70 janvier 2018 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 31 janvier 2018

Des légumes, des légumes !


Depuis que nous avons adhéré à l'AMAP de notre quartier nous mangeons de fait beaucoup plus de légumes. Le petit panier à 12€ que nous allons chercher chaque lundi soir nous suffit pour la semaine. À soixante kilomètres de Paris le maraîcher cultive juste un hectare et demi, ce qui limite ses possibilités actuelles d'approvisionnement à trente parts de récolte (avec les demi-parts cela correspond à quarante inscrits), mais il se débrouille pour varier les livraisons même pendant les mois d'hiver. Lors de petites réunions j'ai appris quantité de choses sur son métier, l'organisation de sa vie quotidienne, les espèces anciennes qu'il privilégie aux légumes hybrides F1. C'est la même chose avec l'éleveur vosgien qui nous livre le bœuf et le veau, pratiquant la biodynamie. Tout d'un coup le rapport à la nourriture devient concret. Jusqu'ici cela se cantonnait à du commerce, sauf lorsque nous allions à la campagne. Les familles sensibilisées à ces circuits courts où sont privilégiées les fermes de proximité dans une logique d'agriculture durable sont hélas essentiellement issues de milieux plus ou moins aisés, comme les clients du marché. La plupart des habitants continuent de faire leurs courses dans les hypermarchés qui sont souvent plus chers avec des produits de moins bonne qualité.
Nous avons également adhéré à la distribution des œufs, du pain (La Conquête du Pain de Montreuil, mais je vais aussi à La Gambette à Pain dans le XXe), de l'huile d'olive (qui vient de Grèce), d'un peu de laiterie et nous prenons une volaille par mois. En dehors des magasins bio qui se multiplient aux alentours, nous n'achetons plus que des produits ménagers en moyenne surface, et régulièrement je vais à Belleville pour tous les produits asiatiques dont je ne pourrais me passer, car ma cuisine est fondamentalement transcontinentale ! Nous allons aussi chez Ismaël, l'adorable épicier kabyle, centre névralgique du quartier. Le dernier "petit" panier contenait 800g de pommes de terre, 600g de carottes, 400g d'oignons, 200g d'échalote, 2 poireaux, 300g de mesclun (chou chinois, pourpier, mâche), 400g de radis vert, 500g de blettes, du persil, un peu de fenouil et de radis rouges. Le maraîcher ne pouvant produire plus que ce que son terrain lui permet, les nouveaux adhérents doivent attendre des désistements ou de nouvelles AMAP doivent se créer. Ce soir-là Françoise participait à la distribution !

mardi 30 janvier 2018

Claire Diterzi, variété expérimentale


L'arbre en poche, le nouvel album de Claire Diterzi, retrouve la folie de Tableaux de chasse, mais la chanteuse s'efface souvent derrière le contre-ténor congolais Serge Kakudji. Artiste pluridisciplinaire, elle en a écrit les textes et composé la musique lors de sa résidence à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon et chez elle où elle a réalisé elle-même les enregistrements de même qu'elle programme ses machines et joue des claviers, de la guitare, des kalimbas... Elle a même mis en scène le spectacle d'où cette suite de douze scènes est tirée. Les critiques apprécient rarement les touche-à-tout qu'ils affublent du suffixe "de génie" lorsqu'ils sont bienveillants. En 2010 Claire Diterzi avait été la cible d'une cabale honteuse de la part de certains compositeurs "contemporains" lorsqu'elle avait obtenu une résidence à la villa Médicis de Rome. Une femme c'est déjà difficile à admettre dans le cénacle machiste, mais une chanteuse de musique populaire, avec des origines paternelles kabyles qui plus est, leur paraissait intolérable ! Or l'artiste cultive soigneusement la recherche dans ses facéties vocales comme dans ses arrangements instrumentaux, et L'arbre en poche est une œuvre osée qui peut revendiquer le statut d'expérimental tout en pouvant séduire un plus large public.


Inspirée par Le Baron perché, elle en tire l'anagramme qui donne leur titre à l'album et au spectacle, après avoir essayé Arche bien drôle, Rebel chaperon, L'herbe Prozac, Branche éplore, Bar Léon Chéper, Proche branlée pour contourner le refus des droits du roman d'Italo Calvino ! Elle aime jouer sur les mots pour éviter les maux qui l'ont fait souffrir. Les clins d'œil érotiques ou gentiment provocateurs conjurent les sorts jetés par de vilaines sorcières. Sa révolte fustige les dégâts monstrueux que l'homme inflige à la nature, sa sensibilité laissant entrevoir qu'elle-même s'y fond et s'y confond. Sa voix se multiplie par la puissance des harmoniseurs. L'électro se teinte de sons anciens, créant un nouveau baroque où s'envole la voix sublime de Serge Kakudji...

→ Claire Diterzi, L'arbre en poche, cd Pias, 15,99€

lundi 29 janvier 2018

Autour de la musique gravitent des images, quelle est celle qui vous a le plus marqué(e) ?


Nouveau chapitre de La Question publiée à l'origine dans le n°5 (janvier 2001) du Journal des Allumés du Jazz. Je demandais à CharlÉlie, Violeta Ferrer, Daniel Humair, Michael Mantler, Chris Marker, Gérard Miller, Jacques Oger, Werner Penzel, Jean-Philippe Rykiel, Lara Saba "Autour de la musique gravitent des images, quelle est celle qui vous a le plus marqué(e) ?". Témoignages surprenants pour beaucoup !

Les musiques sont parfois légères. On y danse et on y pense. Les images qu’elles suggèrent sont toujours graves. Emotions résistantes à la guerre ou à la misère, images volées qui n’ont jamais pris corps. Cette fois le souvenir est forcé. Les voyants ont allumés. Tout est en place, mieux, à sa place : un concert de jazz, une danseuse espagnole, un film, la photo d’une femme, la mise en scène de la mémoire, deux amours, le cinéma, une contrebasse, la radio, et une sensation, dans le noir.

CharlÉlie, artiste audio-visuel
Sans réfléchir, je dirai que le free jazz fut la première musique rebelle que j'ai jouée. J'avais commencé le piano de manière assez classique à l'âge de sept ans. Je m'ennuyais à déchiffrer ce qu'il fallait savoir, les règles de l'harmonie me paraissaient trop complexes, et mis à part Satie, Debussy, Ravel, disons les nouveaux harmonistes français du début du siècle, je ne trouvais pas grand chose en connexion avec ma vie. Il y avait le rock bien sûr, mais le rock était plutôt social, et je le trouvais très sommaire à cette époque (je parle des années 70), et puis j'ai découvert Archie Shepp, Coltrane, Bobby Few, l'Art Ensemble et toute cette musique débridée qui s'est mise à faire exploser ma cervelle en me donnant le sentiment que tout devenait possible et que la musique c'était plus que du DEVOIR, mais aussi beaucoup de VOULOIR. À cette époque, j'avais 14, 15 ans, je faisais beaucoup de photos et notamment pour le Festival NJP, de la ville de Nancy où j'habitais à l'époque. Images et musique étaient alors liées par le fait. Je faisais des photos au début des concerts, je fonçais sur ma mobylette pour développer les films et faire quelques tirages et je revenais en toute urgence pour les proposer sur le trottoir aux gens qui sortaient ou à ceux qui revenaient pour la deuxième séance, ce qui arrivait parfois. Je me souviens de quelques uns de ces concerts prodigieux (Steve Lacy, Sun Ra, ...), mais un de ceux qui m'a le plus marqué, justement parce que je n'ai pas pu le quitter pour aller développer mes films, fut un concert extraordinaire de Dollar Brand, (qui a choisi de se faire appeler aujourd'hui Abdullah Ibrahim), pianiste sud-africain qui rendait un hommage merveilleux en piano solo, à Duke Ellington sorti en disque sous le titre Ode to Duke, je crois. Ce n'était pas à proprement parler du free jazz, non, mais il y avait dans cette musique toutes les aspirations que la world music développa des années plus tard.
J'allais dire donc que la première image qui me reste, est justement une image abstraite dans ma tête, une vision intense faite de concentration ultime, de joie exaltée et de fascination. Je regardais sa tête rentrée dans ses épaules, le dos rond et pourtant son attitude pleine de noblesse, sa main gauche qui routinait et sa puissante main droite qui inventait des accords qui me restent encore quand je travaille mes arrangements ou quand je compose.
Aujourd'hui la frontière entre le jazz,le rock et le hip hop est beaucoup moins marquée qu'elle ne l'était à l'époque. Les genres se confondent. Moi qui utilise en plus les mots pour exprimer les émotions qui m'étreignent, je laisse se mêler toutes ces influences sans filtre ni censure, pour défendre ma liberté, une liberté que les jazzmen du free m'avaient apprise, comme ce petit mot, petite dédicace que m'avait faite Bobby Few au dos d'une de mes photos : "Music was, Music is and..."

Violeta Ferrer, comédienne
Le passage de la frontière espagnole avait été un choc. Nous rencontrions l'hostilité, l'abandon ou l'indifférence. Après la guerre qui suivit la "nôtre", je vins à Paris. Un soir j'allais au Théâtre des Champs-Élysées voir danser Carmen Amaya. Cette image m'a secouée et me secoue encore. Je me sentais à nouveau espagnole. Ses pieds marquaient les cœurs de rythmes impensables en ces temps de grisaille stricte, comme pour nous souvenir que la couleur n'était pas morte. Ensuite nous nous sommes liées. J'allais la voir partout où elle passait. Elle était dans l'intensité totale. Elle brûlait en permanence. Elle donnait tout et tout le temps.
Le cinéma le plus tocard peut parfois comporter de bouleversants moments, des instants de vérité pure. Ainsi Taranto où dans un épouvantable mélo, la danse de Carmen transforme l'imitation de la vie en passion intacte.

Daniel Humair, peintre, musicien
Pour moi, l'image de musique la plus importante c'est Ascenseur pour l'échafaud de Louis Malle, qui est un film qui avec le temps se révèle quasiment nul, et qui a toujours été sauvé par la musique. Je crois que, dès le départ, la musique y a joué un rôle prépondérant.

Michael Mantler, compositeur, musicien
Je ne suis pas certain de bien comprendre la question, MAIS s'il s'agit d'images ayant trait à la musique - je ne pense PAS qu'aucune ne s'y rapporte, et personnellement je ne pense pas qu'elles le devraient en regard de la musique pure. Bien entendu de nos jours les images sont utilisées de façon obsédantes dans ce monde de musique PLUS images, ce qui s'exprime aujourd'hui le plus évidemment à travers le développement et l'INSISTANCE des vidéos musicales (qui EMPÈCHENT d'écouter de la musique sans qu'une image y soit associée...). Néanmoins, ayant moi-même intégré de nombreuses images dans une production quasi-multi-media (une sorte d'opéra, intitulé THE SCHOOL OF UNDERSTANDING), je dois plaider coupable en reconnaissant en avoir utilisé bon nombre du photographe Sebastião Salgado. L'une des plus émouvantes (PARMI D'AUTRES), et cela répondra probablement à votre question, est reproduite dans le livret de l'enregistrement CD de cette œuvre (sur ECM).

Chris Marker, réalisateur
"Celle qui vous a le plus marqué ?". Comme vous y allez, heureux enfants insouciants qui ne savez pas encore combien d'images marquantes peut accumuler une mémoire ? C'est vrai que généralement je ne réponds pas à ce genre de questions (comme "les dix films qui ?“, "les dix livres dans une île déserte ?", etc.) - et j'en aurais fait autant si justement une image n'avait pas surgi toute seule à la fin de ma lecture. Je ne suis pas sûr qu'elle entre exactement dans ce que vous aviez en tête, mais comme elle était là, je vous la livre, vous en ferez ce que vous voudrez, inutile de dire que je ne me sentirai nullement offensé si vous concluez que, comme il m'arrive souvent, je suis à côté de la question.
L'année serait facile à retrouver : c'était celle où les Exodus, rejetés par les Anglais des ports palestiniens, refusés par la France, erraient de côte en côte : certains se retrouvaient à leur point de départ, à Hambourg (pour un peu on leur aurait fait faire le reste du chemin en train, jusqu'à Treblinka, ça leur aurait rappelé des choses) -deux en particulier demeuraient en suspens au large de Juan les Pins, où nous voyions leurs feux s'allumer au crépuscule pendant que nous dansions en écoutant la musique de jazz. La guerre était encore assez proche pour que ce genre de collage incongru nous paraisse relever de la folie ordinaire, nous en avions vu d'autres. Dans cette boîte-là jouait Bernard Peiffer, le grand pianiste français qui devait peu de temps après nous quitter pour une carrière aux USA. Sa femme, Monique Dominique, chantait des spirituals, elle était une des rares blanches à pouvoir les interpréter avec le vibrato des grandes chanteuses noires. Et Danny Kane, remarquable joueur d'harmonica, complétait la formation avec un bassiste et un batteur que j'ai oubliés. C'est pendant une pause que j'ai vu Danny Kane aller s'adosser à une colonne, au fond de la petite scène où ils jouaient, là où la vue sur la mer était la plus directe, et doucement, presque inaudiblement dans le bruit des conversations qui venaient de succéder à la musique, tirer de son harmonica qui venait de dialoguer avec Bernard sur You go to my head les quelques notes d'une mélodie, celle de l'Hatikvah. Je suis prêt à jurer sur les Saintes Icônes que j'ai été le seul à faire le lien. Danny Kane était juif. De ce lieu de jeux insouciants, il envoyait un message aux autres, à ceux qui traînaient de côte en côte dans des conditions à peine meilleures que celles qu'ils avaient connues dans les camps. Il jouait pour lui, pour eux, tourné vers la mer, et personne ne l'écoutait, et personne sans doute n'aurait reconnu la mélodie. Aujourd'hui, cinquante et quelques ans plus tard, quand j'éprouve le vertige de ce temps-là et de tout ce qui a suivi, ce temps où l'Hatikvah n'était pas encore l'hymne d'un état qui n'existait pas encore, ce temps où les Six-Jours n'étaient pas le nom d'une guerre mais d'une course cycliste en un temps plus ancien encore, où le nom de Vel d'Hiv n'était pas encore celui d'une rafle, et où le mot rafle n'évoquait encore qu'une opération de police contre des truands, que d'ailleurs on n'appelait pas encore truands, ceux-là étaient des bandits du moyen-âge, c'est après-guerre que le mot reprendrait bizarrement sa place, quand j'éprouve le vertige de ce long enchaînement de chances et de gâchis, de promesses non tenues et de haines décidément insurmontables, je pense qu'il faudrait des livres et des livres pour en faire le compte, sans d'ailleurs convaincre personne, ou bien simplement réentendre au fond de la mémoire, imperceptibles et indestructibles, ces quelques notes fragiles qu'un joueur d'harmonica égrenait un soir d'après-guerre dans le crépuscule de Juan-les-Pins.

Gérard Miller, psychanalyste
Un air de musique et une image (Paris vu du ciel) se promènent dans ma mémoire, associés tous deux à une certaine perplexité. En effet, quand j'étais enfant, et à la différence de ma mère, mon père ne chantait jamais. Il semblait même ne connaître aucune chanson. Seule exception à la règle, il fredonnait parfois ces quelques mots d'une rengaine antédiluvienne : " J'ai deux amours, mon pays et Paris. "
Intrigué, comme on l'imagine aisément, par l'unique phrase de son répertoire, je me la répétais souvent, me demandant ce qui avait bien pu hameçonner ainsi mon géniteur dans cette mélopée. Et Paris, dont j'avais découpé dans je ne sais quel journal une photo aérienne, m'apparaissait comme la plus énigmatique des capitales du monde, car j'entendais non pas "mon pays et Paris", mais "mon pays est Paris".
Si Paris était le premier des deux amours avoués par la chanson, quel était donc le second ? Je ne l'ai jamais su.

Jacques Oger, producteur phonographique
(qui répond à cette question au moment même où sort le film La mécanique des femmes dont la musique est de Jean-François Pauvros). Chacun a ses associations d'images, plus ou moins scabreuses.
À quoi bon s'étendre sur sa propre subjectivité. En revanche, je trouve que les images gravitent de manière trop conventionnelle autour des musiques. Ainsi le cinéma, surtout ces trente dernières années, n'a que très rarement utilisé des musiques qui lui étaient contemporaines. Il se contente de la banale illustration sonore (dans ces cas-là, on cite toujours les poncifs du genre, tels que les couples Hitchcock/Hermann, Fellini/Rota, mais on pourrait parler aussi d'Ellington, utilisé dans certains films, y compris quelques polars français, ainsi Moonlight Fiesta chez Alain Corneau). On reste toujours dans la perspective du divertissement. Il me semble qu'il y a très peu de cinéastes qui ont pensé à des ambiances sonores extrêmes, comme celle d'Alan Splet que l'on entend par exemple dans le film Eraserhead de David Lynch, ou même Howard Shore qui a fait appel à Ornette Coleman pour la musique du film Naked Lunch. Je trouve symptomatique que Godard n'ait jamais employé des musiques un peu plus créatives de son époque. Pourquoi n'a-t-on jamais utilisé la musique de Derek Bailey ? Je ne suis pas trop attiré non plus par l'illustration a posteriori (par exemple Bill Frisell qui s'ingénie à commenter Buster Keaton). En fait, je suis intéressé par autre chose : une globalité images/musique et dans ce cas-là, j'adore la Cellule d'Intervention Metamkine qui fait des choses inédites, uniques et vraiment secouantes.

Werner Penzel, réalisateur
Ce n'est pas si facile de répondre à cette question tant la multitude d'images en musique et de musique en images est écrasante, comme un viol des images par la musique et de la musique par les images - mais c'est aussi difficile de se concentrer sur l'un des nombreux et superbes mariages entre ces deux médias qui existent à un moment et disparaissent l'instant d'après en nous laissant pourtant une très vive émotion au fond du cœur, même si nous en oublions les circonstances, simplement parce que nous avons "entendu" l'image et "vu" la musique comme si elles ne faisaient qu'une...
Il y a une image issue d'un documentaire en noir et blanc sur Charles Mingus, et après que nous l'ayons vu faire ci et ça comme jouer du piano avec sa petite-fille de quatre ou cinq ans il y a l'image d'une rue de New- York avec un camion et une voiture de police, et des gens chargent le piano de Mingus sur le camion avec ses cartons et les affaires de son loft, et je ne me souviens pas pourquoi il a été viré de chez lui mais je le vois debout dans la rue derrière la porte ouverte du camion avec les policiers qui tentent de le convaincre de s'asseoir sur le siège arrière de leur voiture garée derrière le camion, et Mingus se moque de tout cela mais toujours très gentiment, et là un des types sort de l'immeuble avec la basse de Mingus dans les bras et la jette dans le camion comme si c'était une vieux machin, et ce jour d'hiver, l'instrument a l'air d'être désemparé, dépouillé et hurlant sans aucun bruit - il n'y a que l'ambiance de la rue mais je peux jurer que j'entends Mingus jouer de sa basse tandis que je vois le camion quitter la scène...

Jean-Philippe Rykiel, compositeur-arrangeur
Notre rapport à la musique a changé. Elle ne provoque plus en nous d'effet physique. Il y a trop d'informations sonores, de bruit ambiant, il n'y a plus de silence, notre oreille est devenue blasée. Toute la panoplie d'émotions qu'on pouvait lire dans les chroniques musicales d'antan a disparu. Enfant, on est dans un état plus réceptif qui disparaît ensuite progressivement. Lorsque j'étais petit, il y avait une musique qui me faisait peur. C'était la Rhapsodie Hongroise de Liszt. Mes parents m'ont raconté que je l'appelais la vilaine musique, cela faisait certainement plus référence à la peur qu'elle engendrait qu'à la musique elle-même. Je peux l'écouter aujourd'hui avec grand plaisir. Ce n'est pas directement une image, plutôt une sensation.

Lara Saba, réalisatrice
Une petite radio, une seule fréquence, juste le temps que les geôliers la découvrent. Un chant angélique, les mots d'un poète qu'ils aiment. La voix de Majida El-Roumi les transporte. Ce sont des prisonniers politiques, ils rêvent, ils pleurent. Une prison en plein désert, du sable et du sel. Interdictions, privations, humiliations. C'est un poète communiste. Deux, cinq, quatorze ans. A peine quelques visites. Pas de quoi écrire. Entre deux séances de torture, dans les élucubrations de la douleur, la cellule, utérus de la mère, ultime désir. La poésie naît d'elle- même, comme une jouissance qu'on a retenue depuis des années, pour en souiller une feuille blanche, amante brûlée par le feu du désir, enfin. De plus loin encore, une atroce symphonie de la douleur, j'avais onze ans, mon cousin kidnappé depuis cinq ans, torturé, rendu mourant, on l'a installé dans ma chambre, je dormais dans une autre, toujours dormi dans une autre depuis. Pendant deux semaines, dans ses cris d'agonisant, tous les maux de la torture resurgis. La chaise allemande, les jets d'eau froide, la chaise électrique... On devinait au timbre et au tempo. Musique de la souffrance, mais aussi de la résistance. De l'amour aussi. Les larmes silencieuses de l'amante chaste, par la force des choses, avaient, elles aussi, une musicalité transcendant la souffrance et la déchéance de ce monde qui en était indigne. Beaucoup plus tard, j'avais presque vingt ans, cet amour m'a submergé. Chez moi, les canons venaient juste de se taire. Un garçon de mon âge, il disait être né depuis longtemps. Around Midnight. Encore et encore. Around Midnight. Et puis à l'aube, les oiseaux.

vendredi 26 janvier 2018

Les soldats & Lenz


Lenz est un concerto pour 3 solistes et un ensemble muet. Le troisième protagoniste, avec l'extraordinaire Agnès Sourdillon et Olivier Dutilloy que je connais déjà, est la partition sonore de François Leymarie, efficace et discrète suite de drones soutenant le texte de Georg Büchner, entrecoupés de rares chutes de blocs calées sur la diction des deux comédiens. Sept figurants se laissent aller à quelques lents mimes discrets pour meubler le décor de la première partie resté en place. La neige continue de tomber. Le morceau de résistance est en effet la comédie satirique de Jakob Michael Reinhold Lenz, Les soldats, à laquelle j'avais assisté dans sa magnifique adaptation opératique du compositeur Bernd Alois Zimmermann en 1977. Je garde un souvenir mémorable de Pierre Boulez en dirigeant la création française sous la forme d'une symphonie vocale à l'Opéra de Paris avec Phyllis Bryn-Julson.

Cette fois-ci la metteuse-en-scène Anne-Laure Liégeois en propose une nouvelle traduction pour son adaptation à 16 comédiens. Le texte de Lenz écrit en 1776 est d'une incroyable modernité, mais aussi d'une cruelle actualité puisqu'il fustige à la fois la différence de classes et le sort que les hommes réservent aux femmes. Le talentueux et facétieux compositeur Bernard Cavanna réussit le tour de force de faire jouer l'ouverture et le finale en fanfare à l'ensemble de la troupe tandis qu'Alexandre Prusse est au bandonéon pendant les deux heures que dure la pièce. Liégeois montre que ni la Révolution, ni les deux siècles qui ont suivi n'ont changé grand chose à l'arrogance des riches et à leur mépris des pauvres comme à l'oppression masculine... Les soldats incarnent forcément cette brutalité imbécile qui caractérise le genre humain. La pièce tombe à pic dans la polémique autour de #metoo et #balancetonporc, version actuelle de la promotion canapé ! Après l'entr'acte, même si elles sont passionnantes, les 50 minutes du portrait de Lenz que Büchner écrivit en 1835 sont dures à mon coccyx et je ne fais qu'entrevoir la folie de Lenz sublimant le monde qu'il fuit et le poussant à se martyriser. Pour lui la neige continue de tomber.

La troisième partie, totalement imprévue, se déroule dans la rue lorsque nous voulons récupérer notre véhicule au Parking de la Ville géré par la société privée Indigo, leader mondial du stationnement ! Les accès par l'escalier ou l'ascenseur ne fonctionnent pas. Les préposés qui répondent à l'interphone sont incapables de débloquer les portes. Sous la pluie, heureusement il ne neige plus, nous parvenons à trouver une issue salvatrice. À la sortie le robot exige 5 euros alors qu'un panneau stipule que c'est gratuit jusqu'à 0h15. Les précédents chauffeurs, impatients après l'attente au dehors, paient sans sourciller. La personne qui me répond n'est pas au courant, mais devant ma détermination elle finit par lever la barrière pour que nous puissions regagner nos pénates. C'est beau le progrès ! Là aussi rien n'a changé depuis l'octroi...

Les soldats & Lenz, JMR Lenz & Georg Büchner, mise en scène et scénographie Anne-Laure Liégeois, Théâtre 71 de Malakoff jusqu'au 2 février 2018.

jeudi 25 janvier 2018

Tombeau de Poulenc


J'ai toujours adoré Francis Poulenc, compositeur français mésestimé, peut-être pour les mêmes raisons que je dois toujours défendre Jean Cocteau. Il fut même mon voisin au Père Lachaise, mais j'ai déménagé ! J'ai usé le coffret de ses mélodies comme celui de sa musique de chambre, joué et rejoué ses opéras. Dans des genres radicalement différents, une comédie surréaliste, une tragédie historique et une comédie dramatique intimiste, Les mamelles de Tirésias, Le dialogue des Carmélites et La voix humaine sont trois chefs d'œuvre absolus dont les livrets sont respectivement d'Apollinaire, Bernanos et Cocteau. De plus, Poulenc, mouton noir de la famille Rhône-Poulenc, a bénéficié d'interprètes exceptionnels comme Pierre Bernac et la sublimissime Denise Duval. Il y avait deux Poulenc, le compositeur mystique de chœurs célestes et le garnement casquette sur l'œil, celui que je préfère évidemment ! En composant un Tombeau de Poulenc, le pianiste Jean-Christophe Cholet, le saxophoniste Alban Darche et l'ancien chef du Vienna Art Orchestra, Mathias Rüegg, en inventent un troisième, imaginaire contemporain, à l'aide d'un orchestre de jazz.


Librement inspirée par l'œuvre de Poulenc sans jamais tenter la moindre adaptation, Le tombeau de Poulenc est une rencontre exquise entre la musique classique française du début du XXe siècle et les influences du jazz. "Dans la musique occidentale savante, un tombeau est un genre musical en usage pendant la période baroque. Il était composé en hommage à un grand personnage ou un collègue musicien (maître ou ami), aussi bien de son vivant qu'après sa mort, contrairement à ce que le nom de ce genre musical pourrait laisser penser. Il s'agit généralement d'une pièce monumentale, de rythme lent et de caractère méditatif, non dénué parfois de fantaisie et d'audace harmonique ou rythmique. C'est le plus souvent une allemande lente et élégiaque ou une pavane, danse de la Renaissance depuis longtemps tombée en désuétude à l'époque de la mode des tombeaux. Contrairement au lamento italien, le tombeau n'est pas censé utiliser les modes expressifs du deuil et de la douleur qui sont alors vus avec scepticisme dans la tradition musicale classique française. Cependant certains éléments sont notables comme l'usage d'une note répétitive symbolisant la Mort frappant à la porte ou l'utilisation de gammes diatoniques ou chromatiques montantes ou descendantes symbolisant les tribulations de l'âme et sa transcendance." Si je reproduis cette définition de Wikipédia, cela n'a rien d'innocent, vous comprendrez cette allusion à mon propre travail dans quelques mois ! Les plus célèbres sont le Tombeau de Couperin par Ravel ou celui de Debussy par Dukas, Roussel, Malipiero, Goossens, Bartók, Schmitt, de Falla, Ravel, Satie et Stravinsky.
Le choix de deux pianos rappelle tout de même le Concerto en ré mineur de Poulenc, les références instrumentales étant là les plus prononcées. L'orchestre comprend aussi violon, flûtes, saxophone ou clarinette, trompette, trombone, tuba, contrebasse et batterie. De l'ensemble se dégage une douceur particulière, une musique de chambre aux fenêtres ouvertes sur la campagne.

