), 20€, sortie le 30 juin 2017

lundi 29 mai 2017

Boum ! primé au Japon


C'est à se demander si je ne devrais pas émigrer. Mes disques se vendent mieux à l'étranger, en particulier au pays du soleil levant. Pour l'instant en France seuls Les Inrocks et Jean Rochard sur le site du label nato ont chroniqué le récent CD d'El Strøm, Long Time No Sea, mais d'autres devraient suivre.
Et voilà que l'application pour tablettes Boum ! a reçu samedi dernier le Prix Spécial du Jury aux 5e Digital Ehon Awards auxquels ont participé 300 concurrents de trente-deux pays ! Trois critères étaient en jeu : que ce soit ludique et attrayant pour tous les enfants (Fun!), innovant et en quête de nouveaux moyens d'expression (Never seen before!), ouvrant l'imagination des enfants vers de nouveaux horizons (Broaden horizons!).


Comme nous ne pouvions nous déplacer à Tokyo pour recevoir le Prix, les Japonais nous ont demandé d'envoyer un petit mot en vidéo. Mikaël Cixous a réalisé une petite continuité graphique que Sonia Cruchon a montée en fonction de la musique que j'ai composée à partir de sons enregistrés pour l'application originale. C'est tout de même plus sympa que nos trombines, encore que mises en page par Mika façon Fab Four avec le développeur Mathias Franck en d'Artagnan, Les inéditeurs forment une sacrée chouette équipe gagnante...

vendredi 26 mai 2017

Défis de prononciation, nouvel album de Bernado Birgé Edsjö


Après avoir édité 5 vidéos du spectacle Défauts de prononciation, voici l'album rassemblant les 10 pièces improvisées le vendredi 12 mai au Triton, Les Lilas. Il s'intitule Défis de prononciation pour marquer la différence en assumant le pluriel : un défaut, des défis ! En lecture et téléchargement gratuits comme les 70 autres albums exclusivement disponibles en ligne sur le site du label GRRR, il réunit Sophie Bernado (voix, basson), Linda Edsjö (voix, vibraphone, batterie) et moi-même (clavier, Tenori-on, trompette à anche, guimbarde...).
Ces allitérations sont dans l'ordre où elles ont été jouées. Les deux dernières sont des propositions du public, respectivement Pépito Matéo et Jean Bonnefoy. Florian Tirot est l'ingénieur du son. J'en ai assuré le mixage le 18 mai, jour de sa mise en ligne sur le site drame.org. Ma photo de pétales de magnolia a été prise à Rueil-Malmaison.

#1 Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes ?
#2 Flyg fula fluga och den fula flugan flög
#3 Peter Piper picked a peck of pickled peppers. If Peter Piper picked a peck of pickled peppers, where's the peck of pickled peppers Peter Piper picked?
#4 Tas de riz, tas de rats, tas de riz tentant, tas de rats tentés, tas de riz tentant tenta tas de rats tentés, tas de rats tentés tâta tas de riz tentant
#5 Ringeren i Ringe ringer ringere end ringeren ringer i Ringsted
#6 Sju sjösjuka sjömän sköttes av sju sköna sköterskor på skeppet Shanghai
#7 She sells seashells by the seashore. The shells she sells are surely seashells. So if she sells shells on the seashore, I'm sure she sells seashore shells
#8 Y a pas d'hélice hélas, c'est là qu'est l'os
#9 Six chats chauves assis sous six souches de sauge sèche
#10 Si six scies scient six cyprès, six cent six scies scieront six cent six cyprès

jeudi 25 mai 2017

S'il ne restait qu'un chien


Écouter D' de Kabal autre part que dans ses œuvres met à la fois l'accent sur le texte et interroge sur le parti-pris de sa voix de basse gutturale. D' se l'est fabriquée comme tout musicien travaille le timbre de son instrument. Il en a une pour la ville et une autre pour la scène. Celle-là va chercher Lucifer, un diable bienveillant, du côté du peuple et des opprimés. On est sur le ring. La monotonie du slam, ses monocordes vocales, joue sur le rythme des consonnes assénées comme des coups de poing, directs et uppercuts vus sous l'angle du vainqueur. Les deux autres membres du TRIO•SKYZO•PHONY, Franco Mannara et Raphaël Otchakowsky, jouent les soigneurs, accompagnant la voix du Havre, une métonymie qui parle par celle de D'. Leur musique suit les ostinatos, répétitive, inéluctable.


L'auteur, Joseph Andras, nous évite au moins les alexandrins. La ville du Havre raconte son passé à la première personne du singulier. Histoire singulière de la traite des Noirs, des insurrections révolutionnaires, des luttes sociales et de la guerre, loin de l'image dorée du commerce international. La mise en pages du livre, car c'est un petit fascicule littéraire avant d'être un CD, le second glissé dans une fente du premier, joue des "à la ligne" qui scandent ce récit épique écrit en janvier dernier entre la France et la Kanaky. Andras, que l'on connaît pour avoir refusé le Prix Goncourt du premier roman 2016, vit au Havre. Il dissèque sa ville avec rage dans une leçon d'anatomie au scalpel et à la machette. La société en prend pour son grade. Derrière les façades de cette ville gérée par notre nouveau premier ministre bien réac, ses entrailles révèlent une histoire terrible. Le titre S'il ne restait qu'un chien fait-il référence à la sublime autobiographie du compositeur Charlie Mingus traduite en français sous celui de Moins qu'un chien ou à la chanson de Léo Ferré, manifeste qui a donné naissance au spoken word à la française ? Aux deux probablement. Une poésie de la révolte.

→ Joseph Andras par D' de Kabal, S'il ne restait qu'un chien, Actes-Sud, Livre + CD, 19€

mercredi 24 mai 2017

Revue du Cube #12


Dans son nouvel édito de La Revue du Cube, Nils Aziomanoff pose le thème du numéro 12 : "La démocratisation des moyens numériques de conception et de diffusion, associée au développement des dynamiques sociales d’inter créativité, invite chacun à dépasser ses capacités à "faire et être". À l’ère des machines qui pensent et de l’intelligence connective, la création numérique porte en elle les germes d’une révolution sans précédent : celle de l'être créatif au cœur du progrès social, culturel et économique. « Tous créateurs ! », est-ce le nouvel horizon d’une humanité en quête d’élan émancipateur et de sens partagé ?" J'y ai donc répondu comme chaque fois :

Sourire ou pataugeoire ?

Enfant, je voulais inventer plus tard des machines qui ne servent à rien. Était-ce une révolte contre le travail parce que je voyais mes parents s’y esquinter jour et nuit ou bien une fascination pour le mouvement ? Je ne sais pas, mais ma mère avait un tout autre souvenir, elle prétendait que je voulais fabriquer des machines utiles à l’humanité. J’ai réussi ma vie en construisant quantité de machines qui ne servent à rien, mais sont fondamentalement utiles à l’humanité. On appelle cela de l’art.
Adolescents en mai 68, nous portions l’imagination au pouvoir et nous avons œuvré pour que plus de gens aient accès à la création. Il y a, par exemple, vingt fois plus de musiciens en France qu’à l’époque. Cela n’est pas sans poser quantité de problèmes, car s’est développé parallèlement un chômage sans communes mesures avec ce que nous connaissions alors. Les machines étaient censées soulager nos peines et le Nouvel Observateur titrait « La société des loisirs ». Loin de partager le temps gagné, le Capital a choisi de se l’approprier exclusivement en empochant les bénéfices de la mutation. Les actionnaires reçoivent plus de dividendes et les travailleurs continuent à suer sang et eau, même si les chaînes ont changé de matière. Le développement de l’informatique aurait pu aussi libérer les énergies créatives, profiter à toutes les populations ; elle aura surtout servi à délocaliser en allant exploiter de la main d’œuvre à bon marché à l’autre bout de la planète.
Débarrassés du mythe du plein emploi, nous pourrions imaginer dégager du temps pour réfléchir à ce que nous aimons faire. Il paraît que seulement 5% de la population active exerce un emploi coïncidant avec sa passion ! La création pourrait être envisagée sous cet angle d’une liberté retrouvée. Mais il ne faut pas confondre un hobby et la nécessité de s’exprimer comme on crie dans le noir.
Devenir créateur n’est pas un choix. C’est avant tout répondre à une souffrance. Sous-France s’amuseraient Godard ou Lacan. Ne supportant pas le monde tel qu’il est, l’artiste s’en invente de nouveaux. Il plonge dans un imaginaire, parfois utopique et lumineux, parfois sombre et critique, jouant le plus souvent d’une dialectique où les deux se complètent. Selon les un/e/s ou les autres le drame ou la comédie prennent le pas sur l’autre. Il y a d’autres manières de se battre, mais les créateurs sont toujours des initiateurs. L’art appliqué répond à une commande, mais l’origine de son engagement réside dans une démarche personnelle s’adressant à une communauté.
Certaines expressions se conjuguent miraculeusement au pluriel comme la musique, la danse, le cinéma, le multimédia, etc., qui sont des sports d’équipe, mais on peut aussi écrire des romans, peindre ou sculpter à plusieurs. Le partage s’exerce également avec le public, les lecteurs, auditeurs, etc. L’œuvre échappe alors à son créateur. Le regard de chacun/e la transforme et lui donne son sens, une interprétation parfois inattendue.
Adulte, j’ai profité du mariage des arts, des sciences et des technologies qu’évoque Nils Aziosmanoff dans son édito toujours aussi inspirant. Formé au cinématographe (la vidéo n’existait pratiquement pas), l’un des premiers synthésistes en France (les musiciens inaugurèrent les home studios), toujours émoustillé par la moindre invention nouvelle (le multimédia n’est qu’une forme actuelle de l’opéra), je n’ai pourtant pas l’impression d’être différent d’un collègue qui pratiquerait l’art le plus brut. Depuis à peu près le début du siècle précédent les enregistrements avaient permis aux œuvres de voyager sans leurs auteurs. Les outils que nous utilisons ne sont que des jouets entre nos mains. Que le monde se développe ou s’écroule je choisis ceux à ma portée. Je pourrai toujours siffler en me baignant dans une rivière et peindre avec ma merde. De préférence dans l’autre sens, la rivière après la merde !
L’important est de continuer à exercer cette activité critique, l’art représentant le dernier rempart contre la barbarie, et je m’inquiète forcément de l’avenir lorsque je constate que la finance a pris le contrôle total de l’État en plaçant l’un de ses sbires à sa tête en suivant les lois du marketing. Pensée à son inventeur, Edward Bernays, neveu de Freud qui a appliqué les théories psychanalytiques à la manipulation de l’opinion publique ! Les Français se rassureront en pensant que c’est bon de vivre en démocratie. Pourtant mettre une croix dans un carré, ou appuyer sur un bouton, sans comprendre les répercussions que cela aura sur nos vies, n’est qu’une illusion de démocratie, un placébo de civisme aggravé, une mascarade. Très jeune, j’ai donc choisi la création artistique parce que j’avais l’impression que je pourrais changer le monde et prendre la parole puisqu’on ne manquerait pas de m’interroger sur mes motivations à concevoir des choses aussi bizarres. J’en profitai chaque fois, quitte à me retrouver blacklisté à Radio France plus d’une fois dans ma carrière, ou tricard pour avoir défendu les droits d’auteur auprès d’établissements publics !
Récemment nous avons été proches de changer le cours de l’Histoire. Nous avons failli malgré l’extraordinaire travail des militants de la France Insoumise qui se sont d’ailleurs beaucoup appuyés sur les nouvelles technologies et les réseaux sociaux. Mais le monde glisse inexorablement vers la sixième extinction. Si la vie réserve quantité de surprises, ce ne sont pourtant pas toujours de mauvaises ! Il n’y a pas de mauvais outils, tout dépend de l’usage que l’on en fait. Dans cette photographie, est-ce notre pays qui me sourit ou bien une pataugeoire où se réfléchissent de menaçants nuages ? À chacun et chacune d’entre nous d’en décider.

