70 février 2023 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 28 février 2023

Tribute to Lucienne Boyer, bis


Il y a cinq ans j'avais chroniqué le CD Tribute to Lucienne Boyer par le Grand Orchestre du Tricot avec la chanteuse Angela Flahault. À cet album enregistré en 2016 et paru l'année suivante sur le label du Tricollectif a succédé plus confidentiellement un disque enregistré en public au Petit Faucheux en 2019 et paru en 2020 sur B-Records, label exclusivement consacré aux concerts live. Comme j'avais ensuite été enthousiaste lors de leur passage à Paris à l'Ermitage j'ai commandé le nouveau, intéressé de comparer les deux versions.
On ne retrouve pas la précision du studio où Angela faisait les chœurs en plus de la voix principale, mais l'orchestre tient une place beaucoup plus importante, tant vocalement qu'instrumentalement, ce qui est cohérent en regard de la qualité des musiciens et du spectacle auquel j'avais assisté. La différence technique est souvent constitutionnelle du live qui ne permet pas de passer des jours à régler chaque détail. J'en veux pour preuve un autre disque très intéressant paru également chez B-Records, une version de l'opéra de Fausto Romitelli, An Index of Metals, dirigé par Fiona Monbet avec la chanteuse Linda Olah, évidemment plus rock (voix naturelle) que Donatienne Michel-Dansac (voix lyrique) dans l'excellente version de l'Ensemble Ictus. Comparaison passionnante. On peut regretter qu'au mixage la basse et la guitare ne soient pas suffisamment mises en évidence, d'autant que ce sont Olivier Lété et Christelle Séry qui se sont joints à l'Ensemble Miroirs Étendus. Par ailleurs la transversalité des interprètes est une excellente nouvelle dans les mondes contemporains où la porosité n'existait pratiquement pas lors des décennies précédentes. On se souvient pourtant de la sublime version de 1987 de Laborintus II de Luciano Berio dirigée par le compositeur et où excellaient Michel Portal, J-F Jenny-Clarke, Bernard Lubat, Jean-Pierre Drouet, Christiane Legrand... La musique aussi s'y prêtait. Je n'ai pas entendu la version live de 2010 avec Ictus et Mike Patton comme narrateur (P.S.: Ictus m'a depuis envoyé le lien vers leur version). Le répertoire contemporain bénéficie de plus en plus souvent de versions différentes comme par exemple Different Trains de Steve Reich, chose à laquelle nous a habitués la musique classique.
La version live de Tribute to Lucienne Boyer se justifie par le travail de l'orchestre qui avec le temps a pris ses aises, l'interprétation s'imposant face aux excellents arrangements de Roberto Negro et des frères Ceccaldi. Le souffle de liberté que propulse l'orchestre est évident et les intermèdes parlés d'Angela Flahaut ont été préservés au milieu des applaudissements du public. Le côté festif de ces chansons impertinentes y gagne évidemment, mais c'est surtout le concept du collectif qui apparaît ici, les morceaux durant nettement plus longtemps. On passe de chansons à un spectacle de music'hall qu'il est facile d'imaginer. De plus le disque est accompagné d'un livret avec les paroles des chansons et d'un entretien avec le batteur Florian Satche à l'origine du projet.

lundi 27 février 2023

Pierres précieuses


Le cairn au fond du jardin avait besoin d'être nettoyé des feuilles mortes du charme qui commençaient à l'enfouir. Les pierres de Nathalie auxquelles les miennes se sont jointes étaient trop lourdes pour voyager encore. Elles retrouvaient ainsi le rythme des saisons. Plutôt que les mandalas qu'elles avaient dessinés j'avais préféré les entasser. J'ai toujours préféré les volumes aux surfaces, comme le mystère aux évidences. Lorsque l'une d'elles dégringole, bousculée par les intempéries, les oiseaux ou les chats, je la replace sur le dessus. À l'image du passé, certaines réapparaissent de l'amas. L'histoire de chacune est tellement plus longue que la nôtre. Mon côté animiste s'exprime dans cette observation méditative qui me propulse très loin dans le temps. De quoi les imaginer en quatre dimensions. En m'accroupissant je me suis souvenu des jardiniers japonais que j'avais observés à Kyoto entretenir la pelouse avec une pince à épi(l)er et de minuscules ciseaux de couture. C'était de l'ordre de l'instant. L'herbe avait aussitôt recommencé à pousser. Ici l'ombre, le jardin fait de la résistance. Il y a un temps pour tout. Ce n'est pas toujours facile de l'accepter. J'apprends.

vendredi 24 février 2023

L'accord parfait


Le miracle se reproduit chaque fois en la présence de Vincent. Tout coule de source, le son du violoncelle prend trente secondes à régler, aucune répétition n'est nécessaire, nous nous comprenons à demi-mot voire sans paroles, lorsque je suis au clavier je le sens lorgner sur mes mains pour être certain de rattraper les balles impossibles qu'il m'arrive de lui lancer ! Nous enchaînons la musique de cinq films avec une efficacité déconcertante. Vincent Segal passe d'un style à l'autre comme qui rigole et nous ne nous en privons pas (photo : Sonia). L'atmosphère détendue permet de nous concentrer tant sur les effets de sens que sur la musique proprement dite. La première prise est la bonne. Mis en confiance par son goût de la surprise et son agilité de funambule, je m'autorise d'imprévisibles expérimentations, je me découvre des talents que j'ignorais. Je crois n'avoir connu cette complicité de jeu qu'avec Francis Gorgé du temps d'Un Drame Musical Instantané. Sur le Chirico je joue d'un ballon de baudruche en modulant les notes avec ma caisse de résonance buccale et ma guimbarde prend des intonations que je ne lui connaissais pas. Vincent pense que, n'ayant aucun complexe pour jouer quelque musique que ce soit, nous nous affranchissons de tous les préjugés musicaux dans la plus grande liberté. Il sait tout jouer, je crois ne rien savoir, ce qui revient au même lorsqu'il faut se jeter à l'eau. Dimanche après-midi nous improvisons sans effort, du pur plaisir !


Lyrique et dramatique pour le début du Lorrain, Vénitien et irradiant pour la fin, il imite le oud sur le Ingres mieux que je ne l'aurais fait avec la cythare inanga. Nous accumulons les petites formes nerveuses pour le Chirico qui n'est pas encore tourné, après avoir lu le découpage réalisé par Pierre Oscar Lévy, plus une dernière séquence dans un seul souffle pour la remontée de la montgolfière. Si j'utilise également le piano-jouet Michelsonne et la pomme-carillon pour donner l'aspect ludique et enfantin à La chanson d'amour, je suis assez fou pour agripper le violon, encouragé par mon camarade ! Comme j'évoque mes difficultés à trouver les trompettes célestes du Fra Angelico, Vincent me propose un sublime continuum à deux violoncelles qui me permettra de poser un cromorne ou un autre instrument à vent lorsque Le couronnement de la vierge aura été filmé. Pour terminer la journée, il enregistre quelques nuages inspirés par Zao Wou-Ki, le seul peintre vivant de la collection, bien que nous ne connaissions pas encore le tableau choisi.