Le Tombeau de Poulenc, cd Yolk, dist. L'autre distribution, 12,99€, sortie le 2 février 2018

mercredi 24 janvier 2018

Jean Douchet, l'enfant agité


Au début des années 70 Jean Douchet traînait de temps en temps à l'Idhec pour des analyses de films, mais nous suivions essentiellement l'enseignement de Jean-André Fieschi. Les maîtres se suivent, mais ne se ressemblent pas. Douchet est probablement l'un des deux seuls mecs qui m'ait dragué avec un sourd-muet à Tanger ! À ma sortie de l'École je crois me souvenir qu'il faisait partie du jury qui nous attribua un prix au Festival de Belfort pour La nuit du phoque. Je l'ai croisé ensuite à de rares occasions, toujours affable et charmant, mais grâce au film de Fabien Hagege, Guillaume Namur et Vincent Haaser, je découvre avec le plus grand plaisir ce théoricien du cinéma qui réalisa peu de films, écrivit presqu'ausi peu, mais transmit sa passion à un nombre grandissant de cinéphiles.


Jean Douchet, l'enfant agité est le portrait de jeunes gens fascinés par ce puits de culture, généreux et facétieux, philosophe et épicurien. Les cinéastes Arnaud Desplechin, Noémie Lvovsky, Xavier Beauvois et le producteur Saïd Ben Saïd racontent ce qu'ils doivent à ce passeur qui sillonne la France entière de ciné-club en ciné-club en abordant les films qu'il aime de la manière la plus personnelle, sans tabou et loin de tout discours universitaire, centrée sur le mouvement. Mouvement de 24 images par seconde évidemment, mais aussi mouvement d'une vie bien remplie avec 88 printemps au conteur ! Son vieil ami Barbet Schroeder, qui a monté les Films du Losange avec Éric Rohmer, en témoigne. Le voyage initiatique des trois apprentis cinéastes reflète la tendresse partagée pour leur idole. Il était logique que Carlotta sorte ce film, Douchet ayant alimenté quelques unes de leurs sorties DVD (L'aurore, Espions sur la Tamise, Blow Out, Le canardeur, les coffrets Barbet Schroeder et Hou Hsia-hsien) de ses analyses intelligentes et sensibles. Vincent-Paul-Boncour, son directeur, et Nicolas Ripoche, réalisateur abonné aux bonus de l'éditeur avec sa société Allerton Films et ici monteur du film, lui devaient bien cela. Dans les dernières minutes, Douchet évoque sereinement sa mort qui s'approche, son refus de toute propriété et sa joie de vivre.

→ Fabien Hagege, Guillaume Namur, Vincent Haaser, Jean Douchet, l'enfant agité, sortie en salles le 24 janvier 2018

mardi 23 janvier 2018

Qu'évoque pour vous un allumé du jazz ?


Nouveau chapitre de La Question publiée à l'origine dans le n°3 (juillet 2000) du Journal des Allumés du Jazz. Je demandais à Noël Akchoté, Pascal Bussy, Henri Cueco, Violeta Ferrer, Gala Fur, Frédéric Goaty, Thierry Jousse, Olivier Koechlin, Jacques Mahieux, Yazid Manou, François Marthouret, François Méchali, Yves Miara, Xavier Prévost, Sylvain Siclier, Benoit Thiebergien ce qu'évoquait pour eux un allumé du jazz.

Noël Akchoté, musicien
Et bien, pour rendre un peu de féminin à cet énoncé : «Où s’est perdue l’allumette ?» Autre question : Est-ce que ça se consume, l’allumé, que de l’être «du» jazz (par, en, d’en, aussi bien) ? Pour s’avancer un peu, je regarde dans mon Larousse à Allumoir où j’y trouve ceci : «ensemble constitué par un détonateur et un dispositif d’amorçage et destiné à provoquer la déflagration d’une charge explosive». Ça s’entend ou ne s’entend pas, c’est selon. Et puisque c’est à moi que l’on pose la question, ici, j’ai envie de dire que c’est surtout «So Long» (on ne discute plus tellement du «selon», anyway).
Voici pour finir : «- Vous n’avez donc pas été terroriste ? - non - Et vous n’êtes pas devenu dévot ? - non plus.» (In Passion fixe, Philippe Sollers, Gallimard).

Pascal Bussy, responsable Jazz Warner France
Qualificatif forcément pluriel : il peut tout aussi bien définir un banquier RPR collectionneur de vieilles cires des années trente, un musicien remplaçant dans un big band de série B, les programmateurs de FIP à la veille d’un chômage technique savamment organisé, la tribu des bons organisateurs de concerts (subventionnés ou pas), un esthète anarchiste qui passerait sa vie entre la Knitting Factory et les Instants Chavirés, son compère journaliste en train d’écrire la saga de la black music du gospel au hip-hop, ou ces vendeurs de Fnac ou d’ailleurs qui savent vous faire découvrir avec la même passion le dernier Matthew Shipp ou telle réédition de Tommy Flanagan.
Marque de fabrique adaptée à l’industrie du disque, le terme d’"allumé du jazz" est tout aussi abstrait, car nulle confrérie (hum hum !) ne peut prétendre en avoir le monopole. Tel pianiste qui s’escrime à enregistrer un quinzième disque à compte d’auteur, tel chef de produit d’une major qui va s’escrimer à batailler pour vendre le dernier Marc Ribot ou un coffret de Duke Ellington, tel directeur de petit label qui sort en solitaire ses cinq disques-objets par an, tel compilateur qui a pour devise de faire connaître le jazz au grand public : tous sont des "allumés", à égalité devant le grand Dieu de la musique.
Puisqu’il me reste cinq lignes, voici mon "top ten" de mes allumés à moi. Tous ex-aequo : Jac Berrocal poète d’une marginalité sans cesse transcendée, Pierre-Jean Crittin rédacteur en chef de Vibrations, l’une des rares revues qui n’arrête pas de marier le jazz et les autres musiques, Philippe Carles chroniqueur éclairé de la geste libertaire, Monsieur Dupont amateur de musique qui ose prendre des risques en achetant 400 Francs de CDs chaque mois (les disques, c’est tellement cher !), Charlie Watts cogneur des Rolling Stones fasciné par le swing, Jacques, Alain, Vlad, Olivier, Dany (ils se reconnaîtront) grands maîtres des plus beaux rayons jazz de France, enfin Claude Nobs fondateur du Festival de Montreux, ami des stars et grand fan du catalogue Atlantic. Tous des "allumés du jazz", et bien plus que ça en fait : des "allumés de la musique", que dis-je, des "allumés de la vie" !

Henri Cueco, peintre
L’allumé déguste le jazz, comme un alcool, serait-il à brûler, rectifié ou synthétique. L’allumé parle de performances jazziques comme s’il s’agissait de courses cyclistes. Mais l’allumé qui se soigne se détourne des saxophones écholaliques. Il se souvient alors du jazz des origines empreint des souffrances de l’exil et de l’esclavage, chargé des mythes fondateurs d’Afrique. Il sait que sa modernité peut naître de l’archaïsme. L’allumé peut devenir un allumeur.
P.S. J’avais d’abord compris la question : «Qu’évoque pour vous un allumé du gaz ?» comme s’il s’agissait d’une enquête du gaz de France et je n’envisageais pas d’y répondre, ce qui explique ma première réaction lorsque vous m’avez téléphoné la question.

Violeta Ferrer, comédienne
(en écoutant Camaron de la Isla) Celui qui dépasse la compréhension pour devenir amoureux.

Gala Fur, écrivain
Je suis une allumée du jazz parce qu'une vraie épicurienne aime le présent, existentiel et vivant, tout ce qui fait vibrer et donne des émotions. Le jazz m'a donné très tôt tout ça "live", puisque j'ai eu la chance de voir en concert des personnes comme Roland Kirk, et m'a permis de me sentir toujours libre malgré les contraintes extérieures. Je me suis laissée emporter et distraire du réel fade ou pesant par ses émanations entraînantes, j'ai enrichi ma solitude grâce à des morceaux magiques qui s'écoutent mieux seule qu'à plusieurs, Ornette par exemple. Je suis riche aujourd'hui de les savoir là, pour les écouter tout à l'heure, bientôt, ce soir, riche de savoir que je peux les retrouver comme s'il s'agissait d'une famille. La famille jazz."

Frédéric Goaty, rédacteur en chef adjoint de Jazz Magazine
Quelqu’un qui n’éteint pas l’allume hier - je veux dire : quelqu’un qui continue d’aller de l’avant sans perdre la mémoire. Et pas forcément : d’innover (qui a vraiment innové dans l’histoire de la musique?), de chercher (de trouver), de «swinguer» ou de jouer «free», toutes ces choses qu’on voudrait imposer aux musiciens comme des passages obligés - musiciens qui (s’agissant des meilleurs évidemment...) ne sont justement pas sages (les vrais créateurs ne sont jamais «sages») et qui ne se sentent jamais «obligés». Aller de l’avant, donc, tout simplement, ne pas s’arrêter, écouter un peu ceux qui écoutent (qui aiment) avant de trop s’écouter soi-même (tout à fait d’accord, cher Didier P. : «mais où sont les producteurs? », on se le demande, on en redemande, on les implore, où sont-ils?!), bouger, marcher, (sans trop démarcher, si possible, quoique, je m’en doute, difficile d’éviter ça....), vivre, filer, voler plus haut que les autres. Rêver. Pour de vrai. Et puis enfin, les «Allumés du Jazz», on vous connaît, on vous aime beaucoup, mais cet intitulé, quand on y pense.... Remember : «La belle indépendance», labels, indépendance, c’était plus joli, non ?

Thierry Jousse, critique de cinéma, critique musical, réalisateur
Un allumé du jazz c’est un peu comme un cinglé du music-hall ou mieux encore un philatéliste. C’est-à-dire un collectionneur maniaque qui vit retranché dans un monde idéalisé où ne s’échangent que des objets sans valeur aux yeux du reste de la planète. Il y a à la fois une certaine grandeur névrotique et un ridicule tantôt aigre, tantôt sympathique dans cette attitude. Vivre comme un allumé du jazz suppose soit une nostalgie inguérissable, soit un positivisme imbécile quant à cette musique dans son existence contemporaine. C’est une posture fantomatique, funèbre, frelatée. Le jazz ne nourrit plus son allumé, sauf au passé. Il vaut mieux le savoir sous peine de vivre figé, fatigué, falsifié. Ou mourir de ne pas mourir… Comme le jazz lui-même…

Olivier Koechlin, musicien
Un allumé du jazz devrait choisir ses feuilles, mélanger avec soin les variétés, rouler lentement, coller avec précision, tasser légèrement, puis se glisser dans sa peau, et enfin faire passer...

Jacques Mahieux, musicien
À question floue, réponse nette :
Un allumé du jazz, c’est pour moi un vétérinaire de campagne qui fonde une association dévolue à la propagation de cette musique dans un bled perdu de la Thiérache profonde (900 habitants, 3000 vaches), qui fait venir 150 personnes au premier concert en payant le cachet des musiciens sur ses fonds propres (les débuts d’une association, c’est un peu comme la recherche d’un premier emploi, on vous demande d’avoir fait vos preuves d’abord...) , qui se farcit des himalayas de dossiers divers z’et variés destinés tant à l’éventuelle obtention d’hypothétiques subsides qu’à la mise en conformité vis-à-vis des douze mille organismes qui confondent parfois protection sociale et dissuasion d’initiative, qui, entre deux mammites et trois vêlages, prend rendez-vous avec tout ce que la région Nord-Pas-de Calais peut compter d’alliés potentiels, qui crée de ses rustiques mimines un site internet* consacré à la dite association, qui n’en revient toujours pas de pouvoir entendre «live» et côtoyer quelques uns des musiciens qui ensoleillent ses longues soirées d’hiver non perturbées par des appels d’herbagers en détresse, et dont le plaisir irradiant qu’il prend à chaque concert suffirait à me rassurer quant à la validité de mon choix de carrière...
Cet allumé-là existe, je l’ai rencontré, il s’appelle Pierre Normand et réside à Prisches (59550). entre autres mérites, il a eu ceux de m’avoir rendu plus indulgent vis-à-vis des organisateurs para-institutionnels, et de m’avoir rassuré quant au pouvoir d’ignition de cette musique, lorsqu’elle ne vend pas son âme aux éteignoirs multinationaux...
*http..//www.multimania.com/Bleuetvert

Yazid Manou, attaché de presse, enfant vaudou
À ne pas confondre avec illuminé (quoique l'expression pouvant aisément s'appliquer à certains...) ; être allumé selon mon Larousse (édition d'avril 1994) c'est être congestionné par la colère ! J'avoue que j'étais très loin de penser à toute idée de colère dans cette expression mais dans un sens général, je me rapporterais plutôt au terme originel : le feu, donc à la passion dévastatrice. Prenez au hasard le cas célèbre d'un défunt guitariste gaucher et noir, quasi inconnu au moment des faits, qui démontra devant 30000 freaks jusqu'où un parfait allumé de la guitare pouvait aller. On déconseille d'ailleurs aux enfants de faire la même chose à la maison (ou ailleurs). Bref, je digresse, excusez-moi ! Donc le feu disais-je, oui. En latin, allumer se disait illuminare (d'où illuminé... Tiens, tiens) et être allumé, ardere (d'où ardent, vous voyez, tout concorde). De là à traiter les pompiers d'allumés, il est un pas que je n'oserais franchir. Quelle était la question ? Ah oui, l'allumé du jazz est donc un dangereux personnage qu'il faut éloigner des zones inflammables (New Morning, Sunset, Blue Note, Ronnie Scott et consorts sans parler des pochettes en carton etc). C'est tout simplement un fou pour qui la camisole correspond au sax d'un Parker, au piano d'un Monk (autre allumé), aux visions d'un Sun Ra (encore un)... Bref, les exemples choisis n'ont pas été pris au hasard, bien au contraire.

François Marthouret, comédien
Cela donne envie d’improviser bien sûr déjà sur ce mot «allumé», ce qu’il a de rayonnant et inventant sa lumière justement du jazz. Est-ce le jazz qui enflamme l’allumé ou l’allumé qui met le feu au jazz ? Comme dans toute histoire d’amour et dans cet «intercourse», il y a sans doute libre échange.
En acceptant les fous, les singes savants, les drogués du jazz, en intégrant toutes sortes de touristes, tendres, snobs ou à boutons, j’imagine la vie, l’enfance, la générosité, la révolte, le risque, la folie, la jubilation, l’obsession artisanale, le vertige de soi etc. etc. qui habitent l’allumé du jazz, un peu comme l’histoire du papillon qui veut connaître le secret de la flamme, de sa vérité, en se jetant dedans, plus la grâce...

François Méchali, musicien
À cette question , deux types de réponses s’imposent. En tout premier lieu (et avant de vous définir professionnellement) un allumé du jazz est un amateur de jazz. Mélomane averti, il doit connaître cette musique, l’aimer, l’apprécier et bien en connaître ses composantes historiques. Même si cette musique a évolué, elle est empreinte de ses racines même si elle a puisé, grâce à son développement, dans d’autres cultures et s’est donc ouverte à d’autres formes. En second lieu vous êtes, à mon sens, des militants. Il est impossible, quelque soit notre rôle d’acteur, de ne pas avoir un sens politique dans notre démarche. Cela n’implique pas obligatoirement une marginalité (et je ne la souhaite pas) même si dans certains cas cela se confirme dans la réalité. En tant que musicien mon investissement professionnel correspond à des choix esthétiques. C’est à mon sens, un acte politique. Vous avez, vous aussi, en tant que labels indépendants, forcément la même démarche. Votre association représente un panel de la production qui se fait dans l’hexagone. Elle est heureusement très large et permet de représenter un certain nombres de courants différents. Vous êtes regroupés et votre action est bénéfique. Cependant pourquoi ne pas regrouper vos forces dans un problème majeur : la distribution. Puisque dans votre vie interne de label vous contrôlez toutes les étapes, la dernière (et pas la moindre!) vous échappe! Vous défendez bien cette musique et l’on sait que bien diffusée elle reçoit un accueil chaleureux. Ces musiques ont besoin d’une attention toute particulière et le dernier maillon de la chaîne doit aussi être contrôlé. Pourquoi s’investir autant pour en perdre le bénéfice au bout ?

Yves Miara, musicien
Prônant depuis toujours le simple et élémentaire classement alphabétique pour ranger les diverses œuvres discographiques disponibles sur le Marché (et en dehors de ce dernier, quoique beaucoup moins disponibles), je n'ai jamais vraiment pu me résoudre à prendre en compte les différentes étiquettes et genres musicaux. Peut-être que ces derniers ne répondent simplement qu'à une volonté marchande de cibler des publics (allumé du jazz, fou de tekno, fan de Céline Dion ou encore mordu de death-metal...). Cette mode actuelle de "métissage" de genres participe peut-être même de cette volonté de fusionner les publics et d'accroître ainsi le Marché. Sans doute est-ce aussi plus simple de limiter ses champs d'exploration à des genres bien définis, clos et sans surprises... Ou alors je me méprend: Certains pensent que le jazz est plus qu'un genre musical limité par des codes incontournables; que le jazz, par son recours fréquent à l'improvisation et son caractère revendicatif, représente plus un état d'esprit qu'un véritable genre. Mais n'est-ce pas le cas de beaucoup d'autres musiques où des individus passionnés et ludiques innovent, expriment et suscitent de nouvelles choses, de nouvelles sensations, de nouvelles façons d'appréhender et de réagir au monde qui nous entoure...Et pourquoi toujours cette nécessité de générer des familles, des écoles, voire des églises ? Ce qu'évoque pour moi allumé du jazz, fou de tekno, fan de Céline Dion ou mordu de death-metal...
Enfin, J'ouvre ici une parenthèse syntaxique, probablement inintéressante et anecdotique, mais qui toutefois me plonge avec délectation dans cette perplexité sans cesse renouvelée qui me saisit face au monde moderne. Deux majuscules (le A de "Allumé" et le J de "jazz") s'étaient glissées dans la première formulation de la question et un rectificatif est parvenu plus tard en remettant deux minuscules (le a de "allumé" et le j de "jazz"). Majuscule et minuscule sont des codes linguistiques formels (mais non dénués de sens puisque nécessitant un rectificatif). Et alors je m'interroge: n'y aurait-il pas d' "allumées du jazz". Et dans ce cas pourquoi ne pas ajouter le "e" manquant qui ouvrirait le jazz (et la musique) à la gent féminine bien minoritaire jusqu'à présent ?

Xavier Prévost, journaliste
Un allumé du jazz évoque pour moi une figure familière, mi-concrète, mi-rêvée : celui qui cultive une idée de constance dans le provisoire ; celui qui éprouve un désir têtu pour l’éphémère; celui qui guette l’émoi furtif, en se défiant de l’émotion définitive, pétrifiée ou embaumée. Bref un être vivant, en équilibre instable sur le fil du devenir, et qui préfère l’effervescence de la tension au douillet confort de la résolution.

Sylvain Siclier, journaliste au Monde, critique à Jazzman et l’Affiche
Dans son sens familier et communément admis le terme d' "allumé" est synonyme de fou, d'illuminé. Un allumé du jazz serait donc un fou de jazz, un passionné donc. Mais pourquoi se limiter au jazz ? Il me semble que pour les quadragénaires de ma génération (grosso modo qui ont découvert la musique dans les années 70), il était naturel de s'intéresser a de nombreux genres musicaux. Les artistes nous y encourageaient en établissant des ponts qui me semblaient assez naturels. En découvrant la musique par le biais essentiellement anglo-américain (déjà !) des Rolling Stones, de Frank Zappa, de Gong ou de Soft Machine on allait écouter sans a priori Muddy Waters, Eric Dolphy ou Charles Ives, la musique indienne ou John Coltrane.
Quitte à ne pas toujours s'y retrouver. De temps à autres un musicien français semblait rendre possible ces croisements (Léo Ferré, Serge Gainsbourg). Ce qui permettait de rester allumé à toutes les propositions tenait en grande partie au fait que chaque disque, chaque concert, chaque livre faisait figure d'événement. L'offre ne semblait pas aussi importante quantitativement et ma jeunesse me laissait penser qu'elle était systématiquement de haute qualité.
Aujourd'hui cette offre est réputée pléthorique. Pour qu'un post adolescent devienne un allumé de la musique il lui faut un soutien financier important, surtout d'autres propositions lui sont faites (jeux vidéos, vêtements, téléphone portable, Internet ?). La société de consommation oblige donc, probablement plus qu'avant, à choisir, d'autant que tout est théoriquement accessible en temps presque réel. Les mélanges surprennent probablement moins, ils sont entrés dans toutes les musiques (de divertissement, de réflexion). Dans tout cela où est mon propre enthousiasme ? Je ne sais pas. Variable, plus dispersé, plus sollicité aussi. Il faut y prendre garde. On devient vite un nostalgique blasé.
Accessoirement un allumé du jazz est aussi l'un des membres de l'association du même nom. Là aussi il y a un afflux de propositions. C'est autant sa force que sa faiblesse.

Benoit Thiebergien, directeur de festival
Apparu dans les années 70, l'allumé du jazz est un personnage atypique de la scène musicale, un peu illuminé, disons-le, qui irradie de son énergie brute les méandres subtils de l'improvisation. Provocateur par vocation, il met le feu aux poudres qui fardent les conventions du musicalement correct: l'antiphrase dans le phrasé, la démesure dans la mesure, le frisson dans le son... À tel point qu'il arrive parfois à l'allumé de fondre les plombs dans un court-circuit neuronal et de se consumer dans un processus de désintégration musicale. C'est le risque ! À force de se brûler les ailes aux portes de l'institution, il lui arrive de devenir acariâtre, chauffant les esprits par une intransigeance parfois déplacée, symptôme fréquent d'une générosité refoulée. On a cru l'allumé en voie d'extinction. Pourtant, on en distingue de nouveau, quelques spécimens dans la fumée de clubs et festivals pour initiés et amateurs éclairés... Pas de fumée sans feu, pas de renouvellement musical sans lui. Pas de retour aux sources de l'énergie pure sans étincelles de folie. À condition que le jazz accepte encore de se faire allumer... T'as pas du feu ?

lundi 22 janvier 2018

Ella & Pitr persistent et signent


Samedi à la Galerie Le Feuvre qui avait organisé un nouvel accrochage (jusqu'au 17 février), Ella & Pitr signaient les derniers exemplaires de leur monographie Comme des fourmis parue chez Alternatives, en soignant chaque dessin en fonction de l'acquéreur. La patience des amateurs qui font la queue est largement récompensée.


Si on connaît leurs Hamlet, de celles qu'on "ne peut faire sans casser des œufs", dans le couloir on peut admirer leurs personnages épinglés "comme des papillons".


Au sous-sol sont exposées de très grandes affiches de cinéma X détournées...


Il ne manque que le DVD Baiser d'encre que Françoise Romand leur a consacré, un conte moral de long métrage réalisé sur plusieurs années à suivre cette famille Fenouillard avec leurs deux enfants qui sillonnent la planète en peignant d'immenses fresques sur des toits d'immeubles ou de hangars, sur des barrages hydrauliques ou des pistes d'aéroport.


On peut encore commander le magnifique DVD sur Alibi Prod ou Big Cartel...

vendredi 19 janvier 2018

Et le son ?


Je suis sidéré de constater que mon propos sur le son dans les médias audio-visuels était déjà si élaboré en 1979, lorsque Marc Argillet me commanda un texte sur le sujet pour le n°20 des Cahiers de l’Iforep, la revue de la Caisse Centrale des Activités Sociales (CCAS) et des Caisses d'Action Sociale (CAS) du personnel EGF. C'était évidemment bien avant la privatisation de l'électricité et du gaz de France. Le précédent numéro, également consacré à l'audio-visuel, invitait Jean-Patrick Lebel, Noël Burch et Marc Vernet à parler du cinématographe. Claudine Bories, Serge Gordey, Jean Libois, Denis Pasquier et Paul Seban contribuaient avec moi à cette seconde partie. En complément de mon texte, un des plus anciens si ce n'est le premier que j'ai écrit, qui a déjà la forme du Discours de la Méthode que je développerai l'année suivante dans le spectacle Rideau ! d'Un Drame Musical Instantané, Annie Bessières m'interviewait.



ET LE SON ?

Bruits, textes, musique, cinéma muet, cinéma parlant ou sonore... bien que la question soit moins souvent débattue — elle est en tout cas plus rarement traitée — le problème de la place et de l’utiIisation du son dans l'audio-visuel est pourtant aussi complexe que celui de l’image.

Cinéaste, compositeur et enseignant Jean-Jacques Birgé s’est « amusé » à écrire pour les Cahiers de l’Iforep ce qui, à première vue, peut ressembler à un poème. C’est en fait le scénario d’un film qui ne sera jamais tourné, celui qu’il a imaginé de sa communication téléphonique avec Marc Argillet qui lui demande, pour l’Iforep, de collaborer à ce numéro. Pour y parler du son.
Il a choisi d’en « écrire ». C’est cet essai original que nous vous présentons et qui devrait être « parlant » pour qui veut bien le lire et l’« écouter ». Car ce scénario donne à entendre, en italique dans le texte, les bruits, les dialogues et la musique.
Nous avons, malgré tout, sacrifié aux usages d’une explication plus conventionnelle — lui aurait aimé que son texte seul suffise — sur la façon dont travaille un compositeur pour un document sonore. Lorsqu’il est venu apporter son texte, nous lui avons demandé qu’il nous en dise plus, ou plutôt « autrement », en somme de nous parler du son comme il le ferait pour les étudiants de l’Idhec (Instilut des Hautes Etudes Cinématographiques). Et nous avons branché le magnétophone.
Et comme pour — presque — toutes les interviews, nous avons réécrit les propos échangés. Cette interview sera pourtant aussi « réelle » que l’image, le son que nous voyons, que nous entendons au cinéma... ou dans notre vie quotidienne.