mardi 23 mai 2017

Dramaticules de Dominique Fonfrède et Françoise Toullec


Des borborygmes ? De la Ursonate de Kurt Schwitters au monologue surréaliste de Salvador Dali en passant par les poètes lettristes et le yaourt des rockers français, les langages inventés en réfléchissent l'essence au delà du sens. Pourtant, le passé de comédienne et le talent d'auteur de la chanteuse Dominique Fonfrède confèrent à ses élucubrations vocales une dramaturgie qui les transforme en saynètes tragicomiques proches de Tex Avery ou Samuel Beckett dont elle revendique ses "dramaticules". Les seize pièces du CD, improvisées et hautement préparées avec la pianiste Françoise Toullec, laissent à l'auditeur sa part d'interprétation, autant d'évocations d'une mécanique déréglée qui différencierait l'homme des autres espèces animales. Préparé, le piano l'est aussi, des gommes de Robbe-Grillet à un mikado fragment d'une chronologie du hasard, d'un balai d'apprenti-sorcier aux ficelles du métier qui sont évidemment dans ses cordes. La rencontre est virtuose. Le concert l'avait déjà prouvé. On se laisse prendre par le vertige quand Fonfrède déballe un extrait de l'Épopée de Grabinoulor du pré-surréaliste Pierre Albert-Birot. Pour faire passer leur originalité fondamentale, exercice acrobatique où l'humour permet de prendre ses distances avec le drame de l'existence, les deux musiciennes convoquent Jacques Tati, Francis Ponge, Bobby Lapointe, György Kurtag, Alain Louvier, Georges Simenon et le petit chaperon rouge. Mais ont-elles vraiment besoin d'aucun prétexte pour leur douce folie qui n'est autre que la lucidité des poètes ?

Dominique Fonfrède et Françoise Toullec, Dramaticules, CD Gazul Records, dist. Musea, 14,99€

lundi 22 mai 2017

Prévert Exquis, épisodes 9 à 12 (vidéo)


Nous sommes arrivés au terme de notre web-série Prévert Exquis réalisées par Isabelle Fougère, Sonia Cruchon, Mikaël Cixous et moi-même à l'occasion du quarantième anniversaire de la mort de Jacques Prévert. Les douze épisodes sont regroupés sur le site de TV5Monde, douze ultra-courts collages pleins de fantaisie imaginés dans la plus grande liberté. Y aura-t-il une seconde saison ? Allez savoir...


Jacques Prévert dit Barbara (quelle connerie la guerre) accompagné par la guitare incroyablement moderne de Henri Crolla. Je laisse filer les bombardements sur l'entretien avec la petite fille du poète, Eugénie Bachelot-Prévert, puis s'écoule une rivière lorsque Prévert, le compositeur Joseph Kosma et le décorateur Alexandre Trauner, tous deux juifs hongrois, se réfugient dans le sud de la France. Eugénie raconte que les deux grands amis, Prévert et Trauner, sont enterrés côte à côte dans le petit cimetière d'Omonville-la-Petite en Normandie. Mikaël Cixous a réalisé une magnifique animation qui s'efface avec le temps.


Pour Des animaux terrestres (La terre qui est quelque fois si jolie) j'ai composé une petite partition sonore en mélangeant la voix de Jacques Prévert avec les sons de la guerre et des oiseaux exotiques in situ. Par contre lorsque Eugénie se moque de Michel Houellebecq qui trouve les poèmes de son grand-père cul-cul-la-praline, je reprends au clavier le même programme de synthétiseur que j'utilisai sur le deuxième mouvement d'Établissement d'un ciel d'alternance enregistré justement avec Houellebecq !


La voix de Nicolas Le Du suffit à Pour toi mon amour (Se faire Maître) pour lequel Isabelle Fougère a encore trouvé un sous-titre exemplaire tiré d'une autre œuvre de Prévert. J'ai simplement ajouté le papier peint d'un pré vert rempli de petits zoziaux pour à la fois donner le côté fleur bleue à l'image et provoquer une distance avec la dureté critique que le texte distille. Sonia Cruchon a une fois de plus eu une idée formidable pour "illustrer" le poème de Prévert en jouant sur une analogie en évitant l'anecdotique, et en s'échappant de la version chantée par Juliette Gréco. Eugénie raconte également un certain envers du décor, assez terrible à mes yeux...


J'ai travaillé Les amants (Le cœur à l'ouvrage) comme la partition sonore d'un film où les bruitages en décalage par rapport à l'image jouent sur la complémentarité plutôt que le surlignage de l'action. Et puis non, pas tant que cela. Les grands boulevards, une ambulance, un coup de foudre, l'électrocardiogramme qui se transforme en chant d'oiseau... Une pièce originale pour piano accompagne tendrement ce dernier entretien, exactement ce que j'évite d'habitude au cinéma !

vendredi 19 mai 2017

Chansons minimalistes de Musseau et Caron


J'ai tant écrit de louanges sur les auteurs-compositeurs-interprètes Élise Caron et Michel Musseau que l'envie de chroniquer les deux rééditions de la délicieuse divette et la nouveauté de mon clown triste préféré est une tentation qui tient de la gageure. L'un et l'autre soignent leurs mots comme des dresseurs de puces, une homéopathie où la dose minimale sauverait la vie des désespérés de la mélodie simple. Les amateurs d'Erik Satie y reconnaîtront leurs petits, pour l'humour grave et la légèreté des doses.
Récemment Élise Caron reprenait certaines des Chansons pour les petites oreilles et d'Eurydice Bis dans des adaptations Orchestrales commandées à plusieurs compositeurs dont Michel Musseau et accompagnée par l'ensemble de tango Las Malenas. Les premières datent de 2003, les secondes de 2006, millésimes que le label Le Triton exhume de sa cave où les meilleurs crus ont conservé leur bouquet. Christèle Chazelle au piano et Michel Musseau au piano jouet et à la scie musicale (encore lui ?! Probablement parce que je découvris Élise et Michel ensemble sous la direction du compositeur Luc Ferrari il y a tant de temps déjà) jouent à quatre pattes sur le premier ; le pianiste Denis Chouillet (un des autres arrangeurs des Orchestrales), les bassistes Sylvain Daniel ou Daniel Diaz, le clarinettiste Bruno Sanalone sont du second. La propre fille d'Élise, Gala Collette, a signé la conception graphique de l'un et l'autre.
La couverture de Petites histoires noires est par contre de Thierry Flamand. Michel Musseau, assis sur les boîtes aux lettres, regarde-t-il le fauteuil vide ou le tableau aussi noir que ses vies dépressives ? Mais l'art de ce Buster Keaton de la chanson française est si tendre qu'il donne envie d'en rire. Je regrette seulement que les a parte composés de quelques mots qu'il sert en scène pour présenter chaque chanson soit absents du disque. J'avais adoré le programme où il partageait la scène avec Élise et que j'avais chroniqué sous le titre Les mots de Musseau et les mets de Caron. Ces trois albums prolongent le plaisir ou permettent de découvrir deux artistes originaux, magnifiques fleurons de la chanson française dont l'humilité et la sincérité n'ont d'égales que l'esprit et la bonté.

jeudi 18 mai 2017

Anatahan, violence et passion


Depuis 45 ans Anatahan figure parmi mes 10 films préférés parce qu'il incarne une des questions majeures que je tourne et retourne sans comprendre, l'essence-même de l'humanité, mélange de violence et passion. Qu'il n'y ait plus qu'une seule femme sur Terre et le désir fait naître les pulsions de vie et de mort, cet obscur objet du désir à l'état pur, l'absurdité de la condition humaine, l'énigme primale, l'énigme ultime.
Le génial cinéaste Josef von Sternberg s'est inspiré d'une histoire authentique pour tourner son dernier film en 1953. Anatahan, une île volcanique des îles Mariannes du Nord en plein Océan Pacifique, avait abrité trente-trois soldats japonais refusant de croire à la reddition de leur pays, de 1945 à 1951. Treize d'entre eux y avaient trouvé la mort en s'entredéchirant pour la seule femme présente sur l'île. Von Sternberg avait lu un article de journal relatant le livre de Michiro Maruyama, l'un des survivants. Son adaptation est un chef d'œuvre qui ne ressemble à aucun autre film. Dans un article de 2009 j'écrivais "... Le réalisateur américain né à Vienne en 1894 narrait dans son dernier film l'histoire de cette bande de soldats livrés à eux-mêmes, ignorant que la guerre est finie. Pour Anatahan, aussi appelé Saga d'Anatahan ou plus bêtement La dernière femme sur la Terre, von Sternberg ira jusqu'à fabriquer sa caméra, ses décors, faire lui-même sa lumière, prêter sa voix au narrateur en anglais alors que tous les acteurs parlent japonais sans sous-titres, le commentaire jouant du décalage comme un recul nécessaire sur la folie des hommes et renforçant le mystère de cette histoire invraisemblable qui s'est pourtant reproduite pendant des années après la défaite jamais avouée explicitement par l'Empire du Soleil Levant. Sur l'île d'Anatahan, les tabous éclateront, les conventions sociales voleront en éclat, surtout lorsqu'apparaîtra Keiko, la reine des abeilles. On s'y entretuera (...). Sternberg terminait son film en faisant descendre du bateau les fantômes parmi les survivants plusieurs années plus tard. Anatahan est un des rares films dont je surveille encore la sortie en dvd, un de mes dix films préférés, pour la tragédie qu'il évoque et son étonnante étude de mœurs si proche de la banale sauvagerie de notre absurde humanité, pour la musicalité de sa bande-son et l'exigence d'un cinéaste remarquable dont je suggère en outre la lecture de son autobiographie, Fun in a Chinese Laundry, bizarrement traduite Mémoires d'un montreur d'ombres."