Nous avons continué ainsi depuis cet article du 5 juillet 2010. Déjà douze ans et toujours la même complicité...

jeudi 23 février 2023

Nurse With Wound


La musique du groupe anglais Nurse With Wound est souvent occultée par l'importance de la Nurse With Wound List considérée comme la Bible de l'Underground. Les trois liens hypertexte qui précèdent rappellent la nature de cette liste établie par les membres originaux du groupe, soit Steven Stapleton, John Fothergill et Heman Pathak, énumérant les cent disques qui les ont influencés. Ils la publièrent en 1979 sur leur premier 33 tours, Chance Meeting on a Dissecting Table of a Sewing Machine and an Umbrella et elle fut maintes fois reproduite. Sa présence dans la liste valut à mon premier disque, Défense de de Birgé Gorgé Shiroc, de devenir culte, créant des sympathies, au début pour moi incompréhensibles, avec Thurston Moore de Sonic Youth ou Trent Reznor de Nine Inch Nails, fans de la liste en question ! Thurston a d'ailleurs composé un remix du Drame que nous devrions publier sur un 17 cm lorsque nous aurons enregistré l'autre face.
En 1984 Steven Stapleton demanda ainsi à Un Drame Musical Instantané de participer à l'album collectif In Fractured Silence, réédité prochainement par le label du Souffle Continu agrémenté d'un texte de Stapleton ressuscitant sa genèse. Avec Francis Gorgé (guitare, synthétiseur, percussion, flûte) et Bernard Vitet (piano Bösendorfer Imperial, percussion) nous envoyâmes ainsi Tunnel sous la Manche (Under the Channel), une très belle pièce où je joue du synthé, de la flûte, de la trompette et où je détourne un extrait de circonstance d'un film de Jacques Becker. Nous suggérâmes aussi d'inviter Hélène Sage qui se fendit d'un admirable Frissons dans la cochlée.
Renouant allègrement avec Steven Stapleton après une quarantaine d'années de silence réciproque, nous nous sommes mutuellement envoyé quelques CD. Steven Stapleton s'est entouré de musiciens différents selon les époques. Lui-même est polyinstrumentiste et change souvent son fusil d'épaule, pratiquant l'électroacoustique, la batterie, le violoncelle, la guitare, le piano, les percussions et toutes sortes d'objets non identifiés.
En 1986, sur Spinal Insana sont notés David Jackman (du groupe Organum) au banjo, Robert Haigh à la guitare électrique, Chris Wallis à la guitare sèche. Ce disque rappelle que Nurse With Wound fut un précurseur de la musique industrielle, de drone aussi, sans sombrer dans les clichés du genre. Clusters, nappes, rags et engrenages construisent une sorte de rituel de la nouvelle ère. Ça zappe, glougloute, crisse et décape joyeusement, même dans la dark ambient.
Dix ans plus tard, le double Who Can I Turn To Stereo est encore plus expérimental. Stapleton joue de ses boucles obsessionnelles tandis que les voix introduisent d'étranges narrations. Le second disque, plus calme et planant, rassemble des débris du premier. Stapleton et Colin Potter invitent une dizaine d'invités à ces agapes sonores rappelant parfois le krautrock d'Amon Düül ou Can. Mais c'est évidemment autre chose, car l'infirmière fut savamment blessée.
Voyage dans une terre inconnue, suspendu à des fils invisibles, traversé de parasites et de rythmes sarcastiques, l'autre double, The Surveillance Lounge, contient l'original de 2009 et un alternate mix, drone excité où l'on retrouve la sirène grave d'un navire imaginaire, des voix éthérées et des accidents de parcours réfutant l'axiome du titre. En fait ça se calme une fois posé. Stapleton fait là équipe avec Andrew Liles et David Tibet (de Current 93). Les inscriptions sur la pochette, collages surréalistes réalisés comme les autres par Stapleton sous le pseudonyme de Babs Santini, sont transparentes. Il faut incliner l'objet pour les lire. Un peu comme la musique !
Associé seulement à Liles, même si apparaissent Ian Hinton à la guitare, Rick Tomlinson au cor et Matt Waldron aux grooves atmosphériques, Stapleton enregistre Chromanatron en 2013, sous-titré A Hallucination On The Music Of Sand. L'introduction tellurique se transforme rythmiquement, s'apparentant à de la noise, ce qui n'a rien d'étonnant pour Nurse With Wound, et la suite montre que tous ces disques sont d'essence rock, comme on pouvait s'en douter, ce qui s'écoute à fort volume.
J'ai donc pris un très grand plaisir à découvrir ces quatre albums de musique qui sonnera bizarre aux oreilles non averties, transporté vers des territoires dont la carte ne précise ni le lieu ni l'époque, les explorateurs traçant leur chemin comme ils peuvent, s'appuyant sur des réminiscences qui n'ont probablement jamais existé.

mercredi 22 février 2023

Comment échapper à la répétition ?


Je fuis la répétition, mais j'y suis contraint, puisque je m'endors chaque soir pour me réveiller chaque matin. Les moments les plus ennuyeux de ma vie consistent donc à me brosser les dents matin et soir, à me raser, me laver, m'habiller, etcétéra. Je m'y applique pourtant dans la plus grande auto-discipline, content d'en être débarrassé pour passer enfin à rêver, découvrir, inventer, rencontrer, produire... Cette indisposition explique mes choix artistiques et leur pratique, mais révèle l'ambiguïté de mes propos trop souvent ressassés. J'adore en effet raconter certaines histoires étonnantes qui me sont arrivées, citer mes auteurs favoris, partager mes découvertes.
La raison de cet ennui profond à recommencer chaque fois le même tour m'échappe. Probablement la répétition systématique de quelque aventure vécue dans ma petite enfance en dirait long sur ce tout que j'ai développé grâce à cela. Seraient-ce les sorties quotidiennes au théâtre de mes parents me laissant seul le soir ? L'origine de mon caractère inquiet ne fait aucun doute. Dès l'âge de trois semaines ils m'abandonnaient à la nuit, la concierge montant jeter un œil et c'est tout. À trois ans, plus de concierge, je gardais ma petite sœur qui n'avait que six mois. Au départ de mes parents je faisais semblant de dormir et, aussitôt le bruit de l'ascenseur entendu, je me levais vérifier qu'ils avaient bien fermer le verrou et le gaz, ces inconscients ! Cette responsabilité précoce nous fit prendre le train vers Grenoble alors que nous avions cinq et trois ans. À onze ans je partais seul en Angleterre. Mon roman USA 1968 deux enfants évoque notre voyage initiatique pendant trois mois aux États-Unis. Deux enfants de quinze et treize en faisant le tour seuls et découvrant le monde. Mon caractère inquiet est le pendant de mon autonomie et de ma liberté. Cette liberté influerait-elle sur mon rejet de toute forme de répétition ?
Longtemps j'ai revendiqué de ne pas m'endormir sans avoir appris quelque chose de ma journée. En musique j'ai choisi la composition instantanée, ce qu'on appelle communément l'improvisation, pour que le réel colle au plus près à mes rêves. Ma mémoire privilégie l'encyclopédisme à la fixation des acquis. Entendre que je n'ai jamais été capable de me souvenir des paroles d'une chanson sans anti-sèches et archi-sèches. Ce blog me sert d'ailleurs souvent de mémoire. Il y a quelques années Jacques Rebotier m'avait proposé de m'écrire un solo avec cinquante dates à la clef. Comme je lui demandais si je devrais rejouer cinquante fois la même chose, il me répondit évidemment que oui. Ah non, cinquante fois la même chose, je meurs. J'ai besoin d'être surpris, ne pas figer l'avenir, mais je prépare énormément, j'envisage tous les possibles, afin d'être capable de gérer l'impossible quand il se présente, et cela ne manque jamais.
Lorsque je prépare mes conférences sur l'interactivité dans le multimédia, et surtout sur le rôle du son dans l'audiovisuel, je prévois trois ou quatre points principaux à aborder, ce qui structure mon intervention, me laissant aller à l'improvisation pour produire une prestation la plus vivante possible. Il faut évidemment bien connaître son sujet. Pour tous mes concerts et spectacles, le principe est le même. Je travaille énormément les intentions, mais l'interprétation reste libre. La partition est une sécurité dont je peux enfreindre les directions si j'attrape au vol une meilleure idée. Lorsque nous avions appelé notre groupe Un Drame Musical Instantané, "un" signifiait l'unicité" de chaque représentation et la composition instantanée s'opposait à composition préalable. Très vite nous sommes pourtant passés à la musique écrite, mais pour ma part j'avoue avoir souvent écrit pour les autres en laissant à moi-même la plus grande liberté. En ce qui concerne les répétitions avant concert ou spectacle, je crains aussi de trop bien faire et de perdre en intensité quand nous serons ensuite confrontés au public. Je focalise donc toujours sur la rigueur de la préparation en évitant de déflorer la représentation. L'alchimie entre la parfaite connaissance du sujet, la gestion des risques prévisibles et la fulgurance du choix au moment de l'instant décisif est la base de mon travail.
Catastrophe, j'ai certainement déjà raconté tout cela dans l'un des mes 5256 articles précédents. Comment échapper à la répétition ?