LES SONS EN ITALIQUE

Aucune image, aucun son, le noir.
Sonnerie de téléphone.
Quelques pas précipités.
Je décroche le combiné.
Pendant la communication nous parviennent
les cris des enfants jouant au ballon sur le trottoir.
Je suis là.
Marc Argillet me propose d’écrire cet article,
sa voix (sonorité nasillarde du téléphone)
est moins présente que la mienne.
Bruit d’eau, bruit du linge dans la baignoire,
douche, brosse : on lave dans la pièce à côté.
On ne voit que moi, je suis assis, je tiens l’appareil
d’une main et de l’autre je prends des notes,
le stylo gratte doucement le papier. Mon interlocuteur
va chercher les renseignements indispensables :
format de la revue, nombre de caractères à la ligne...
j’en profite pour repartir en vacances, le temps
pour lui peut-être d’ouvrir et de refermer un tiroir :
une vague, voix des pêcheurs portugais,
grincements de poulies, une nouvelle vague.
Les sons permettent de s’évader du cadre étriqué
de mon coin téléphone. À droite, la rue
(je tourne la tête à ce cri d’enfant moqueur :
« Tire pas dans les carreaux ! »),
à gauche mon amie rince en fredonnant
« les fleurs du jardin chaque soir ont du chagrin... »
et dans ma tête restent des vapeurs estivales,
mais on ne voit toujours que moi.
Il s’agit d’évoquer, sans le montrer,
l’espace qui se situe au-delà de l’écran (hors-champ).
Sur les bords du cadre,
à l’autre bout du fil,
ou bien même il y a une semaine au Portugal.
Après avoir enregistré chaque bruit, chaque voix, chaque ambiance séparément, leur donner à chacun(e) une intensité propre et autonome : un habile mélange de toutes ces sources sonores (mixage) pourra permettre d’orienter le choix difficile de notre écoute.
À moins que tout ne se passe en direct, au risque de sacrifier certains sons, voire les voix, plutôt les entendre.
Parce qu’à l’écran, l’oreille ne peut faire cette sélection des informations à laquelle le vécu nous entraîne.
La communication s’achève sur un prochain rendez-vous téléphonique.
L’eau ne coule plus. Les enfants ont fait curieusement place aux joueurs de dominos du café d’en face,
chocs des dominos qui s’abattent sur les tables, quelques notes de flipper, brouhaha.
La caméra décrit lentement la pièce où je travaille.
L’ambiance confuse du café arabe s’efface devant d’autres pas précipités dans l’escalier de bois (fondu enchaîné).
Les notes de la veille éparses sur la table à coté de la vaisselle du petit déjeuner. Une moto.
Le bras de l’électrophone se pose doucement sur un disque.
Les Danses espagnoles semblent très appropriées, fonds sonore à mon travail de rédaction, j’ai choisi Granados pour la référence aux vacances ibériques et plus particulièrement l’interprétation qu’il en fit lui-même en 1914 au piano mécanique pour le recul qu’elle permet (sonorité d’époque) et pour sa chaleur, son swing (technique d’époque). Ici la musique ne sert pas de bouche-trou, elle appartient à ma partition sonore comme les autres bruits, elle se mélange avec les cliquetis de la machine à écrire dont elle rythme la frappe, l’ensemble s’équilibre petit à petit.
Fabrication de cette partition.
Je reviens en arrière pour préciser chaque son :
la sonnerie du téléphone, j’en cherche une qui ait la sonorité d’un xylophone, et ne trouvant pas je suis obligé de l’inventer pour lui donner ce timbre de bois qui s’organisera mieux avec les pas précipités qu’elle va couvrir ; ce ne sont pas « des pas », c’est la course des maniaques du téléphone.
Pour la sonorité nasillarde de la voix à l’autre bout du fil, nous transformons la voix réelle de Marc avec un filtre spécial (le filtre téléphone, très souvent utilisé). Les cris des enfants sont extraits d’une séquence de reportage réalisée il y a quelques mois, « Tire pas dans les carreaux ! » est pris séparément et ajouté au reste. Les bruits d’eau s’avèrent particulièrement réussis, nous en faisons beaucoup plus que prévu et nous vidons la baignoire : sshhh, frrt et gloups à « caler » habilement entre les phrases de dialogue. Pour les grincements de poulies je choisis encore une fois le bois (aussi curieux que cela paraisse) pour conserver l’unité de la partition : ce manche de pioche frotté contre cette surface arrondie permet de créer différentes notes de musique grinçantes que nous ferons se chevaucher au montage.
J’hésite longtemps à générer électroniquement les deux vagues avec le synthétiseur, mais j’opte définitivement pour deux vraies vagues plus riches en harmoniques (son plus complexe). N’ayant pas de pêcheurs portugais sous l’oreille, je m’adresse à une sonothèque spécialisée. Etc. En préparant tous mes éléments, je m’aperçois qu’en dehors des ambiances (rue, salle de bain, danses espagnoles...) les sons ponctuels ont de très fortes attaques (chocs des pas précipités, du déclic, des dominos, du flipper, de l’aiguille de la platine, de la machine à écrire...). J’accentue cette tendance, à l’enregistrement et surtout au mixage pour provoquer un effet agaçant et dérangeant, la rédaction de cet article semblera alors héroïque. Ainsi chaque son devra servir le drame qui se joue sur ces pages (compte-tenu de la place qu’il occupe tant spatialement que narrativement) et pour les voix trouver leur timbre, le rythme des phrases, la nature des accents, etc.
En évitant de souligner systématiquement les images par les sons, méthode pléonastique trop souvent employée, renaît chaque fois le cinématographe (sans qu’il y ait besoin d’y accoler sonore).
Je pose mon stylo (gros plan). Choc amplifié accentuant le geste,
coupant ainsi sèchement la musique
et nous laissant suspendu(e)s à un silence.
Un faux silence.
Il reste toujours une rumeur.



« Le cinéma parlant, monstre redoutable, création contre nature »
(René Clair)
« Le cinéma parlant est la forme nouvelle de l‘art dramatique »
(Marcel Pagnol)

ENTRETIEN

Tout document audio-visuel est constitué d’images et de sons. À l’époque du (cinéma) muet, la plupart des projections étaient accompagnées d’un pianiste qui improvisait, parfois même d’un orchestre, ou d’un bruiteur qui simulait le son d’une porte claquée, d’un coup de revolver.

Musique pour les yeux

Certains cinéastes faisaient appel à des compositeurs célèbres (ou qui le sont devenus) pour écrire la partition qui devait accompagner leur film : Marcel L’Herbier à Darius Milhaud pour L’inhumaine, René Clair et Picabia à Erik Satie pour Entr’acte, Abel Gance à Arthur Honegger pour La Roue et Napoléon, Kosintsev et Trauberg à Chostakovitch pour La Nouvelle Babylone et Seule... Le premier d’entre eux fut sans doute Saint-Saëns pour L’assassinat du Duc de Guise. Récemment, après le Ranelagh, un autre cinéma d’Art et d’Essai, le Seine, à Paris, a passé avec beaucoup de succès des films de Georges Méliès (réalisés entre 1900 et 1914) accompagnés par un pianiste, Bernard Lévy, qui improvisait sur les images, exactement dans la tradition, comme Jean Wiener ou Claude Bessy.
Le cinéma muet fut surtout muet pour une génération de cinéphiles de la Cinémathèque Française où Langlois les programmait sans accompagnement musical, alors que certains films avaient été sonorisés par leurs auteurs-mêmes à l’arrivée du parlant. C’est le cas du Chien Andalou de Luis Bñuuel. Les cinéastes d’alors montaient leurs images avec un rythme proprement musical, cela saute aux yeux (et aux oreilles) avec les films soviétiques d’Eisenstein, de Vertov ; il faut revoir (et entendre) La Glace d trois faces ou La Chute de la Maison Usher du Français Jean Epstein...



Bla bla

Lorsque les cinéastes ont eu la possibilité technique d’introduire du son dans leurs films, ils ont d’abord pensé a faire parler les acteurs, c’était le cinéma parlant. Sans s’étendre sur la prétendue, ou non, régression esthétique ou poétique apportée par ce progrès, il est malheureux de penser que le cinéma sonore, à de rares exceptions près, a usurpé son nom : les sons viennent se greffer sur l’image essentiellement pour en accentuer les effets, du descriptif voila tout ! Bien sûr, il y avait des réalisateurs comme Fritz Lang (M. Le Maudit, le Testament du Docteur Mabuse...), Jean Renoir (Boudu sauvé des eaux...), Boris Barnett (Okraïna), Jean Vigo (Zéro de conduite, L'Atalante)... qui se servaient dramatiquement de tous les événements à leur disposition, dès l’avènement du sonore. Aujourd’hui il faut souligner les travaux de Jean-Luc Godard (qui continue à prendre des risques, en se donnant le droit a l’erreur, et qui réussit ainsi des coups fameux : quand passeront donc les douze mouvements de France, tour, détour, deux enfants tournés pour la télévision ?), ou ceux de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (la poésie inouïe des films féroces et désespérés Fortini Cani et Dalla nube alla resistenza) ou de Jacques Tati (on ressort Play Time). On ne peut penser musique et cinéma sans évoquer Visconti : Mort à Venise est plus proche de Mahler que de Thomas Mann. Il faudrait citer Věra Chytilová (Les petites marguerites), et Marguerite Duras qui a repris pour son film Son nom de Venise dans Calcutta désert la bande-son de son précédent India Song. Il y en a d’autres.



Musique d’accompagnement

Les compositeurs spécialisés dans la musique de films finissent tous, même les meilleurs, par refaire toujours la même chose. Ils répondent simplement à la demande des metteurs-en-scène qui ne se sont pas penchés sur le problème, alors que c’est à eux avant tout que cela incombe : on peut imaginer mieux (plus précis) que ces dix minutes de « thème bagarre » ou ces deux minutes de « thème sentimental», types de commande courante ! Et quand ça marche, on récidive ! Prenons plutôt des exemples positifs avec les compositions de Maurice Jaubert (pour Vigo, Carné), de Bernard Herrmann (pour Hitchcock) ou avec les partitions sonores de Hugo Santiago, ou de Michel Fano (pour Robbe-Grillet...), ou encore dans les films de Mizoguchi : les paroles japonaises incompréhensibles au spectateur occidental se mêlent aux bruits ambiants et aux percussions avec beaucoup de cohérence.
Si le scénario s’y prête, la musique « contemporaine » (orientée souvent plus rythmiquement que lyriquement) est plus facile à utiliser dans cette conception de partition sonore qui englobe tous les sons, de la porte claquée à la musique... Les plus libres sont les réalisateurs d’animation (dessins animés, etc.)... On comprend qu’il est difficile de marier un concerto de Vivaldi avec le bruit d’une porte qui se ferme, ce n’est pas impossible, c’est plus délicat. Bien sûr, si c’est un film en costumes !... Aujourd’hui, les bruits font tellement partie de notre environnement qu’il vaut souvent mieux travailler sur ce qu’on a l’habitude d’entendre (comme la ville) que de retomber sur de vieux schémas. Or, la musique des films actuels ressemble à celle d’autrefois (sauf qu’en général elle est moins bonne). Une musique originale a l’avantage d’être entendue pour la première fois. La référence sera toujours la référence au film. Si on utilise Vivaldi, on fera référence non seulement à ce qu’évoque Vivaldi historiquement, mais à toutes les circonstances ou chaque spectateur l’aura entendu. Tout dépend de l’effet qu’on désire obtenir.
D’autre part, il ne faut pas sauter sur la première idée : imaginons que l’on ait besoin de God Save The Queen pour une séquence. Il ne faudra pas forcément se précipiter sur l’interprétation de telle ou telle harmonie, il faudra bien étudier le scénario avant de choisir l’Orchestre des Gardiens de la Paix ; l’hymne anglais pourra peut-être convenir dans l’orchestration de Verdi (l’Hymne des Nations), ou dans celle de Benjamin Britten pour chœurs d’hommes, ou dans la version d’un compositeur américain, Charles Ives, qui a réalisé des variations sur l’hymne (America Variations) en 1891 qui sont d’un humour extraordinaire, de la musique de film sans film! Il faudrait aussi chercher du coté de Stockhausen (Hymnen). Tout dépend de l’effet qu’on désire obtenir.



Mélodrama

Il est intéressant de traiter les bruits de la même manière, afin que le rythme des sons et celui des images en créent un troisième, celui du cinéma. On choisira les bruits pour leur valeur dramatique, par leur timbre, leur intensité, leur durée, éventuellement leur hauteur. En séparant arbitrairement (afin de faciliter le montage) les sons ponctuels et les ambiances. L’idéal serait de travailler sur le texte également, la sonorité des mots, le choix des voix des acteurs, leurs accents, en collaboration avec le metteur-en-scène (qui est charge de la direction des acteurs).
À l’Opéra, il est préférable d’avoir des chanteurs qui ont le physique de leur rôle. Au cinéma, on a trop tendance à se préoccuper presque exclusivement du physique. Quel dommage ! On imagine mal Mélisande (dans Pelléas et Mélisande, opéra de Claude Debussy) interprétée par une grosse dame. Le succès de Callas vient du fait que c’était aussi une extraordinaire comédienne. L’opéra est la forme la plus proche du cinéma, c’est un spectacle qui réunit les dialogues (avec le livret, travail de l’écrivain), les effets scéniques (comédiens évoluant en costumes au milieu de décors), la musique, les bruits (sauf dans les enregistrements discographiques en studio). C’est le drame en musique : opéra en italien se dit mélodrama. Et cinéma, c’est le mouvement !...



Chut !

La musique est enregistrée dans des studios spécialisés. Les bruits aussi : on enregistre le « son témoin » des plans que l’on tourne, mais il est souvent nécessaire de refaire des sons et de doubler les voix en studio. Imaginons deux personnes qui se promènent à Paris sur les Boulevards à une heure de grande circulation et elles discutent. Si l’une d’elles enregistre leur conversation, le résultat sera un brouhaha où les voix seront perdues ou difficilement audibles. L’ingénieur du son travaille comme l’oreille de ces promeneurs, il « oriente » son écoute, choisit certains sons plutôt que d’autres, il peut « viser » un camelot qui fait son boniment dix mètres plus loin, il privilégie certaines zones.
Il faudra enregistrer séparément la conversation, le brouhaha des voitures, le camelot, etc. et rassembler tous ces éléments au montage pour enfin, les « mixer ». Notre écoute est sélective, physiologiquement sélective. Comme notre vision. Souvent inconscientes. De même que l’on peut passer des années dans la même rue sans remarquer telle enseigne, ou telle porte cochère avec, au fond d’une cour, un petit jardin.
Dans les villes, personne ne regarde le ciel. On n’entend — comme on ne voit — que ce que l’on veut voir, une question d’intérêt, d’éducation, de culture, de fantaisie : d’aucuns revendiquent « je ne vois que ce que je crois »... A.B. et J.J.B.

Illustrations : La grande illusion (Jean Renoir, 1938), La glace à trois faces (Jean Epstein, 1927), Zéro de conduite (Jean Vigo, 1933), Vera Cruz (Michael Curtiz, 1954), Jour de fête (Jacques Tati, 1949), Mary Garden (1902)

jeudi 18 janvier 2018

La résistance des femmes dans le cinéma actuel


J'enchaîne cette petite chronique sur le modèle de "Marabout, bout de ficelle, selle de cheval..." en cherchant chaque fois un lien d'un film à l'autre, des films très récents pour la plupart, regroupés ici tout simplement parce que ce sont ceux que j'ai vus !
Battle of the Sexes est une comédie féministe très sympathique réalisée par le couple Valerie Faris et Jonathan Dayton à qui l'on doit Little Miss Sunshine et Ruby Sparks. Ce biopic de la joueuse de tennis américaine Billie Jean King interprétée par Emma Stone face au clown macho Bobby Riggs interprété par Steve Carell, tous deux métamorphosés comme savent le faire les comédiens américains, me ferait presqu'aimer le tennis à la télévision !


Fortement allergique au spectacle du sport, ado je regardais tout de même le patinage artistique qui ne ressemblait pas trop à une partie de bras de fer en comparaison du foot, du rugby ou de la boxe. L'autre biopic sportif I, Tonya (Moi, Tonya) de Craig Gillespie a le mérite de montrer l'opposition de classes des juges réactionnaires face à la franchise de la petite prolétaire à la langue bien pendue Tony Harding. Histoire triste d'une dégringolade de cette patineuse célèbre pour avoir été la première à avoir fait un triple axel en compétition, déchue pour une sombre affaire. La violence masculine résonne ici avec son caractère arrogant dans le précédent film, mais les scandales respectifs de 1972 et 1994 sont de natures très différentes. Margot Robbie et surtout Allison Janney sont formidables dans les rôles de la fille passionnée et son intraitable mère.


The Florida Project de Sean S. Baker, qui avait déjà réalisé Tangerine, n'est pas aussi extraordinaire qu'on me l'avait annoncé, mais le milieu social du sous-prolétariat américain est rarement traité à l'écran dans les fictions grand public. Le film tient beaucoup dans le toupet incroyable de la petite Brooklynn Prince et dans ce portrait terrible de la misère, leur opposition renvoyant le drame vers la comédie dans une dialectique qui le fait échapper au formatage des genres. Il reste un des meilleurs films de cette petite sélection aux résumés expéditifs, mais qui tous méritent d'êtres vus.


Autre reflet du malaise d'une société qui part à vau-l'eau, Ingrid Goes West de Matt Spicer avec Audrey Plaza récemment vue dans la série Legion. Cette sombre comédie joue des effets pervers des réseaux sociaux à coups de #hashtags servant la folie de ceux ou celles qui confondent rêve et réalité.


Vous avez peut-être remarqué que tous ces films ont une héroïne fragile qui se bat pour sa survie dans un monde impitoyable façonné par les hommes ? Continuons dans la déviance et la force de caractère de ces jeunes femmes courageuses avec le film français Ava de Léa Mysius dont c'est le premier long métrage. L'image est somptueuse, les cadres étudiés, le scénario fondamentalement original et la musique pour contrebasse solo de Florencia Di Concilio tout à fait remarquable. Film d'une nouvelle auteure, il interroge l'obscurantisme actuel face aux minorités ostracisées et à l'incompréhension dont la jeunesse est victime. Un magnifique chant de révolte !


Blandine Lenoir, qui avait réalisé le très réussi Zouzou, réitère avec une comédie charmante, Aurore joliment interprétée par Agnès Jaoui. La jeunesse est questionnée cette fois par la ménopause, sujet tabou peu traité au cinéma ! Les rôles féminins se raréfient avec l'âge. C'est dire que ce film sur cette mère et ses trois filles est de salubrité publique.


Continuons dans cette escalade de l'âge de la capitaine avec le dernier film de Stephen Frears, Victoria and Abdul (Confident Royal) qui conte la relation tendre qu'entretint la Reine Victoria avec son serviteur indien Mohammed Abdul Karim. Judi Dench y est exceptionnelle dans ce biopic romancé qui ne fait certes pas partie des meilleurs films du réalisateur britannique, mais il n'y a jamais de honte à gagner sa vie ni à se laisser aller certains soirs à regarder un film à l'eau de rose !


Allons-y carrément ! Marlene Dietrich aurait 116 ans, si elle n'avait déclaré forfait en 1992. Mais en 1982 l'égérie de Josef von Sternberg et la performeuse hors pair accepte de répondre à Maximilian Schell à condition qu'il ne la filme ni elle ni son appartement. Le portrait qu'il en tire est terrible et passionnant, montrant que les contraintes sont souvent productives. Je dois à l'auteure de théâtre Dorothée Zumstein de m'avoir conseillé ce film rare sur une comédienne et chanteuse qui m'a toujours fasciné, alors que je n'ai jamais compris le succès de Marilyn Monroe. Je possède un enregistrement d'un entretien un peu plus ancien qu'elle fit pour la radio, dont je me souviens de phrases entières et qui la rendait plus sympathique que ce portrait amer d'une femme qui ne voulait pas se voir vieillir.


Cette fois ce n'est pas une femme, mais un village peuplé exclusivement de femmes qui tient lieu de sujet à la mini-série TV Godless, western en 7 épisodes qui fait passer de bons moments, même si les deux meilleurs sont le début du premier quand on n'y comprend encore pas grand chose et la résolution très attendue de la fin...


Terminons avec Three Billboards Outside Ebbing, Missouri (Three Billboards : Les Panneaux de la vengeance), le troisième film de Martin McDonagh, l'auteur de In Bruges (Bons baisers de Bruges) et Seven Psychopaths (Sept psychopathes), superbe thriller avec la toujours géniale Frances McDormand. Pas besoin d'en dire plus, n'est-ce pas, sans gâcher la surprise ?


J'allais oublié le dernier Guillermo del Toro, The Shape of Water (La forme de l'eau), conte de fée fantastique entre une muette et un amphibien dont on saisira facilement la paraphrase.


Je m'étonne tout de même que cette bluette saignante ait reçu le Lion d'or à Venise et, pire encore, le prix octroyé à la musique lénifiante d'Alexandre Desplats qui ressemble à celle d'Amélie Poulain. Sally Hawkins y est très bien, puisqu'il s'agit ici de saluer l'excellence de toutes ces comédiennes...

mercredi 17 janvier 2018

Guy Le Querrec, derrière le rideau rouge


Entretien fleuve que j'ai réalisé à l'été 2006 pour le Cours du Temps du n°15 du Journal des Allumés du Jazz. Le Blog des Allumés ayant disparu de la Toile, j'ai pensé qu'il était passionnant de le republier.

Un des très grands photographes à avoir saisi le jazz dans son processus tout entier, Guy Le Querrec a su conjuguer l'instant décisif cher à Henri Cartier-Bresson au geste de l'improvisateur. Perceur de coffres secrets à la chignole Leica (l'âme fine), ce collaborateur de la prestigieuse agence Magnum est aussi auteur d'un livre exceptionnel, Jazz de J à ZZ. Compagnon essentiel de quelques musiciens, témoin exemplaire de la vie (du jazz), il aime à raconter, il se raconte.

Propos recueillis par Jean-Jacques Birgé
avec l'aide de Christelle Raffaëlli.

Mes trois premières photos

Quatre grands-parents de Bretagne, Côtes-du-Nord côté paternel, Morbihan côté maternel, ayant émigré dans la région parisienne pour cause de travail. Je suis un beur breton demi-celte, né le 12 mai 1941, 14 rue de Buci, Paris 14ème. C'est là que mon père et ma mère se sont connus. Elle était fille de la concierge. Il était cuisinier pâtissier à La Vieille France, puis plus tard cheminot, ce qu'il était au moment de ma naissance.
C'est sans doute pourquoi je suis devenu un bout-en-train. Ma mère était employée de banque, mécanographe à la BFCE. En 1953, au Noël du comité d'entreprise, j'ai choisi parmi les cadeaux proposés un appareil photo : c'était un Ultra-Fex 4,5 x 6 en bakélite noir. Dès l'âge de neuf ou dix ans, j'ai aimé tourner les pages de l'album de famille, regarder les images des moments et des lieux familiaux. J'avais demandé à mes parents l'autorisation d'en modifier la mise en page, d'en rétablir la chronologie, en y ajoutant des dates, des légendes et quelques découpages décoratifs. Mes parents avaient un Kodak à soufflet dont ils ne se servaient que pendant les vacances. Souvent la pellicule séjournait plus d'un an dans l'appareil et il fallait des promenades dominicales pour finir la bobine qui, se périmant, ressortait voilée et striée.
J'allais à l'école, du cours préparatoire à la 3ème moderne, rue du Pont-de-Lodi, près du Pont Neuf. L'atelier de Picasso était au bout de la rue, c'est là qu'il a peint Guernica. Mon père travaillait gare Montparnasse, à la manœuvre. Il accrochait les wagons. Le jeudi, souvent, j'allais avec lui. Ça me faisait peur de le voir se placer entre les tampons. Plusieurs de ses copains s'étaient retrouvés mutilés. Je me souviens aussi des machines à vapeur sur lesquelles on me faisait monter pour effectuer un petit trajet. Durant ces moments d'enfance, j'aimais bien aller tout seul en patinette rendre visite à ma mère à « sa » banque à la Chaussée d'Antin, tout près des Galeries Lafayette. Je revenais avec elle en métro. La patinette était vraiment mon moyen de déplacement, celui avec lequel je « goûtais le sirop de la rue ». J'allais aussi au jardin du Luxembourg où je pouvais filer à toute vitesse ou flâner en m'arrêtant devant les vitrines des boutiques. Mes vacances scolaires se passaient en général en Bretagne, parfois dans l'Oise où vivait ma grand-mère paternelle. À Pâques 1954, je me suis exceptionnellement retrouvé en Lorraine, à Creüe, dans la famille des voisins de mes parents. Je n'avais pas encore quatorze ans ; la fille, Monique, avec un physique à la Gina Lollobrigida, en avait dix-sept. Elle me troublait et j'espérais qu'elle me regarderait au moins comme un début d'homme. Mais avec un poil sous un bras, je n'avais aucune chance.
Ayant emporté mon Ultra-Fex, je la photographiais sous plusieurs angles, lui consacrant un film entier de seize vues. Premier reportage : celui de mes premiers émois amoureux. Il y a une dizaine d'années, une photo de cette série a été publiée dans le livre Ma première photo, édité par agnès b.
Mes géants de l'époque étaient ceux de la route, les coureurs cyclistes : Fausto Coppi, Robic, Louison Bobet… Et Attilio Redolfi, un équipier anonyme. On s'amuse souvent avec Michel Portal à énumérer des noms de coureurs. En juillet 1954, avec mes parents, en vacances en Bretagne, nous décidons d'aller voir passer le Tour de France à la Roche-Bernard. Nous nous y rendons avec le scooter acheté cette année-là. C'était un Bernardet bleu avec une banquette à trois places. Mon intention était de photographier Attilio Redolfi de l'équipe Mercier avec son beau maillot violet. Mais même avec un appareil très perfectionné, extraire un coureur… dans un peloton qui file à 50 à l'heure…! Alors avec un Ultra-Fex, c'était mission impossible. Mais Attilio Redolfi crève devant moi, je me faufile, m'approche et déclenche. À ce moment-là, je ne mesure pas le coup de bol que cela représente. Enfant, ça semble naturel qu'un rêve se réalise. Plus tard, je me dirai que pour l'emporter dans la compétition avec le hasard, il faut d'abord gagner au concours de circonstances. C'est une donnée constamment recherchée dans la photographie.
L'année suivante en 1955, j'achète à un élève de ma classe son appareil, un Photax 6 x 9, avec les sous resquillés sur les commissions. Les inondations menacent Paris, situation très proche des crues de la Seine de 1910. Toutes les Unes des journaux se font avec la photo du zouave du Pont de l'Alma, point de repère et d'inquiétude de la montée des eaux. Moi, je photographie mes territoires, notamment le square du Vert Galant, recouvert, situé au pied du Pont Neuf. Fausse manœuvre. J'entrouvre malencontreusement le boîtier avant de rembobiner la pellicule. Triste leçon technique. Morale de l'histoire : quand le film voit le jour, les photos ne le voient jamais. Il me reste tout de même trois vues.
À cette époque, la photographie n'était pas très considérée. Peu d'expos, peu de magazines spécialisés, mais il existait des cartes postales dans les tourniquets sur du vrai papier photo. Beaucoup étaient d'Albert Monier que j'allais rencontrer trente ans plus tard. Mon meilleur copain d'école, surnommé Mickey, avait un père photographe, en usine mais aussi en boutique. C'est à lui que je confiais mes pellicules. Il tirait les photos sur papier chamois à bords dentelés. Je lui demandais des conseils.
Le désir de devenir un vrai photographe s'installait en moi. J'avais envie d'agrandir l'album de famille. Mes trois premières photos sont en fait les racines de l'arbre généalogique qui va se constituer et sur lesquelles beaucoup de branches pousseront. La première, incarnée par Monique, responsable de mes premiers troubles sensuels, ne s'est pas tant développée : je n'ai jamais beaucoup photographié les moments intimes de ma vie. Par contre, la seconde, celle d'Attilio Redolfi le coureur, représentant des personnages qui m'émeuvent, se continuera avec les jazzmen : de Coltrane 1961 à Franck Tortiller photographié l'autre jour avec l'O.N.J. à Banlieues Bleues en passant par une tribu très peuplée. Enfin, les lieux traversés : le Vert Galant deviendra l'Afrique souvent, la Chine, l'Inde, la Mongolie, le Portugal, la France et principalement la Bretagne.