Or Kino Lorber publie un nouveau DVD/Blu-Ray, director's cut de 1958. Dans cette version non censurée apparaît plusieurs fois la nudité de Keiko, interprétée par Akemi Negishi que l'on retrouvera dans Les bas-fonds, Vivre dans la peur, Barberousse et Dodes'kaden d'Akira Kurosawa (tous incontournables DVD chez Wild Side). En revoyant le film je suis surpris par la ressemblance avec une autre comédienne, aussi troublante, qui fit rêver plus d'un camarade, la Québecoise Paule Ducharme dans l'installation interactive de 1989 Portrait n°1 de Luc Courchesne (comparez par exemple la photo en haut et celle ci-dessous). La séduction dont joue Keiko lui échappe-t-elle ou mène-t-elle le jeu ? Si son propre désir est lui-même énigmatique, sa fuite est-elle l'amorce d'une réponse ?


L'éditeur américain (attention, le disc est un zone 1 ou A) nous offre une superbe remasterisation de la version complète de 1958 tant pour l'image 2K que pour le son, un entretien avec le fils du réalisateur, Nicholas von Sternberg (notez que la particule fut inventée par Jonas Sternberg à la suite de Eric Oswald Stroheim pour faire impression auprès des producteurs et du public !), la version censurée de 1953 (la comparaison entre les deux versions ne montre que trente secondes de différence, mais ce n'est pas anodin), un essai visuel de Tag Gallagher, des plans coupés du montage final, les véritables survivants filmés par l'U.S. Navy après qu'ils se soient enfin rendus et les bandes-annonces originale et actuelle. Alors, soit vous avez le matériel multizones capable de lire cette sublime galette, soit vous attendez qu'un éditeur français s'en empare, ce qui serait logique car la France est le seul pays où le film rencontra le succès à sa sortie et où il est resté un film-culte depuis.

mercredi 17 mai 2017

Cinq allitérations musicales par Bernado-Birgé-Edsjö (vidéos)


Mon incisive manquante m'avait donné l'idée du thème du concert de la semaine dernière au Triton, Défauts de prononciation. J'ai photographié mon plus beau sourire avec le vide intersidéral plongeant, mais c'était vraiment trop gore pour illustrer ce billet, déjà que je ferme les yeux à chaque opération de la série The Knick que je regarde ces soirs-ci. Clive Owen y est très bien dans le rôle du chirurgien junkie, et Steven Soderbergh a réalisé tous les épisodes, fait la lumière sous le pseudonyme de Peter Andrews et le montage sous celui de Mary Ann Bernard, encore un Shivaïste ! Le trou dentaire ne collait pas avec la délicatesse du concert de vendredi dernier. Nous avons donc virtuellement renfilé les doudounes de l'hiver 2015 et clic clac c'était déjà dans la boîte. Je passe récupérer le multipistes ce matin aux Lilas, mais en attendant j'ai monté les rushes que Françoise a tournés depuis le balcon...


La première allitération en ligne est Flyg fula fluga och den fula flugan flög (Envole-toi, mouche moche, et la mouche moche s'est envolée, 2'51). Le basson de Sophie Bernado répond à la voix de Linda Edsjö tandis que je joue du cristal au clavier. Le fait que la phrase soit suédoise convient évidemment parfaitement à Linda, native de Stockholm.


L'accent nordique de Linda et celui du sud de Sophie ont validé mon idée de prendre pour titres et thèmatiques des allitérations. La seconde ici est danoise. Oh miracle, Linda s'y entend aussi dans cette langue, d'autant qu'elle est diplômée de l'Académie Royale de Copenhague ! Sur Ringeren i Ringe ringer ringere end ringeren ringer i Ringsted (Le clocher de Ringe sonne moins bien que celui de Ringsted, 6'30) elle joue aussi du vibraphone et de la batterie. Sophie se contente de sa voix, elle qui est du Gers, le CNSM ne l'ayant pas formatée à l'accent pointu. Enfin, seul autodidacte de la bande, il est rare que je n'entende qu'un son, puisque je joue de plusieurs cloches au clavier, plus une touche de zoziaux printaniers.


Sju sjösjuka sjöman sköttes av sju sköna sköterskor på skeppet Shanghai (7 jolies infirmières se chargent de 7 marins qui ont le mal de mer sur le navire Shangaï, 6'36) ne se prononce pas du tout comme on pourrait le croire. Linda est encore à l'honneur pour essuyer les plâtres. Remarquez que j'ai réussi à taper le å avec son petit rond sur la tête, on dit "a rond en chef", en tenant alt-majuscule-§ sur mon Mac ! J'enchaîne le navire dans la tempête, le koto, le rythme des machines, une flûte tandis que Linda vocalise, vibraphonise et percute, Sophie se cramponnant à son grave instrument à anche double.


Nous avons aussi dialogué sur Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes / Peter Piper picked a peck of pickled peppers. If Peter Piper picked a peck of pickled peppers, where's the peck of pickled peppers Peter Piper picked? / Tas de riz, tas de rats, tas de riz tentant, tas de rats tentés, tas de riz tentant tenta tas de rats tentés, tas de rats tentés tâta tas de riz tentant / She sells seashells by the seashore. The shells she sells are surely seashells. So if she sells shells on the seashore, I'm sure she sells seashore shells, mais je n'avais pas matière cinématographique pour en réaliser un petit montage. Contentons-nous de Y a pas d'hélice hélas, c'est là qu'est l'os (6'06) issu du dialogue du film La grande vadrouille. Je joue de la trompette à anche et du clavier, Linda de la batterie et Sophie chante et passe au basson.


Comme nous avions épuisé notre répertoire au demeurant totalement improvisé, j'ai demandé si quelqu'un dans la salle pouvait nous proposer une de ces phrases vachardes que nous serions heureux d'exécuter aussitôt comme un dit d'un condamné. Avant que Jean Bonnefoy nous suggère Si six scies scient six cyprès, combien scient six cent six scies ? Si six scies scient six cyprès, six cent six scies scieront six cent six cyprès (7'05), Pépito Matéo, qui était probablement entré là parce qu'il avait vu de la lumière, nous propose Six chats chauves assis sous six souches de sauge sèche. Nous en fûmes très inspirés, même si à la maison nous n'en avons actuellement que cinq en comptant les trois chatons d'un mois qui seront appelés à voler de leurs propres ailes dès juillet prochain... Mes deux camarades miaulent ainsi un duo adéquat que j'accompagne au Tenori-on, avant que Linda ne passe au vibra et que je dégonfle ma baudruche... Pour terminer, l'ordinateur a travaillé toute la nuit pour que ces instantanés voient le jour.

mardi 16 mai 2017

Le voile de glace


Deuxième étape après la greffe osseuse il y a six mois jour pour jour, la pose du pivot de l'implant. À part les deux premières piqûres un peu désagréables dans la lèvre supérieure, l'opération est tranquille. Le réveil est sensible, mais rien de terrible. La glace calme la douleur. Je mange froid et liquide. Je ne mets mon appareil que pour sourire, un palais rose avec une fausse dent tenu par deux crochets. Parler sans est très fatigant. La fuite d'air large comme une incisive épuise rapidement. Mais j'arrive à jouer de tous mes instruments, même mes guimbardes. Pourtant au dernier concert avec Sophie Bernado et Linda Edsjö je suis resté essentiellement au clavier. Ce n'est pas très spectaculaire, mais l'image doit-elle primer sur la musique ? Paradoxalement elle aide souvent à comprendre ce qui se passe, tant dans la tête des interprètes que pour les structures de l'œuvre. Je recopie les rushes que Françoise a tournés au Triton vendredi soir et le multipistes audio qu'il me faudra mixer pour retrouver l'équilibre exact avec les voix, le basson et la percussion. C'est seulement alors que je pourrai évaluer ce que nous avons produit. En attendant ce ne sont que spéculations, même si le public semble avoir beaucoup apprécié nos Défauts de pronciation, sujet induit directement par mes aventures chirurgicales chez le dentiste et extrapolées aux accents du nord et du sud de mes deux comparses, Linda étant suédoise et Sophie gersoise... Lorsque je n'arrive pas à penser à autre chose, je fais fondre Berthillon sur ma gencive, puisque la glace est recommandée !

lundi 15 mai 2017

Au jour le jour pour toujours


Lors du vernissage de l'exposition Au jour le jour pour toujours à la Galerie Lefeuvre (jusqu'au 10 juin 2017), Ella & Pitr dédicacent leur très beau catalogue dont je reproduis ici le texte de présentation qu'ils m'ont commandé et qui se retrouvera également dans la monographie que publieront en septembre prochain les Éditions Gallimard dans la collection Alternatives...