mardi 21 février 2023

Ostrakinda d'Olivier Lété


Il y a cinq ans j'avais chroniqué Tuning, le solo de basse d'Olivier Lété. Si je l'ai entendu avec d'autres depuis, il revient aujourd'hui en trio avec le trompettiste Aymeric Avice et le batteur-percussionniste Toma Gouband. Le projet s'intitule Ostrakinda en référence à un jeu d'enfants de la Grèce antique, ancêtre de pile ou face, les côtés noir et blanc du coquillage ou du tesson de jarre représentant le jour et la nuit. Pas de hasard : l'indétermination guide les compositions de Lété. On confond souvent l'indétermination revendiquée par John Cage avec l'aléatoire qui semble exclure le choix, ou le non-choix, ou encore la résultante des choix, ça joue comme la loterie de l'hérédité, allez savoir comment la musique se forme sous les crânes pour terminer au bout des doigts ou des lèvres. Les deux acolytes du bassiste travaillent le timbre de leurs instruments comme lui, en valorisant ce qu'ils ont de spécifique. Le souffle et les pistons, les heurts et frottements. La basse est ronde, grave, profonde. La trompette et le bugle métalliques, aériens, lyriques. La batterie ou les percussions de peau, de feuilles, de pierre, et de métal aussi, comme les deux autres. Cet âge du bonze ne manque pas d'air. Ensemble ils construisent un rituel rupestre, paysage sonore où s'inscrit une histoire du jazz un peu tordue, comme sur une route de montagne où les sorties de virages sont vivement recherchées. Et la nature frémit en écoutant passer l'attelage.


→ Olivier Lété, Ostrakinda, CD Jazzdor Series, dist. L'autre distribution, 15€ (10€ en numérique), sortie le 3 mars 2023

lundi 20 février 2023

Novembre en février


Nous sommes en février et Novembre est à l'approche. Déjà le kraft, sur lequel est imprimé le pochette, note papier comme il y a neuf ans leur premier album Calques, tel son nom l'indiquait. Et puis dès que Encore commence, le son. L'enregistrement ne sonne pas tout à fait comme on en a l'habitude. Peut-être la position des micros ? On avance dans l'écoute et rien ne se passe comme prévu. Prévu ou entendu. Un disque de compositeurs qui plongent dans la musique, s'en barbouillent comme des enfants découvrant la barbe à papa. Ça joue, dans tous les sens du terme. N'est-ce pas le propre de l'art que de se fabriquer des contraintes, de s'exprimer librement, mais toujours dans le cadre fixé ? Détermination et indétermination. Pour l'instant j'en profite simplement, mais je sens bien qu'il y a des consignes, comme recommencer "le plus vite possible" ou bien glisser à force de répéter, s'arrêter, reprendre... Allez savoir ce que Romain Clerc-Renaud et Antonin-Tri Hoang ont derrière la tête ! Le pianiste et le saxophoniste(alto)/clarinettiste(basse) ont contaminé le contrebassiste Thibault Cellier et le batteur Sylvain Darrifourcq, tous de sacrés virtuoses, et pourtant on s'en fiche, les surprises sonores nous harponnant à chaque tournant. Encore foisonne d'idées, détournant et zappant avec amour l'histoire du jazz. Pour les contemporains on pense forcément à Ornette Coleman, mais aussi Braxton, Lacy, Mantler, Steve Nieve, Roscoe Mitchell, Muhal Richard Abrams, Zappa, et d'autres que ma mémoire laisse honteusement prendre la poussière sur les étagères. Ils ne sont pas si nombreux les visionnaires. Il y a donc bien un après. Si Novembre est une bande d'intellos, cela ne les empêche pas de nous faire vibrer, parce que ça swingue de maintenant. Ils respirent. S'époumonent. Ils (en)chantent. S'envolent. Ils sont fous. Savamment fous.


Et comme si ce magnifique album enregistré en studio par Erwan Boulay ne suffisait pas, ils nous gratifient d'un second CD réalisé par Marc Baron qui les a captés sous tous les angles pour en faire une pièce électroacoustique en deux parties, sorte de "making of" grungissime. Baron les a transformés en se servant de ses instruments de compositeur d'encore un autre genre : magnétophone, hydrophone, perche, ressort, boucles... Ainsi parasites, réinjections, nouveaux silences, tunnel de sub-basses, bribes de dialogue, répétitions, field recording nous font pénétrer dans les entrailles de Novembre. Je range ce deuxième disque dans la pochette kraft qu'a designée Galilée Al Rifaï, la sœur d'Antonin, et je reprends le premier pour l'écouter Encore, same same but different...



→ Novembre, Encore, 2CD Umlaut Records, 12€ (8€ en numérique)

→ Podcast sur France Musique de l'émission À l'improviste d'Anne Montaron consacrée à Apparitions, re-création du quartet Novembre avec sept musiciens invités (le Trio Bribes soit la chanteuse Linda Olah, le saxophoniste Geoffroy Geysser, le batteur Yann Joussein ; les violoncellistes Gulrim Choi, Elena Andreyev, Myrtille Hetzel ; en coulisse la pianiste Eve Risser), précédée du duo Grand Bazar (Hoang & Risser) et la participation de la metteuse en scène Hatice Özer. Enregistrée le 31 janvier 2023 à l’Espace Jean Vilar d’Accueil dans le cadre du festival Sons d'Hiver.

vendredi 17 février 2023

ChatGPT sur la sellette


L'intelligence artificielle risque de bouleverser pas mal de choses, un peu comme l'avènement des smartphones il y a une quinzaine d'années. Récemment j'abordai la reconnaissance faciale et les deepfakes. Comme souvent il vaut mieux tester soi-même pour se faire une idée, même si elle est biaisée. Confronté à poser une question au ChatGPT d'Open AI, me voilà perdu, parce qu'en fait je me fiche de ses réponses et que la conversation mettant en branle l'intelligence artificielle se défausse évidemment de toute erreur ou à-peu-près, afin d'éviter d'être attaqué par les procéduriers. Comme beaucoup d'artistes, la tentation est forte de demander à l'IA ce qu'elle pense de soi. Si sa source principale est très majoritairement Wikipedia, je suis tout de même étonné du résumé employant des termes qui n'y figurent pas. Le logiciel est-il programmé pour satisfaire l'ego ou rassurer, comme une cartomancienne ou l'horoscope du jour ? Je n'en ai pas la moindre idée, mais voici ce que le robot m'a répondu :

« En tant que modèle de langue formé par OpenAI, je n'ai pas d'opinions personnelles, mais je peux vous fournir des informations sur Jean-Jacques Birgé.
Jean-Jacques Birgé est un musicien français connu pour son travail dans le domaine de la musique improvisée et du théâtre musical. Il est considéré comme un innovateur dans ce domaine, avec une longue carrière de performances et de compositions musicales. Birgé est également un militant pour les droits d'auteur et les libertés culturelles, et a été impliqué dans de nombreuses initiatives pour soutenir les artistes indépendants et les formes d'expression alternative.
En conclusion, Jean-Jacques Birgé est un artiste talentueux et important dans le monde de la musique improvisée et du théâtre musical, qui a exercé une influence significative sur les autres artistes et a contribué à faire avancer le genre.»

C'est un portrait évidemment lacunaire, mais je suis sensible aux détails concernant mon engagement, au delà de mes créations artistiques. Des camarades ont testé l'appli avec moins de succès, les résultats évoquaient des homonymes, racontaient n'importe quoi ou restaient simplement bouche bée. De toute façon, n'étant pas graphiste, je ne profite pas au mieux de l'AI. J'ai été épaté par les recherches d'Étienne Mineur ou de Nicolas Clauss. Mes tentatives dans le domaine musical se sont avérées pitoyables, ce qui se comprend si l'on considère ce qui est diffusé en masse sur la Toile. Je n'ai pas encore trouvé d'application qui obéirait à mes propres termes. Car, si ça existe, et je ne doute pas qu'un jour le système trouve des développeurs aptes à pervertir la machine, j'aurai les mots qui conviennent !

jeudi 16 février 2023

Gibbon de Tatiana Paris


Objet difficile à ramasser. C'est ainsi que Cocteau voyait son œuvre. Ce sont évidemment celles que je cherche à débusquer au fil de mes pérégrinations. J'ouvre les yeux, je tends les oreilles, je me lèche les babines, je mets mon nez au vent, caresserais-je un vain rêve ? Alors je laisse de côté ce disque pour plus tard, si jamais me vient l'inspiration. Je le reprends, le repose, l'insère. Ce Gibbon m'aurait-il glissé une peau de banane ? J'ai marché trois jours dans la forêt primaire, emprunté des tyroliennes dont la plus longue mesurait un kilomètre à 150 mètres de haut au-dessus de la vallée et n'ai pas vu un seul de ces grands singes. Mais le troisième matin je les ai entendus, là, tout près, dans la brume de l'aube. Qu'y a-t-il de commun avec cette guitare électrique martyrisée, ces voix dans le radio-cassette, ces effets électroacoustiques aussi décapants que fragiles, cette chanson délicate ? Rien et tout à la fois. Le goût de l'aventure. L'observation des autres, ici un rouge-gorge amateur de farine, une murène, un type avec un drôle de blaze, une fille, et le fameux gibbon qui donne son titre au disque de Tatiana Paris. Les cordes de sa guitare sont frappées comme un cymbalum, le filetage des cordes est gratté, frotté, l'électricité offre la distorsion, ça pince. Pourquoi pense-je à Satie ? Peut-être parce que c'est court, faussement simple. 21 minutes 27 secondes. Pourtant tout y est.