Gus viseur (sic)

Dans les petites classes, j'étais souvent vainqueur d'étape et toujours maillot jaune en fin d'année, un peu moins au cours complémentaire (de la 6ème à la 3ème ). J'entre en seconde au lycée Louis-le-Grand jusqu'à entamer Maths Elém. Mais le relief est plus exigeant et je n'ai pas su changer de dérailleur. Il faut pédaler plus fort et j'avais plutôt tendance à faire de la roue libre. Je ne m'adaptais pas aux exigences des études secondaires. La catégorie sociale des élèves avait changé. C'est sans doute encore plus difficile quand on vient d'un milieu ouvrier. J'allais d'ailleurs en mesurer et en subir les conséquences. Lors d'un chahut collectif, pendant le premier trimestre, pour l'exemple, je suis viré et transféré au lycée Voltaire. Je continue à décliner et échoue à la deuxième partie du baccalauréat.
Mais si on parlait un peu musique ! Tout petit déjà, j'aimais bien les musiques syncopées, rythmées, toutes tendances confondues. Rue de Buci, mes parents, quelquefois durant l'année et toujours à Noël et au réveillon, transformaient la salle à manger en guinguette. Ça dansait au son des 78 tours. Valses, polkas, rumbas, fox-trot, paso-doble… Les disques de Henri Salvador étaient souvent sur le phono. Le jeudi, seul à la maison, j'écoutais mon préféré, Gus Viseur. Pas mal, pour un gosse qui veut devenir photographe, de commencer par un musicien qui s'appelle Viseur. Mes toutes premières initiations au jazz continuent par l'achat d'un pick-up pour les vinyles et les 45 tours achetés d'occasion chez Gibert : Sammy Price, Emett Berry, Duke Ellington mais aussi Brassens, Armand Mestral, Elvis Presley, Fats Domino, le favori des surprises-parties.
À Voltaire, avec des copains aussi mal barrés que moi dans le travail scolaire, je me mets à jouer un peu de batterie dans un trio. Drummer très inconsistant et médiocre, je vais par contre écouter un jazz plus moderne : Charlie Parker, Monk et Ornette Coleman avec une prédilection pour la West Coast.
Revenons à la photographie : je me sentais mieux disposé l'œil dans le viseur qu'avec des baguettes à la main. Pour mon B.E.P.C., mes parents m'offrent un Semflex 6 x 6 neuf et pour le premier bac un Rolleiflex d'occasion acheté au tailleur qui habitait et travaillait au-dessus de chez eux. C'était leur façon à eux d'être à l'écoute de ma vocation naissante. Enfance heureuse aux envies modestes, sauf pour les appareils photos, sans privations mais sans grande attention aux formes culturelles. Mon père était plutôt tourné vers les luttes politiques, dans l'utopie d'une justice sociale. On ne parlait pas littérature, ni musique, ni peinture. Par contre, le mercredi soir, à la séance de 21 heures, on allait au Lux-Rennes devenu depuis l'Arlequin.
On arrivait tôt pour acheter les places les moins chères, 90 anciens francs, et se retrouver au cinquième rang. Au sixième, c'était 130 francs. Carné, Duvivier, Renoir, René Clément (La bataille du rail), Madame de... (Max Ophüls), Le voleur de bicyclette (De Sica), et Gabin, Michel Simon, Jouvet, Carette… À l'école peu d'élèves bénéficiaient d'un film hebdomadaire. À la récréation, je le rejouais pour les copains. J'étais assez bon imitateur de Galabru, Préboist, Dufilho que j'allais voir sur scène à la Galerie 55.
Ça me plaît toujours. Quand on joue un personnage, on fréquente une autre mentalité, un autre état d'esprit. Michel Portal disait récemment dans Jazz Magazine que j'aurais pu être acteur. En tout cas, cela fait partie de mes facilités et me permet d'être plus irrévérencieux, voire plus subversif. Sans le dire à mes parents, avec l'argent de poche, je m'accordais quelques films en exclusivité. Au Miramar, j'ai vu Mogambo de John Ford. Je suis resté trois séances d'affilée et suis reparti avec l'espoir d'aller un jour en Afrique. C'est ce qui se produira plusieurs fois. Un rêve réalisé.
Pendant les projections des films, je me disais que si chaque spectateur disposait d'un déclencheur sur le bras de son fauteuil, il arrêterait l'image à des instants différents. J'observais attentivement le jeu des acteurs. Pour qu'une photo soit bonne, il faut que, dans le cadre, les gens jouent juste, même les seconds rôles. C'est ce que je cherche. Je suis plutôt un instinctif qu'un réfléchi, en quête de l'instinct décisif. Ça me rappelle mon tonton Edgar qui habitait au rez-de-chaussée, sous l'appartement de mes parents. Dès tout petit, il me racontaitde drôles d'histoires à dormir debout, à propos de tout et de rien. Lors de promenades, passant devant le concert Mayol, il me disait : « C'est là qu'habitent les femmes à poil ». En visite au Musée Grévin, il m'expliquait que la nuit les personnages en cire bougeaient et allaient pisser. Il évoquait, comme le Graal, qu'il faut toujours être à la recherche du petit machin bordé de jaune. C'est sans doute ça la photographie, l'accord plaqué, le petit machin bordé de jaune.
Je fais part à mes parents de mon intention de devenir photographe mais, comme il n'existe pas d'école, ma vocation les panique. Leur préférence était de me voir exercer un métier plus rassurant, celui d'instituteur voire de professeur. Mais la vie en décide autrement. Après le deuxième bac raté à Voltaire, je redouble et opte pour la classe de philo, première expérience de mixité au collège Edgar Quinet rue des Martyrs près de la Cigale. Amour d'adolescent avec Edwige, élève de 2nde, qui se retrouve enceinte à moins de dix-huit ans. Branle-bas de combat dans le collège, on se marie une semaine avant mes vingt ans. J'échoue pour la seconde fois au deuxième bac et dois chercher un travail. J'envisage d'ailleurs de devenir instituteur dans un département déficitaire, métier accessible avec le premier bac. Mais l'enquête de moralité de l'Éducation Nationale m'est défavorable. Je lis les petites annonces de France Soir et deviens rédacteur, branche « sinistres » dans une compagnie d'assurances à la Providence rue de la Victoire, ce n'était évidemment ni l'une ni l'autre. Brutalement, j'apprenais à gérer les accidents de voiture et surtout à transformer l'adolescent en père de famille avec toutes ses responsabilités.
Je voyais s'éloigner et même disparaître les perspectives de devenir reporter-photographe.
Petit clin d'œil providentiel du destin. Dans un coin, dissimulé dans les archives des sinistres, je tombe sur une pile de la revue Le Leicaïste que j'emprunte et découvre que c'est l'appareil qu'il me faut. Je fais des heures supplémentaires. Mes beaux-parents constatant mes retours à la maison plus tardifs (nous étions logés au-dessus de leur appartement) sont persuadés que j'ai une maîtresse. C'est un peu vrai. Elle s'appelle Leica et me tient toujours compagnie depuis 1963, date où je deviens propriétaire de mon premier boîtier d'occasion, un modèle IIIG. Mes parents me prêtent de l'argent, remboursé au fur et à mesure avec mes heures supplémentaires. Le vendeur s'appelle Monsieur Robin, grand passionné de Leica et initiateur de mes premiers pas avec cet appareil 24 x 36 mythique. Robin des Bois était venu à la rescousse, ça me rappelle le premier film que j'ai vu, à 4 ou 5 ans. En septembre 1962, je pars faire mon service militaire échappant de peu à la guerre d'Algérie en tant que sursitaire chargé de famille. Je me retrouve au 22ème RIMA au camp de Satory près de Versailles. Au foyer du soldat, je prépare une conférence sur les saxophonistes dans le jazz et fais la connaissance de Jean-Louis Dumas, grand amateur de jazz et de photographie qui deviendra PDG d'Hermès. Il me fait rencontrer Philippe Koechlin, rédacteur en chef de Jazz Hot et Jean-Pierre Leloir, célèbre photographe de jazz. De l'autre côté du mur de la caserne, dans le régiment du 5ème Génie, dans la fanfare, je fais la connaissance de Jean-Luc Ponty, Jacques Di Donato, Pépin, Burton et Claude Lenissois qui faisaient tous partie de l'orchestre de Jef Gilson. Je les photographiais en bidasse et en civil lors d'une répétition de l'orchestre. C'est là que je rencontre et photographie pour la première fois Henri Texier qui va devenir ce que j'appellerais mon guide de haute montagne du jazz m'entraînant jusqu'à la cime Ornette Coleman.
L'équipe Koechlin, Leloir, Dumas avec Robert Baudelet a le projet de lancer un nouveau magazine, Mille, inspiré de la revue allemande Twen. C'était l'époque de la photo à grain dont le plus significatif était Sam Haskins. J'avais une chance après l'armée d'être engagé à Mille comme second photographe, après Leloir naturellement. L'éditeur contacté, Draeger, répond « votre projet est formidable. À vingt ans, je vous aurais suivi mais je n'avais pas d'argent. Maintenant j'en ai, mais je ne prends pas ce genre de risque ». Le projet est abandonné, mais de là va naître le magazine Rock & Folk, sans moi, avec Philippe Koechlin comme rédacteur en chef. Seule consolation, je me suis un peu fortifié en photographie. Tous les soirs, sortant de la caserne, en Solex, je rentrais dîner en famille près de la Place d'Italie puis me rendais dans l'atelier de Leloir. Je prends connaissance de ce qu'est l'archivage. La partie visible de l'iceberg photographique n'est qu'un petit morceau. Comme je le répète souvent, dans la photo, il y a à voir et à ranger. Beaucoup à ranger. J'insiste d'autant plus que nombreux sont ceux qui ne s'en rendent pas compte. Leloir m'explique que mon orientation photographique, pourtant à peine amorcée, n'est pas la sienne. En guise d'encouragement, il avait écrit dans son labo : « l'agriculture manque de bras, la photo en a trop ». Le service militaire terminé, je retourne dans les assurances, dans une autre compagnie où je gagne un peu plus. Jusqu'en 1967. Je traverse une période de découragement et de résignation jusqu'à la rencontre avec Mr H. qui m'empêche de renoncer. Pour m'y aider, il met en pratique la loi de Gauss et Maxwell : parler à dix personnes de mon intention de devenir photographe en demandant à chacun de le communiquer à dix autres, etc. Au troisième pallier de la chaîne, je rencontre un imprimeur qui me met en relation avec un de ses clients, l'Atelier 3 situé rue Daguerre dans le 14ème arrondissement pour un travail de labo et de petites prises de vues. Cette fois, ça y est, mon bulletin de salaire indique “photographe”, mais pas pour longtemps car la petite entreprise ferme boutique. Avec Philippe Mousseau, ancien assistant de Leloir, je poursuis difficilement l'activité photographique par un travail de labo et de reportage pour des petits magazines. Dans mon viseur apparaissent Gréco, Brassens, Ferré, Bobby Lapointe et je continue à photographier le jazz. Mais revenons dix ans en arrière…

L'éphémère, le rythme, l'improvisation, l'urgence

En 1957, je pars deux semaines d'été en Angleterre pour améliorer mon anglais, ce que je ne réussis pas du tout, et pour jouer « À nous les petites anglaises », ce que je ferai un peu mieux. Je vais prendre, sans m'en rendre compte, mon avant-première photo de jazz, celle de Brian Wooley, clarinettiste Nouvelle-Orléans. La vraie première est celle de John Coltrane, à l'Olympia, concert pour lequel j'avais acheté une place le 9 mars 1963. Un peu plus tard, le tandem Koechlin/Baudelet m'accorde un laisser-passer pour un concert de Thelonious Monk. N'osant pas m'approcher, je le photographie de dos. C'est l'époque où Texier va apparaître de plus en plus fréquemment dans le cadre. Je le suis à travers les différentes formations avec lesquelles il joue (Tabar-Nouval, Art Farmer, Dave Pike...). Je m'améliore, ose m'approcher au bord de la scène sans réussir encore à passer de l'autre côté du rideau rouge pour entrer dans les coulisses du jazz. C'est seulement le 29 mars 1968, date déterminante, que va s'effectuer la traversée du miroir. Je rentre dans la loge de Ben Webster à la Mutualité. Il est solitaire, serein et fatigué. C'est un moment intemporel, son attitude contient toutes ses années de tournées, de voyages, d'attentes. Posé sur une tablette, en partie recouvert d'une serviette telle un linceul, son saxophone ténor est similaire à son maître. Il ne prête aucune attention à ma présence. Tout comme je le fais pour d'autres métiers, les paysans, les ouvriers ou les hommes politiques, je cherche à raconter la vie des musiciens, leurs voyages, leurs fatigues, leurs rires, leurs séances de travail, leurs solitudes, leurs attentes. Cet aspect hors la scène est une partie importante de mon travail. Depuis 35 ans maintenant, je me suis toujours efforcé d'inscrire dans mes reportages ces instants intimes. C'est là que se situe la divergence avec Leloir qui choisissait de photographier le musicien dans sa représentation. C'est pour moi insuffisant : tout comme le jazz, la photographie prise sur le vif contient l'éphémère, le rythme, l'improvisation, l'urgence.
Mai 68 à Paris, je photographie là aussi plus les coulisses que l'événement. Une exposition organisée par le club des 30 x 40 rue Mouffetard réunit un grand nombre de photographes, très connus, connus et inconnus. Parmi eux, Henri Cartier-Bresson avec qui je me retrouve à plusieurs reprises notamment à la Sorbonne. Je ne le connais pas. Je crois que c'est un amateur et lui fais part de mes craintes quant à mon devenir de photographe. L'hebdomadaire Jeune Afrique, pour illustrer la critique de l'expo, choisit une de mes photos, celle d'un homme installé tout en haut d'un arbre sans branche au meeting de Charlety. En février 1969, cet hebdomadaire m'engage comme responsable du service photo et reporter-photographe. En juillet, premier grand reportage : le festival Panafricain d'Alger où se réunissent toutes les Afriques, noires et maghrebines ainsi que le jazz avec Archie Shepp et les siens. Le 6 août, au Tchad, je prends ma première photo sur le continent noir africain. Se succèderont des reportages sur la politique, l'économie, l'industrie, l'agriculture, la vie quotidienne au Cameroun, Dahomey, Niger, Mauritanie, Sénégal, Côte d'Ivoire, etc. Plusieurs de ces photos figurent dans le livret du coffret African Flashback (Label Bleu) avec un cd de Romano/Sclavis/Texier publié fin 2005. Alors que cinq ans me semblaient nécessaires pour apprendre le métier, je n'en effectuerai que deux. L'histoire avec Jeune Afrique va s'arrêter le 1er mars 1971. À la suite d'un conflit social après le licenciement d'ouvriers du livre, les journalistes en grève par solidarité sont tous virés. Assedic, chômage pendant plus d'un an ; je me demande comment je vais continuer ma route et crains même d'être obligé de retourner dans les assurances. Signe d'encouragement : Marc Riboud, un des membres majeurs de Magnum avait remarqué certaines de mes photos tirées dans le laboratoire Jules Steimetz dont il était lui aussi client. En fait, je rejoins l'agence Vu, propriété des éditions Rencontre, où se forme le groupe qui va créer l'agence Viva début 1972.

Viva !

Les commandes sont faibles, Viva va être avant tout un lieu de réflexion sur le rôle du photographe dans la société. Les réunions hebdomadaires de remise en question permanente sont interminables, souvent jusqu'à 4 heures du matin. On y gagne très mal notre vie ce qui entraîne des frictions incessantes. Je photographie beaucoup moins le jazz, produisant plutôt des sujets sociaux. Notre principal manifeste, Familles en France, constituera une référence pour les jeunes photographes. Notre engagement collectif nous rend un peu sectaire. Les conflits s'aggravent et m'usent. Viva était un cri, il devenait difficile d'en faire une agence. Marc Riboud me suggère de me présenter à Magnum. Compliqué. Martin Frank, l'une des fondatrices de Viva est la femme d'Henri Cartier-Bresson. Celui-ci m'accuse de trahison et fait campagne contre moi. Ce serait très long à expliquer. En raccourci, je quitte Viva en 1975 et n'entre à Magnum qu'au meeting de juin 1976. Dans cet intervalle critique, je ne suis en fait nulle part. Je réussis à joindre les deux bouts comme pigiste indépendant, notamment avec des commandes de la revue Réalité. Je suis élu membre associé de Magnum en juin 1976 et deviens membre à part entière au meeting de juin 1977. Étais-je vraiment prêt pour me retrouver dans cette prestigieuse agence ? Mais les dés sont jetés et cela fait maintenant près de 30 ans que ça dure.
En 1976 va démarrer une autre partie de ma vie de photographe : la pédagogie. Aux Rencontres d'Arles, Marc Riboud, encore lui, suggère de me choisir comme maître de stage. En une semaine de workshop, je deviens la coqueluche d'Arles. Je deviens un pédagogue très sollicité en France et à l'étranger. J'accepte pendant une dizaine d'années une série d'ateliers avant de tout arrêter puis de reprendre, de façon plus espacée, la fonction de pédagogue. Je me retrouve d'ailleurs cette année, 30 ans plus tard, à Arles, avec une exposition décidée par le directeur artistique Raymond Depardon et un spectacle le 6 juillet avec projection de mes photos ainsi que d'une séquence de Depardon et en live la musique créée par le quartet que je réunis pour la troisième fois : Portal, Sclavis, Texier, Drouet, comme en 1983 et 1993.
Quelques dates majeures. En 1972, le mensuel Zoom publie 16 pages sur la Bretagne. En 1974, je me rends au Portugal juste après la Révolution des œillets, à la rencontre des gens (ouvriers, paysans, pêcheurs) qui ont espéré et préparé cette révolution provoquée par le Mouvement des Forces Armées. J'y retourne en 1975 pour les premières élections législatives depuis cinquante ans dans ce pays. Je suis sélectionné dans un collectif de plusieurs photographes, avec Les banlieues de Paris (1975) pour le Centre Georges Pompidou, Les Français en vacances (1976), quarante ans de congés payés, bourse de la Fondation Nationale de la Photographie, La jeunesse à vingt ans et L'AFP a 150 ans, Centre Pompidou… La liste est longue.
Depuis 1976, je continue à effectuer des reportages sur le sculpteur Daniel Druet, d'abord au Musée Grévin pour lequel il réalise les effigies en cire des personnages retenus. Lorsque les modèles viennent poser, il en profite pour créer leur buste. J'ai ainsi vécu et photographié une série de séances de poses avec Gainsbourg, Coluche, Lino Ventura, Bernard Blier et bien d'autres. Avec une mention particulière, 1982-1983, pour François Mitterrand posant une dizaine de fois à l'Élysée pour Druet. Une de ces photos a été retenue dans les cent photos du siècle par Arte.
1984, premier voyage en Chine avec la journaliste Elisabeth Lherminier et un collaborateur de RFI qui m'entraîne ensuite de 1985 à 1987 en Afrique où je n'étais pas retourné depuis les années Jeune Afrique, années pendant lesquelles j'étais resté inhibé, intimidé, en retrait, sans bien trouver ma place. En octobre 1984, sur le stade de Bamako, pendant un concert du chanteur ivoirien Manfei Obin, sur le côté de la scène, une femme des ballets maliens me lance un foulard que j'interprète comme un défi à la danse. Je l'attrape au vol et me lance avec elle dans une chorégraphie improvisée. Les huit mille spectateurs crient, applaudissent. Je crois d'abord que c'est pour le chanteur, en fait, ils ovationnent ma prestation. Une caméra tourne en direct et cette séquence sera, pendant dix ans, un interlude de la télé malienne. En quelques minutes, je suis devenu l'idole de Bamako. Les gens qui m'ont vu sur l'écran tapent des mains pour me faire danser dans la rue. C'est Bébel dans un film de Philippe de Broca. Je comprends alors qu'en Afrique je pourrai donner libre cours à mon tempérament extraverti. Deux jours plus tard, je pars avec Salif Keita à Djoliba, son village natal. Il est devenu l'un de mes protecteurs. Nous nous voyons peu mais je sais qu'il veille sur moi. Il a dit un jour : « Maintenant que Guy Le Querrec a quitté Bamako, toutes les femmes sont veuves ». C'est ainsi que naissent les légendes bien au-delà des réalités.
Passons du chaud au très froid. Sur une initiative de Jean Rochard, en décembre 1990, par moins 30 degrés, parfois même moins 50, nous nous retrouvons sur la piste de Big Foot aux États-Unis dans le Dakota du Sud. Un reportage majeur. Tout comme le seront au Burkina Faso, dans le cadre du 50ème anniversaire de Magnum, mes trois semaines dans les villages Lobi lors des Fêtes de Retrouvailles. Voilà un peu en vrac quelques morceaux du puzzle de ma vie photographique. Il en manque : l'Arménie, la Mongolie, Beyrouth, La Guyane, le mur de Berlin, etc. J'en suis à plus de 36000 films. Je fonctionne un peu comme une boule de billard qui soit s'auto-propulse, soit se trouve propulsée par les autres. Je prends une trajectoire qui peut varier en ricochant sur une autre boule ou en rebondissant sur la bande. Il en est de même pour mes chemins en zig-jazz avec une préférence pour les formes les plus actuelles de cette musique, mais aussi une incursion dans une variété de pays jazz, plus traditionnels, en France mais aussi à l'étranger. Je ne peux évidemment pas énumérer tous les festivals où je suis allé, quelques-uns en désordre : Châteauvallon, Antibes, Nîmes, Uzeste, l'Europa Jazz au Mans, Jazz à Mulhouse, Assier, Jazz sous les Pommiers à Coutances, Jazz à Luz, Jazz à Porquerolles, Marciac, Montréal, Minnesota sur Seine, Sons d'hiver, Nevers, Bordeaux, Chantenay-Villedieu, l'un des plus confidentiels mais déclencheur de beaucoup d'autres, La Roche-Jagu, créé par Henri Texier, où en invitant Louis Sclavis à co-diriger un stage, j'ai pu expérimenter, l'évaluation des rapports entre l'improvisation du musicien et celle du photographe, Banlieues Bleues avec en 1989 la campagne d'affichage évolutive dans le métro Jazz comme une image
Je suis invité par Guy Maurette, directeur du Centre Culturel Français de Malabo, responsable du jazz pour l'Afrique Centrale, à suivre une tournée en février-mars 1990. Aldo Romano est prévu, il choisit Henri Texier, il reste une place. Je suggère Louis Sclavis et ainsi se constitue le trio qui existe toujours. Six pays traversés, huit villes. Hors des concerts programmés, je choisis des lieux pour des concerts impromptus en fonction des décors et des rencontres. Ainsi s'effectue cette histoire en parallèle du voyage officiel. En mars-avril 1993, deuxième tournée, en Afrique de l'Ouest cette fois. Même principe. Je fais des repérages pour emmener les musiciens vers des destinations inconnues. En 1995, Michel Orier, directeur de La Maison de la Culture d'Amiens, m'offre une carte blanche. J'inclus dans le projet l'idée de publier un livret chronique de ces voyages avec le cd de Romano/Sclavis/Texier (Label Bleu). C'est le premier album Carnet de routes avec la désignation, comme pour les musiciens, de mon instrument : le Leica.
Dans le suivant Suite africaine, sorti en 1999, le livret sera composé avec les photos prises pendant la troisième tournée de septembre-octobre 1997 à travers l'Afrique de l'Est et du Sud. Comme pour les précédents, il s'agit du reportage d'un voyageur pressé. Durant ces trois semaines de déambulations, je ne dispose en fait que d'une semaine effective pour photographier. Le dernier volet de ce triptyque africain intitulé African Flashback, qui vient d'être publié, est d'une autre nature. Après avoir envisagé plusieurs possibilités, Pierre Walfisz, directeur de Label Bleu, opte pour un retour sur l'ensemble de mes voyages en Afrique depuis 1968 au Maroc jusqu'en 1998 chez les Lobis. Walfisz doit me tirer l'œil pour que je le remette à l'étrier, puis à les trier, photos jamais revisitées depuis leur naissance. Après un long travail d'une dizaine de mois, je réduis la sélection à deux cents tirages environ, d'abord avec lui puis avec les graphistes Jérôme Witz et Gilles Guerlet pour construire deux livrets différents. Découpées en neuf thèmes et trois sujets, quatre séquences sont remises à chaque musicien qui choisit dans chacune d'elles une ou deux photos qu'il estime les plus incitatrices à la musique.
Je suis très content quand s'établit un projet, celui d'un cd avec livret. C'est avec Label Bleu que j'en ai réalisé le plus durant ces vingt dernières années. Inventer des rubriques, c'est ma préférence, je suis un chroniqueur. Tel a été le travail sur Oyaté (nato, 1990) avec Tony Hymas à Cerrillos au Nouveau Mexique pour les portraits musicaux de douze chefs indiens, pour Minneapolis produit par Universal et dirigé par Jean Rochard. Il s'agissait cette fois d'un lieu fixe, d'un huis-clos avec Michel Portal, Tony Hymas, Michael Bland, Sonny Thompson enregistrant en studio pendant dix après-midis. Les matins, on se promène avec Michel Portal dans la ville et les magasins. On est comme deux gosses, on pourrait jouer aux billes dans le caniveau. Pour Thisness, album de Jef Lee Johnson, enregistré (Hope Street/nato, 2005) en grande partie à Philadelphie, c'était une autre ambiance, studio lumineux éclairé par la lumière du jour. Pour les 25 ans de nato (2005), ma partie du Chronatoscaphe s'est écrite avec les archives des huit années de Chantenay. Chez Label Bleu, deux autres aventures dans lesquelles je me suis senti très à l'aise : d'abord avec Enrico Rava et ses groupes, une journée du petit déjeuner au dîner en passant par la promenade, la répétition, la balance et le concert enregistré pour le cd. Trois jours, trois disques, trois livrets d'un jour. Puis, avec David Krakauer à Krakow. Une semaine dans un club mais aussi des promenades dans la ville de ses origines. Je me suis aussi retrouvé assez souvent dans les tournages des films de Frank Cassenti, soit comme l'œil de l'image arrêtée, parfois comme fil rouge dans le documentaire.

Le château de cartes autour duquel les serpents se mordent la queue

Le jazz et la photographie sont de vieux compagnons de route, ayant toujours fait plutôt bon ménage. Dans sa nature même, le jazz incite à la photographie, offrant un espace de liberté correspondant à celui qu'il revendique. Cette mémoire visuelle a existé depuis les origines, laissant des traces documentaires et utiles, participant à la prise de conscience existentielle et esthétique de cette musique. En tout cas, il n'en a jamais desservi la cause. De Buddy Bolden, nous n'avons aucun enregistrement, seulement une photo qui contribue à sa légende. Herman Leonard a produit une vision plastique et raffinée érigeant des images élégantes. William Claxton a proposé une partition plus libre, sans artifice introduisant des zones plus claires dans le cadre. Roy de Carava, à l'œil feutré, a révélé de façon intériorisée des atmosphères intimistes. Et ple in d'autres regards, tels celui de Dennis Stock sans qui nous serions privés des climats « lumière du jour » des répétitions de Gerry Mulligan, Stan Getz, etc. On peut ajouter beaucoup d'etcaetera à propos de ces photographes amenant leur témoignage, plus ou moins inventif sur le jazz. J'y ai mis mon grain de sel d'argent, m'attelant de façon assidue à la tâche. J'ose dire avec motivation et désir mais aussi ténacité, courage, application et plaisir. J'aime avoir l'œil furtif et clandestin. Il m'intéresse autant de saisir les intervalles que les temps.

Jazz, ta photographie fout le camp

Cet équilibre d'une photographie intégrée, admise pour sa contribution à l'histoire du jazz semble être inquiétée et remise en question chez certains - managers, agents, directeurs, producteurs, tourneurs, organisateurs, service d'ordre, éventuellement musiciens bien que plus réceptifs que leurs représentants… - qui s'emploient à installer des mesures de plus en plus restrictives d'espace et de temps accordés aux photographes et donc à la photographie. Ils prétendent l'apprécier dans son amplitude alors qu'ils sont prêts à imposer, comme pour la pensée, la photo unique. Est-ce à cela que l'on veut aboutir sans se préoccuper des conséquences, de l'indigence de l'image et de ses présences médiatiques lisses et standardisées ? Il est pourtant de bon ton de prétendre aimer la photographie. Quel dommage quand on découvre la multitude et la diversité des témoignages, quand on mesure la richesse et l'utilité des photographies prises ! Limite de la durée photographique, les deux ou trois premiers morceaux du concert avec souvent un éclairage inexistant, désignation du point de vue imposé : si certains communiquent les consignes avec regret et embarras, d'autres le font de façon péremptoire et se réjouissent de ces interdits et du pouvoir que cela leur procure. La ressemblance avec certaines personnes existantes n'est ni fortuite ni pure coïncidence. Indéniablement un ordre nouveau de pensée s'installe. Le photographe doit rester à sa place ; s'il la quitte, il est invité sans ménagement à la regagner. Mais quelle est sa place (dans la salle, dans le jazz) ? Et la photographie où en est-elle dans tout ça ?
Doit-on considérer maintenant que la photo a mauvaise presse ? Doit-on s'indigner de la présence des photographes, de ces parasites qu'il convient de confiner par crainte de la grippe oculaire ? Comment jouer cartes sur table avec un château de cartes entouré de serpents qui se mordent la queue pour former un cercle qui contient une quadrature ? Je n'ai pas envie d'être transformé en presse-bouton, alors quand ça prend cette tournure je me barre. Par conséquent, si ça s'amplifie, mon parcours photographique s'amenuisera. Heureusement, il reste des alliés qui adhèrent vraiment à la photographie en en acceptant quelques inconvénients. Ils font en sorte qu'elle puisse se poursuivre dans les conditions nécessaires à sa réalisation.
Vous désiriez un point de vue. Tout au plus, j'évoque un angle, le plus droit possible. Je ne souhaitais pas le faire, préférant le statu quo précaire au risque d'une mise au poing plutôt qu'une mise au point. Il est exact que la photographie de jazz est, comme chez les paysans, en surproduction. Mais comment établir les quotas ? Les photographes sont trop nombreux, je l'admets. À Marciac, le festival le plus peuplé en objectifs, cela peut devenir une meute, dans une bousculade inextricable et irrespectueuse pour les musiciens en concert. Ça peut être pire qu'à la sortie du conseil des ministres avec certains spécimens peu précautionneux et narcissiques qui se regardent photographier. Fin des années 60, début des années 70, un mouvement, The Concerned Photographers, est apparu, des photographes préoccupés par les situations et les états de la planète. À de rares exceptions, sur les territoires du Jazz, ce sont tous des photographes concernés qui s'y engagent. Trop de déclics, trop de photographes, mais je n'ai pas non plus oublié que j'ai commencé comme amateur et progressant lentement. Ce parcours initiatique suppose de la patience. Un dernier point qui semble assez lourd à soulever avant de se quitter, participant au malaise actuel : la suspicion économique. Dans le domaine du jazz, très rares sont les commandes. Il s'agit la plupart du temps de financer avec nos propres deniers les productions qui se transforment en archives aux débouchés très aléatoires. Ce n'est à coup sûr pas un secteur producteur d'enrichissement. De plus en plus, les magazines en recherche d'économie s'efforcent de trouver des photos libres de droit. J'ai peut-être photographié plus de 5000 musiciens et à ce jour, peut-être 4542 ne m'ont jamais été demandés. Combien ont une idée, sauf les pratiquants, de ce que coûte un film, un développement, une planche contact, un tirage, la numérisation, un appareil, son entretien, ses réparations et le temps passé à photographier ? D'autre part, quel est le montant des droits d'auteur pour une parution ? Combien de photos sont publiées ? Malheureusement la résonance médiatique est faible, il suffit d'ouvrir les yeux pour s'en apercevoir. Faut pas confondre, ce n'est pas comme si Madonna me proposait de poser nue sur la trompe en érection d'un éléphant. Là, y a du fric au bout.
Tout irait sans doute un peu moins mal si on faisait l'effort de connaître les règles et les économies de chaque corps de métier. Pour ma part, je suis observateur, curieux et de ce fait pas trop ignorant de ce que représentent les dépenses de la fabrication d'un disque ou le coût d'un concert. Cela pourrait au moins aboutir à admettre que nous sommes tous embarqués sur le même bateau, parfois en forme de galère contre vents et marées et en totale dépendance interactive. Alors, à quoi bon préméditer d'en jeter par-dessus bord ?