La mélodie du bonheur

Les images d’Ella & Pitr ont quelque chose de cinématographique, saynètes muettes dont la partition sonore se déroule hors-champ, mixée avec les bruits de la rue ou les murmures d’une galerie d’art dont les commentaires sont souvent décalés. Insérés dans des décors qu’ils choisissent avec soin, leurs contrepoints figuratifs invitent à des interprétations variées que les amateurs de tableaux et de bandes dessinées peuvent retrouver dans l’Histoire de la peinture, depuis les Carpaccio de la Scuola di San Giorgio degli Schiavoni à Venise jusqu’aux monochromes de Jacques Monory. Ces instants saisis dans le feu de l’action ouvrent souvent vers un ailleurs simplement suggéré. La part du rêve est encore plus évidente chez leurs géants endormis, la ville entière glissant alors dans le monde des songes, encadrée par un immense phylactère virtuel tendant vers l’infini, car c’est bien de la Lune que l’effet est le plus réussi.

En voyant arriver le couple accompagné de leurs deux fils, Piel et Äki, je pense chaque fois à la famille Trapp dans le film de Robert Wise, The Sound of Music (La mélodie du bonheur). Si la chanson My Favorite Things, tirée de la comédie musicale originale sur Broadway, est devenue un des plus fameux standards du jazz grâce à John Coltrane, elle évoque les souvenirs délicieux que chacun collectionne comme autant de petites madeleines qui forgent le caractère et dessinent son autoportrait. Pourtant, dès que l’un des membres du quartet familial déploie l’humour incisif qui les caractérise, je devrais plutôt me référer à celui du japonais Takashi Miike, Katakuri-ke no kōfuku (The Happiness of the Katakuris ou La mélodie du malheur), pastiche d’épouvante hilarant, lui-même remake du film coréen Choyonghan kajok (The Quiet Family) ! Les associations d’idées et les jeux de mots font aussi partie de la panoplie du couple.

Raconte-moi une histoire !

Ella & Pitr sont des conteurs. Comme les caricaturistes de presse, ils croquent leurs personnages, ou plus exactement des situations. Elles nous interrogent, parce qu’il suffit d’un léger décalage par rapport au réel pour que nous soyons à même de nous faire notre propre cinéma. Orson Welles suggérait d’enlever ne serait-ce qu’un seul paramètre à la réalité, comme par exemple la couleur, pour qu’aussitôt naisse la poésie. Sans paroles, les œuvres d’Ella & Pitr laissent libre champ à l’interprétation de chacun. Or, dans notre monde saturé d’informations audiovisuelles, le son s’insinue partout sans que nous y prenions garde. De cet aller et retour entre leurs images et les sons involontaires qui les accompagnent, naissent de nouvelles histoires qui se renouvellent selon l’heure, le lieu et les spectateurs. Chez nombreux artistes, certains tableaux laissent songeurs les visiteurs, les laissant imaginer des scénarios inattendus que leurs auteurs n’auraient jamais supposés.

Or le son a toujours possédé un pouvoir évocateur bien supérieur à l’image, bénéficiant justement d’un hors-champ poussant les limites du cadre jusqu’à perte de vue. Découpant certaines de leurs affiches aux ciseaux et au cutter, détourant leurs personnages, Ella & Pitr suppriment le cadre en les insérant dans le décor. Ici et là ils suggèrent un élément sonore, dans le feu d’un mouvement ou l’immobilité d’un sommeil inéluctablement fragile. Mais leur meilleur allié est l’inconnu, l’impondérable, l’accident, l’éphémère, produisant chaque fois une nouvelle interprétation, autant d’histoires qui commencent par « Il était une fois… »

Ami, qu’entends-tu ?


J’ignore pourquoi j’entends, si ce n’est par (dé)formation professionnelle. Mon rôle de compositeur m’est dicté par ma sensibilité au contrechamp face à l’accumulation d’images que notre société empile jusqu’à l’étouffement. La simplicité de celles d’Ella & Pitr, version contemporaine d’une ligne claire réactualisée, ou leur taille démesurée sur le toit des immeubles, les extraient du brouhaha de la ville. Ainsi me font-elles tendre l’oreille ! Quel bruit fait l’affiche que l’on arrache du mur ? Que vous évoque le son de la brosse s’enfonçant dans la colle ? Ella & Pitr murmurent-ils lorsqu’ils arpentent la nuit pour placarder leurs histoires sans paroles ? Quelle fascination les images produisent-elles chez les musiciens ?

Je n’ai pas besoin d’imaginer ce que tout cela m’évoque puisque je me suis déjà plusieurs fois plié à l’exercice, en particulier pour Baiser d’encre, long métrage réalisé par Françoise Romand dont les héros sont Ella & Pitr ! Sa partition sonore que j’ai composée mélange des sons d’animaux, des ambiances urbaines ou météorologiques, des bruitages fantaisistes, des instrumentaux choisis pour leurs matières et des chansons dont les paroles révèlent les coulisses de l’exploit. Leurs animaux font carnaval comme celui de Camille Saint-Saëns qui y avait sarcastiquement inclus les pianistes ! Le cheval hennit, l’éléphant barrit, le corbeau croasse, les grenouilles coassent, les flamants roses cancanent, la pieuvre s’étale, le chien aboie, la caravane passe… L’usage des instruments, marimba, lithophone, harmonica, guimbarde et sons électroniques, est probablement hérité des facéties de Sergueï Prokofiev dans Pierre et le loup, écouté lorsque j’étais enfant. Quant à la chanson Mécaniques Cantiques, elle s’inspire de Jean Cocteau qui suggère qu’il n’existe rien de petit ni grand, mais seulement de loin ou de proche. S’y ajoute une métaphore polissonne incitant à la reproduction dont le drame surréaliste d’Apollinaire, Les mamelles de Tirésias, est probablement à l’origine, cousin de L’homme-tétons d’Ella & Pitr.

L’ensemble doit créer un univers à part, comme leurs créations, qu’elles soient miniatures ou démesurées. Elles empruntent au quotidien leur inspiration, fictions qui à leur tour s’immiscent dans leurs échanges familiaux pour vivre comme dans un rêve avec les contingences que la société impose. Françoise Romand a su capter cet aller et retour où les contradictions et les interrogations deviennent le moteur d’un conte moral. La mélodie du bonheur, vous disais-je !

Revenons à nos boutons…


Les machines d’Ella & Pitr ne sont nullement célibataires, mais conjugales, voire familiales. Ils ont commencé par mêler leurs pinceaux en un ballet érotique où chacun ne reconnaît plus ses membres. Devenus rapidement parents, ils exploitent parfois les dessins de leurs jeunes enfants en les mêlant aux leurs, avec une honnêteté dont il faut proscrire toute naïveté. Nous savons bien que les enfants développent une créativité incroyable jusqu’à l’entrée à l’école primaire. On leur impose alors hélas les réponses avant qu’ils n’aient le temps de formuler les questions. Piel et Äki ont des chances de plus tard conserver leur âme d’enfant comme leurs parents artistes. On le leur souhaite, passé les révoltes indispensables de l’adolescence ! C’est bien dans le refus de la norme que réside la créativité. Ne pouvant accepter le monde tel qu’il est, les artistes s’en inventent de nouveaux. Ceux d’Ella & Pitr peuvent être critiques, ils sont toujours joyeux, pleins d’un bonheur de vivre communicatif.

Pour se faire, tous les moyens sont bons. Entendre qu’ils utilisent tous les outils de leur temps, à commencer par les bombes de peinture qui valurent à Pitr quelques mésaventures avec la loi. Ils utilisent aussi bien le dessin dans leurs carnets de croquis que la peinture à l’huile sur les toiles vendues rue du Faubourg Saint-Honoré. Mais la photographie, la vidéo, l’ordinateur sont requis tout autant. Pour leurs hyper grands formats ils utilisent un drone qu’ils téléguident. Dans la rue ils ne peuvent faire un pas sans coller des stickers ici et là. Certains jours ils construisent le Cacatelec, un étron en résine téléguidé, ou décorent une plaquette de chocolat. Ils montent des spectacles incroyables avec leurs amis et construisent d’immenses anamorphoses… Leur fantaisie n’étant pas guidée par l’appât du gain, ils ont la liberté d’inventer sans penser au rendement. Ils collent généreusement dans l’espace public, sachant qu’aujourd’hui leurs œuvres se vendront ailleurs, dans des espaces réservés aux collectionneurs, effet mérité de l’éphémère initial.

La route à quatre voix

Depuis qu’Ella & Pitr se sont rencontrés il y a une dizaine d’années, ils n’ont pas cessé de bouger. Il est impossible de deviner ou leur imagination les mènera. Sur la Lune s’ils continuent à grandir ou gravant des grains de riz si l’envie les en prend ? S’ils passaient au cinéma, serait-il d’animation ou choisiraient-ils des acteurs ressemblant à leurs anges et autres clochards célestes ? Si c’était en musique Pitr s’affranchirait-il du rap ou inventeraient-ils le son de ce dont sont faits les rêves ? Il est possible qu’à trimbaler Piel et Äki sur tous les chemins de la planète, les deux mômes finiront par prendre le dessus et faire virer les vieux de bord. Chez eux la jeunesse semble pourtant éternelle, or le temps n’est qu’un mille-feuilles quantique auquel nous participons pour si peu. En attendant, Ella & Pitr nous font sourire en interrogeant l’univers dans lequel nous gravitons et en instillant un peu de poésie dans notre quotidien qui a bien besoin d’une révolution.

Tableaux : Ella & Pitr, Carnaval dans le miroir, L'effrontée et deux Fonds de tiroir

samedi 13 mai 2017

Trois réactions au CD d'EL STRØM "Long Time No Sea"



Robert Wyatt : "Terrific CD" (10 mai 2017)

Louis-Julien Nicolaou (Les Inrocks, 12 mai 2017)
Les 10 albums de jazz français qu’il faut écouter d’urgence :
"La première impression est câline : petite boîte à musique et voix douce nous affirmant que la liberté existe, ce que nous sommes tout prêts à croire, comme à n’importe quel conte de l’enfance. Et puis, rapidement, ça se détraque et on décolle vers un territoire sans balises, hors-monde, traversé de transes obsédantes, d’étranges ruminations vocales et tripatouillages qui déconstruisent le sens, déroutent, égarent, ravissent. Le paysage s’élabore en collages et zigzags aléatoires et c’est toute une anarchie fantasque, drôle et vivante à laquelle nous invitent l’expérimentateur compulsif Jean-Jacques Birgé, la chanteuse Birgitte Lyregaard et le percussionniste Sacha Gattino. La musique si neuve d’El Strøm nous vient sans doute d’un lointain futur : la seule chose dont on est sûr, c’est qu’on ne s’y ennuie pas."