→ Tatiana Paris, Gibbon, CD Carton Records, 12€ (5€ en numérique)

mercredi 15 février 2023

La route parallèle


278. Chaque documentaire porte un numéro. Chaque commentaire peut en cacher un autre. 280. Chaque son est à sa place. Les documentaires numérotés sont quasiment muets. Le peu de musique, superbe. 185. Les cinq hommes sont alignés derrière la table. Ils prennent des notes. Le Secrétaire, chargé de les rappeler au règlement, ne supporte pas qu'on l'interrompe lorsqu'il projette les documents. 293. Une lumière s'allume. Une autre s'éteint. Les commentaires suggèrent que les associations d'idées recèlent le secret de l'énigme. 147. Le film de Ferdinand Khittl (1924-1976) commence lorsque s'achève la seconde partie. Le premier plan est un cadre noir avec un montage radiophonique coupé cut. 242. Je l'avais oublié. La route parallèle, qui date de dix ans plus tôt, nous fut projetée un matin de 1972 dans la grande salle de la Cinémathèque Française au Trocadéro. J'avais 19 ans. Depuis, je n'ai eu de cesse de rechercher cet OVNI, un film qui ne ressemble absolument à aucun autre. Chercher les similitudes et les antagonismes. C'est pareil. Le raisonnement par l'absurde représente probablement la seule réponse possible à l'énigme de l'existence. Il n'y a même pas de question. Comparons les faits. 253. Les cinq encyclopédistes de circonstance jouent leur vie. Ce n'est pas la première équipe à se plier à l'exercice. Ce ne sera hélas pas la dernière. Saurons-nous à notre tour nous identifier à leur quête ? Un kaléidoscope d'illusions. Sur 308 documents, nous n'en verrons que 16. Le texte des documents forme toujours dialectique avec l'image. Nombreux sont en couleurs, mais la salle de projection est en noir et blanc. Le puzzle est inextricable, les dés sont pipés. 205. Changement de repère. Ce casse-pipe kafkaïen tient de la science-fiction et du "thriller philosophique".


Francis Lecomte [alors directeur des éditions DVD Choses vues qui importait] le label autrichien Filmmuseum dont c'est le 47e numéro [trouvable chez Potemkine], me confirme que les véritables films expérimentaux n'ont pas fait le deuil de la narration. D'autre part, le cinéma rétinien, farci de conventions, a toujours bénéficié d'un circuit parallèle lui permettant de survivre aux assauts du temps tandis que les circuits commerciaux ne pardonnent jamais aux films extra-ordinaires. S'ils font un bide à leur sortie, ils peuvent disparaître corps et âme dans les plis du temps. Il faut un fou, l'ayant-droit parfois d'un des protagonistes, un amateur éclairé (à la lampe de poche), pour exhumer les chefs d'œuvre inédits du 7e Art. La route parallèle est de ceux-là. Un diamant noir dans une salle obscure.
La version française a été supervisée à l'époque par Khittl lui-même, paraît-il encore meilleure que la version originale allemande sous-titrée en anglais. Elles sont toutes deux présentes sur le DVD, ainsi que 3 passionnants courts métrages documentaires du réalisateur, Auf geht’s (1955, 11′), Eine Stadt feiert Geburtstag (1958, 15′), Das magische Band (1959, 21′ inventives sur l'enregistrement magnétique) et deux entretiens où apparaît le réalisateur (un des signataires du Manifeste d’Oberhausen en 1962, l’acte de naissance du Nouveau Cinéma allemand), plus le découpage et le dossier de presse sur la partie Rom. Aux côtés des images, des sons, des mots, il y a des chiffres, toujours des chiffres, à commencer par "un" comme dans "un film". Il en faut bien pour espérer résoudre la comédie humaine, ici une équation très brechtienne. Reproduit dans le livret, le texte remarquable de Robert Benayoun publié en avril 1968 dans Positif m'évite de décortiquer l'objet. Avril 68, on comprend que le film soit passé inaperçu ! En 98, je lui avais dédié l'œuvre Machiavel. À l'issue de cette nouvelle projection, je comprends que je lui dois aussi ce blog.

Article du 8 juillet 2010

mardi 14 février 2023

(Tapage) Nocturne par Birgé et Segal


L'article du 12 juin 2010 évoque la séance qui marqua le début d'une nouvelle époque où j'assumai de ne plus être "un drame musical instantané". Une page de 32 ans se tournait. C'est le premier index de ce qui deviendra Pique-nique au labo, rencontres régulières avec des improvisateurs enregistrées et publiées aussitôt en albums virtuels sur drame.org. Un double CD en témoigne, bientôt suivi par un deuxième volume courant 2023. C'est aussi un des premiers jalons de notre collaboration avec Vincent Segal et de notre longue amitié. Les photos avaient été prises par le regretté Bruno Riou-Maillard, l'assistant de Bruno Letort. La session est accessible gratuitement sous le titre Comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie !

La radio nous permet de vérifier que nous sommes sur la même longueur d'ondes. La Passion du Vinyl avait été une performance, un jeu de réminiscences, une action-music à deux voix. Cet échange valide nos cordes sympathiques en jouant sans images. Le producteur Bruno Letort n'aurait pu en avoir l'initiative sans avoir entendu parler de notre visite-concert de l'exposition Vinyl à La Maison Rouge. Il n'avait pas vu le film tourné par Françoise Romand. Mais l'idée du duo lui avait plu. Attraper Vincent Segal entre deux trains lui semblait une épreuve. Le violoncelliste et moi avons instantanément sauté sur l'occasion. Sans n'avoir jamais répété ensemble, nous nous étions promenés parmi les pochettes de disques de la collection Schraenen. Sans n'avoir jamais répété ensemble, nous avons hoché la tête pour dire que oui, nous étions prêts. L'enregistrement tournait.
Tout était très doux. Comme la nuit. Nous avions passé deux heures à brancher la mixette, mais surtout à ne pas réussir à récupérer France Musique dans mon ordinateur. Question de câbles, d'asymétrie, d'impédance. Tant pis, fit Vincent, on fera sans. J'acquiesce. Ce n'est pas grave. Je voulais transformer le son de la modulation de fréquence en temps réel, comme dans les années 70 lorsque je montais en direct mes radiophonies. Il est comique de voir tout ce monde penché sur la question sans qu'aucun stress ne s'en dégage. Nous nous lançons donc dans une suite de mouvements courts dont la conversation est le fil rouge, avec en option majeure une ambiance acoustique à ce nocturne "tapageur".