L'affaire Terronès/Méphisto

Je suis pour le respect du droit d'auteur, sans réserve, et le défends comme les musiciens le font pour leur musique. Je comprends la position de Méphisto et ne la critique pas. Pourquoi accepter de payer l'imprimeur et pas le photographe ? Toutefois, je n'aurais pas fait de procès à Gérard Terronès. Je ne réussis pas à être intransigeant, peut-être devrais-je y parvenir ? De plus, je ne le connais pas très bien mais depuis longtemps et dans mes débuts, il m'accueillait à son club, le Blue and Jazz Museum. J'entends ses engagements et le sais en équilibre précaire. Peut-être aurait-il dû être lui-même plus vigilant pour stabiliser un peu plus sa situation. Mais il a choisi, certains préfèrent se maintenir dans un statut de poète maudit, c'est difficile et commode à la fois. Terronès a été blessé, affecté, mais je ne saisis pas pour autant sa violente attaque tous azimuts contre les photographes, les assimilant à des prédateurs s'enrichissant aux dépens des producteurs, des charognards qu'il faut chasser, généralisant son conflit avec Méphisto. Il a tenu un discours populiste avec des allures d'Emiliano Zapata. Se révèle à cette occasion en quelle considération il tient la photographie. Ce n'est pas une réponse de Normand mais bien de Breton.


Disponibles (alors) aux Allumés du Jazz :

Romano-Sclavis-Texier Carnet de routes, Suite Africaine, African Flashback, Enrico Rava Montréal Diary ; A, Montréal Diary /B chez Label bleu
Le Chronatoscaphe (25 ans de nato), Tony Hymas Oyaté, Fat Kid Wednesdays The Art of Cherry chez nato
Camel Zekri Venus Hottentote chez la nuit transfigurée
Denis Colin Trio In situ à Banlieues Bleues chez Transes Européennes

mardi 16 janvier 2018

L'Afrique d'un marin saoul au Pôle Nord


J'ai commencé l'enregistrement du prochain album du groupe de rock new-yorkais Controlled Bleeding qui a déjà publié mon remix Driving Through Darkness Lights Off et ma participation à TROD (Defiler's Song) sur l'album Carving Songs. Chvad SB m'envoie les pistes qu'ils ont réalisées là-bas. À moi d'ajouter ce qui me passe par la tête. Paul me raconte chaque fois le petit scénario qu'ils se sont inventés avec Mike. Avant chaque morceau je prépare les instruments que je compte utiliser. J'ai beau avoir sorti l'artillerie lourde pour la fanfare destroy, c'est le petit machin rouge blanc bleu qui est le pivot de ce blues tordu, histoire de marin saoul... Pour la seconde pièce j'ai programmé de vieux synthétiseurs numériques et ajouté quelques sons polaires, et pour la troisième j'ai récréé une Afrique de pacotille avec un marimba, un glockenspiel, des rhombes, des maracas en mousse, un violon vietnamien (!) et la jungle évidemment ! À suivre...

lundi 15 janvier 2018

À travail égal salaire égal


Le label autrichien Klang Galerie continue la réédition des vinyles d'Un Drame Musical Instantané en CD. Après Rideau ! (1980), c'est au tour du disque À travail égal salaire égal (1981) d'être remasterisé et de sortir en digipack avec en bonus une version inédite de La preuve par le Grand Huit enregistrée l'année suivante ! C'est le premier album du Drame avec le grand orchestre puisqu'y figurent la version orchestrale de Crimes Parfaits (pour bande magnétique, septuor à cordes et orchestres radiophoniques) et La preuve par le Grand Huit à sa création.
Le disque s'ouvre sur On tourne, pièce de field recording. Réalisé dans une usine de métaux, nous pensions utiliser l'enregistrement comme bande d'accompagnement, mais rentrés au studio nous nous sommes aperçus que la pièce fonctionnait sans aucun instrument supplémentaire. Elle nous faisait penser à Varèse ! Nous nous sommes tout de même crus obligés d'ajouter, discrètement, quelques gongs. À cette époque, mettre un reportage sonore sur le même plan qu'une composition musicale n'était pas dans les usages ! Quant à Pour quoi la nuit ?, c'est un morceau expérimental où nous changeons tous les trois d'instrument à chaque accord. Après que j'ai recollé les morceaux les uns à la suite des autres, nous avons coupé le montage en plein milieu et diffusé les deux parties simultanément. Mais c'était encore trop raide, alors avec Francis Gorgé et Bernard Vitet nous avons rejoué librement par dessus. Nous l'avions appelé Pourquoi la nuit ?, mais le titre était déjà pris à la Sacem. Encore un coup de ciseaux, cette fois sur le premier mot, et le tour était joué ! Pour quoi la nuit ? (ci-dessous avant remasterisation) est aussi présent sur le CD Machiavel où l'on trouve la version initiale, électro-acoustique, de Crimes Parfaits.



Pour remplacer la coda de Crimes Parfaits attrapée au vol en reportage au coin du Boulevard de la Bastille et du Quai de la Rapée (poursuite en voitures dont nous fûmes témoins et qui se termina par un véritable coup de feu de celle de derrière sur celle de devant, dans le tournant vers le Pont d'Austerlitz ; la cassette s'arrêta miraculeusement juste après les exclamations de Bernard et Brigitte), lors de la création en public Bernard qui avait sorti un pistolet-mitrailleur d'une grande valise, avec le Théâtre Berthelot plongé dans le noir, avait tiré sur la salle (évidemment avec des balles à blanc), mais certains spectateurs ne s'en sont jamais remis. Tout cela se passait en 1981 et, comme la fin de Cet obscur du désir, dernier film de Luis Buñuel, cette mise en scène était sinistrement prémonitoire de l'époque à venir, tout comme l'explosion de l'avion peinte par Jacques Monory qui orne la pochette de notre vinyle Carnage publié en 1985 et qui sortira également en CD en 2019, après Les bons contes font les bons amis et L'homme à la caméra.
Sur les deux pièces pour orchestre figurent Jean Querlier (flûte, sax alto), Youenn Le Berre (flûtes, sax ténor), Jouk Minor (gumbri, guitare flamenca, sax baryton), Patrice Petitdidier (cor), Philippe Legris (tuba), Hélène Sage (voix, contrebasse, flûtes, clarinette, trombone à anche), Emmanuelle Huret (voix), Jacques Marugg (vibraphone, xylophone, timbales), Gérard Siracusa (percussion, cloches tubulaires), Bruno Girard (violon), Nathalie Baudoin (alto), Kent Carter (alto, violoncelle), Hélène Bass (violoncelle), Marie-Noëlle Sabatelli (violoncelle), Didier Petit (violoncelle), Geneviève Cabannes (contrebasse).
Francis Gorgé joue de la guitare, Bernard Vitet de la trompette et du cor de poste, tous les deux dirigeant l'orchestre. Je diffuse la bande magnétique en plus d'être au synthétiseur (ici le PPG Wave 2.2), piano, harmonica, guimbardes et bruitages...

→ Un Drame Musical Instantané, À travail égal salaire égal, CD Klang Galerie gg244, 16€

vendredi 12 janvier 2018

Persistance d'une grammaire du cinéma et implication des rêves


Lors de notre dernière rencontre, Atom Egoyan s'étonnait que le cinématographe obéisse toujours aux mêmes lois depuis ses débuts alors que la musique, par exemple, avait considérablement évolué pendant la même période. J'avançais que les outils du cinéma n'ont pas changé : la scène passe par le même objectif frontal, le montage qui produit des ellipses à chaque coupe fait avancer l'histoire, etc. Pour qu'un médium se transforme, il faut de nouveaux outils. Ainsi les impressionnistes partirent peindre sur nature à l'invention des tubes en plomb qu'ils pouvaient glisser dans leurs poches. L'ajout du son avait pourtant bouleversé le cinéma, mais, depuis, ni la couleur, ni l'agrandissement des formats, ni la multiplication des pistes sonores, pas même le passage à la vidéo ou au numérique, n'ont révolutionné le septième art. Cela explique pourquoi Atom, lorsqu'il ne met pas en scène des opéras, réalise de plus en plus souvent des installations artistiques où l'espace lui offre de nouveaux modes d'approche.


Le réalisateur canadien trouve aussi que les séquences oniriques sont toujours filmées de la même manière, et, au delà de cela, que le découpage cinématographique est calqué sur celui des rêves, avec d'abord un plan d'ensemble, puis des plans rapprochés, etc. Le matin qui a suivi notre échange j'ai tenté de me souvenir des miens, or, autant qu'il m'en souvienne, j'ai l'impression de toujours prendre une histoire en marche, comme si le film était déjà commencé. J'imagine donc que ce sont soit nos rêves qui impriment leurs formes à notre art, soit que nous rêvons en nous inspirant de notre quotidien. Et chacun, chacune, de produire une œuvre qui lui ressemble ! Contrairement aux assertions de certains critiques qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, depuis ses débuts celle d'Atom Egoyan a la continuité magique des autoportraits, fussent-ils bien différents de l'homme délicieux et attentif qu'il incarne dans le réel...

Photo : Steenbeckett, installation d'Atom Egoyan

jeudi 11 janvier 2018

Archie Shepp, ténor du barreau


Entretien fleuve d'Archie Shepp que nous avons réalisé fin 2005 avec Jean Rochard pour le Cours du Temps du n°13 du Journal des Allumés du Jazz. Le Blog des Allumés ayant disparu de la Toile, il m'a semblé indispensable de le republier.

En créant récemment le label Archieball, le saxophoniste a suivi ses propres préceptes : que les musiciens afro-américains prennent eux-mêmes en charge la production de leurs oeuvres ! Archie Shepp a également plusieurs fois émis le souhait que les jeunes milliardaires noirs, enrichis par la mode ou le sport, réinvestissent leurs bénéfices en soutenant leur culture, exhumant leurs racines et arrosant les jeunes pousses. Ils donneraient ainsi les moyens nécessaires à ceux qui la défendent, tel ce ténor au son chaud et lyrique qui voulait devenir avocat des droits civiques, s’engagea dans son art, choisit d’enseigner la musique du peuple noir à l’université et continue de chanter le blues...

Propos recueillis par Jean-Jacques Birgé et Jean Rochard.
Transcription JJB.

Vous êtes né en Floride…

Fort Lauderdale, le 24 mai 1937. J’ai déménagé à Philadelphie à 7 ans où j’ai vécu avec mes parents jusqu’à ce que j’aille à l’université lorsque j’ai eu 18 ans. Après quatre ans, je me suis marié et j’ai vécu à New York pendant treize ans. J’habite dans le Massachusetts où j’ai enseigné à l’Université pendant trente et un ans et dont j’ai pris ma retraite il y a trois ans.

Avez-vous commencé la musique à Philadelphie ?

J’étais fasciné par la musique lorsque mon père jouait du banjo. Il m’apprit les accords de ce qui fut mon premier instrument, mais personne n’en jouait plus. Je faisais des charlestons, James P. Johnson, ce n’était pas facile, son banjo n’avait que quatre cordes comme dans les orchestres de Fletcher Henderson, pas comme celui à cinq cordes qu’ils utilisent en country. On devait faire avec quatre cordes les mêmes accords qu’on fait avec six sur la guitare. Je m’en sortais plutôt bien pour un gamin, mais j’ai préféré le sax. À 10 ans, j’ai pris des cours de piano lorsque nous avons déménagé vers le nord du pays. À 12, j’ai commencé des cours de clarinette au collège et avec un professeur privé.

C’était de la musique classique ?

J’ai travaillé la technique, la méthode de lecture, qui sont occidentales, mais très peu de théorie, c’est un de mes regrets. Heureusement, avoir fait du piano m’a donné quelques bases pratiques qui m’ont permis de faire des arrangements. Je vois les accords, les notes qui bougent. À l’âge de 15 ans, je suis passé au saxophone.

En découvrant le jazz ?

Mon père ne jouait que ça, si vous voulez appeler ça du jazz !

Comment l’appelait-il ?

C’était juste de la musique. Ses goûts étaient très éclectiques à l’intérieur de la sphère afro-américaine, d’Artie Shaw à Sonny Boy Williamson, Duke était un de ses préférés, Count Basie, Oscar Pettiford avec son groupe, The Cats and The Fiddle… Mon père adorait les cordes, mandolines, banjos, il pouvait presque tout jouer d’oreille. Il m’a transmis the sound of music, j’en étais entouré, dans les églises…

Vous alliez à l’église ?

Ma grand-mère, Mama Rose, m’y emmenait trois fois par semaine lorsque j’habitais le Sud, les Baptistes sont très actifs. Ça m’a même aidé, la prière ne me met pas mal à l’aise, je m’en sers quand j’en ai besoin. Cela fait partie de ma culture, ça m’a formé ainsi que ma musique. C’est utile d’avoir d’autres vecteurs d’inspiration.

Quelles études avez-vous suivies ?

Très conscient des questions sociales concernant les Afro-américains, je voulais devenir avocat, spécialisé dans les droits civiques. À force d’écouter mon père discuter politique tous les samedis après-midi, j’ai même écrit un devoir sur le problème racial aux États-Unis alors que je n’avais que 10 ans ! Lorsque mon père, qui travaillait en plein air, était sans emploi, et qu’il pleuvait ou neigeait, ma mère, coiffeuse et esthéticienne, rapportait les sous à la maison. Lui pensait que pour un noir la musique ne pouvait être qu’un hobby. Il n’y avait pas beaucoup de musiciens professionnels dans le voisinage. Le seul que je connaissais, tout le monde disait qu’il était fou. C’était faux ! J’ai découvert plus tard que c’était un bon compositeur et arrangeur. Mon quartier était très pauvre, on l’appelait Brik Yard, c’est toujours son nom. Pas The Brikyard, juste Brikyard ! C’était le lieu d’une ancienne usine de briques. Les noirs sont arrivés lorsque les Irlandais et les Italiens sont partis.

Il y avait beaucoup de musiciens à Philadelphie. Avez-vous rencontré des gars comme Lee Morgan ?

Oui, Philly était une grande ville, c’était facile de les rencontrer. Un des amis de mon père, Billy Myers, celui avec qui il discutait politique, louait un appartement dans le même immeuble. Mon père écoutait du blues, des ballades, des chansons, mais il n’aimait pas Bud Powell ni Charlie Parker. Il y avait une barrière générationnelle à l’intérieur de la communauté noire. Or Billy Myers, qui n’avait pas connu le racisme et la violence du Sud, était un peu plus jeune que mon père, il connaissait tout le monde, de Sonny Stitt à Bird… Un jour, il m’apporta un disque de Lester Young et Roy Haynes, Up ‘n Adam, et me parla d’un concert de Charlie Parker, c’était un an avant la mort de Bird. À la radio, ils ne passaient pas de noirs, jusque-là je ne connaissais que le style de Stan Getz ! Alors il m’emmena downtown à Philadelphie dans une salle qui s’appelait alors The Met et qui servait souvent aux cérémonies. C’est ensuite devenu une église, et maintenant un parking. À l’époque c’était central pour la communauté, mais ce jour-là, au lieu des deux mille personnes que la salle pouvait contenir, il y avait cinquante spectateurs à attendre Charlie Parker, dont plus de la moitié était des blancs. J’avais invité mon copain Reggie Workman qui habitait à côté de chez moi et avec qui j’ai grandi dans notre quartier très pauvre, à l’écart. Coltrane habitait au nord de Philly, Benny Golson, Jimmy Heath étaient dans le sud où ça se passait vraiment. On ne pouvait écouter de la musique que dans les night-clubs qui étaient à une heure de chez moi et il fallait avoir 21 ans. À 16 ou 17 ans, j’ai pu emprunter la carte de mon cousin et participer aux jam-sessions ! Les clubs étaient dans le quartier tenu par les gangs, les rues étaient dangereuses. Mais comme il y a heureusement une tradition de respect pour la musique dans la communauté afro-américaine, lorsque je portais mon sax je pouvais me sortir de situations délicates : le grand type disait « My man plays the saxophone ! » (mon pote joue du saxophone !) et je traversais sans encombre. Un présentateur de radio, Tom Roberts, organisa des séances pour les jeunes, il invitait les musiciens de passage à ses ateliers, Ben Webster, Art Blakey, le vendredi après-midi, juste après la classe. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Lee Morgan. À 16 ans, il jouait avec Coltrane, Johnny Coles, et super bien ! Il tenait le pupitre de première trompette dans l’orchestre scolaire de Philadelphie. J’ai demandé à Lee de m’apprendre des trucs, et grâce à lui j’ai rencontré Bobby Timmons, Henry Grimes, Odeon Pope, et le jeune McCoy Tyner qui n’avait que 15 ans et avec qui j’ai joué alors qu’il commençait le piano… Donc ce jour-là au Met, j’ai compris que Charlie Parker ne jouait pas une musique populaire. Les places étaient chères pour des jeunes. Incidemment, j’appris que l’organisateur du concert était le type de ma rue que tout le monde disait fou. Herb Gordie avait écrit trente-neuf pièces pour orchestre dans un style proche de Stan Kenton, et il amenait Parker à Philadelphie ! Ce jour-là, j’ai vu Oscar Pettiford, Red Rodney, Ray et Tommy Bryant, Fats Ride qui jouait dans le style d’Art Tatum, Butch Balard, toute la crème de Philadelphie. On a attendu Parker deux heures, sans bouger. Je suis sorti marcher un peu. Devant moi il y avait un grand type avec un costume élimé, aux talons usés, avec la première coiffure afro que j’ai jamais vue, car ses cheveux qui n’étaient pas coupés recouvraient ses oreilles. Il était très à l’aise, avec une blonde à son bras. Personne n’aurait osé se promener avec une blanche à Philadelphie, alors j’ai pensé que ça devait être Charlie Parker ! Je n’avais jamais vu quelqu’un comme lui. Par son attitude, il défiait le racisme comme tous les autres préjugés de savoir vivre qu’on m’avait enseignés. Je suis retourné m’asseoir, et dix minutes plus tard il a fait son entrée, il a attrapé son sax et a joué plus de musique que je n’ai jamais entendue. Il a commencé avec Ornithology, après je ne sais plus. Donald Garrett disait qu’on ne se rappelait jamais ce qu’il avait joué, on se souvenait seulement du son, énorme, quasi stéréophonique, partout dans la salle. Contrairement à Coltrane, Bird était comme une statue, même ses doigts ne bougeaient pas.

À l’époque vous jouiez de l’alto ?

Non, ma grand-mère Mama Rose m’avait offert un ténor Martin. Je suis allé prendre un cours avec Jimmy Heath, et il a joué tout le temps au lieu de m’apprendre, parce qu’il n’avait pas d’instrument à lui ! Ça m’a marqué. J’étais allé entendre Stan Getz et Jimmy Raney qui avaient un tube, Moonlight on Vermont. Étaient présents plusieurs centaines de noirs, je parle de la couleur parce que, quelques étages plus haut dans le même immeuble, le quartet de Jimmy Heath jouait génialement How High The Moon. C’est ce qui m’a décidé à prendre des cours avec lui. J’aimais l’écouter se chauffer, c’est rare d’entendre un musicien se chauffer, j’ai entendu Dexter, Trane et Jimmy, c’était très différent, très surprenant. Lorsque Jimmy eut fini, mon sax était passé du jaune à un orange éclatant ! J’ai beaucoup appris en regardant. La fois suivante, il n’était pas là, il avait été arrêté pour avoir fumé un joint à l’arrière d’une voiture, il est ressorti six ou sept ans plus tard. Philadelphie était très raciste à cette époque-là. Art Blakey avait été tabassé au New Jersey Town Pike, Sonny Stitt, Billie Holiday avaient fait de la prison en Pennsylvanie… Il n’y a que New York et San Francisco qui ne soient pas comme le reste des États-Unis. Les différences y sont mieux acceptées.

Lee Morgan ou Jimmy Heath étaient-ils concernés politiquement ?

Absolument. Déjà après la Guerre Civile, on trouvait les premiers hommes libres en Pennsylvanie. Les blancs qui venaient du Sud, de Géorgie, de Floride, étaient très réactionnaires. Comme à Chicago, ceux venus du Tennessee, du Kentucky, d’Alabama, du Mississipi. C’était particulièrement flagrant dans les classes laborieuses attirées par l’industrie à la fin de la Première Guerre Mondiale, et après la Seconde. Chicago et Philadelphie n’étaient pas des villes universitaires comme Los Angeles ou San Francisco. Il y avait des groupes très violents.

Philadelphie a par ailleurs vu naître un nombre incroyable de musiciens…

Comme Detroit ou Chicago. L’industrie et la technologie marchent main dans la main avec l’évolution d’une esthétique noire. En Afrique, un homme joue d’un seul tambour, en Amérique il en joue de cinq ! On ne fait que suivre le modèle Ford…

Quand la musique est-elle devenue pour vous une affaire sérieuse ?

Le samedi après-midi, à la sortie de ses répétitions classiques, comme Lee Morgan se plongeait dans la littérature jazz, jouant du Parker et d’autres trucs, il avait besoin d’un pianiste. Je l’accompagnais pendant qu’il travaillait. J’ai ainsi appris à compter et à jouer devant des gens. Morgan fut un de mes mentors les plus importants.

Coltrane était-il déjà par là ?

Non. J’ai découvert Trane pendant ma dernière année à l’université, il n’était pas si connu que cela. J’avais tenté de jouer au-delà de ce que permettait de faire la technique classique du sax, upstairs comme je disais, et un pote batteur m’a dit que John Coltrane jouait comme ça. Son nom a retenti comme par magie, il fallait que je le trouve, mais je ne l’ai rencontré qu’à New York, lorsque je suis entré à l’Université. J’allais au Five Spot écouter Trane et Monk. Une nuit, après la fin de la session, j’ai demandé à John si je pouvais venir chez lui pour qu’il me montre des plans. Il devait être 5 heures du matin, tout le monde rangeait. Je suis rentré de downtown à 6 heures parce que j’habitais Harlem, et j’étais chez lui à 10 heures ! Sa femme, Naima, Anita de son nom de baptême, m’a dit d’attendre parce qu’il dormait. J’ai attendu jusqu’à 13 heures qu’il se réveille, en face de son instrument qui était allongé sur le divan. Il sortait d’une période très dure, de drogue et d’alcool, tentant de se reconstruire physiquement, plutôt avec succès. Il n’avait plus que ses incisives, mais il soufflait, il soufflait, même si c’était douloureux. Il a commencé à jouer Giant Steps comme on prend le petit-déjeuner, avec des traits très rapides. Lorsqu’il eut fini, il m’a tendu le sax en me demandant si je pouvais le faire. Il m’a posé quantité de questions, il n’était pas condescendant. J’ai joué quelque chose à l’alto. C. Sharpe m’avait montré pas mal de trucs. C’est plus difficile de concevoir les accords au sax qu’au piano, on ne les voit pas. Depuis Buddy Bolden, Louis Armstrong, Jelly Roll Morton, King Oliver, la Nouvelle Orleans, les Afro-américains ont eu une manière bien à eux de négocier cette histoire d’accords. Beaucoup de musique était aussi créée dans le Nord-Est et dans le Midwest avec l’orchestre de Fletcher Henderson, Claude Hopkins à New York, sans oublier Eubie Blake, Lucky Thompson, James P (Johnson), Willy (Smith) The Lion, Fats (Waller), « la crème de la crème » au piano… Ce sont les gars qui ont commencé à réaliser des arrangements pour les grands orchestres dans les années 20. Quand Pops (Louis Armstrong) a été engagé en 24, c’est comme s’il venait passer son doctorat, parce que l’orchestre de Fletcher Henderson était alors le meilleur, le plus sophistiqué, bien plus que celui de Duke Ellington, il vendait ses arrangements aux autres. C’est un mythe que le jazz est né à la Nouvelle Orleans. Les grands solistes en venaient, King Oliver, Sidney Bechet, mais les plus grands pianistes étaient de New York, ou Pittsburgh comme Earl Hines qui innovait en jouant le blues.

Avez-vous émigré de Philadelphie à New York pour des raisons musicales ?

D’une certaine façon. Mais en réalité je suis parti à l’Université qui était dans le Vermont. J’en ai profité pour ne pas retourner à Philadelphie, allant vivre dans la maison de ma tante à New York, en 1957. Pour tous les musiciens comme moi c’était La Mecque, il y avait des jam-sessions toutes les nuits, je jouais au Count Basie le lundi, au Small le mercredi, au Blue Clarinet à Brooklyn le jeudi… J’étais jeune marié, mon premier fils était né, j’étais mal à l’aise parce que je ne savais pas quand j’allais rentrer. J’espérais que ma femme serait encore là, c’était une fille bien, elle est restée trente-cinq ans avec moi.

En 1957, il y avait le Five Spot…

Monk était avec Trane. Monk se mettait à danser, Trane jouait solo. Ce n’est pas Clint Eastwood qui a fait connaître Monk. Il était certainement très ésotérique, peu de gens pouvaient le jouer alors, trop difficile. On n’appelait pas ça du hard-bop, toute cette terminologie ne reflète pas la complexité du processus. Johnny Griffin, Horace Silver, Sonny Rollins se référaient au hard-bop, mais je n’ai jamais entretenu ces stéréotypes. À la même époque, Charlie Mingus faisait ses trucs. Ce qui était passionnant, c’était l’absolue diversité de systèmes originaux produits par des hommes et des femmes tout aussi originaux, comparés aux musiciens classiques. L’orchestre de Count Basie ou celui de Duke dans les années 40 avec Webster et Hodges, chacun avait son style, c’est la beauté de la chose. Trane jouant deux notes à la fois, est-ce du hard-bop ? Il ne s’arrêtait jamais de jouer, ça c’était nouveau. À la pause, il continuait dans la cuisine du Five Spot, un solo de vingt minutes, et rejoignait le groupe sur scène. L’intensité de Trane et Monk était la chrysalide de quelque chose qui n’avait jamais existé... Même s’il avait des différents personnels, Miles respectait énormément la musique de Trane.