Jean Rochard (natomusic, 11 mai 2017) :
En 1844, Grandville, inimaginable illustrateur, publie Un autre monde (Transformations, visions, incarnations, ascensions, locomotions, explorations, pérégrinations, excursions, stations, cosmogonies, fantasmagories, rêveries, folâtreries, facéties, lubies, métamorphoses, zoomorphoses, lithomorphoses, métempsycoses, apothéoses et autres choses). Le déroulé complet du titre est celui du plus explicite des programmes ou plutôt des déprogrammes de la plus folle intériorisation à l'extérieur le plus absolu (l'imagination selon Will Spoor).
Dans une mise en scène d'Etienne Mineur, les illustrations d'Un autre monde ornent justement, 173 ans plus tard, le livret du premier album (physique comme on dit de nos jours) de El Strøm, trio constitué de Birgitte Lyregaard, Sacha Gattino et Jean-Jacques Birgé (également mixeur de l'enregistrement). Cela tombe bien, car le dessein d'Un autre monde et ses immanquables sous-titres est aussi celui de ce disque titré Long time no sea, jeu de mots entièrement associable à l'univers de Grandville.
Les trois camarades de luth, troubadours des impossibles, philosophes des tentations avides et joyeuses, en 9 stations, livrent et délivrent autant de formes, autant de détails chantés où le réel scruté n'a qu'à bien se tenir. Les à-coups sont tendres mais déterminés et les frontières facétieusement piétinées. C'est que l'accueil est l'une des multiples qualités des trois baladins. Leurs chansons sont effectivement des points hospitaliers pour qui cherche, des situations riches de petites énigmes pour mieux se libérer, "Approchez-vous même en dormant, délivrez-nous du contretemps" dit l'une des chansons. Qu'ils trifouillent la radio où vibrent de saveurs orientales, à l'évidence, les trois labadens turbulents s'entendent à merveille et cette joie d'être ensemble fait du bien.
Leurs chansons sont des fêtes taquines tintinnabulantes, des loupes qui ne craignent pas l'infiniment petit où tout se révèle ("C'est tout petit, ça veut dire loin, oui mais c'est grand quand tu t'approches"). L'évocation de "Lover Man", la chanson de Jimmy Davis, Ram Ramirez et James Sherman, écrite pour Billie Holiday, surprendra plaisamment en pareil territoire où c'est bien parce qu'il est interdit d'interdire qu'on a grande mémoire. Ah oui, El Strøm signifie "le courant" en danois, ça vous étonne ?

El Strøm, Long Time No Sea (Grrr 2029, dist. Orkhêstra)
→ À signaler également la très attendue réédition du classique Rideau ! de Un drame musical instantané par le label viennois Klanggalerie (Klanggalerie gg221)

vendredi 12 mai 2017

Défis de prononciation, ce soir 20h au Triton


D'abord ce n'est pas tous les jours vendredi, car je n'ai pas joué à Paris ou en région parisienne depuis le concert avec Bumcello il y a 15 mois qui avait fait salle comble, et aucun autre n'est encore programmé ! Concert exceptionnel à plus d'un titre donc, parce que nos "défauts de prononciation" sont si nombreux qu'on aurait dû appeler le spectacle "Défis de prononciation". Avec Sophie et Linda nous avons enregistré l'album Arlequin en 2015 (disponible en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org), mais nous n'avons jamais joué ensemble sur scène, et cette fois encore nous vous en ferons voir de toutes les couleurs...
Au menu, errare humanum est. En art, les erreurs font le style. Les machines en sont incapables, ne connaissant que le bug. D’une langue à une autre, nos défauts de prononciation alimentent les allitérations, sujets de nos improvisations. Nos accents tracent une ligne musicale de Auch à Stockholm traversant Les Lilas, longitude 2°25′14″ Est. D’Andromaque à La grande vadrouille, les serpents sifflent, la mouche moche s’envole, les rats tâtent du riz, Peter Piper picore des poivrons, elle vend des coquillages, les marins ont le mal de mer, les grosses cloches sonnent, y a pas d’hélice c’est là qu’est l’os…

Et puis on vous promet de tomber la veste avec l'arrivée du joli mai...

Défauts de prononciation, avec Sophie BERNADO (basson, voix), Linda EDSJÖ (vibraphone, percussion, voix), Jean-Jacques BIRGÉ (claviers, machines, archaïsmes), Le Triton, 11bis rue du coq français, 93260 Les Lilas, Métro Mairie des Lilas (ligne 11) - Vélib - Autolib - Porte des Lilas : Bus 61 - 96 - 105 - 115 - 129 - 170 - 249 - Tramway - Billetterie/Renseignements 01 49 72 83 13 - www.letriton.com - tarifs : voir flyer ci-dessus

jeudi 11 mai 2017

Bientôt est déjà là


Montés de Saint-Étienne à Paris pour le vernissage de leur nouvelle exposition à la Galerie Lefeuvre, Ella et Pitr en ont profité pour régler leurs comptes à quelques contributeurs de leur monographie qui sortira en septembre chez Gallimard dans la collection Alternatives. Ils ont proposé de rétribuer chacun, chacune par un dessin ou une sérigraphie. Se sont pliés à l'exercice l'architecte-urbaniste Alexandre Chemetov, la chorégraphe Maguy Marin, les comédiens Denis Lavant et Rufus, les metteurs en scène François Rancillac et Joël Pommerat, la restauratrice d'art contemporain Claartje van Haften, l'artiste Pierre Meunier, la poétesse Babouillec, le circassien Yoann Bourgeois, l'avocat Gilles Hittinger, l'historien d'art Thomas Schlesser, entre autres ! Ayant moi-même écrit un texte intitulé La mélodie du bonheur, je leur ai demandé s'ils peindraient quelque chose sur le pignon de notre maison. Ella et Pitr ayant suggéré un ange qui s'envole, un ange sans ailes peut-être parce qu'il est athée, j'ai souhaité qu'il tienne un instrument de musique.


Voici donc "Bientôt", c'est le nom du personnage, avec un clairon à la main. Elsa dit qu'en aucune manière ce peut être moi, car sinon ils l'auraient appelé "Tout de suite"... Location de la grande échelle, encordage, tracé à la craie, remplissage du blanc, caleçon orange, trompette à la feuille d'or, vernis, surlignage noir et raies bleues, ombres et vernis des orteils, les pieds ne touchent plus terre, la tête dans les étoiles, tandis que tombe la nuit !

Ella & Pitr, exposition Au jour le jour pour toujours, Galerie Lefeuvre, 164 rue du Faubourg Saint-Honoré 75008 Paris, du 11 mai au 10 juin 2017

mercredi 10 mai 2017

Visa dévissée


De temps en temps je rends service à nos voisins sans "papiers français", qui squattent un bâtiment qui appartenait à Natixis à côté de chez nous, pour des opérations bancaires qui leur sont évidemment interdites ou compliquées. Il m'est arrivé d'envoyer de l'argent par Internet parce que La Poste est hyper lente ou d'encaisser un chèque puisque, sans domicile fixe, ils ne peuvent avoir de compte à leur nom. J'ignore si la loi l'autorise ou pas, mais c'est la moindre des choses. La semaine dernière, l'un d'eux me demande de payer son visa pour le Cameroun sur le site de l'ambassade, car il n'a évidemment pas de carte de paiement. Je m'y reprends à trois fois, mais la mienne est chaque fois refusée. J'invoque la mauvaise gestion du site, mais le même problème se reproduit plus tard dans la journée pour un achat en ligne que je dois exécuter. Je laisse aussitôt un message à ma banque qui me rappelle le lendemain pour me confirmer que mon compte VISA est réactivé ! Comment cela, réactivé ? Mon interlocuteur m'explique que devant la recrudescence actuelle de fraudes sur Internet ma carte Premier a été bloquée. Sans me prévenir. Sans explication. Cela ne dépend pas de la banque, mais du centre qui gère toutes les cartes bancaires. Si je n'avais pas réagi rapidement, si j'avais été à l'étranger, si j'avais eu une affaire pressante, j'aurais été autrement plus pénalisé par cette initiative unilatérale ne dépendant, paraît-il, d'aucun mouvement étrange sur mon compte, juste une lubie de la machine gestionnaire. Heureusement que tous les préposés n'ont pas encore été remplacés par des robots !
Je me souviens de cet après-midi incroyable avec Antoine à Tallinn où nous jouions l'opéra des lapins. L'Estonie s'étant équipée tardivement a un système très moderne par rapport au reste de l'Europe : on paie tout avec la carte, même les enfants lorsqu'ils s'achètent des bonbons sur le chemin de l'école. Or ce samedi à 14h, jour où la population fait ses courses en masse, le réseau des cartes bancaires est tombé en panne. Pas moyen évidemment de retirer de l'argent liquide au distributeur puisque rien ne marche. Le pays est ainsi immobilisé pendant plusieurs heures. Nous l'avons pris en rigolant, les consommateurs obligés d'errer l'âme en peine dans les rayons sans rien pouvoir acheter ou invités à sortir se promener au soleil puisqu'il n'y a rien d'autre à faire qu'à attendre. C'est beau le progrès !

mardi 9 mai 2017

Prévert Exquis, épisodes 5 à 8 (vidéo)


Nous continuons l'aventure avec quatre nouveaux épisodes. La web-série PRÉVERT EXQUIS est diffusée à raison d'un ultra-court métrage chaque mercredi et chaque samedi. Le 5ème est charmant, le 6ème loufoque, le 7ème politique, le 8ème aussi dérangeant que craquant...


Nous avons réalisé plusieurs versions de L'amour à la robote (L'électronique rêvera pour vous), mais celle interprétée par Jacques Prévert avec Henri Crolla à la guitare contraste parfaitement avec l'animation réalisée par Mikaël Cixous, ce pont entre le passé et le présent. Sur le site de TV5Monde, pour l'entretien avec Eugénie Bachelot-Prévert, je me suis amusé à improviser la guitare dans le style très moderne de Crolla...