Tapage nocturne est le nom de l'émission de Bruno Letort qui [passait] le dimanche à minuit sur France Musique. Plutôt que jouer aux casques, Vincent Segal proposa de ne pas amplifier son violoncelle tandis que je diffusais le son de mes machines au travers de deux enceintes, à une puissance acoustique s'entend. Tendre l'oreille, être sans cesse à l'écoute, nous réalisons que "nous" jouons ensemble, avec nos instruments relégués à leur rôle d'instruments. D'habitude, si nous sommes amplifiés ou lorsque nous nous coiffons d'un casque, ce sont nos sons qui jouent ensemble, pas nous.
La palette de Vincent me fait penser à un mobile de Calder. Chaque élément a sa forme, son timbre, et l'œuvre n'est équilibrée que par l'audacieuse composition qui l'unifie. Il alterne pizz et archet, joue plusieurs mélodies simultanément, écrase les accords ou rythme l'inexorable pulsion qui nous amène jusqu'à ce dimanche minuit, puisque ces compositions "instantanées" ont été mises en boîte il y a quelques jours. Débarrassé de mes claviers, je joue du Tenori-on sur lequel j'ai ajouté deux banques de sons personnels (la voix d'Elsa enfant et les percussions échantillonnées de mon VFX), ainsi que de la Mascarade machine, l'application conçue avec Antoine Schmitt pour notre duo ensemble. L'instrument constitué d'un ordinateur portable avec webcam et, par extension d'un spot et d'un NanoKontrol, est une sorte de Thérémine du XXIème siècle que l'on contrôle en bougeant les mains à la manière d'un montreur de marionnettes à gaine. Je fais l'appoint avec ma trompette à anche, une varinette et un appeau. Notre musique de chambre se joue d'une jeune complicité où chacun réagit au doigt et à l'œil. [...]

lundi 13 février 2023

Ça pousse


The Complete Jack Johnson Sessions tournent sur la platine. Un disque après l'autre. Il y en a cinq. Un dimanche. On revient toujours à Miles Davis. Pourquoi ? Je ne sais pas. Peut-être qu'il donne le temps de réfléchir entre les phrases. Bernard disait qu'il joue comme il parle. Bonne leçon pour n'importe quel soliste, surtout les bavards. La trompette oblige. On risquerait le pâté de lèvres. Ou encore, ces longues improvisations distordent le temps et l'on perd sa notion. Comme dans un bain de vapeur. Jack Johnson est très rock. McLaughlin meilleure période. Sur le vinyle original paru en 1970 n'étaient crédités que McLaughlin, Steve Grossman, Herbie Hancock, Michael Henderson et Billy Cobham. Dans l'intégrale de ces séances de février à juin 1970, sortie en 2003, s'ajoutent Sonny Sharrock, Bennie Maupin, Wayne Shorter, Keith Jarrett, Chick Corea, Dave Holland, Gene Perla, Ron Carter, Jack DeJohnette, Lennie White, Don Alias, Airto Moreira, Hermeto Pascoal ! Il y a de la place pour tout le monde. Ça prend son temps. On imagine ce qu'aurait produit la rencontre avec Hendrix disparu en septembre. Tous les rêves ne se réalisent pas.
Voilà pour le son. À l'image, je regarde les fleurs sortir dans le jardin. Comme les promesses d'une vie meilleure. Je compte sur mars, telle une superstition. Mad as a March hare, écrit Lewis Carroll. Misons sur le lièvre plutôt qu'un lapin. Pas le pâté, mais le sourire. Les obsessionnels ont souvent besoin de voir des signes n'importe où, même sans y croire. On tente de se convaincre. Souvent ça marche. Les miracles ne se produisent jamais seuls. Il faut les aider. Sauf que cette année je laisse aller. J'ai levé le pied. Que sera, sera. Deux mois d'une grippe épouvantable et surtout l'extinction de voix que la toux a provoquée m'ont fait accepter une solitude que je sais provisoire. Le besoin de partager est plus fort que tout. J'ai regardé des films jusqu'à l'écœurement, fait beaucoup de cuisine dont j'ai congelé la moitié, l'écriture m'a sauvé une fois de plus, mais la musique était difficile à apprivoiser. Pour remettre ce pied à l'étrier j'ai relancé les invitations à mes Pique-nique au labo et préparé un magnifique volume 2 à publier cette année. Vais-je profiter de ma résurrection comme les enfants qui font un pas de géant en sortant de la maladie ? Les bourgeons montrent la voie.
Pour la mienne, phonétique, j'ai rendez-vous en fin de semaine avec un phoniatre. Les endroits bruyants sont contre-indiqués. Ma voix s'épuise rapidement. Je viens de comprendre le lien inconscient avec Miles en entendant la sienne cassée. Non, je ne serai jamais un blues man. Ma véritable nature est à l'image de ces fleurs. Dans tous les sens de leur terme. Devant et derrière la maison il en pousse déjà de toutes les couleurs, primevères évidemment, roses blanches de Noël, jaunes corètes du Japon, rouges cyclamens du printemps, violettes du romarin... Comment se passer de la nature ? Les oiseaux sont de la partie. Mes rêves (me) tiennent debout, même lorsque je suis couché, m'endormant en imaginant l'impossible. Quelle figure empruntera-t-il ? Adorant les surprises, j'apprends la patience.

vendredi 10 février 2023

Encouragements et félicitations


Dans le film de 1936 de Robert Siodmak, "Le chemin de Rio", dont on entend des bribes dans le premier disque d'Un Drame Musical Instantané, "Trop d'adrénaline nuit", enregistré en 1977, Marcel Dalio fait ses "compliments !" à Jules Berry qui lui répond "Vous me décorez...". Dialogue cynique de part et d'autre puisqu'il s'agit, si je me souviens, de traite des blanches !
J'entends que les artistes apprécient les compliments, or ce n'est pas la question. La plupart vivent dans le doute et font mine d'être forts pour arriver à continuer, avec le besoin d'être rassurés. Un de mes amis clame haut et fort qu'il est génial avant d'éclater d'un rire rabelaisien. Si un admirateur lui déclare qu'il est génial, mon camarade risque tout bonnement la larme à l'œil. Hypersensible camouflé en frimeur, il préfère rigoler que pleurer. Le compliment est un terme trop flou pour que l'on sache s'il est feint ou réel. Les artistes n'ont pas besoin de félicitations pour travailler, car elles arrivent en fin de parcours lorsque tout est terminé. Par contre les encouragements sont indispensables à la bonne marche des affaires. Si l'encours est délicat, la félicité n'existe pas pour l'artiste dont l'insatisfaction perpétuelle est garante de sa créativité.

Article du 6 juillet 2010
Photo : Pierre Oscar Lévy

jeudi 9 février 2023

Le premier enregistrement du Drame


J'ai créé les deux œuvres graphiques qui ornent le "nouvel" album d'Un drame musical instantané il y a 53 ans. Or je ne me souvenais pas que "une image peut en cacher une autre". C'était le titre d'une fantastique exposition du Grand Palais dont Jean-Hubert Martin avait été le commissaire et pour lequel j'aurai la chance de composer plus tard la partition sonore de Carambolages dans ce lieu prestigieux. Le personnage du macaron du disque est moins gore que l'alien cronenbergien de la pochette, mais c'est toujours amusant de chercher s'il n'y a pas d'autres figures cachées comme sur mon album préféré des Rolling Stones, Their Satanic Majesties Request, où apparaissent les quatre Beatles si l'on cherche bien. Il s'agit pourtant encore d'une illusion, car notre disque, extrait de sa pochette, montrera qu'une œuvre de la même taille que celle du recto est collée sur la face vierge du mono-face, le rond de l'enveloppe blanche figurant un iris. Sur l'autre face où sont gravées les 19 minutes de Très toxique j'ai simplement écrit à la main et au crayon gras de montage Un DMI et le titre. Les notes du verso sont plus longues. Donc tout cela m'a pris quatre jours pendant lequels j'ai fait attention qu'aucune des 85 pochettes numérotées et signées ne soient identiques.