Vous avez commencé à jouer avec ces gens-là…

J’ai commencé à rentrer dans la musique de Trane, ses solos… Mais je n’ai jamais vraiment réussi à sonner comme lui. D’autres comme Wayne Shorter y arrivaient bien mieux. Je venais de commencer à enregistrer aux Bell Sound Studios que possédait Art Christ, un copain de Roswell Rudd qui lui avait refilé le studio gratuitement, le soir tard après les séances professionnelles. On pouvait revendre les bandes, ce que je n’ai pas manqué de faire. Steve Lacy venait, Don Friedman au piano… Un soir que j’enregistrais Peace avec Bill Dixon, avec qui j’avais monté un groupe après avoir quitté celui de Cecil Taylor, j’ai commencé mon solo avec plein de notes en imitation de Trane. À la réécoute, ça ne me plaisait pas beaucoup, alors à la prise suivante j’ai joué de la manière dont je faisais normalement mes exercices, plutôt comme Ben Webster et les types que mon père écoutait. Mon son, bien ouvert, était bien meilleur qu’en imitant John. J’avais trouvé ma voix. Certains musiciens ne la trouvent jamais.

C’était après avoir joué avec Cecil Taylor ?

Au même moment. Le premier enregistrement avec Cecil, The World of Cecil Taylor, est plus dans le style de Coltrane, ça m’arrive encore de l’utiliser. Mais j’avais besoin de savoir qui j’étais et je commençais à avoir mon propre son.

C’était facile d’avoir des engagements ?

Pas plus hier qu’aujourd’hui ! Un soir au Half Note sur Spring Street, j’avais demandé à John de m’aider à décrocher une audition pour Bob Thiele que j’essayais de joindre sans succès depuis des mois ; il me répondit que beaucoup de gens se servaient de lui parce qu’ils pensaient qu’il était facile, c’est vrai qu’ils en profitaient parce que John était un type formidable. Comme je lui réassurai mon amour pour sa musique, qui n’a d’ailleurs pas bougé, il dit qu’il allait voir ce qu’il pourrait faire. Il répondait toujours ainsi. Le lendemain, j’appelai Thiele qui était absent, mais sa secrétaire dit qu’il attendrait mon coup de fil à 15 heures ! Bob essaya d’abord de me décourager : « je vous connais avec votre style avant-garde, sachez tout de suite que tout ce que vous ferez devra être des reprises de John Coltrane, pas votre musique. » Il pensait que ça me ferait fuir, mais je connaissais la combine, j’avais pensé à cinq morceaux de Coltrane que je voulais jouer, j’avais même parlé à Trane de mes arrangements. Bob n’était pas très chaud pour cette musique dite d’avant-garde, c’était son premier contact avant qu’il n’enregistre Albert Ayler et les autres.

Être sur Impulse représentait quelque chose d’important ?

Pour moi certainement. Ils me firent une avance plus importante que tout ce que j’avais eu et même encore depuis, ils me garantirent deux disques par an, ça faisait 15 000 $ par an plus les arrangeurs, les salaires, tout ce que je payais moi-même jusque-là… Après le second morceau, Bob commença à se dérider. Au troisième, il était tout excité. Il appela John pour lui dire que c’était formidable, qu’il devait venir écouter ça. Il devait être 11 heures du soir, John a conduit depuis chez lui, de Long Island au New Jersey où était le studio, la photo de la pochette a été prise lorsqu’il est arrivé. Lorsque nous sommes arrivés au dernier morceau, Rufus (Swung, His Back At Last To The Wind, Then His Neck Snapped), le seul que j’avais écrit, différent de tous les autres signés par John, Bob ne l’a pas aimé et il ne voulait pas le mettre sur le disque, mais John l’a défendu et c’est grâce à lui qu’il a été édité. Je lui suis éternellement dévoué, à lui, à ses idées et à sa musique. Il a été le Stravinsky de ma musique et de ma génération.

Vous avez ensuite été associé à sa musique avec des œuvres essentielles comme Ascension

Je n’étais pas si proche de lui, contrairement à des gars comme Wayne Shorter qui lui rendait visite tous les jours. J’étais marié, j’avais des enfants et j’habitais loin de chez lui. Mes occasions de discuter avec lui étaient rares et très particulières. Lorsqu’il m’a appelé pour Ascension, je ne sais pas d’où ça sortait, nous ne nous étions pas vus depuis quelque temps, j’ai été surpris et flatté. Marion Brown était avec moi, John m’a dit de l’amener aussi ! Il était éclectique, cherchant partout de nouvelles idées, découvrant des choses chez Albert Ayler dont Ayler même était inconscient. Il savait entendre le meilleur de chacun, en toute humilité. Il apprenait.

Comment vous êtes-vous retrouvé dans A Love Supreme qui est une musique très spirituelle ?

J’ai été surpris qu’il m’appelle. J’ai toujours été quelqu’un de spirituel même si la spiritualité n’a jamais été mon truc. Celle de John Coltrane, et Pharoah Sanders à sa suite, était particulière. Mon contact avec l’univers n’a jamais été différent de ce que ma religion m’avait enseigné. Je suis resté un Chrétien, Bedrock baptiste, ce que John n’a jamais cessé d’être non plus. Contrairement à nombreux de mes contemporains, je n’ai jamais rejoint le mouvement islamique même si j’y ai pensé sérieusement. L’islam aux États-Unis était un mouvement très politique qui touchait l’histoire du peuple afro-américain, sa négritude. Le Coran a produit des gens comme Malcolm X, ou Farakhan qui en était le disciple. Mon spiritualisme est plus connecté au quotidien, je n’en fais pas tout un plat.

Vous étiez marxiste…

Je ne voyais pas de contradiction. Le christianisme enrichissait ma spiritualité, mais il ne la dirigeait pas. La plupart des musiciens ne sont pas très branchés politiquement, et ce n’est pas une très bonne idée de discuter de Karl Marx aux États-Unis !

Quand avez-vous écrit The Communist ?

J’y ai travaillé quelques années depuis ma sortie de l’université jusqu’en 1969. J’ai reçu une subvention de l’Institut Rockfeller pour écrire la pièce, ils m’ont demandé d’en changer le titre.

Pour la pièce de Jack Gelber, The Connection, vous ne jouiez que la musique avec Cecil Taylor ?

Absolument. Je voulais initialement devenir avocat des droits civiques pour m’engager politiquement, mais pendant ma seconde année, j’ai rencontré le dramaturge Rosenberg qui enseignait le théâtre à mon Université et m’a poussé à écrire. Il n’était pas alors question de devenir musicien ! Mes origines sociales étaient sensées me pousser vers une profession plus pratique comme devenir médecin, où l’on gagne sa vie. J’ai pressenti qu’il y avait une autre voie pour moi. L’année suivante, au lieu du droit, j’ai choisi le théâtre, faisant l’acteur, écrivant… J’ai écrit des nouvelles. À la fin de mes études, je travaillais à ma seconde pièce. Mes poèmes étaient plutôt des paroles de chansons, j’en ai écrit aussi à l’époque où je vivais dans le Massachusetts.

Quand êtes-vous arrivé en Europe ?

1967, pour le Newport Jazz Festival in Europe de George Wein. Cette tournée a établi ma renommée en Europe. Il y avait tout le monde : Monk, Miles, Max, Roy Haynes, Stan Getz, Coleman Hawkins… J’ai fait des télévisions partout où j’allais, je n’ai jamais bénéficié d’une telle promotion depuis ! George Wein ne m’avait pas choisi, je n’ai jamais été parmi ses favoris, c’est Impulse qui a insisté. Lorsqu’on a une grosse compagnie derrière soi, elle pousse les disques, mettant de l’argent dans les festivals, les tournées…

Vous aviez déjà enregistré Mama Too Tight considéré par certains comme un jalon important du jazz moderne…

1965. C’était de bonnes compositions, inspirées par les événements sociaux et politiques du moment. Mama Too Tight était une figure mythique symbolisant à la fois mes racines, une joie de vivre, une certaine brutalité… C’était la cousine du batteur Bobby Durham, elle était une légende par son amour de la musique tout en étant une personne physiquement très combative ! Je ne l’ai jamais rencontrée, Lee Morgan m’avait parlé d’elle lorsque j’étais jeune.

Peu de musiciens puisaient dans le rhythm'n blues à cette époque…

J’étais influencé par Lee Morgan et son Sidewinder. Je voulais composer mon propre blues. Pendant les répétitions, le tubiste Howard Johnson me fit remarquer qu’il était en treize mesures ! J’ai conservé la treizième mesure sans l’avoir imaginée au départ, ce n’était pas simple. Je ne connaissais qu’un seul exemple chez Duke Ellington. Cet iconoclasme faisait partie de la nouveauté, ouvrir des portes, briser les vieilles énergies pour en créer de nouvelles.

Comment cela passait-il avec Bob Thiele pendant les séances ?

Bob était alors un véritable soutien à tout ce que je voulais entreprendre. Après Four for Trane, nous étions devenus très amis. Je pouvais choisir mes musiciens, il m’appelait pour des trucs en dehors de mon contrat, pour écrire de la musique qu’il souhaitait publier… C’est lui qui a composé la chanson qu’Armstrong chantait, It’s a Wonderful World. Il avait le sens des affaires en même temps qu’une esthétique bien aiguisée, très sensible. C’est comme dans la Bible, il ne suffit pas d’avoir du talent, il faut savoir l’exploiter. Il était parfaitement conscient de ce qu’il faisait, il a produit ces pochettes très élaborées à deux volets, il mettait son nom de producteur en bas, il a donné un nouveau style à A & R…

Certains musiciens vous ont-ils particulièrement soutenu ?

Pas vraiment d’un point de vue musical… Bill Dixon m’a donné des conseils pour ma carrière ! C’est lui qui a créé le Jazz Composer’s Orchestra dont il avait l’idée depuis le début des années 60. Il voulait coordonner la Révolution d’Octobre du Jazz qui a anticipé le Jazz Composers Orchestra. Il a appelé Carla Bley, Mike Mantler, Sun Ra, Albert Ayler, moi-même… Carla Bley et Mike ont poursuivi avec le JCO. Dixon était bourré d’idées. Nous sommes allés ensemble voir Savoy Records avec les bandes enregistrées aux Bell Sound Studios, il leur donnait des idées de production. Bill ne jouait pas tant, il faisait le copiste pour George Russell, il a un coup de patte extraordinaire, c’est presque de la calligraphie, il peignait aussi, travaillait aux Nations Unies, enseignait…

Comment avait tourné votre relation avec Coltrane au temps de Mama Too Tight ?

Trane s’intéressait à tout ce qui se faisait, aux harmoniques aigues d’Albert Ayler par exemple. Il s’est inspiré de cette musique quasi métaphysique pour Expressions et ses magnifiques derniers disques, il obéissait à une discipline technique. J’étais alors passionné d’arrangements, ayant toujours adoré le son des grands orchestres, le Duke Ellington des débuts, très expérimental, Black Beauty, Pretty and The Wolf qui est un dialogue parlé en musique…

Vous avez même une fois joué à ses côtés…

Salle Pleyel à l’époque où je sous-louais un appartement avec Don Byas et Cal Massey. Don et Cal partageaient la chambre du fond tandis que je dormais sur le divan du salon. Duke était de passage et j’espérais rejoindre l’orchestre. J’avais apporté mon instrument, mais j’avais seulement assisté à la répétition. Cal et moi avions accompagné Don que Duke avait invité. Il y avait cinq ténors, Paul Gonsalves, Harold Ashby, Ben Webster, Hank Mobley… Après son solo, Don revint en coulisses très désappointé. C’était un gars qui travaillait beaucoup alors que je restais plutôt au lit avec une fille… Il me dit qu’il n’arrivait pas à jouer du sax de Paul, qui en possédait toujours plusieurs. Paul bricolait ses instruments. Le bec sur lequel je joue depuis 1963 était à Paul, je l’ai acheté d’occasion au Danemark, c’est au moment où j’ai échangé mon bec en ébonite contre un en métal. On buvait tous pas mal, mais Don tenait bien l’alcool, moi aussi d’ailleurs. J’ai dit à Don de me passer le sax de Paul pour que j’en joue. J’ai cru reconnaître un signe de Duke qui m’invitait à les rejoindre sur C Jam Blues. J’ai alors compris ce que voulait dire Don : le bocal de Paul n’était pas fixé, il tournait sur lui-même, pas moyen de le stabiliser, je tournais ma tête dans tous les sens en paniquant, je ne savais même plus dans quelle clef j’étais, depuis le piano Duke me soufflait « C… C » (do). C’était C Jam Blues, évidemment que c’était en do ! À la fin de mon solo, je termine sur une harmonique, je croyais être en sol, comme je jouais un la avec la transposition du sax… Plus tard, j’ai entendu une cassette pirate où j’ai l’air d’être dans le ton, ça ne sonnait pas si mal… L’harmonique a continué de résonner même après que j’ai retiré le bec de ma bouche ! J’ai compris que Cat Anderson avait attrapé ma note et la tenait à la trompette… Je n’ai pas fait l’affaire, mais j’ai joué avec le maestro ! Dans je ne sais plus quel magazine il y avait une photo de moi en train de serrer la main de Duke avec en légende : « Un Black Panther rencontre Duke Ellington » !

Qui appartenait à votre premier orchestre, avec lequel vous avez commencé à tourner en Europe ?

Jimmy Garrison, Grachan Moncur, Roswell Rudd, Beaver Harris. On n’avait pas de pianiste. Le Newport Festival m’a donné une notoriété qui me sert encore aujourd’hui. En 1969, lorsque Impulse a découvert que j’avais pas mal enregistré pour Byg, cela a cassé mon contrat, ce qui n’était pas génial. J’avais une famille de quatre enfants. Impulse était généreux, mais je ne pouvais pas y arriver avec seulement deux disques par an, et pas question d’avance. J’ai retravaillé plus tard pour eux avec Attica Blues et The Cry of My People… Ce n’était pas simple non plus avec Byg, je n’ai jamais signé de contrat pour les bandes d’Antibes. Le concert avait été annulé, mais Byg l’a maintenu. J’avais refusé que ce soit enregistré, malgré cela ils l’ont édité en inventant des titres à mes morceaux, je n’ai jamais touché un sou ! C’est passé d’Actuel à Monkey Records, maintenant ça s’appelle Charly Records. Claude Delcloo et Jean-Luc Young avaient volé pas mal de bandes à Radio France, pareil pour Jean Karakos sur EMI. Ils ont transféré leur compagnie sur l’île de Man où ils sont intouchables. Je les ai poursuivis pendant des années. Ils ont tenté de s’attribuer les droits de Mama Rose, etc. J’étais pourtant coéditeur de tous les titres. Je devrais faire ce que Zappa a fait, les pirater à mon tour, éditer mes propres disques et les laisser m’attaquer !
J’ai rencontré Frank à Amougies en Belgique. Bob Thiele m’avait demandé de faire de la publicité pour les Mothers of Invention qui étaient alors moins connus que moi ! On avait fait des photos pour eux dans une salle du Village. Plus tard donc, à Amougies, Frank, qui était sans les Mothers, m’a demandé s’il pouvait se joindre à mon orchestre. Il y avait Herbie Lewis à la basse, Beaver Harris, le poète Art LeRoi Bibbs, Cal Massey… Je l’ai revu à mon université, ça n’a pas été facile de l’approcher. Il y avait des gros bras avec le crâne rasé, des badges oranges des Simpsons et des T-shirts « Frank Zappa ». On m’a amené à lui, il buvait un jus d’orange allongé sur un sofa. Il m’a prévenu que si je voulais jouer avec eux il enregistrait tout ce qu’ils faisaient (F.Zappa, You can’t do that on stage anymore, vol.4). J’ai répondu que ça ne pouvait pas être mauvais pour mon image !
Toute la série Byg était très symbolique d’un nationalisme tant politique qu’esthétique, c’était passer de la théorie à la pratique. Pas seulement émettre mes idées mais les jouer. Étudiant, j’avais entendu des disques avec des poètes comme Ezra Pound ou T.S. Eliot, et je m’étais dit qu’on pouvait enregistrer autre chose que de la musique, des mots pas forcément chantés, des récitatifs. Un enregistrement est pour moi comme une pièce de théâtre.

En 69, à l’époque de Yasmina, a Black Woman et de Poem for Malcolm, étiez-vous engagé auprès des Black Panthers ?

Non, jamais. J’en connaissais en Californie, et plus tard Eldridge Cleaver à Alger. Mon engagement politique était probablement plus à gauche que leur nationalisme même s’ils ne prônaient pas une nation noire séparée de la communauté blanche. À New York, ils ont créé pour les enfants de très bons programmes pédagogiques qui existent toujours. Leur internationalisme était trop national pour moi.

Vous étiez alors très provocateur. Blasé porte une charge politique et érotique incomparable…

Cette chanson s’adresse aux hommes noirs et aux femmes noires, c’est l’échec des hommes noirs à poser les fondations d’une structure familiale. Cela remonte à l’époque de l’esclavage. J’en avais écrit les paroles et j’avais choisi Jeanne Lee ! Sa voix me rappelait celle de ma mère. Les gars de l’Art Ensemble, Lester et Malachi, vivaient à Paris dans un camion qui appartenait à un Hollandais, Willem, qui plus tard ouvrira le club The Thelonious. Il a aidé beaucoup de musiciens, il est mort depuis. Ça a peut-être été le premier enregistrement de Lester et Malachi ici.

Vous avez commencé à tisser un réseau de contacts, à enregistrer pour de multiples compagnies…

Après ma rupture avec Impulse, livré à moi-même, j’ai enregistré où et quand je pouvais. J’y étais obligé, parce qu’à une période où je ne faisais pas de disques, je me suis aperçu que le peu d’audience que j’avais m’avait totalement oublié. Après la période Byg, là où j’enseignais, à l’Université de Buffalo, mes jeunes étudiants noirs ne savaient même pas que je jouais du saxophone. Pharoah Sanders était fantastiquement populaire, avec Jewels of Thought, et puis Karma avec Leon Thomas qui rappelait les Pygmées avec son jodling si contemporain. Tout ce retour à l’Afrique était dans la musique de Pharoah, magnifiquement réalisée. Ça a été une grande leçon : lorsque vous ne faites pas de scène, il faut enregistrer. Aussi, lorsque des gens me disent que j’enregistre trop, je réponds que je ne travaille pas tant que ça, je ne suis ni Michael Brecker ni Keith Jarrett ni Chick Corea. McCoy Tyner peut travailler 365 jours par an. Moi j’ai de la chance si je fais trois bons mois. Je devais survivre.

Des concerts comme ceux de Massy ont influencé de nombreux musiciens en France. Vous étiez attendus avec la même émotion qu’un groupe de rock ! Il y avait une puissance dramatique…

Je travaillais avec Terronès. Je ne me rendais pas compte de cet impact. Je structurais ma musique d’un morceau à l’autre. J’étais également influencé par Miles Davis et Dexter Gordon. J’ai regardé comment les autres se servaient de la scène. Les concerts de Miles avait une telle intensité sans qu’aucun mot ne soit prononcé. Chaque morceau semblait mener inévitablement au suivant. C’est comme écrire un livre en sachant où l’on veut le terminer.

Une nouvelle ère voyait le jour, le free jazz s’essoufflait…

J’ai commencé à me tourner vers le blues de mes racines. Attica Blues a été le pivot. J’enseignais déjà à l’Université de Massachussets. L’époque avait changé. Les jeunes étaient devenus plus pacifiques, acceptant le status quo. Il n’y a rien de plus authentique dans cette musique que le blues. Dans les années 60, à côté de Coltrane, les trucs les plus importants venaient de Johnny Walker, Aretha Franklin, Dionne Warwick…
Ils ont touché les masses populaires, pas seulement les noirs.

Vous attendiez-vous à plus de succès avec Attica Blues ou Cry of my People ?

Absolument. J’espérais attirer l’attention que Miles obtenait avec ses disques sur Columbia. Son producteur a mis le paquet dans la transformation de son image, sa coiffure, des talons hauts, ses vêtements. Auparavant, Miles portait des costumes italiens cintrés et soudain il se met à porter des tuniques indiennes. J’ai essayé de faire pareil, mais Impulse n’en avait rien à faire ! J’ai enregistré des 45 tours avec Money Blues pour qu’ils soient joués à la radio, mais ils me sont restés sur les bras.

Quelle était votre approche de la loft generation ?

Ça a démarré beaucoup plus tôt que ce que l’on croit. En fait, c’est moi qui l’ai commencée ! En 1963, revenant de Copenhague, j’ai rejoint The Organization of The Young Men qui était très politique, avec d’autres jeunes Afro-américains comme Amira Baraka, LeRoi Jones, Alvin Simon, Brenda Walker, Black Ray, Abbey Spelman, Larry Young, écrivains, peintres, musiciens, poètes... Nous avons changé le nom de l’organisation pour En Garde, comité pour la liberté. Pour ramasser de l’argent pour l’organisation, nous avons fait des concerts dans un loft où LeRoi Jones vivait avec sa femme. Dans le même immeuble vivait un autre saxophoniste que j’ai influencé, Marzette Watts. Le premier article écrit sur moi était d’ailleurs de LeRoi Jones dans Metronome. C’est là qu’eurent lieu les premiers loft concerts. J’avais Sunny Murray, Dennis Charles ou Billy Higgins à la batterie, Don Cherry à la trompette, toujours pas de pianiste, Don Moore à la basse. Je donnais cinq dollars à chacun, j’en prenais dix comme leader, c’est tout ce qu’on avait. Il y venait énormément de monde de l’East Side, des hippies. Dans les années 70, Ornette acheta un loft et y donna des concerts, c’est ce qu’on appela le loft jazz, mais ça avait commencé avec le mouvement des droits civiques.

Qu’est-ce qui a changé dans le monde depuis que vous avez commencé ?

Pas mal de choses. Les gens sont plus pauvres qu’alors. Les SDF sont un phénomène qui n’existait pas lorsque j’étais enfant. Il y avait bien une rue avec des clochards qu’on appelait Tenderloiner, mais aujourd’hui à New York, dans le Queens ou à Brooklyn, on voit des gens qui font les poubelles, portant des sacs en plastique, ce qui montre bien que les conditions socio-économiques se sont détériorées, particulièrement aux États-Unis. Le système social américain s’y est détourné de nombreux citoyens, les gagnants sont montés en épingle, mais il y a tant de perdants. Que faisons-nous pour eux, allons-nous les effacersimplement ? Ils sombrent dans le crack… Les riches sont de plus en plus riches. C’est de plus en plus dur pour ceux qui sont marginalisés. Notre société est de plus en plus réactionnaire. Nos libertés et nos droits civiques sont annihilés, les jeunes sont découragés. Le racisme évolue sous une forme plus maline, fasciste, avec les skinheads, plus doctrinaire et sinistre. Le racisme est submergé par l’ascension de la pauvreté et le problème de la drogue… On peut se poser la question d’une future confrontation cataclysmique entre les racistes et les pauvres dirigés par la drogue. En Californie, les Creeps et les Bloods peuvent être aussi dangereux que n’importe quel groupe nazi. Il faut trouver un moyen de résoudre ces problèmes. Nous aurons soit un monde comme celui que George Bush essaye de créer, soit un monde plus sympathique, comme celui que certains Français évoquent, qui tient compte des pauvres dans nos sociétés. Il est important de dire non au capitalisme occidental qui n’a aucune conscience sociale (l’entretien a eu lieu à la veille du référendum sur la Constitution européenne).

Vous avez souvent été un avocat des droits civiques avec votre saxophone. Est-ce que la musique peut changer les choses ?

Nous avons besoin de vrais avocats pour changer les institutions, rigides et corrompues. D’un autre côté, « I’m black and I’m proud » a bien fait évoluer la société dans les années 60. Mais c’est de la musique populaire. Ma musique atteint relativement peu de monde, sauf peut-être lorsque des gens comme vous m’interviewent, mais votre journal ne touche pas suffisamment de monde non plus. C’est un combat, on fait ce qu’on peut.

Il y a une relève dans le rap…

Ils sont devenus une voix nouvelle dans cet esprit de changement social. Même si certaines paroles sont très négatives sur la famille et la société, elles réfléchissent la réalité de leurs vies. Les rappeurs, des gens comme Russels Simmons, qui est comme un porte-parole des jeunes noirs dans le ghetto, essayent d’infléchir le rap vers la politique. Le rap est probablement l’équivalent de ce que nous étions dans les années 60, mais il évolue hélas dans un contexte social très négatif.


Les disques recommandés par Archie Shepp

- Fats Waller Lulu’s Back in Town et Handful of Keys
- Ferdinand “Jelly Roll” Morton interviewé par Alan Lomax (épuisé : un différent oppose hélas la succession de Morton aux producteurs du disque, Riverside, privant le public et les étudiants en musique de cet inestimable morceau d’histoire orale et de la musique renversante qu’il a inspirée)
- Folkways “Jazz Collection”, Folkways-Ash Records (20 volumes épuisés) : la succession de Folkways, Asch records, a annoncé la mort des petits labels de disques specialisés en ethnomusicologie et musiques non commerciales plus populairement appelées folk music. Par exemple, le morceau Maple Leaf Rag y reçoit un traitement classique du grand saxophoniste et clarinettiste Sidney Bechet, un Afro-américain pratiquement inconnu aux États Unis. D’autres performances incluent un volume entier consacré à l’orchestre de Fletcher Henderson. Certains de ces enregistrements remontent à 1924 lorsque Louis Armstrong quitta Chicago et les ensembles ‘Hot Five’ et ‘7’ pour rejoindre les orchestres de Fletcher Henderson et Don Redman, Ben Webster y figure dans des arrangements de Benny Carter des années 30. De rares exemples de chants de travail, blues, negro spirituals et prêches dont l’incroyable enregistrement de 1930 du sermon Dry Bones par le Révérend J.M. Gates devant une congrégation de seulement trois personnes, realisé par John et Ruby T. Lomax.
- Maple Leaf Rag, Sidney Bechet et Hank Duncan
- Struttin’ with some Barbecue, Louis Armstrong
- Mary’s Waltz, écrit par Herbie Nichols et interprété par Mary Lou Williams et Don Byas (rare)
- I got Rhythm, Don Byas, Art Tatum et “Slam” Stewart
- Salt Peanuts par Don Byas et John Birks “Dizzy” Gillespie
- Keep Off The Grass, James P. Johnson
- My Foolish Heart, Gene Ammons
- Along Came Betty écrit by Benny Gibson et interprété par D. Gillespie
- Shot Gun, Junior Walker
- Cryin’ in the Chapel, Sonny Till
- Walk On By et A House is not a Home, Dionne Warwick
- Respect et Dr. Feel Good, Aretha Franklin
- Sweet Sixteen, BB King
- Oh Mary Don’t You Weep, The Swan Silvertones
- Said I wasn’t Gone Tell Nobody chanté par Marion Williams et The Abyssinian Baptist Choir (2 volumes Columbia)
Ainsi que l’ensemble des œvres de Charlie Parker, Thelonious Monk, Bessie Smith (Anthologie Columbia), Robert Johnson (Columbia), Hudie “Leadbelly” Ledbetter, Art Tatum (Fascinatin Rythm), “Lucky” Thompson, Edward “Sonny” Stitt, Dexter Gordon, John Coltrane, Coleman Hawkins, Earl Bud Powell, Nina Simone, Ben Webster…
Il y en a tant auxquels j’ai contribué, et tous ne racontent pas seulement leur propre histoire mais aussi l’histoire d’un peuple. Je n’en ai cité que quelques uns, laissant de côté la foule de ceux et de celles qui sont les racines mêmes de la muse qu’ils servent. Qu’en est-il de Hank Mobley, Melba Liston et Mary Lou Williams, Dorothy Donegan, Hazel Scott, Jerome Richardson, Tadd Dameron, Kenny Dorham "Griff" and Rouse, les frères Jones, les frères Heath ; sans mentionner JJ Johnson, 'Philly Joe' et l’indispensable Horace Silver. J’ai même oublié de citer Ray Charles et James Brown ; j’ai écrit une chanson intitulée A Dedication to James Brown pour mon album Live in San Francisco vers 1966, et l’enregistrement par Ray Charles de Halleleuja How I Love Her So, et puis le solo emblématique de David Newman ! Etc., etc.