Sonia Cruchon dit le poème de Cortège (À tue tête et à cloche-pied) en accélérant progressivement le rythme sur la musique électronique que j'ai composée, mais j'ai emprunté à Machiavel le fond sonore de l'entretien. Il fallait une sorte de spirale comme si nous étions aspirés par le vide...


Retour à la voix de Prévert pour Citroën (Merde à l'or), mais le citron est pressé sur les trois temps d'une valse, sa légèreté contrastant ironiquement avec l'aliénation diabolique de l'exploitation de l'homme par l'homme. Elle continue sur l'entretien avec la petite fille du poète.


On voit que le sous-titre de Sanguine (Je voudrais tant que tu te souviennes) est comme chaque fois extrait d'une autre œuvre de Prévert, choisi par Isabelle Fougère. Sonia n'y est pas allée de main morte en choisissant le modèle et Nicolas Le Du lui a prêté sa voix. J'ai simplement ajouté quelques zoziaux pour rendre encore plus printanier ce huitième épisode. La musique du générique est évidemment la même partout, mais cette fois, à la fin, Nevchehirlian chante Attendez-moi sous l'orme comme Yves Montand chantant Sanguine pendant l'entretien qui se réfère à ces deux interprètes...

lundi 8 mai 2017

Veillées élect'orales : La voix est libre


Voilà, La Voix est libre. Quinzième anniversaire d'un festival hors normes portant le chœur de toutes les résistances contre la barbarie et la stupidité des êtres humains. Des artistes, scientifiques, philosophes du monde entier y participent dans une atmosphère de fête et de liesse partagée. Son directeur, Blaise Merlin, revendique cette "zone de libre-étrange" où les rencontres sont souvent surprenantes. La proximité des élections présidentielles avaient suscité ces deux jours de Veillées élect'orales avant les Rencontres du 3e tour de cette semaine. Sur le parvis du Cirque Électrique la Grande Tombola offre de tirer au lepenball, dégager le système au chamboule-tout, poser au maton, enregistrer un discours d'une minute, se faire tatouer un logo antifa, crier un slogan tiré au sort, karahoqueter un chant révolutionnaire. Après la harangue de Fantazio pour apprivoiser la mort, Médéric Collignon et Élise Caron balbutient le leurre puisque les jeux de mots sont de rigueur toute la soirée...


Les deux jours précédents, des poètes et musiciens syriens exilés rencontrèrent les âmes-sœurs de l'Occident. On me dit que l'émotion était à son comble à l'Église Saint-Merry et à la Maison de la Poésie. Au pupitre Jacques Bonnafé nous invite à pénétrer sous le chapiteau pour entendre les programmes des "candidats déclarés" accompagnés par trois "scrutateurs agoraphones", Élise Caron dont les talents de meneuse de revue impertinente ne sont plus à démontrer, Médéric Collignon dont la folie maîtrisée est communicative, Denis Charolles dont la batterie recale les bégaiements des orateurs...


Voilà, la voie est libre, nous allons enfin pouvoir recommencer à réfléchir. Probablement que ceux qui nous dirigent continueront à agiter le spectre du fascisme pour nous faire avaler quantité de mesures anti-sociales. Le feront-ils à grand renfort d'ordonnances et de 49.3 sous prétexte d'aller vite ? La vitesse a bon dos. Mais la démocratie dont ils se gargarisent en prend un sacré coup. On accélérera les procédures de licenciement pour que les riches s'en mettent toujours plus plein les poches. La loi El Khomeri semblera une mesurette en regard de ce qui se prépare. Macron signera-t-il le TAFTA ? J'ai parié une bouteille de Champagne avec mon voisin, macroniste convaincu. C'est stupide, je n'aime les bulles qu'en bande dessinée. Par contre on avalera des OGM américaines sans piper. Faites chauffer la colle ! Espérons que nos centrales nucléaires tiendront la distance sans se fissurer parce que c'est reparti de plus belle... Pourvu que Trump ne déclare pas la guerre à la Russie, parce qu'adhérant à l'OTAN on serait forcés d'y aller comme un seul homme. Il faut comprendre les États Unis, affaiblir l'Europe est tout bénef pour eux et puis la reconstruction est un marché juteux dont ils ont autant l'habitude que de mettre de l'huile sur le feu. Mais je médis peut-être et m'égare de triage.
Nous étions là vendredi soir pour rigoler un bon coup avant la mascarade des urnes. Pour pallier la défection énigmatique d'Achille Mbembe, Blaise Merlin lut un texte interminable du philosophe camerounais, tunnel plombant avant un enregistrement d'Édouard Glissant et la prestation inopinée de Christiane Taubira, venue, dit-elle, en spectatrice. Si ce n'est sa parfaite connaissance de l'œuvre d'Aimé Césaire et sa culture rare parmi ses collègues, elle incarnait néanmoins tout ce que les artistes présents raillèrent toute la soirée. Après un long monologue qui rappelait insidieusement son soutien plus ou moins contraint à Macron, profitant de l'obscurité elle quitta discrètement aussitôt le chapiteau !


Cette soirée de veillée élect'orale accueille d'abord Jacques Rebotier qui improvise d'après ses notes. Complice de longue date d'Élise Caron, il est accompagné par le trio qui magnifie ses pointes anti-macroniques, caractéristique de tous les intervenants dont aucun n'est dupe de la manipulation d'opinion dont sont victimes les citoyens. Rebotier joue sur les mots pour évoquer la casse sociale, là où d'autres se moquent de la langue de bois des politiciens de métier.


C'est le cas du candidat Fantazio dont le bon sens fait ressortir l'absurde d'un système rôdé pour nous enfumer. Collignon se dandine en jouant d'un synthétiseur de poche, pirouette et s'étale, ou jazzifie de son cornet à freetes. Charolles trombone et force de frappe. Caron flûte et minaude mieux que les présentatrices patentées de la télé... J'ai tellement ri à la méchanceté du clown Ludor Citrik que j'en ai oublié de faire des photos !


Comme il sait si bien le faire, Franck Lepage démonte le discours vide de sens des spécialistes du genre en choisissant les mots utilisés par Emmanuel Macron dans ses prestations publiques. Tirant aléatoirement dix-sept concepts fumeux, il improvise une logorrhée hallucinante, fidèle à son modèle, puis démasque la supercherie des termes positifs du nouveau président de la République qui a remplacé ceux qui pourraient fâcher. Lepage termine sur la nécessité d'une révolution (oh, le mot qui fait encore plus peur que les autres!) si nous voulons sortir du marasme dans lequel les cyniques exploiteurs nous ont entraînés.


En clôture, Jacques Bonnafé explose de mots valises en sauts de cabri. Le comédien, aussi drôle que corrosif, danse autour de la piste, serre les mains de ses électeurs potentiels, hip-hopant dans son costume gris souris, embouchant sa trompette de cavalerie, pour un finale haut en couleurs de sa cravate à fleurs.


Les soirées de La Voix Est Libre sont souvent trop longues, mais toujours réussies. La générosité des artistes n'a pas de limite, nous faisant oublier la dureté des bancs en bois du Cirque Électrique et l'absurdité de notre aliénation. J'ai raté le spectacle de samedi avec D' de Kabal, Denis Lavant, Dieudonné Niangouna, Papanosh, André Minvielle, etc. Mais cette semaine la fête continue au même endroit Porte des Lilas, puis à La Marbrerie, à la Piscine Oberkampf et au nouveau Fgo-Barbara. Le programme est fameux. Vous m'en direz des nouvelles !

vendredi 5 mai 2017

La société au crible des films


Pourquoi faire un film ? La question est incontournable. Certains racontent leur vie, d'autres aiment distraire, il y a des esthètes, des documentalistes, des rêveurs, des geeks, des marchands, ceux qui dénoncent la société dans laquelle on vit et que les distractions nous cachent sans négliger la beauté des images et sans perdre d'argent, etc. Mais pour trouver les moyens et convaincre un producteur et un distributeur il faut être convaincu soi-même. Et quand le film est sorti en salles, ou pas, il faut décrocher un éditeur de DVD qui donne une seconde chance au film. Un vrai marathon ! Chaque éditeur a sa personnalité. Celle de Blaq Out est de publier des films sociaux-politiques, dans le passé on aurait dit à thèse, mais ces deux qualificatifs sont évidemment très réducteurs. En tout cas ce sont certainement des films qui font réfléchir, ce qui les oppose à l'entertainment destiné plutôt à nous faire tout oublier. J'en ai vu trois sortis récemment, Le gang des Antillais de Jean-Claude Barny, Aquarius de Kleber Mendonça Filho, Sex Doll de Sylvie Verheyde.
Le gang des Antillais s'inspire d'une histoire vraie. C'est aussi la mode dans le cinéma de distraction de faire ce genre d'annonce en amont. Les auteurs de la série déjantée Fargo s'en moque en avertissant avec humour "Ceci est une histoire vraie. Les évènements décrits eurent lieu au Minnesota en 2006. À la demande des survivants les noms ont été modifiés. Sans aucun respect pour les morts, le reste est raconté exactement comme cela s'est passé." Les libertés que les scénaristes et réalisateurs prennent avec le réel est aussi grand que les documentaristes qui ne peuvent prétendre au cinéma vérité après avoir choisi de filmer ceci ou cela, avec tel cadre, et de découper tout cela ensuite au montage. Le film de Jean-Claude Barny, qui avait réalisé Nég marron, aborde une période mal connue des années 70, quand le Bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d'outre-mer) promettait l'insertion des français des DOM-TOM et qu'ils se retrouvaient coincés en métropole. Le gang des Antillais allait répondre à l'arnaque en dévalisant des bureaux de poste ! L'ambiguïté entre révolte et délinquance est traitée sur le mode de la Blaxploitation. Le film en a les qualités et les défauts, rythme entraînant et direction d'acteurs maladroite, avec la soul et le hip-hop en bande-son. Le making of en bonus apporte nombreux éclaircissements sur le film et l'histoire relativement récente des Antillais en métropole, le déracinement et leur implication dans la fonction publique.
Aquarius raconte l'histoire d'une sexagénaire qui refuse de déménager pour permettre à un promoteur de réaliser une opération juteuse. Si cette comédie légère et spirituelle se passe à Recife au Brésil, ville détruite par la spéculation immobilière, la fable est la même sous toutes les latitudes. Dans un autre registre j'ai pensé à Joe's Apartment, mais le délire de John Payson est ici remplacé par la tendresse poétique de Kleber Mendonça Filho.
Sex Doll est le portrait d'une call-girl qui se pose des questions sur sa vie comme toute jeune fille moderne. Le sexe et l'argent l'ont amenée à devenir pute de luxe, mais quel avenir ce métier lui réserve ? La réalisation de Sylvie Verheydeest à la fois aérienne et clinique, nous renvoie à nos propres interrogations. Je me souviens d'une amie très jolie que nous avions tenté de dissuader, mais qui y plongea hélas corps et âme. Elle s'en sortit, d'une certaine manière, en acceptant les faveurs d'un très vieux producteur de cinéma qui lui acheta un appartement et un bar à Ménilmontant. Parmi ses clients, qui parfois n'exigeaient que sa présence à un dîner huppé, elle avait un cinéaste célèbre qui lui dit un jour qu'il trouvait formidable de "faire quelque chose de connu avec une inconnue." Le milieu est évidemment sordide, comme on a pu le voir récemment aussi dans le documentaire d'Ovidie, Pornocratie, qui traque les multinationales du sexe. L'héroïne interprétée par Hafsia Herzi pense à tort qu'elle est indépendante.