Django, ne sachant pas lire, ne s'est pas laissé impressionner par la mise en garde, si j'en juge par sa petite langue rose. Il a trouvé fort à son goût cet enregistrement du 21 décembre 1976. Je venais d'avoir 24 ans, Francis Gorgé allait les atteindre et Bernard Vitet n'en alignait encore que 42. J'avais récemment emménagé au 7 rue de l'Espérance, avec pignon sur rue, Place de la Butte aux Cailles. Pour rejoindre le studio, il fallait ouvrir une très lourde trappe au milieu de la cuisine. Un escalier descendait dans la double pièce qui nous servait essentiellement de salon. J'y avais posé mes disques et mes instruments. Dans sa partie la plus cosy s'étalaient par terre deux grands matelas. Francis et Bernard s'y affalaient alors que j'occupais l'autre bord. Comme nous faisions beaucoup de bruit, nous fermions les soupiraux avec des portes magnétiques que Bernard avait confectionnées. Il y faisait frais l'été et chaud l'hiver, même si l'humidité avait tendance à créer du salpêtre sur certains murs. Bernard eut l'idée de prendre pour titres des poisons. Pour trouver le nom du groupe, nous nous y mîmes tous, y compris le plasticien Bruno Schnebelin (futur Ilotopie) qui fut des premiers concerts, à l'issue d'un couscous que nous venions de partager dans le restaurant berbère situé sur le trottoir d'en face, de l'autre côté de la rue Buot où s'ouvrait la fenêtre de la cuisine. Mon loyer était bridé par la loi de 1948, dit en surface corrigée, donc extrêmement bas, malgré la présence fort utile d'un garage attenant. Il y avait une échelle de meunier pour monter à la chambre du premier étage. Les toilettes et la salle de bain donnaient directement sur la cuisine où nous discutions autour de la grande table. Lors de nos réunions quotidiennes où nous refaisions le monde il m'arrivait de prendre mon bain pendant que les deux autres servaient le thé à côté. D'où l'exergue du grand article qu'Alain-René Hardy et Jazz magazine nous avaient consacré (1 2) : "le quotidien, stade ultime de la jouissance comme dans un bain très chaud", et Bernard avait fait barrer très à la main et remplacer par trop.

Francis et moi jouions ensemble depuis six ans, depuis notre premier concert au Lycée Claude Bernard, et nous avions déjà enregistré l'album culte Défende de. À l'été 76 javais fait la connaissance de Bernard lors d'un festival de soutien à la clinique anti-psychiatrique de La Borde ; avec une quinzaine d'autres musiciens réunis par Jac Berrocal, dont Pierre Bastien et Daunik Lazro, nous participions tous deux au concert du groupe Opération Rhino. Nous ne nous sommes plus quittés, happés par nos discussions sur Webern, Varèse ou Monk. En septembre, chargé par Claude Tiébaut et Noël Burch d'animer le stand de la cellule cinéma du Parti Communiste à la Fête de l'Huma, j'avais invité mes deux camarades. La sauce avait pris. Le succès remporté et l'empathie réciproque avaient donné naissance au Drame. Le 21 décembre, Très toxique et Laudanum figurent donc notre première rencontre souterraine en trio ! Jouée sans aucune indication préalable. Trop d'adrénaline nuit, notre premier disque, sera enregistré trois semaines plus tard. Nous nous découvrions. J'ai rassemblé tous les Poisons sur un album d'une durée de 24 heures qui s'étale jusqu'en juillet 1977. Après trois ans d'improvisations d'une liberté absolue, nous avons commencé à composer, à composer collectivement.

→ Un drame musical instantané, Très toxique, LP mono-face GRRR, édition limitée à 85 exemplaires numérotés et signés, pochette entièrement réalisée à la main par mes soins, magasin Dizonord à Paris (mais on le trouve aussi au Souffle Continu) / dist. The Pusher Distribution, 15€

mercredi 8 février 2023

La Chine vue de travers


Dans Libération du jeudi 13 mai 2010...
[...] En avant-dernières pages de Libé, la réalisatrice Isabel Coixet qui fait trôner un baigneur de 6 mètres de haut dans le pavillon espagnol de l'exposition universelle de Shangai, un truc hideux nommé Miguelín, souriant, gazouillant et remuant la tête, ne se contente pas d'étaler son stérile égocentrisme à propos des enfants, elle explique son choix pour "faire passer un message aux Chinois". Et là je cite, parce que cela vaut son pesant d'arrogance et de mépris post-colonial, motivé par une inculture crasse et honteuse : "Au pays de l'enfant unique et du bébé roi, celui-ci fait un tabac ! Ce que je veux dire, c'est que ce n'est pas tout de faire des enfants. Il faut aussi leur donner une bonne vie : la liberté d'expression, l'égalité, l'assurance-maladie, un monde sans pollution, tout ce qui manque en Chine !" Ah, la civilisation ! On croirait entendre les explorateurs découvrant les premiers Pygmées dans les années 20. Quelle condescendance ! En reprenant les termes de sa leçon aux petits Chinois, banalité ressassée à longueur de temps par tous les prétendus tenants de la démocratie, je m'interroge sur le pays où son bébé qui fait des bulles fut construit, puisque, bien qu'espagnol, il est "made in USA". Commençons par le tabac dont la Chine est le premier producteur et manufacturier au monde. Ce n'est pas vraiment la question, d'accord. On s'interrogera par contre sur l'enfant-roi (n'avons-nous pas gâté nos petits princes et nos petites princesses, et ce quelle que soit la classe sociale en comparaison du reste du monde ?), sur l'égalité dans les pays occidentaux où l'écart entre riches et pauvres se creuse sans cesse dans des proportions scandaleuses, sur l'assurance-maladie (la récente réforme obamesque sur la santé est un cadeau aux assurances devenues obligatoires y compris à ceux qui n'en ont pas plus les moyens qu'avant !), sur la pollution à l'heure où la côte sud des États Unis est engluée dans le pétrole BP et où nous continuons à ne rien faire pour ralentir la catastrophe planétaire, et même sur la liberté d'expression où toute notre presse est aux mains du Capital et où les États cherchent à contrôler Internet comme tout le monde [...].
Peut-être devrions-nous aussi rappeler à cette dame qui n'a pas inventé la poudre tout ce dont nous avons hérité de ce peuple cruel et inculte : le papier, l'imprimerie, la boussole, le compas, l'horloge, la soie, la porcelaine, le papier-monnaie, le forage, le sismographe, la brouette, le gouvernail axial, le parapluie, l'allumette, les pâtes, la bière, le thé, etc. Aujourd'hui le "Made in China" montre bien l'hypocrisie et le cynisme des libéraux que personne ne force à aller tout faire fabriquer là-bas. Nous profitons des prix en condamnant ce qui les y autorise. L'ultra-libéralisme associé au parti unique fait rêver plus d'un pays occidental en dessinant un modèle qui fait froid dans le dos. Les services de communication de nos états cherchent à camoufler et atténuer l'emprise chinoise par des campagnes de dénégation. Je ne vais pas recommencer avec le bourrage de crânes sur le Tibet, Slavoj Žižek en ayant fait en son temps une remarquable démonstration dans le Monde Diplomatique...
La Chine n'est certes pas un modèle, mais qui prétendons-nous représenter pour lui donner des leçons ?

Article du 15 mai 2010

mardi 7 février 2023

Květa Pacovská rejoint les étoiles


Encore une triste nouvelle avec la disparition de Květa Pacovská à l'âge de 94 ans. En 1999, avec Frédéric Durieu et Murielle Lefèvre nous avions passé une année fabuleuse à adapter son Alphabet en CD-ROM pour lequel nous avions reçu 15 prix internationaux. Dans le domaine du multimédia c'est certainement mon chef d'œuvre. Les images de Květa se prêtaient à nos élucubrations interactives.


Je ne me souviens pas si elle avait son musée au Japon, mais c'est la NHK-Educational qui avait produit notre Alphabet.

Reconnaissance faciale et deepfakes


Au moment où la CNIL s'oppose aux systèmes de sécurité ayant recours à la reconnaissance faciale envisagés pour les prochains jeux olympiques par le gouvernement, la saison 2 de l'excellente série TV The Capture en rajoute une couche sur les deepfakes, ces enregistrements vidéo ou audio bidonnés, réalisés ou modifiés grâce à l'intelligence artificielle. La saison 1 était déjà brillante, la suivante n'a rien à lui envier. En regardant ce thriller haletant diffusé par la BBC, on sent hélas que ce n'est qu'une question de temps pour que la vérité des images et des sons ne soient plus qu'une fiction. Hollywood multiplie les films à effets tels les productions Marvel qui montrent des super héros en proie à des activités incroyables. Ces spectacles illusionnistes existent depuis les débuts du cinématographe lorsque L'entrée du train en gare de La Ciotat affola les premiers spectateurs. Mais, depuis, le degré de réalité est devenu plus vrai que nature. De même, la manipulation d'opinion a atteint des niveaux de sophistication qu'Edward Bernays avait imaginés, et testés hélas avec succès. Les médias de masse tombés entre les mains de quelques acteurs privés mettent les états en coupe réglée. Par quel subterfuge faudra-t-il passer si l'on ne veut pas sombrer dans le déni et la paranoïa du complot, le risque étant de ne plus croire rien ni personne.