Les livres recommandés par Archie Shepp

- Le monde s’effondre, Chinua Achebe (Présence Africaine)
- People in Quandaries, S.I. Hayakama (Harper & Brothers)
- Treat it Gentle, autobiographie de Sidney Bechet (Da Capo)
- L’Autobiographie de Louis Armstrong (rare)
- Black Song (The Forge & The Flame), John Lovell
- The Palm-Wine Drinkard, Amos Tutuola (Grove Press)
- Collected Works, Paul Laurence Dunbar (University Press of Virginia)
- Othello, William Shakespeare
- The autobiography of an ex-colored man, James Weldon Johnson (IndyPublish.com)
- Music is My Mistress, Duke Ellington (Da Capo)
- Les frères Karamazov et Crime et châtiment, Dostoïevski
- Black Boy et Un enfant du pays, Richard Wright (Folio Gallimard)
- Chronique d’un pays natal, James Baldwin (Gallimard)
- Les élus du seigneur, James Baldwin (Robert Laffont)
- Homme invisible pour qui chantes-tu ?, Ralph Ellison (Grasset)
- La Bible
- Le Coran
- La Bhagavad Gita
- Histoire de la musique noire américaine, Eileen Southern (Buchet)
- The Souls of Black Folk (Les âmes noires), W.E.B. Du Bois
- Le peuple du blues, LeRoi Jones (Gallimard)
- L’homme qui ne voulait pas se taire, John A. Williams (André Dimanche)
- Poèmes de Gwendolyn Brooks B

Les disques d’Archie Shepp recommandés par lui-même
(depuis 2005 bien d'autres disques ont été publiés)

J’ai enregistré plus de 125 vinyles sans compter les CD, DVD et cassettes. Voici quelques exemples qui ont été bien accueillis par les gens qui écoutent ma musique.

Récemment :

- First Take, duo avec Sigfried Kessler (Archie Ball 0104 - EN VENTE AUX ALLUMÉS)
- St. Louis Blues (Pao 10430 ; Jazz Magnet 2006)
- Left Alone Revisited : A Tribute to Billie Holiday, duo avec Mal Waldron (Enja ; Synergy)

Chez Impulse! :

- The Cry of My People (ABC-Impulse!)
- Tribute to Duke Ellington, avec Earl May, Albert Dailey, Philly Joe, peut-être Walter Davis Jr. au piano ou peut-être que je confonds avec un autre album (Phantom)
- The Way Ahead, avec Ron Carter à la basse et Walter Davis Jr (A9170 ; Grp272)
- Things have got to change (Universal-MCA)
- Attica Blues, les versions américaine (A9222 ; Universal) et française (Blue Marge 1001)
- Mama Too Tight (A9134)
- New Thing At Newport (GRD105 ; Polygram)
- On this Night (A97)

Chez Actuel/BYG (actuellement sous le label Charly Records)
produits illégalement sans contrat :

- Blasé
- Yasmina, a Black Woman
- Early Bird, titre attribué à l’album par des producteurs véreux
- Brotherhood At Ketchaoua avec Philly Jo Jones et Hank Mobley, un autre titre produit malhonnêtement
- Black Gypsy, un cd où j’apparaissais en sideman, quoi qu’important, et qui est miraculeusement ressorti sous mon nom, œuvre du producteur Pierre Jaubert, sans contrat encore une fois !

mercredi 10 janvier 2018

La télé-réalité au cinéma


Certains films passent inaperçus, éreintés par une partie de la critique, sortis à un moment où l'actualité occupe tout l'espace médiatique, trop différents parfois... Ainsi Reality qui avait reçu le Grand Prix du Jury à Cannes en 2012 m'avait échappé alors que le précédent film de Matteo Garrone, Gomorra, avait fait un tabac. La fiction de l'un comme de l'autre, semble flirter avec le documentaire, Matteo Garrone engageant nombreux comédiens amateurs, comme ici Aniello Arena, le rôle principal, qui s'est formé au théâtre en prison où il purge une peine à perpétuité pour le meurtre à la Kalachnikov en 1991 de trois personnes dont un enfant de huit ans alors qu'il était tueur professionnel ! Même si les deux films, interprétés en partie en dialecte napolitain, justifient ce choix de distribution qui les fait se rapprocher des films de Pasolini, Reality n'a rien à voir avec un film sur la Camorra puisqu'il aborde le sujet de la télé-réalité, autant dire de la télévision italienne en général où ce genre de programme a tout phagocyté. Son "héros" est un personnage pasolinien, à la fois pitoyable et attachant, dans un univers fellinien. Naples, patrie également de Paolo Sorrentino, semble reprendre le flambeau du cinéma italien que Rome a perdu depuis longtemps. Pour cette comédie dramatique incisive, le compositeur Alexandre Desplats s'est d'ailleurs largement inspiré de Nino Rota et Ennio Morricone.


Garrone montre parfaitement que la télévision est devenue le nouveau Dieu de l'Italie, le catholicisme séculaire et la nouvelle religion du petit écran exigeant la même piété aveugle. La presse y a vu une histoire de rédemption alors qu'il s'agit d'une charge très forte contre le mysticisme, bras armé d'un pouvoir profitant de la crédulité des pauvres pour s'enrichir à loisir. L'émission à laquelle participe le Schpountz poussé par sa famille et ses amis s'appelle Grande Fratello qui signifie tout simplement Big Brother. Si Reality est drôle, il fait grincer des dents, parce que la réussite de la gigantesque manipulation dont nous sommes victimes est redoutablement efficace.
En 1979 le très mésestimé Albert Brooks avait réalisé Real Life, chef d'œuvre parodique de télé-réalité où le réalisateur tentait de vivre pendant un an dans une famille qu'il filmait expérimentalement au jour le jour en espérant décrocher un Oscar et un Nobel ! Real Life anticipait avec humour le monde à venir. Il faut redécouvrir tout le cinéma d'Albert Brooks (aucun lien de parenté avec les cinéastes Mel, Richard ou James L.) de Lost in America à Looking for Comedy in the Muslim World en passant par Defending Your Life et Mother.
Unreal est aussi une série TV saignante qui met en scène l'envers du décor d'une émission de télé-réalité quand les caméras s'arrêtent de tourner. Soap-opéra en abîme, Unreal joue bien entendu sur les rêves d'une population qui s'identifie aux modèles que la société de consommation façonne pour mieux nous contrôler.

mardi 9 janvier 2018

Musique d'ameublement du samedi soir


Presque chaque fois que nous nous rendons à une fête chez des amis nous sommes surpris par leur utilisation de la musique. Elle est supposée créer du lien social, or sa diffusion produit exactement l'effet contraire. J'exclus de cette critique l'invitation à la danse qui se justifie à condition que les invités s'y prêtent. Hélas la plupart du temps le dance-floor est déserté au profit de la cuisine où il est pratiquement impossible de se mouvoir. Les rares soirées où nos hôtes ne diffusaient aucune ambiance sonore polluante avaient été organisées par des musiciens qui savent évidemment de quoi il s'agit !
Première remarque. Lorsque l'on ne connaît personne il est capital de pouvoir s'immiscer dans une conversation, à condition que le niveau sonore permette d'entendre de quoi parle tel ou tel groupe de convives. On attrape ainsi un mot à la volée pour s'intégrer à la discussion en cours.
Deuxième remarque. Il n'est pas utile de remonter le niveau sonore général si ce n'est pour attraper une extinction de voix en se battant contre le vacarme général. Le lendemain l'inoffensif Homeovox vous soulagera, mais cette escalade de décibels est-elle bien raisonnable ?
Troisième remarque. Si la peur du silence est en cause, pourquoi choisir des musiques inadaptées à l'occasion, en l'occurrence des morceaux rythmés censés provoquer des mouvements des jambes ou du bassin, ou encore des chansons où le brouhaha empêche d'en comprendre les paroles ?
Quatrième remarque. Si malgré mes supplications le besoin irrépressible de diffuser une play-list vous taraude je suggère de choisir des ambiances sonores adaptées aux effets que l'on souhaite produire. Des décors sonores genre "nature et découverte" pourront par exemple transformer l'atmosphère en vous faisant voyager. Si on veut ajouter une touche musicale, des albums comme Bayaka, mélange d'ambiances naturelles et de musique pygmée, seront tout indiqués. Certains préféreront du new age, de l'ambient ou de la musique classique, mais dans ces conditions tout cela s'apparentera à juste titre à de la muzak ! Si l'on souhaite chauffer l'ambiance, autant attendre le bon moment et annoncer franchement la couleur en envoyant les tchatcheurs récalcitrants à la cuisine et les danseurs sur le parquet...

lundi 8 janvier 2018

Pascale Ferran : Jardin d’hiver


Début 2001, pour le n°5 du Journal des Allumés du Jazz, je m'étais entretenu avec Pascale Ferran qui venait de terminer un film sur la rencontre en studio de deux musiciens de jazz... Depuis Ferran a réalisé le multiprimé Lady Chatterley en 2006 et le très beau Bird People en 2014.

En filmant avec pudeur la rencontre en studio du duo formé par Sam Rivers (décédé en 2011) et Tony Hymas pour le disque Winter Garden, en adoptant un dispositif rigoureux qui interdit toute digression hors propos, et en saisissant la fragilité de l'acte créatif, la réalisatrice Pascale Ferran, dans Quatre jours à Ocoee, offre à voir une chose rare : elle filme les notes plus encore que ceux qui les jouent. Pascale Ferran nous montre aussi comment il faut composer, lorsque la matière résiste, pour que chacun trouve sa place. Là encore, elle nous révèle ces petits arrangements qui permettent à la vie de continuer...

DISPOSITIF

Au début de Quatre jours à Ocoee, en voyant les techniciens installer le studio, je me suis tout de suite demandé quelle était la part de composition et celle de l'improvisation dans vos films ?

Dans mes films de fiction, il y a évidemment une part de volonté beaucoup plus importante avec une place plus ou moins grande laissée au hasard. Je n'aime pas du tout qu'on change le dialogue. Il n'y a pas d'improvisation sur le texte parce que je pense qu’il y a une musicalité du dialogue à laquelle mes scénaristes et moi travaillons beaucoup. Par contre, il y a toujours des choses qui viennent sur le moment au tournage. Autrement, si tout est programmé d'avance, ce n'est plus tellement la peine de tourner. Pour un documentaire, c'est évidemment autre chose. Au moment du tournage, on ne peut être que dans l'accueil le plus grand possible de ce qui va se passer ; on ne sait pas, par définition, ce que c'est puisque ça n'a pas encore eu lieu. Il y a quand même un endroit de mise en scène, constitué par toutes les questions que l'on s'est posé avant le tournage, longtemps avant ou cinq minutes avant. Par exemple, le lundi, les musiciens étaient censés arriver vers midi, mais mon travail a commencé vers 10 heures du matin, à l'heure où les techniciens entrent dans le studio. Leur travail m'intéressait autant que celui de Sam Rivers et Tony Hymas. Nous avons commencé par regarder un peu l'éclairage de la pièce, et on s'est mis à tourner au moment de l'installation des micros. Quand il y a cinq personnes en jeu, deux musiciens, Gary, l'ingénieur du son, son assistant, et Jean Rochard, le producteur du disque, chaque personne compte énormément, non seulement par le travail qu'elle accomplit, mais aussi par ce qu'elle est humainement. Il me semblait logique de considérer que le travail des séances ne se réduisait pas au moment où les musiciens étaient là, mais plus généralement à tout ce qui se passerait entre le moment où il n'y avait rien et celui où on aurait le matériau pour un disque.

Vous avez tourné à deux caméras ?

Nous n'avons sorti la deuxième caméra qu'au matin du deuxième jour. Ça n'allait pas complètement de soi de tourner directement avec deux caméras, pour la simple raison que je ne l’avais jamais expérimenté. Et puis j'ai un côté "vieille école", je considère comme une valeur le fait de n'avoir qu'une caméra et de choisir au moment du tournage ce que l'on filme, sans filet. Mais pour Quatre jours à Ocoee je me suis aperçu que c'était un peu idiot de raisonner comme ça, tout simplement parce qu'il y avait deux musiciens et qu'il était impossible de gâcher l'étape du montage et ne pas avoir la possibilité, sur les morceaux, d'avoir en même temps tout sur Sam et tout sur Tony. Si je n'ai pas sorti la deuxième caméra le premier jour, c'est aussi parce que je voulais que Katell Djian, la cadreuse, et moi soyons très près l'une de l'autre et puissions ainsi trouver nos marques et communiquer facilement sur le fait d'élargir ou de resserrer le cadre selon ce qui se passait. Il y avait bien sûr le risque que les musiciens jouent quelque chose de magnifique le premier jour et de n'avoir ça que sur une caméra, mais la mise en place me semblait plus importante pour la suite.

Comment était composée votre équipe ?

Notre équipe était constituée de quatre personnes. Nous avions considéré qu'il était primordial de privilégier le son, donc deux d'entre nous en avaient la charge, le perchman dans le studio et l'ingénieur dans la cabine. Ainsi, c'est moi qui ait dû tenir la deuxième caméra lorsque nous l'avons sortie. À partir de là, la communication est donc devenue beaucoup plus difficile entre nous, même si nous ne filmions à deux qu'aux moments où les musiciens enregistraient, et non quand ils étaient dans la cabine pour écouter ou qu'ils répétaient.

HUIS-CLOS

Le premier jour, Sam Rivers ne voit pas la caméra, il vit dans un monde intérieur et s'attribue un peu le rôle de la vedette. Tony Hymas, qui doit réagir à ses humeurs, semble plus embarrassé par la présence de la caméra. La relation qu'ils entretiennent peut-elle être comparée à celle que vous avez avec des acteurs ? Je n'aime pas du tout le mot "vedette". Cela enferme Sam trop vite dans une catégorie. C’est trop réducteur. Je suis sensible à la façon dont cet être humain, qui est dans une situation difficile, se défend, en étant de mauvaise foi, en étant à un moment un peu médiocre humainement, exactement comme on pourrait l'être tous. Ce qui m'a particulièrement émue dans cette aventure, c'est que ça parle de caractères humains assez universels. J'aurais envie de définir cette attitude comme une envie de marquer son territoire, une réaction en même temps humaine et assez animale. À ce moment-là, sans doute parce qu'il a peur que le disque ne se passe pas au mieux, ou de ne pas être à la hauteur, Sam affirme que c'est lui qui est important dans cette histoire, que bien sûr ils sont égaux mais qu’il l’est un peu plus que l'autre. Et Tony, ni en repli sur lui-même ni en surenchère d'ego, fait petit à petit en sorte que tout ça évolue. Le lendemain Sam a dû se dire qu'il avait quand même exagéré. Il est devenu beaucoup plus ouvert et généreux. C'est ce mouvement que je trouve beau.

Y voyez-vous un parallèle avec votre travail avec les comédiens ?

Il est évident que la comparaison des musiciens avec les comédiens m'est apparue très vite, c'est aussi une des raisons qui m'a donné envie de faire le film. J'avais l'impression que ce dispositif extrêmement resserré, sur quatre jours, en huis clos, pouvait permettre de raconter quelque chose qui, pour moi, est à l'œuvre dans toute création collective. À un moment, on ne sait plus si c'est la musique qui est première ou si ce sont les rapports humains qui sont en jeu. Il y a en permanence une interaction entre les deux. Cette beauté alchimique d'un processus artistique collectif me bouleverse. Le fait que le cinéma soit une activité collective a beaucoup compté dans mon choix d’en faire. C'est un dialogue permanent. Il faut arriver à construire un dispositif qui laisse le plus possible la porte ouverte à ces rencontres, à ces fluctuations, à l'apport de chacun. Dans ce sens-là, ce tournage a été une sorte de condensé de ce qui peut se passer sur un tournage de fiction avec des comédiens et une équipe. Une des choses que j'ai trouvée également très belle, c'était de s'apercevoir qu'être ou non regardé est quelque chose qui change tout.

IRIS

Pour les musiciens, il y a un temps pour le jeu et un autre pour l'écoute. Au montage vous jouez du paradoxe temporel en passant de l'un à l'autre dans la même scène. Cela crée un décalage onirique qui a à voir avec l'émotion musicale.

En tournant, je me disais qu'au montage nous aurions tous les droits, ce qui m'a évité de faire des plans en fonction du montage. Ensuite, en montant avec la monteuse, Mathilde Muyard, nous avons essayé que le film soit le récit du processus de création du disque et que ça parle vraiment de l'aventure humaine. Deux êtres humains sous le regard d'un troisième qui sont obligés de s'entendre. Ça parle donc très vite de frères ou de couple. Il y a quelque chose d'amoureux dans tout ça. Chaque fois qu'on avait un morceau de musique filmé intégralement, et que la matière filmique résultante permettait d'en faire quelque chose de bien, nous avons essayé de prendre la bonne prise au son et voir ce que l'on pouvait raconter des relations humaines et du travail y étant lié. Nous voulions que chaque morceau ait vraiment son autonomie, qu'il donne un éclairage différent sur le rapport à la musique. Nous nous sentions très libres, nous avons essayé des choses beaucoup plus folles que ce qui apparaît dans le montage final. L'idée que l'on puisse passer tout d'un coup du présent du morceau en train de s'enregistrer au présent de l'écoute nous a tout de suite intéressés. Nous nous retrouvions alors dans un temps flottant. Nous le faisons pour la première fois dans le film sur Iris, une des nombreuses déesses de l'amour, morceau qui fait se retrouver tout le monde. Sam Rivers est à la flûte. C'est vraiment le morceau réconciliateur. À ce moment-là, on avait l'impression que chacun se disait l'un après l'autre : "Ça y est, on va y arriver !".

En fait, en face du duo de musiciens, il y a un autre duo, celui de la réalisatrice du film et du producteur du disque ?

J'ai été sidérée de l'extrême proximité du travail de réalisateur, tel que je le conçois, et du travail de producteur, tel que Jean l'envisage. Il y a vraiment un regard en miroir entre le disque et le film. Les deux ont un côté work-in-progress. D'ailleurs, une des raisons pour lesquelles j'ai été aussi bien acceptée est que j'avais l'impression que c'était un projet extrêmement pensé de la part de Jean Rochard. Il m'a dit que, pour ce disque-là, ce serait une bonne chose qu'il y ait des témoins. Il y a eu un moment extraordinaire le premier jour. Tony et Sam sont sortis pendant une pause. Ils étaient vraiment en train de s'engueuler. Et Tony a eu cette idée de génie de se réconcilier avec Sam contre l'équipe du film. Alors qu'il vient de s'en prendre plein la tête, il dit à Sam : "C'est quand même difficile d'être filmés alors qu'on est en train de s'engueuler, non ?". Et Sam lui répond : "Tiens, je les avais oubliés ceux-là." Et Tony : "Ah, t'as bien de la chance". Finalement ils s'en vont tous les deux, lentement, très lentement, et ils nous laissent, nous, dans le studio, tout seuls, avec la caméra, le perchman, en nous montrant bien qu'on peut rester si on veut, mais qu'eux, ils partent. Tony a fait là un truc formidable. Dans l'heure qui a suivi, quelque chose a été regagnée entre eux deux. À ce moment-là, nous étions vraiment comme les animaux malades de la peste.

FILMER LE TRAVAIL

Quatre Jours à Ocoee serait un des arrière petits-enfants de Ceux de chez nous de Guitry, où il filme Renoir et Monet en train de peindre, Rodin sculptant, Saint-Saëns conduisant un orchestre... A ce moment-là, il y a un art nouveau qui naît, et Guitry se dit que ces immenses vieillards vont disparaître, et il les filme au travail. Ça parle d'eux, de chacun d'entre nous. Il y a un processus d'identification qui est très original parce qu'il est de l'ordre de l'évocation. Il y a là cette idée que plus on serait évocateur par des expressions artistiques circonlocutoires comme la musique ou la poésie, plus on se rapprocherait des choses, plutôt qu'en les nommant précisément.

Il est vrai que scénariquement, j'ai l'impression d'être tout le temps dans une tentative d'encerclement, de regarder les choses avec un regard diffracté, pour essayer de cerner le centre mais en ne pouvant jamais le regarder frontalement, en étant presque obligée de le regarder par reflet. La stylisation ramène la sensation de vérité.

SUSPENS

Hier, à Guy Le Querrec, pour parler de ses instantanés qui donnent souvent la sensation de voir un mouvement, je citais la phrase d'Eisenstein : "Il ne s'agit pas de représenter à l'attention du spectateur un processus qui a achevé son cours (œuvre morte) mais au contraire d'entraîner le spectateur dans le cours du processus (œuvre vivante)." Qu'est-ce que ça représente pour vous d'avoir la primeur d'une création en train de s'inventer devant vous ?

Ce qui m'a vraiment sidérée pendant ces quatre jours, et qu'on a tout fait pour conserver au montage et au mixage, c'est l'idée de suspens. Je me disais : " Qu'est-ce qui va se passer maintenant ? Est-ce qu'ils vont y arriver ? Comment vont-ils appréhender le prochain morceau ? Comment vont-ils réussir à résoudre tel ou tel problème, à le dépasser ? ". Musicalement et humainement, la sensation dominante était le suspens. Ça tombait bien puisque, pour moi, le cinéma est directement lié au suspens. Le truc le plus difficile était d'être dans une composition dramatique, pour arriver à restituer une forme de vérité de ce qui s'était passé, et en même temps que cette composition ne prenne jamais le pas sur l'impression de suspens et d'urgence. Le fait que souvent ce ne soit pas bien filmé, soit que la caméra n'ait pas été à la bonne place, soit que ce ne soit pas bien cadré parce que nous avions la caméra à l'épaule et qu'au bout d'un moment on n'en pouvait plus, n'est pas gênant parce que ça participe de la sensation d'urgence. Mais ce que j’aimerais surtout dire c’est que le simple fait de pouvoir être pendant quatre jours avec des musiciens de ce talent-là, de pouvoir les regarder travailler, de ne pas être en touriste, d'être là en ayant le droit d'y être, c'était un privilège incroyable.

Post Interviewum
Question à Jean Rochard :


Comment ce projet de filmer est-il né ?

Après Eight Day Journal en 1998, seconde collaboration entre Sam Rivers et Tony Hymas l'un et l'autre avaient émis assez spontanément l’idée de faire quelque chose en duo. J'en ai alors parlé avec Pascale Ferran, dont j’avais énormément aimé les films Petits arrangements avec les morts et L’âge des possibles. Son cinéma me touche beaucoup. Il me renvoie aux endroits précis qui constituent l’engagement, la fragilité et le questionnement que je peux avoir dans la musique. Il m’aide à me rappeler que je suis un être humain, l’état premier qui demeure ma seule boussole pour vivre. De plus je le trouve superbement musical (le moment de reprise de Peau d’âne dans L’âge des possibles est une scène d’anthologie). Il ne s’agissait pas pour Quatre Jours à Ocoee seulement d’un plus documentaire mais aussi de deux choses qui naissaient ensemble et qui s’influençaient mutuellement. On ne voit que rarement les musiciens au travail. Une fois Michel Portal m'a dit : “J'aurais bien aimé voir un petit peu Mozart avec Stadler, comme ça, dans un coin, pour voir comment ils faisaient“. Dans Straight no chaser, il y a un bout de studio avec Monk et Teo Macero, un moment extraordinaire, malheureusement un peu gâché par un bout d'interview de Charlie Rouse en plein milieu. Le fait de voir Monk au travail ne brise pas le mystère mais au contraire, c’est extrêmement libérateur, ça nous rapproche de lui. Le fait de filmer le duo Rivers/Hymas répondait à cette préoccupation à un moment où il y a de sérieux problèmes de transmission et d’usurpation (souvent simplement naïve) ; d’autre part cela aidait à répondre à la question " comment faire un disque de jazz aujourd’hui ?". Je suis allé au montage deux ou trois fois, j’étais épaté de voir qu'au montage d'une scène, si on enlevait un tout petit truc, tout d'un coup les choses se crispaient. Ça m'a paru assez incroyable cette manière de recomposer à ce point pour obtenir aussi précisément ce qu'on avait vécu. Je pense que ça a même pu influencer ma manière de produire des disques ensuite. Bakounine trouvait l'art supérieur à la science parce que par une technique particulière, il ramenait l'abstraction vers la vie. A la première, j'ai été étonné de voir la réaction des musiciens présents, à quel point les musiciens présents se reconnaissaient.

Entretiens réalisés par Jean-Jacques Birgé
avec l’aide de Nicolas Jorio.

→ Pascale Ferran, Quatre Jours à Ocoee, Agat Films
→ Sam Rivers / Tony Hymas, Winter Garden, cd nato, 1999

vendredi 5 janvier 2018

Hitchcock, les années Selznick


Les années Selznick est un titre injuste en ce qui concerne le début de la carrière américaine d'Alfred Hitchcock, car entre le premier film, Rebecca (1940), et le quatrième et dernier, The Paradine Case (1947), qu'il tournera pour le tout-puissant et autoritaire David O. Selznick, le réalisateur britannique filmera six autres longs métrages pour United Artists (Foreign Correspondant), la R.K.O. (Mr. and Mrs. Smith, Suspicion), Universal (Saboteur, Shadow of a Doubt), 20th Century Fox (Lifeboat). Le titre du livre de 300 pages qui accompagne les 5 disques Blu-Ray est plus exact parce que la mésentente entre le producteur tout puissant de King Kong ou Gone With The Wind et le maître du suspense rencontrée pendant ces quatre films justifieront La conquête de l'indépendance déjà acquise en Grande-Bretagne depuis The Man Who Knew Too Much en 1934. Si Rebecca ou Notorious (Les enchaînés) sont des réussites incontournables, Spellbound (La maison de Dr Edwardes) est très daté et The Paradine Case (Le procès Paradine) un de ses moins bons films. Ce dernier marquera la fin de leur collaboration, Selznick imposant au réalisateur des acteurs qu'il avait sous contrat, mais qui ne convenaient guère, et Hitchcock n'en pouvant plus de recevoir des milliers de mémos de jour comme de nuit sur ce qu'il devait faire ou pas.
Au delà de la magnifique remasterisation des copies, les bonus constituent le principal intérêt de ce "coffret Ultra Collector". Chaque film est accompagné d'une analyse intelligente de Laurent Bouzereau, de sa bande-annonce et surtout du célèbre et indispensable entretien (audio) Hitchcock-Truffaut. On trouve également les essais de Margaret Sullavan, Vivien Leigh et Sir Laurence Olivier pour Rebecca, un entretien de Bertrand Tessier avec le fils Daniel Selznick, Monsieur Truffaut Meets Mr Hitchcock de Robert Fischer, un portrait de Daphné du Maurier sur les traces de Rebecca par Elisabeth Aubert Schlumberger et des home movies d'Hitchcock en famille et sur les plateaux où sa grivoiserie est plus qu'explicite. Tout cela justifie le cinquième Blu-Ray, le livre figurant la cerise sur la gâteau avec des textes de Nicolas Saada, Claude Chabrol, Nathalie Hienrich, Jean Douchet, Nathalie Boudil, Pascal Bonitzer, Frank Lafoud, Benjamin Thomas, Philippe Demousablon et Alfred Hitchcock himself dont un entretien avec Peter Bogdanovich, le tout abondamment illustré.
Si je me souvenais bien des trois autres, la surprise est pour moi la redécouverte de Rebecca (1940), que sur suggestion de Selznick qui en a acheté les droits Hitchcock adaptera à la place de son film sur le Titanic qui ne verra jamais le jour. Cette Arlésienne a une présence incroyable, faisant de l'ombre évidemment à l'ingénue interprétée par Joan Fontaine, et Laurence Olivier est formidable dans ce thriller fantômatique où les masques tombent petit à petit. Hitchcock profite du budget phénoménal, mais ce n'est pas ce qui l'attire dans le cinématographe. Sa rigueur d'utiliser astucieusement les éléments présents dans ses suspenses s'applique aux contraintes de production.
Par contre, la psychanalyse n'a jamais été son fort et La Maison du docteur Edwardes (1945) en présente une sorte de caricature, même si la scène du rêve imaginée par Salvador Dali est aussi jubilatoire que l'éthylisme de Dumbo l'éléphant dans le film de Walt Disney ! Comme souvent on retrouve le thème du faux-coupable et de la fuite, et au couple d'Ingrid Bergman avec Gregory Peck on préférera celui qu'elle forme avec Cary Grant dans Notorious (Les enchaînés). Quant au Procès Paradine (1947), les ressorts de l'intrigue sont téléphonés, les acteurs des pastiches d'eux-mêmes et on imagine à quel point le réalisateur avait hâte d'en finir et de se débarrasser de Selznick. Pourtant l'année précédente avait été marquée d'une réussite avec Notorious (1946), film d'espionnage exemplaire où l'usage du MacGuffin cher à Hitchcock est la clef de l'intrigue. Au risque de froisser les inconditionnels, j'avancerais qu'il y a toujours de petits et grands Hitchcock, ce qui laisse tout de même une trentaine de chefs d'œuvre. L'ensemble du coffret permet d'ailleurs d'en appréhender les raisons...