jeudi 4 mai 2017

Le couple Chepitko-Klimov, cinéastes soviétiques contestataires


Si les films de Larissa Chepitko et Elem Klimov ont été censurés pendant des années par le régime soviétique, c'est avant tout parce qu'ils ne collent pas au discours officiel, le roman national que l'URSS s'écrit et se réécrit au fur et à mesure des directions de Khrouchtchev, Brejnev, Andropov, Tchernenko et enfin Gorbatchev dont la Perestroïka permettra de projeter enfin les films. Mais Larissa Chepitko meurt à 41 ans dans un accident de voiture en 1979 et Elem Klimov signe son dernier film, Requiem pour un massacre, en 1985. Sous cette Perestroïka naissante, il deviendra l'ambassadeur du cinéma soviétique. Le coffret publié par Potemkine réunit cinq films passionnants et extrêmement différents du couple où les motifs de censure ne sont jamais les mêmes.
En filmant la comédie Bienvenue, ou Accès interdit aux personnes non autorisées (1964 / 74’ / Prix du jury pour la jeunesse – Cannes 1966), Elem Klimov met en scène une colonie de vacances de façon charmante et pleine d'invention. Il s'y moque de la bureaucratie en donnant aux enfants le merveilleux rôle de la solidarité et de la désobéissance. Interdit pendant vingt ans, Raspoutine, l'agonie (1974 / 152’ / Prix FIPRESCI – Venise 1982) lui vaudra beaucoup d'ennuis car il ne colle pas avec la manière dont le régime a jusqu'ici montré la famille Romanov. La fresque historique, découpée en scènes indépendantes où se fondent des documents d'archives, accompagnée musicalement par le compositeur Alfred Schnittke qui fut un collaborateur régulier, dresse un portrait personnel de la société russe pendant la première guerre mondiale.
Avec Les Ailes (1966 / 103’), Larissa Chepitko, qui est comme Klimov diplômée de l'Institut moscovite d'études cinématographiques, le VGIK, met en scène une quinquagénaire qui s'interroge sur sa vie de femme et son parcours professionnel qu'elle a l'impression d'avoir ratés. Héroïne de l'aviation dans sa jeunesse, elle se sent en décalage par rapport aux nouvelles générations et ne retrouvera le bonheur qu'en bravant l'autorité qu'elle a du mal à imposer elle-même dans sa famille comme dans son métier... Montrant la collaboration et la trahison de certains Soviétiques contre l'occupant nazi, L’Ascension (1976 / 110’ / Ours d'Or et Prix FIPRESCI - Berlin 1977 / Meilleur film – Festival d’Union soviétique 1977) ne peut évidemment pas plaire au régime dont le réalisme socialiste doit être foncièrement positif. Comme chez Klimov le cadre, la lumière, le montage participent formidablement à la dramaturgie.
Chepitko meurt avant d'avoir pu réaliser Les Adieux à Matiora (1981 / 128’) qu'elle a écrit et que son mari reprendra entièrement. C'est leur seule collaboration, hormis leur fils ! Des villageois s'insurgent contre le submersion de leur île que la construction d'un barrage implique. La fiction prenant des allures de documentaire, on pense forcément à Kashima Paradise et aux Zad comme Notre-Dame-des-Landes. Le découpage, les cadres et les mouvements de la caméra font ressortir la modernité, l'intrigue opposant deux modes de vie où le progrès pulvérise les traditions. Les Adieux à Matiora est un film charnière exceptionnel. Comme dans tous leurs films, le soin apporté aux images renforce le point de vue, à la fois nostalgique et critique, du couple, qui s'interroge sur les forces en présence et sur la résistance qu'elles suggèrent, que les assauts soient du fait des humains ou des caprices de la nature. Les êtres y sont fragiles, la lâcheté ou le courage étant rarement prévisibles.
Les remarquables entretiens avec Joël Chapron sont d'une extrême précision et permettent de comprendre le contexte politique et historique. Autre bonus, le portrait que Klimov a réalisé sur Larissa semble très émouvant, mais je n'en ai pas trouvé les sous-titres !*

Coffret Larissa Chepitko - Elem Klimov, ed. Potemkine, 59,90€

* P.S.: l'éditeur me précise "les sous-titres français ne sont pas activés par défaut sur le court métrage (ce qui est une erreur en soi), en revanche, ils le sont sur le film. Si vous lancez la lecture du film, la fonction sera alors activée pour tous les programmes du DVD. Revenez au menu et lancez la lecture du court métrage, vous pourrez le voir avec sous-titres !"

mercredi 3 mai 2017

Dominique Lentin à l'heure du thé


Après la visite de Dominique Lentin, j'ai cherché dans mes archives des images de Dagon, le groupe qui réunissait Daniel Hoffman à la guitare, Fabien Poutignat à la flûte, Jean-Pierre Lentin à la basse et Dominique à la batterie, prises par Thierry Dehesdin lors d'un concert à la Fac Dauphine en 1971 auquel je participai. Les provocateurs patentés m'avaient déguisé avec un truc en plumes style Zizi Jeanmaire, mais j'avais heureusement apporté avec moi la robe de chambre en laine des Pyrénées de ma grand-mère et le béret rouge de ma petite sœur. Je manipulais des bandes magnétiques en direct et produisais des larsens avec un amplificateur de téléphone en approchant la ventouse du haut-parleur. Je ne me rappelle pas du reste, mais sur la photo j'aperçois un entonnoir qui avait peut-être appartenu au ministre Michel Debré. Philippe Graine, dit Sigismond Macchabée, faisait aussi partie de la troupe. Il est difficile de me souvenir de cette époque riche en rebondissements. La bande habitait encore chez leurs parents, près de la Tour Eiffel, et j'étais impressionné par le papa, Albert-Paul Lentin, journaliste anticolonialiste proche de Mehdi Ben Barka et fondateur de Politique Hebdo.


J'étais resté en contact avec Jean-Pierre lorsqu'il avait participé à la fondation du journal Actuel et de Radio Nova, et j'avais revu Dominique à l'enterrement de son frère il y a huit ans. Dominique a continué la batterie, en particulier avec les I et avec Ferdinand et les Philosophes. J'aime bien le CD qu'il m'a laissé, Best Before 04/04/44 avec Bruno Meillier au sax et Paed Conca à la basse. Il y a un fort cousinage avec ce que je fais, sauf qu'ils ont été assimilés au rock alors que j'ai plutôt, et probablement à tort, fréquenté les scènes de jazz. Aujourd'hui Bruno est notre distributeur de disques, Orkhêstra, et Dominique compose surtout pour le théâtre. Quant aux autres membres de Dagon... Je partage des points de vue politique avec Daniel sur FaceBook. À l'époque, j'étais un peu choqué que Fabien incarne le souffre-douleur du groupe qui l'avait surnommé Loupignat ; il a su s'en servir lorsqu'il a créé sa société de bijoux électroniques, Loupi. Sur la photo Jean-Pierre tient la place centrale, c'était l'intello de la bande, et l'on aperçoit au fond Daniel et derrière lui Dominique. Comme celui-ci n'a pas Internet chez lui, il me demande si je pourrais retrouver la trace de sa première petite amie, Marie-Reine, qui a épousé le bassiste des Flamin' Groovies et vit San Francisco. Le truc amusant c'est qu'elle fut quelques années plus tôt ma première petite amie aussi ! C'est grâce à elle que j'avais connu Dagon. J'ignore si ma démarche portera ses fruits, mais nous lui avons envoyé ensemble un message pour avoir de ses nouvelles. Dominique, qui est donc plus jeune que moi, est déjà grand-père de très grandes filles. Notre mémoire est forcément lacunaire. Internet la ravive parfois lorsque nos enquêtes portent leurs fruits.

mardi 2 mai 2017

"Rideau !" sonne comme une ouverture


Si tous les journalistes pouvaient être aussi consciencieux que Franpi Barriaux dans Citizen Jazz, mes matins ressembleraient à ce 1er mai (il est paru hier). Il fête un travail commencé dans les années 70 du siècle dernier, un travail quotidien, sans dimanche ni jour férié puisque tous ont le goût des vacances quand passion rime avec profession. On me dit que nous partagerions ce privilège avec seulement 5% de la population. Raison de plus pour désirer changer le monde et s'y employer, sans peur et sans reproche...