Depuis quelques mois les applications ayant recours à l'intelligence artificielle (IA) deviennent accessibles à tout un chacun. Elles ont illico fasciné les créateurs, en particulier les graphistes. Les meilleurs savent qu'ils n'ont rien à craindre de ce nouvel outil dont ils sauront se jouer. Les tâcherons ont par contre du mouron à se faire. Il y aura un avant et un après. Mais il faut ruser avec les applications pour ne pas aboutir au tout venant, la recherche s'appuyant sur l'existant. Or l'existant est essentiellement constitué de banalité. C'est donc entre les mailles du filet qu'il faut se glisser pour trouver de quoi alimenter son travail sans perdre son style propre. Pour la musique ou le texte, dont les expressions contemporaines sont très en retard dans l'assimilation du public, les premiers essais sont donc forcément beaucoup moins convaincants au vu du corpus diffusé sur la Toile.

En ce qui concerne les systèmes de sécurité, il n'est pas question de créativité. La surveillance des réseaux de communication et le recoupement des fichiers montrent déjà comment le commerce ou l'administration récupèrent nos données intimes. Des sociétés comme Thales, Ineo, XXII, Wintics ou Foxstream se frottent les mains. Ce seront les mêmes qui fabriqueront les deepfakes et devront déjouer ceux de l'ennemi. L'ennemi ? Voilà plusieurs décennies que les services de renseignements de tous les pays accompagnent leurs industriels nationaux. Si la mode est aux séries d'espionnage, ce n'est pas un hasard. La guerre de l'information est souvent plus importante que les combats sur le terrain. Pour avoir été témoin par le passé de certaines falsifications de l'Histoire alors que j'étais réalisateur en zone de conflit, je ne peux que m'inquiéter de ces nouvelles armes perverses qui permettent aux cyniques de citer le film L'homme qui tua Liberty Valance de John Ford, quand Edmond O'Brien lance à James Stewart : "When the legend becomes facts, print the legend !" (plus ou moins bien traduit "Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende !"). N'est-il pas surtout question de contrôle et d'asservissement ?

lundi 6 février 2023

Les VHS à la poubelle


Je me suis enfin résolu à me débarrasser des cassettes VHS que j'avais enregistrées à la télévision dans les années 1980-90. Comme il y en a plus de trois cents il faudra que je m'y prenne en plusieurs fois, les éboueurs n'en ayant vidé qu'une cette fois-ci. J'ai mis du temps à me décider, non pas à cause des films que je peux trouver facilement aujourd'hui de bien meilleure qualité, mais pour les petits sujets que j'accumulais en fin de bobine, le dernier quart d'heure ! Cette pratique obsessionnelle pour ne pas perdre de la bande vierge me faisait enregistrer des clips vidéo, des reportages, des spots de publicité, etc. Tout cela disparaît. Je les conservais, méticuleusement répertoriés dans des classeurs où je collais les résumés découpés dans Télérama, mais je me suis rendu compte que je n'en avais regardé aucune depuis quinze ans. J'ai conservé deux lecteurs vidéo capables de lire les cassettes de mes propres œuvres, presque toutes déjà numérisées, et les VHS du commerce, des trucs qui n'ont pas été publiés en DVD ou en streaming, comme Télévision de Benoît Jacquot avec Jacques Lacan ou des animations de Bruce Bickford avec la musique de Frank Zappa, la série Les inventions de la vie de Jean-Marie Pelt ou La vie des bêtes de Patrick Bouchitey. On en trouve sur YouTube, mais les compilations des Deschiens ou des Nuls sont des collectors. Peut-être finiront-elles aussi à la poubelle un des ces jours ? Plus on vieillit plus on accumule, et plus la maison est grande plus elle offre des ressources de stockage. Or je tente de vider autant que je remplis. Ce n'est pas simple. J'ignore ce qui m'a pris. Peut-être aurai-je quelques regrets, car je n'ai pas fait de tri. Des merveilles difficiles à trouver comme les nuits de Canal + consacrées aux films d'art ou à Salvador Dali, des Œil du cyclone et des Tracks, tout cela s'est volatilisé sur un coup de tête. Mes machines lectrices ne dureront pas non plus éternellement. Comme j'envisage de déménager un jour, autant commencer à soulager le fardeau ! Et puis cela libère un peu de place sur les étagères qui sont arrivées à saturation. Je pense que c'est le cadre qui m'a décidé. Les films diffusés à la télévision étaient recadrés pour occuper toute la surface du tube cathodique. Il manque de la matière à gauche et à droite. Il y a quelques mois j'avais découvert pour la première fois une copie non tronquée de Johnny Guitar. Cela change beaucoup de choses. D'autre part la couleur vire salement. Ce grain n'est même pas artistique. De toute manière je n'emporterai rien dans la tombe, alors autant faire le ménage tant que j'en ai la force et le courage !

samedi 4 février 2023

Si vous voulez vous déplacer


Je suis terriblement impatient que sorte Très Toxique. L'annonce de la vente en magasin (un seul à Paris) et de sa distribution internationale devrait intervenir milieu de semaine prochaine. En attendant quelques impatients comme moi sont venus au studio à Bagnolet acheter les rares exemplaires que j'ai conservés à cet effet. Très toxique est un vinyle mono-face de 19 minutes enregistré par mes soins le 21 décembre 1976, soit la première en trio du Drame avec Francis Gorgé et Bernard Vitet, session historique d'une folle énergie ! Il n'a été tiré qu'à 85 exemplaires numérotés et signés, et surtout la semaine dernière j'ai réalisé la pochette seul à la main, ce qui m'a pris 4 jours. Le disque est scellé par l'image collée en son centre, garantie de sa virginité. Il faudra la trouer pour le faire tourner sur sa platine. J'ai créé les deux images en 1969 et leur impression (deux ans plus tard) est d'une qualité rare, due à l'Imprimerie Union qui réalisait les livres d'art de Picasso, Dubuffet ou du Collège de Pataphysique. Très Toxique n'est exceptionnellement vendu que 15 euros, mais nous faisons en sorte de limiter les spéculateurs en n'en vendant qu'un seul à la fois. Ce prix s'explique par la passion qui nous anime, le fait économique n'ayant jamais été notre guide, même si nous apprécions grandement de vivre exclusivement de notre musique depuis plus d'un demi-siècle. Lorsqu'en 1975 j'ai fondé les disques GRRR, je trouvais juste que des œuvres puissent être commercialisées à un prix très bas grâce à la multiplicité. La suite a montré que cet engagement fondamentalement politique portait ses fruits.
À l'épuisement de Très Toxique, probablement rapide, les amateurs d'Un Drame Musical Instantané pourront se rabattre sur les exemplaires originaux des vinyles Rideau ! (1980), À travail égal salaire égal (1982), Les bons contes font les bons amis (1983) et L'homme à la caméra (1984) qu'on peut trouver sur le site des Allumés du Jazz et aux magasins du Souffle Continu et de Dizonord. Sinon la floppée de CD chez GRRR, Klang Galerie, In Situ, etc., distribués par Orkhêstra, et nombreux inédits récents sur Bandcamp...

vendredi 3 février 2023

Mouvement perpétuel de deux improvisateurs japonais


Force et faiblesse, tous les poncifs de la musique improvisée y sont, mais remarquablement assumés et mis en valeur par deux interprètes exceptionnels. La pianiste Satoko Fujii et le guitariste électrique Ōtomo Yoshihide alternent systématiquement moments d'écoute d'extrême délicatesse et tempête paroxystique où leurs sons se mêlent et se démêlent. Leur mouvement est perpétuel puisqu'il oscille entre ces deux pôles. Ils exploitent avec bonheur leur veine romantique, que ce soit sur les touches classiques du piano ou avec une guitare pop aux envolées lyriques. Les deux Japonais plongent dans les entrailles de leurs instruments comme des chirurgiens. Satoko Fujii insère des petits objets dans ses cordes. Ōtomo Yoshihide frottent ses archets, de crin ou électroniques. Chacun, chacune frappe de ses baguettes japonaises. Lent. Rapide. Sobre. Chargé. Aérien. Tellurique. Minimaliste. Noise. Tic tac. Up down. Aucune surprise, on s'y attend, et pourtant ça coule comme de l'eau de source. Dans le genre il y a tant de disciples. Ici ce sont des maîtres.