Avec Rideau !, c’est un sacré morceau d’histoire de la musique électronique francophone et de ses cousines improvisées (terme auquel Jean-Jacques Birgé, l’un des auteurs préférera celui de composition instantanée) qui voit le jour pour la première fois en CD. Paru en vinyle à l’orée des années 80, le second disque d’Un Drame Musical Instantané (UDMI) étonne par son témoignage sur la frénésie créative de cette décennie dans les expressions de marge et sa grande modernité. On pourra le constater notamment avec la vidéo en pied d’article : quelques mois après la mort du trompettiste et poly-instrumentiste Bernard Vitet, Birgé et son vieux compagnon Francis Gorgé reprenaient ce spectacle entourés de jeunes musiciens avec une impression de bonification, propre aux grands crus.
Le disque n’est pas que la photo d’une époque. Un morceau comme « Tunnel sous la Manche », théâtral sans être emphatique, révèle un propos très intemporel, marqué par la musique contemporaine et les racines zappaïennes de Birgé dans la plupart de ses prises de parole. Et pourtant… Le trio a toujours eu une démarche très proche de l’image, si ce n’est directement intégrée à celle-ci. Et dès les prémices de l’album, on plonge dans une ambiance de documentaire, voire dans un cinéma du réel qui marque sa sécularité sans s’y enfermer. Ainsi, dans « M’enfin », les sons captés dans le bar du coin où des travailleurs immigrés jouent au loto ponctuent une œuvre complexe et vivante. Elle est percluse de sons issus de nombreux claviers que l’on qualifierait aujourd’hui de vintage, de jeux étendus de guitare, de multiples cuivres et d’autres lutheries extravagantes. Cela donne l’impression d’un long travelling avant dans un monde regardé avec beaucoup de chaleur et d’empathie, émaillé de dialogues impulsifs et en un sens, romanesques.
UDMI s’appuie sur des musiciens iconoclastes et très complémentaires. Bernard Vitet brille dans « Rideau ! », où chacune de ses interventions est fougueuse et précise. Ce morceau, véritable happening enregistré live en juin 1980 au Forum des Halles, permet de ressentir le rôle explosif de la relation Birgé/Gorgé, encore vivace de nos jours. C’est un moteur à entropie, qui déborde d’idées sans partir dans toutes les directions et marque un album qui fait date. On retrouve par ailleurs ces duettistes dans le bien nommé Avant Toute paru en vinyle sur le label du Souffle Continu. Il met sur un magnifique support des archives qui datent de 74 et constitue autant une genèse des folies de l’UDMI qu’un incontestable jalon posé dans l’histoire de l’électronique hexagonale. Deux pièces indispensables aux discothèques honorables.

→ Un Drame Musical Instantané, Rideau !, avec Jean-Jacques Birgé (claviers, électronique, effets), Francis Gorgé (guitares), Bernard Vitet (trompettes), CD label Klang Galerie
→ Birgé Gorgé, Avant Toute, avec Jean-Jacques Birgé (synthétiseur ARP 2600), Francis Gorgé (guitares), vinyle label Souffle Continu

lundi 1 mai 2017

Coup d'état


Avant tout je n'essaye de convaincre personne, mais je me sens obligé d'expliquer ma position qui semble choquer beaucoup de monde. L'agressivité dont font preuve nombreux électeurs volontaires ou involontaires de Macron serait-elle le signe de leur mauvaise conscience ? Guidés par la peur, ils s'apprêtent à voter pour un programme de droite très dur, beaucoup sans l'avoir lu. Ni écouté comme lorsqu'il revendique de gouverner à coups d'ordonnances et de 49.3 ! Lorsque Macron appliquera la politique dictée par les financiers qui l'ont formé à cela, comment réagiront celles et ceux dont le vote sera sa caution ?
Les Insoumis qui s'abstiennent ou votent blanc insistent clairement pour qu'aucun citoyen ayant voté pour Mélenchon au premier tour ne cède aux chimères du Front National sous prétexte que Marine Le Pen copie certains points du programme de la France Insoumise qu'elle n'appliquerait évidemment pas si elle était élue. Cette hypothèse fortement improbable est un bourrage de crânes que nous imposent les chaînes de télévision et la presse papier, toutes aux mains de milliardaires, banquiers, marchands d'armes, adeptes de l'évasion fiscale et du surf sur les articles de la loi... Les affaires sont les affaires ! Je crois que seuls L'Humanité et La Croix leur échappent encore, mais ni l'un ni l'autre ne soutiennent la décision que je tente d'expliquer ici.
À l'approche du second tour qui opposera la menace de l'extrême-droite au candidat des banques, le débat fait donc rage et pas seulement sur les réseaux sociaux. Étonnamment il ne concerne pas les programmes des deux prétendants, mais il se polarise sur les abstentionnistes de la France Insoumise. Cette décision fait elle-même débat, Jean-Luc Mélenchon laissant libres celles et ceux qui l'ont soutenu pendant des mois. Sur leur site, les Insoumis peuvent ainsi indiquer s'ils souhaitent voter Macron, blanc ou nul, abstention. Si les "abstentionnistes" conçoivent très bien qu'une grande majorité de Français votent hélas pour un jeune pantin fabriqué comme un produit de marketing, dont le programme est d'une rare vacuité, mais dont les quelques éléments et les actes seront une catastrophe sociale, économique, écologique et politique, celles et ceux qui craignent que Marine le Pen l'emporte ne supportent pas que les Insoumis refusent de donner un blanc-seing au candidat du Capital le plus cynique qui nous est jamais été imposé. Les premiers expriment la peur en agitant le spectre du fascisme, les seconds refusent d'être manipulés comme nous l'avions été en 2002 lors du duel Chirac-Le Pen père. Or Macron n'est pas Chirac. Chirac n'a pas fait grand chose de ses douze ans à la tête du pays, mais en bon gaulliste il nous avait au moins empêchés d'aller faire la guerre en Irak. Par contre, Macron renforcera notre vassalité envers les États Unis, tant d'un point de vue guerrier qu'économique (CETA, TAFTA, OTAN...), sans parler de la catastrophe écologique qui se profile (vive le nucléaire !). Mais là n'est pas la question, du moins pour celles et ceux qui appellent à faire barrage à Le Pen fille, attaquant avec véhémence l'irresponsabilité des "abstentionnistes".
D'abord ne nous leurrons pas, le jonglage des pronostics de pourcentage au second tour est du même acabit que le scandale anti-démocratique des sondages du premier tour. Jamais la manipulation d'opinion n'aura été aussi forte, les électeurs se polarisant sur les chances d'un tel ou d'une telle plutôt que sur leurs programmes. Si la France Insoumise a bien un mérite, et ce entre autres grâce au talent d'orateur de son candidat, capable d'improviser chaque discours sur un sujet différent pendant deux heures en captivant la foule par la clarté de son argumentation, c'est de redonner goût à la politique à des millions de citoyens, en particulier aux jeunes engagés dans ce mouvement.
Les partisans de Benoit Hamon sont les plus virulents bien qu'ils portent leur responsabilité dans le résultat du premier tour. On peut se demander en effet pourquoi leur candidat ne s'est pas retiré au profit de Mélenchon lorsqu'il devint évident que son score serait pitoyable. Ils auraient ainsi empêché Le Pen d'accéder au second tour en votant pour le seul candidat de gauche qui avait ses chances de l'emporter. Il fut rétorqué que Hamon ne pouvait se désister sans faire perdre les 14 millions non remboursables alors au PS. Quelle honnêteté l'y aurait poussé après que la plupart des dirigeants de son parti l'aient trahi en même temps que tous ceux qui avaient participé aux primaires socialistes, lorsque ces ténors appelèrent à voter Macron dès le premier tour ? Cette naïveté ne ressemble pas à ses actes passés. La critique "Voter Hamon au premier tour, c'est voter Macron au second" était explicite. Des hamonistes qui n'avaient cessé de cracher sur Mélenchon, en lui imputant des termes que celui-ci avait pourtant démontés, s'étaient ralliés à lui la veille du vote après avoir œuvré dans l'autre sens pendant des semaines ! On peut se demander si Hollande, dont l'exécrable politique libérale a poussé la population à s'en défier, n'a pas tout magouillé en sortant Macron, son poulain, de la primaire, laissant aller Hamon au casse-pipe pour siphonner les voix de Mélenchon et l'empêcher de réaliser la sixième république. Hamon est-il un honnête dindon de la farce ou complice de l'affaire en échange de quelque responsabilité prochaines ? L'avenir le révèlera. Résultat des courses : les socialistes sincères appellent aujourd'hui à voter pour un candidat de droite à la politique ultra-libérale alors qu'ils avaient la possibilité de faire élire un candidat de gauche dont le programme était très proche du leur, si proche que plus d'une fois ils s'en inspirèrent allègrement, sauf sur la politique extérieure opposant une doctrine va-t-en-guerre à la recherche de la paix par voies diplomatiques.
Est-ce que Macron est plus proche de l'insipide Bush Jr, du glamour Obama, d'un Rastignac new look ? Probablement un peu des trois. Ses interventions publiques sont un mélange de langue de bois et d'anonnements, se flattant de ne pas avoir écrit ses discours et de ne pas les comprendre lui-même. Mais les maîtres de Hollande et Valls devaient changer de héraut en faisant élire un bon serviteur. D'autres questions restent entières : un duel Macron-Mélenchon au second tour était très incertain quant au résultat, surtout avec la force de frappe médiatique dont dispose Macron.
De même que je dus m'expliquer quinze jours durant pour avoir refusé d'être "Je suis Charlie", et l'on a pu en constater ensuite les effets, je ne pourrais me regarder dans la glace si je me laissais prendre à nouveau comme en 2002. Je comprends celles et ceux qui comptent sur leurs doigts en évoquant les pires cauchemars. Mais la peur est mauvaise conseillère. Le FN est le jouet diabolique du PS qui l'a sciemment fait monter depuis 35 ans pour d'une part diviser la droite traditionnelle et d'autre part agiter le spectre du fascisme chaque fois qu'une véritable gauche risquerait d'ouvrir les yeux des citoyens qui élisent systématiquement leurs bourreaux de peur d'hériter de pire. Le coup d'état est rondement mené. La finance peut se gargariser. Elle a de bons petits soldats. De temps en temps je repense à Edward Bernays, le neveu de Freud, père de la propagande politique institutionnelle et de l'industrie des relations publiques, inventeur du marketing qui appliqua la psychologie du subconscient à la manipulation de l'opinion publique. Mais ne me demandez pas d'être complice de cette mascarade, je veux continuer à vivre debout pour me battre contre les injustices et le saccage en règle de la planète. À chacun selon sa conscience, mais quoi que vous décidiez, ne votez pas Le Pen...

Illustration : photogramme du remarquable The Century of the Self (Le siècle du soi) du documentariste anglais Adam Curtis - en anglais et un seul morceau sur YouTube ou en plusieurs parties avec sous-titres français sur Daily Motion - vous n'en reviendrez pas !