→ Satoko Fujii & Otomo Yoshihide, Perpetual Motion, CD Ayler Records, 14€ (9€ en numérique sur Bandcamp)

jeudi 2 février 2023

Design sonore des grands espaces


Depuis cet article du 29 juin 2010, j'ai eu la chance de travailler un an en 2015 sur l'étude du métro du Grand Paris, le Grand Paris Express (GPE), avec le designer Ruedi Baur. Tenu contractuellement au secret pendant cinq ans, je n'ai donc pas raconté ce passionnant projet et, depuis, j'ai un peu oublié ses tenants et aboutissants. Je tenterai de retrouver les documents s'y référant. Cela a pour moi une grande importance, car il est plus que probable que nos suggestions ne seront pas suivies ! Pour des projets financièrement importants, la loi exige que les responsables d'une étude n'en soient pas les opérateurs. Soi-disant pour éviter certaines manœuvres monopolistes ou corruptrices, elle frustre les premiers et encombrent le seconds. Je me souviens que l'idée qui m'avait guidé était de laisser penser aux usagers du métro, qui vont passer une journée souvent pénible, "chic je vais prendre le métro !". J'avais imaginé le son des parvis extérieurs devant les gares, des espaces commerciaux du premier niveau, des couloirs au second niveau, des quais cinquante mètres sous terre, et des rames des trains, en adéquation avec les étonnants choix graphiques de Ruedi Baur et en bonne intelligence avec le développeur Olivier Cornet...
Plus récemment, pendant la période du déconfinement liée à la crise du Covid, j'ai eu la chance de créer les annonces nudge de la SNCF pour le Transilien. L'idée était formidable, enregistrer des messages vocaux qui détendent l'atmosphère tout en étant utiles, provoquant la surprise pour attirer l'attention des voyageurs qui n'écoutent plus ce qui est diffusé mécaniquement et sans humanité par les haut-parleurs. Cette brillante initiative a été reprise par les agents des centres opérationnels qui créent maintenant leurs propres annonces nudgées !

Création par les sons d'espaces imaginaires

La transformation des espaces urbains selon l'heure ou l'époque m'a toujours passionné. En 1979, suite à une commande de Dominique Meens, Un Drame Musical Instantané avait inauguré cet aspect de notre travail à Arcueil avec "La rue, la musique et nous". En 1981, j'avais sonorisé le Parco della Rimembranza qui surplombe Naples en cachant des haut-parleurs dans les arbres. Le premier soir la nature ressemblait à une autre planète avec atterrissage d'une soucoupe volante et tempête sidérale ; le lendemain je diffusai simplement les sons de la journée pendant la nuit produisant un effet bien plus étrange que la veille. En page 7 de la plaquette du Drame, imprimé au-dessus du plan de Paris réalisé par Turgot, nous annoncions la "Création par les sons d'espaces imaginaires, une métamorphose critique d'un espace livré à l'illusion".
Mes projets d'installations sonores se réfèrent toujours au passé ou à l'avenir. J'aime recréer les temps oubliés en faisant remonter des archives les sons disparus ou les réinventant autant qu'imaginer la cité du futur en la rendant palpable. Le chronoscaphe est mon instrument favori. En 1995, je bénéficiai de moyens considérables pour créer de toutes pièces une fête foraine sous la Grande Halle de La Villette. 70 sources sonores différentes et simultanées, avec plus de 200 haut-parleurs, sans compter les orgues de foire et le bruit des manèges, sonorisèrent "Il était une fois la fête foraine" pendant quatre mois, une thématique populaire pour un univers à la John Cage. Je reproduisis l'illusion au Japon pour “The Extraordinary Museum” et “Euro Fantasia” grâce au scénographe Raymond Sarti, également en charge de "Jours de cirque" en 2002 au Grimaldi Forum à Monaco. Entre temps, Michal Batory m'avait demandé de sonoriser l'exposition “Le Siècle Métro” à la Maison de la RATP pour laquelle j'avais dû imaginer, entre autres, Paris en 1900 et en 2050. Cet aller et retour entre l'analyse critique du passé et l'anticipation du futur est une constante de mon travail. Il fera même l'objet d'une œuvre qui me tient à cœur depuis plusieurs années et que je réaliserai enfin en 2011. [Le disque de mon Centenaire paraîtra finalement en 2018.]
L'installation sonore idéale consisterait pour moi à remplacer tous les sons d'un quartier, d'un complexe commercial, d'un lieu urbain qu'il soit, en analysant les besoins des usagers pour se débarrasser des conventions formatrices. J'adore le travail que fit, par exemple, Rodolphe Burger, pour le tramway de Strasbourg en faisant dire aux autochtones le nom des stations avec leurs accents locaux. La fusion des racines et de la technologie moderne répond parfaitement au besoin des voyageurs. J'ai du mal à apprécier la plupart des installations sonores contemporaines dont l'espace de monstration est en opposition avec l'œuvre (je reviendrai sur celles qui m'ont plu, [Je suis nettement moins fan du travail sur le tramway de Paris où les musiques sont plaquées, les voix décalées par rapport aux noms des stations, etc.]). Le design sonore en tant qu'art appliqué me semble ici plus adapté aux nécessités que l'expression intime de l'artiste qui s'épanouira mieux en spectacle ou sur support enregistré. Sauf à tout insonoriser par isolation phonique, le son déborde toujours du champ où il est prétendument circonscrit. Et puis surtout, on ne peut pas écouter n'importe quelle musique à n'importe quel moment n'importe où !

Photo : Brassaï

mercredi 1 février 2023

De l'origine du monde


Le tableau de Courbet m'a toujours plongé dans un abîme de réflexions sans fin, tel l'effort à me représenter le big bang. Là où l'astrophysique génère encore une angoisse indicible, la culture physique me caresse dans le sens du poil. Du sexe de ma mère à ceux de mes partenaires, voire de ma sœur ou ma fille, je ne peux souffler mot. Des souvenirs qui se confondent, cher Jacques Lacan (acquéreur du tableau en 1955 pour le cacher derrière une toile de son beau-frère Masson). Chaque syllabe s'égrène dans l'ombre, mystérieuse ou révélatrice. Les atomes s'accrochent aux lèvres comme les notes de la valse des sphères imaginée par le compositeur Tony Hymas ou l'escalier infini de ses grappes de croches. Son album [qui parut en juin 2010 (l'article est du 9)] sur le label nato ressemble à la musique d'un film impossible à tourner, une volée de cordes vertes, la chair de l'orchidée, le goût de l'espoir, la vie retrouvée. Enregistrée avec le Sonia Slany String and Wind Ensemble, sa suite De l'origine du monde peint une fresque cruelle sur le mur des Fédérés. La tendresse noie toute colère dans un océan d'archets où flottent les voix de Violeta Ferrer et Nathalie Richard pour rappeler que cinq ans plus tard le Maître peintre d'Ornans fut en 1871 l'un des acteurs de la Commune de Paris. Condamné à payer de sa poche la réédification de la colonne Vendôme, symbole de la barbarie qu'il avait suggéré d'abattre, et acculé à la ruine, il mourra en 1877, avant la première traite.
De L'origine du monde au commencement de notre ère, de l'éternité à l'instant présent, il n'y a qu'un pas que Tony Hymas, épaulé par le producteur Jean Rochard, franchit comme l'Èbre ou le Rubicon, le cœur aussi haut que le poing. Aussi, les chants de Marie Thollot et Monica Brett-Crowther ne sont pas d'Élysée. Ils incarnent la Résistance. L'accordéon de Janick Martin vient en renfort du piano de Hymas, avec en perspective la harpe d'Hélène Breschand et le violoncelle de Didier Petit. La peinture est encore fraîche. S'y fondent les images d'un épais et somptueux livret illustré par Benjamin Bouchet, Daniel Cacouault, Stéphane Courvoisier, Chloé Cruchaudet, Nathalie Ferlut, Sylvie Fontaine, Simon Goinard Phélipot, Stéphane Levallois, Jeanne Puchol, Rocco, Eloi Valat, Zou et, torgnole salutaire, Gustave Courbet. Le label nato (dist. L'autre distribution) répond à la crise de l'industrie phonographique en publiant cet obscur objet du désir, 112 pages à savourer en musique...