→ coffret Hitchcock, les années Selznick, 5 Blu-Ray VOSTF/VF + La conquête de l'indépendance, livre de 300 pages avec 120 photos, Ed. Carlotta, 100,32€

jeudi 4 janvier 2018

Comment entendez-vous l’avenir du jazz ?


Je poursuis la mise en ligne d'articles publiés jadis exclusivement sur papier. Dans le Journal des Allumés du Jazz dont j’avais assuré la co-rédaction-en-chef avec Jean Rochard pendant dix ans et parallèlement à la rubrique Le Cours du Temps où nous nous entretenions longuement avec des musiciens de jazz ayant marqué la seconde moitié du XXe siècle, j’avais également initié celle de La Question. À chaque numéro j'interrogeais ainsi des personnalités musicales ou pas sur une question-clé qui me tarabustait. Pour le n°2, Fabien Barontini, Étienne Brunet, Philippe Carles, Olivier Gasnier, Pascale Labbé, Joëlle Léandre, Jean Morières, Stéphane Ollivier, Didier Petit, Fabrice Postel, Dominique Répécaud, Jean Rochard, Jacques Thollot, François Tusques, Bernard Vitet avaient répondu à « Comment entendez-vous l’avenir du jazz ? ». Nous étions au printemps 2000. Ce retour dix-sept ans en arrière montre par exemple que, si nombreux sont inquiets, les regrettés Jean Morières et Bernard Vitet avaient vu plutôt juste…

« Comment ? » répète inlassablement le mal entendant, bien élevé. « Entendez-vous ? » dans nos campagnes, au milieu du brouhaha des nouveautés qui souvent ne se renouvellent guère, comment trier le bon grain de l’ivraie parmi la masse des CD, mort-nés, assassinés, perdus dans la forêt, mais aussi exilés, combattants de l’ombre, éternels résistants, infatigables concepteurs de nouvelles utopies.
« L’avenir » fait partie du Grand Jeu. Il est légitime de se poser la question au moment où nos disques disparaissent des bacs des grandes surfaces dites culturelles. Repli actif des combattants vers l’internet, la vente par correspondance, et retour aux petites boutiques spécialisées. Mais ici la question portant sur l’écoute a pour but de faire jaser. En la posant cette fois à des musiciens, producteurs, diffuseurs, journalistes, on désirait savoir ce qu’on avait dans la tête, la petite musique qui y trotte, les rêves qui s’y forgent, les voix de Jeanne, la résistante.
Les réponses oscillent entre l’ombre morose et la lumière béate, ou la lumière aveugle et l’ombre des maquis. Clair-obscur où, au bout du compte, apparaissent clairement les portraits de ceux et celles qui se sont prêtés à ce petit jeu de divination. Rallumez !

Fabien Barontini, directeur du festival Sons d’hiver
Louis Amstrong, Sidney Bechet, Duke Ellington, Charlie Parker, King Oliver, Thelonious Monk, Bud Powel, Art Tatum, Charlie Mingus, Django Reinhardt, Miles Davis, Roland Kirk, Lester Bowie… Et les bluesmen… Tous formidables créateurs, sujets autonomes et actifs d’un mouvement collectif qui a bouleversé le XXe siècle et qui s’appelle le JAZZ…Musique à l’héritage dilapidé par une bande de clones qui en singent le discours (manipulateurs d’esthétique comme d’autres manipulent aujourd’hui les gènes ou l’opinion), qui n’ont pas le courage d’exister des susnommés et proposent une musique fade, décors consensuels d’une société uniformisée où l’individu-sujet n’existe plus. L’avenir du jazz ne s’entend pas du côté de cet inventaire. Mais il s’entend du côté des musiciens qui continuent à inventer… Et qui écoutent l’histoire et leur époque, l’histoire de leur époque et eux dans cette histoire… Et qui inventent le rythme, les rythmes de notre désordre vivant.
Suggestion pour le prochain questionnaire des Allumés : Comment entendez-vous l’avenir du rythme ?

Étienne Brunet, musicien
Dans Les épîtres selon synthétique, il est improvisé qu’Albert, Charlie, Eric et John reviendront sur terre avec la plus belle musique de jazz. Tous les petits salopards de tricheurs qui font semblant attraperont des maladies virtuelles. Ils guériront instantanément en devenant vraiment sincères. La population fatiguée de la musique spongiforme se tournera à nouveau vers les héros du jazz.
Paix et amour, paix et amour mes frères, avec une antenne de télévision ressemblant à une lettre grecque dessinée à l’intérieur d’un cercle. Bref, j’en ai tellement assez que je deviens aigri, j’me brouille avec tout le monde et j’ai pas l’bon discours, celui qui colle bien à l’époque ! J’ai disjoncté, j’ai le coupe-circuit désintégré et les plombs fondus. Je n’entends plus rien à rien. J’ai une crise punk de cyber destroy. J’espère retrouver l’optimisme début janvier zéro zéro. Je deviens étranger à ce monde et presque sourd à son avenir. J’entends un bruit infernal en forme de pollution et de chômage musical au jus d’aromate. C’est l’impasse partout… C’est l’impasse partout !

Philippe Carles, rédacteur en chef de Jazz Magazine
Comment pouvez-vous imaginer que quelqu’un soit en mesure d’"entendre l’avenir du jazz" ? Même ceux qui ont le jazz – les musiciens – en sont incapables, et ceux qui aimeraient qu’il soit fait selon leurs goûts – certains producteurs, certains journalistes et autres spécialistes – sont heureusement impuissants à l’infléchir. D’ailleurs, chaque fois que quelque prophète ou théoricien a été assez imprudent pour lire l’avenir du jazz, celui-ci a gaiement démenti, voire ridiculisé, ses prédictions (liste sur demande). Et puis, si j’avais la moindre idée du jazz qui se fera entendre demain et au-delà, voire dans quelques secondes, où serait la surprise ?

Olivier Gasnier, vendeur FNAC, critique à Jazz Magazine et Classica
Aucune certitude face à une telle question, variante du Tomorrow is the question d’Ornette Coleman. Doit-on attendre "Quelque chose d'autre" ? Sans doute. Et à base de métissage comme le jazz l'a souvent fait. Mais peut-être qu’"entendre l'avenir du jazz", c'est être prêt à recevoir et à écouter toute proposition de la part des musiciens. Ce qui revient à dire que l'avenir c'est aussi le présent, et un présent varié et riche de tentatives voire de réussites. Libre à chacun, ensuite, de faire son choix - difficile - parmi les (trop ?) nombreux enregistrements paraissant chaque mois et la pollution d'un marketing déguisé ou pas (d'une couverture médiatique élargie à la pub TV, en passant par des sélections/guides en tout genre). Car l'avenir du jazz se joue aussi au niveau de la diffusion et de la production, c'est-à-dire sur le terrain de l'économie. Une économie que l'on nous impose trop facilement et pour laquelle ce n'est pas la réalité qui compte mais la façon dont "on" (les décideurs/dictateurs économistes et financiers de tous poils, véritables détenteurs du pouvoir aujourd'hui) imagine la réalité. Et là, le choix des major companies de continuer de produire du jazz ou pas (selon les sacro-saints critères de rentabilité) peut influencer le paysage jazzistique. Soit elles se retirent et on peut espérer une présence plus facile pour les labels dits indépendants, qui prennent souvent le risque de défendre des musiques en lesquelles ils croient et qui, souvent, portent en elles " l'idée de la révolte et de la liberté* ", soit les major companies continuent, et alors "ce n'est qu'un combat, continuons le début**", mais "le simple fait d'entamer un combat est déjà une victoire ***".
* : Philippe Carles et Jean-Louis Comolli in Buenaventura Durruti (nato,1996).
** : Bernard Lubat in Conversatoire (Labeluz,1999).
*** : B. Durruti in Buenaventura Durruti (nato,1996) et Abel Paz Un Anarchiste Espagnol : Durruti (Quai Voltaire,1993)

Pascale Labbé, musicienne, productrice pour Nûba
Je ne voudrais plus entendre un jazz travaillé comme un produit, soumis aux lois du marché, institutionnalisé, enseigné, diplômé, « festival formaté », collectionné, classifié, sectaire, identitaire, macho. J’ai envie d’entendre toujours et encore des musiques profondes, subtiles, des voix particulières qui sont le reflet d’une aventure intérieure, humaine, solitaire ou collective, des musiques malaxant irrespectueusement la matière, des musiques baignées d’influences, de mouvements corporels, sonores, poétiques, politiques ; des musiques façonnées, empoignées par ceux-là même qui la jouent. Des hurlements de rage, des chants de libération et de jubilation.

Joëlle Léandre, musicienne
Plus respecté, entendu, écouté et vendu, et non ce produit " agréable " devenu commercial… De joie et jubilation, réflexions aussi, mais de risques, musique urgente, dérangeante parfois, le jazz est une musique d’individus, donc riche et complexe, toujours en devenir, " work in progress "… Comme nous, non ? Attention aux "networks" qui arrivent à définir les styles, goûts, sorte de fédérations… Dangereux tout ça ! Plutôt des rencontres et chocs d’autres musiques… Essayons de défricher ces instants rares et parfois éphémères…Tant pis pour l’affiche !!! En soi, musique rebelle, qui résiste, laissons-la ainsi.

Jean Morières, musicien, producteur pour Nûba

En étant optimiste, et si les vilains capitalistes ne nous dévorent la moelle, nous assisterons à des rencontres tous azimuts, à l’émergence d’univers qui se relient, des rencontres de saxes avec de l’orgue d’église, du cymbalum avec des guitares électriques, des anklungs avec des clarinettes basses et des violons, des tambours bata avec des taragots, etc., en somme une musique de liberté et de jouissance, inventive, subtile et forte, une musique de risques et d’écoute. Je pense que les discours musicaux vont s’approfondir et se diversifier encore plus, créant DES jazz qui s’entrecroisent dans une grande créativité.

Stéphane Ollivier, journaliste pour les Inrockuptibles et Jazz magazine
J’"entends" bien qu’on cherche là à stimuler mes pouvoirs de divination, mais face à ce type de question j’aurais plutôt fâcheusement tendance à me crisper et répondre bêtement et au pied de la lettre, que l’"à-venir" non seulement je ne l’entends pas (c’est très clair qu’aujourd’hui personne comme l’homme à l’affût de Julio Cortázar ne peut proclamer : "Cette phrase là je l’ai jouée demain !" nous indiquant clairement la direction – et ce n’est peut-être pas plus mal, aucune voie n’est déjà tracée où s’engouffrer en masse et le front bas, l’étendue reste intacte, tout reste à faire, l’"avenir nous appartient !" en somme, aucun génie ne nous l’a encore confisqué…) ; mais qu’en plus je ne cherche pas spécialement à le projeter, parce que ce que j’aime par dessus tout c’est me laisser surprendre par ce qui, dans l’instant, finit toujours par surgir de neuf (même si l’on sait très bien que cet inouï qui affleure en fin de compte est le fruit d’un long travail " en cours " : pas de mysticisme là-dedans, juste une façon un peu naïve de sauvegarder de l’émerveillement face au monde des phénomènes en se gardant le plus possible des " bilans et perspectives" !). Enfin, et pour faire un peu de "deleuzisme" primaire, je ne suis pas loin de penser que c’est la dernière chose qu’on puisse lui souhaiter au jazz, finalement, un avenir… Parce qu’il en serait alors sans doute définitivement terminé de ses infinis devenirs et du cycle de métamorphoses dans lequel il est depuis l’origine engagé…

Didier Petit, musicien, producteur pour in Situ
"et bien par là j’entends pas grand chose" (Pierre Dac)
Il y a en fait au moins deux questions dans cette question ! "Comment entendez-vous l’avenir ?" et "Quel avenir du jazz ?". En premier lieu, j’entends l’avenir comme j’entends le présent et bien sûr le passé, soit une éternelle bataille entre les émotions standard des époques successives (on pourrait dire indispensable à la cohésion sociale pour faire moderne) et une tentative constante et joyeuse de révéler et poser les émotions rares et enfouies qui existent en chacun d’entre nous (indispensable au développement de la personnalité et moyen de lutte contre l’oppression). Parfois, à certaines époques, ces dernières, « les émotions rares », se diffusent aisément, tant la disponibilité à lutter contre l’aliénation est importante, parfois l’époque est plus sourde car préoccupée par d’autres événements. Dans ces moments précis, ces émotions gênent. Il ne me semble pas que l’avenir déroge à cette règle même si nous pouvons avoir la sensation aujourd’hui que la standardisation envahisse le monde. En bref, si notre époque n’est pas très propice à la production musicale privilégiant l’émotion rare, cela n’implique pas automatiquement la fin de la musique au profit de la pollution sonore généralisée. Dans le jazz, il existe dans le monde entier des musiciens, producteurs, diffuseurs, journalistes, publics et j’en passe… Des gens ayant une activité liée au jazz, dynamiques face à la rareté et à toutes formes d’oppressions. L’histoire du jazz étant irrémédiablement liée à l’oppression (même quand celle-ci est plus abstraite ou sournoise), il y aura toujours des humains pour proposer autre chose et autrement. Peut-être n’importe quoi mais pas n’importe comment. Cela peut continuer à se trouver sous la dénomination jazz mais peut-être pas, l’essentiel étant l’idée véhiculée par ce mot, pas le mot en lui-même. Tout dépend de la capacité de tous les acteurs à bousculer, jouer, danser et vivre !! Nous resterons heureux !

Fabrice Postel, producteur pour Label Hopi
Question où se dissimulent plusieurs questions et donc plusieurs réponses. La première réponse qui me vient à l’esprit : "Je n’en ai aucune idée". Que veux dire le mot jazz au XXIème siècle ? Je suis très optimiste en matière de création artistique, de rencontres et d’échanges entre les artistes (jazz, world, contemporains, classiques, baroques, européens, asiatiques, africains, sud-américains, cubains...). Les questions qui me préoccupent aujourd’hui sont liées aux problèmes de distribution, de diffusion, de la scène et d’une certaine politique dite culturelle mise en place par le ministère de la Culture et de la Communication. L’institutionnalisation du jazz depuis une vingtaine d’années n’a pas toujours été au service de la musique, et de ce fait beaucoup de questions se posent sur l’avenir du jazz ? Les nouveaux marchés, les nouveaux médias, lisez la dernière "Lettre du disque" et analysez cet avenir. Il fait peur... Épicurien né, la musique fait partie de ma vie, et tant que les artistes exprimeront leurs sentiments, leurs révoltes, leur philosophie... Le jazz restera l’expression libre de la musique. La création est la source de nos productions et la rivière est loin d’être tarie. L’esprit créateur reste l’élément majeur d’un avenir harmonieux, un avenir inconnu et un présent excitant.

Dominique Répécaud, musicien, producteur pour Vand’œuvre, directeur du Festival de Vandoeuvre-les-Nancy
N’ayant jamais considéré la musique comme devant disposer d’un passé et préparer un avenir (qui bien évidemment ne sera pas radieux économiquement), n’ayant jamais considéré ce qui se nomme jazz aujourd’hui comme devant bénéficier d’un statut à part (trop de statues), désireux surtout de me confronter à tous les jazz (ce qui n’exclut pas le jazz), je ne peux imaginer quoi que (couac) ce soit dans le futur. Jouez, jouons, il en restera toujours quelque chose. Les jazz, comme le son qui les définit, ne sont que de l’air en vibration (air connu et parfaitement vérifié physiquement). Tant qu’il y aura de l’air (ce qui est la véritable question, relative au futur : air social, air politique…).

Jean Rochard, producteur pour nato
Quatre semaines ! Quatre semaines que nous marchons au milieu des corps inhabités et des décombres. Nous suivons le vent, d’est en ouest, d’ouest en est. Il nous guide. Nous marchons pour échapper au Grand Pouvoir. Fatigués, nous avons soif. Nous allons passer la nuit dans une ville frontière, jadis recouverte de forêt. Nous cherchons une cache. Quelques notes presqu’imperceptibles étouffées par une grosse porte s’échappent d’un endroit sombre. Nous entrons. Sur une scène, un type qui ressemble à Joe Mc Phee rend hommage à Lester Bowie et joue "de l’ancien vers le futur". Quelques survivants abîmés mais le regard brillant l’écoutent. Nous nous asseyons. Du bar, où il n’y a plus rien à boire, un vieux situationniste, intact, nous glisse : "Il y a du Johnny Hodges là-dedans". La plus jeune d’entre nous sort de son sac une photo de Jimi Hendrix, puis une d’Albert Ayler. Elle pleure. La musique est partagée, la sécheresse disparue. Mais très vite les sirènes hurlent et la police cerne l’endroit. Ça ne fait rien, nous sommes sauvés.

Jacques Thollot, musicien
Une autre lecture de l’histoire en version originale.
Dans une ferme isolée de la campagne, au jour le jour s’aggrave l’agréable (prospérité économique et dépression de l’esprit). « J’ai les pieds sur terre moi Monsieur » « Oui mais c’est la Terre qui n’a pas les ailes au ciel ! » Un pied dans le passé, l’autre dans l’avenir, je pisse au présent. La superficie de la grande musique lâche du terrain, d’insidieuses et obscures forces destructrices s’unissent pour bouter hors d’Europe toutes les formes de langages. Les langues se créent par le parler de tous. La nouveauté peut être issue de l’approche d’une compréhension plus intime où d’autres développements inusités face à l’héritage démesurément riche que constitue le jazz. Le bebop ne peut montrer ses différences qu’à force d’être pareil. Que vox populi passe de tout à fait à quelque part. « Se réapproprier les textes de Goethe » se dit la mezzo soprano puis elle ajoute : « tout dire avec son coeur, être pleinement vivant, la radio et le jazz somme toutefont bon ménage ». Et Stendhal (Monsieur Moi-Même) de répliquer : « Je note le son que chaque chose produit en touchant mon âme ». I can’t give anything but love (le ratage : clef du sublime).
PS: Corneloup/Tchamitchian/Échampard plutôt super et les drums très plaisir.

François Tusques, musicien
Entendons-nous bien ! Les élèves des conservatoires font du jazz parce qu’ils ne savent pas en faire. Pour ma part je fais du blues instrumental et je continuerai à jouer du piano parce que je ne sais pas en jouer. Le jazz se développera parce qu’il n’a pas d’avenir.

Bernard Vitet, musicien
J’entends que le jazz reviendra, comme toutes choses, poussière d’étoiles. À supposer que nous ayons au préalable réussi à définir ce qu’est le jazz et en préciser les limites, j’ai du mal à choisir entre deux schémas. Le jazz a-t-il, en se mondialisant, abandonné progressivement sa fonction révolutionnaire au profit d’un académisme de bon ton, ou bien le jazz, grâce à son potentiel insurrectionnel basique, n’a-t-il pas pénétré en quelques décennies un large secteur de toutes les musiques du monde, qu’elles soient populaires ou non, leur léguant à des niveaux divers de sa vigueur dialectique et créatrice. On aurait pu aussi se demander : comment souhaiteriez-vous l’avenir du jazz ? À cette question, je répondrais en développant de préférence le second cas de figure.

mercredi 3 janvier 2018

Carving Songs


Invité à participer au double CD de remix de l'album Larva Lumps & Baby Bumps (2016) du groupe new-yorkais Controlled Bleeding intitulé Carving Songs (2017), je renouai avec mes origines rock en composant Driving Through Darkness Lights Off où je joue de tous les instruments dont un solo de guitare électrique virtuel enregistré en une seule prise dont je suis très fier ! Suite à cette échappée, Paul Lemos me proposa de faire partie à part entière de leur prochain album, ce dont je m'exécute lorsque les pistes des nouveaux morceaux atterrissent sur mon écran.
En découvrant l'ensemble des contributions de Carving Songs je me rends compte à quel point le rock est dans mes gégènes électriques. Industrielle, sombre et destroy, la musique de Controlled Bleeding interroge mes fantasmes adolescents. La rencontre du trompettiste Bernard Vitet et le goût des jazzmen pour l'improvisation m'en détournèrent, comme l'intérêt que suscita chez moi la musique contemporaine. À la fin des années 70 le rock tournait en boucle, l'extraordinaire vague inventive, psychédélique ou soixantehuitarde, ayant été déjà canalisée par la récupération marchande des majors. Le jazz accouchait par contre de nouveaux courants qui s'affranchissaient du swing en intégrant les racines européennes, nationales ou régionales. Les enjeux économiques n'étaient évidemment pas les mêmes, le free jazz ne risquant pas de renflouer les caisses.
Carving Songs rappellent ces couleurs, bannière étoilée souvent déchirée, parfois planante, actualisée par l'apport de l'électronique et de la noise, mais toujours aussi inclassable. Je suis surpris de constater que mon remix ne fait pas tâche au milieu des autres. L'ensemble présente une homogénéité, probablement due à l'énergie des pièces originales de Controlled Bleeding, malgré la diversité des ambiances et des instrumentations. Je regrette que les notes de pochette ne soient pas plus précises à ce sujet. Elles ne livrent que les titres et le nom des vingt groupes ou artistes qui ont joué le jeu. Se succèdent ainsi Monolake, Barnacles, Child Bite, Child Abuse, Renalod & The Loaf, Zeitkratzer, Justin K Broadrick (Godflesh), Ramleh, Rothko, Tim Story, Perv, Ron Anderson, Crowhurst, ma pomme, Le Syndicat, Hélène Sage, Isobel Morris, Weasel Walter (Lydia Lunch Retrovirus), Merzbow, Meatleg. L'album s'ouvre sur TROD (Defiler's Song) par Controlled Bleeding themselves, morceau auquel je participe également ! Je rejoins ainsi Paul Lemos et Mike Bazini sur la seconde moitié, ma voix passée dans le H3000, un bol tibétain, des rhombes, un ours grizzli, un alligator, un cobra et quelques lions m'épaulant pour interpréter leur "Rhythm Of Death" :



Carving Songs va de l'ambiant expérimental à la noise la plus radicale en passant par le hard et le gothique, le rock américain étant présent dans toutes ces chansons, des plus souriantes aux plus destroy, les rythmes lourds et entraînants ainsi que les guitares saturées constituant tout de même la base de l'album.

→ Controlled Bleeding, Carving Songs, Artoffact Records, téléchargement 10$, CD 16,98$, vinyle 25,98$ ou 29,98$

mardi 2 janvier 2018

José-Maria Berzosa s'est éteint ce matin


Certains 2 janvier nous rendent bien tristes.
Le réalisateur José-Maria Berzosa est décédé ce matin. Ses documentaires et ses fictions, caustiques et souvent poétiques, distillaient un humour buñuélien et une érudition borghésienne. Il faut avoir vu Pinochet et ses trois généraux, Joseph et Marie : Les mots et les gestes, Arriba España ou sa visite du Musée de la Police avec Michel Simon... La première fois que je l'ai remarqué, c'était en 1969, il jouait en latin le premier diacre de Priscillien dans La voie lactée ! Françoise avait été son assistante pendant dix ans.
Le 2 janvier, c'est aussi l'anniversaire de la mort de mon père, il y a juste trente ans.
Est-ce la raison pour laquelle je me retrouve ce soir dans le noir au fond de mon lit avec une gastro et un rhume carabiné ? Les virus attendent les moments propices pour s'inviter...

Les rushes de Rouch


À l'occasion du centenaire de Jean Rouch, les Éditions Montparnasse publient un nouveau coffret de 10 DVD, après avoir déjà sorti Madame l'eau, Une aventure africaine, Cocorico Monsieur Poulet, Chronique d'un été et un autre coffret par lesquels on préférera commencer. Les 26 films rares et inédits de l'ethnologue-réalisateur présentés ici sont très inégaux. S'il y a des trésors, certains films font figures de bonus à ses œuvres majeures. Ces documents semblent inachevés ou ressemblent aux home movies que l'on découvre parfois avec ravissement sur ces supports quasi exhaustifs. Rouch filme ses copains, leur fait répéter des histoires qu'ils lui ont déjà racontées, parfois en se promenant, d'autres fois dans des dispositifs qui tiennent plus de la radio que du cinématographe. Cette présentation ne serait pas pour déplaire à Rouch qui affectait avec un snobisme élitaire de montrer des rushes plutôt que de mettre en forme certaines archives. Je fais référence au différent que nous avions eu sur les remarquables réalisations de Jocelyne Leclercq qui avait monté les Archives de la Planète de la Collection Albert Kahn, les resituant dans leur contexte historique, les fictionnalisant au besoin, les sonorisant (avec mon appui), sortant ainsi ces rushes exceptionnels de la poussière confidentielle où ils reposaient. Mais les rushes de Rouch, c'est aussi l'urgence de filmer ce qui risque de disparaître, la tradition orale s'effaçant peu à peu devant la mondialisation qu'apporte entre autres la télévision.
Ainsi Babatu, les 3 conseils (1973-76), seul essai de "ciné-histoire" ayant pour cadre les guerres esclavagistes au milieu du XIXe siècle, fait partie des grands films de Rouch où le narrateur commente une reconstitution jouée par des acteurs non professionnels. Ici le cadre ne tangue pas et le montage est rigoureux ! Moi fatigué debout, moi couché (1996-97) est du même acabit, réalisé avec la complicité de ses acteurs, Lam Ibrahim Dia, Tallou Mouzourane et Damouré Zika, se rappelant La chasse au lion à l'arc il y a trente ans ou Cocorico Monsieur Poulet il y a vingt ans. Je me demande pourquoi on a appelé cela du cinéma-vérité, alors que tout est mis en scène, les commentaires occasionnels évitant de rester trop ésotérique et donnant les clés de la vie nigériane que nous découvrons. L'eau, le vent, les arbres et le soleil jouent leur rôle ancestral que nous avons dramatiquement tendance à oublier. Parmi les petites Ethnofictions, j'ai apprécié la musique en famille de Zomo et ses frères (1975), la promenade de Venise au Niger en gondole et pirogue de Cousin, cousine (1985-87) ou l'humour de Damouré parle du Sida (1991-92).
Les Rituels traditionnels et modernes sont probablement les traces les plus importantes du travail de Rouch. Ils recèlent des trésors comme Hampi, le ciel est posé sur la Terre (1961) ou Yenedi de Ganghel, le village foudroyé (1968), cousins des Maîtres fous. Rouch cosigne avec Gilbert Rouget et Germaine Dieterlen Batteries Dogon, éléments pour une étude des rythmes (1964-65). Tambours de pierre et de bois, puis baguettes courbées sur peaux et fusils pour funérailles, ce document ravira les musiciens. Tous les films sur les Dogon sont évidemment passionnants. Rouch rend ainsi plusieurs fois hommage à l'ethnologue Germaine Dieterlen (1994-96) et à Marcel Mauss, "père de l'anthropologie française", pour leurs travaux au Mali, avec par exemple la visite de la grotte de Songo dont les peintures illustrent les grands mythes de la création du monde chez les Dogon (1977). Rouch répond aussi à la commande, commémoration de l'indépendance de la République du Niger (1961) ou recherche scientifique en Afrique (1960-64). Je retrouve Monsieur Albert prophète (1962-63), tourné en Côte d'Ivoire, dont j'ai offert ma copie 16mm ainsi que beaucoup d'autres à la Cinémathèque Robert-Lynen... La goumbé des jeunes noceurs (1965) est le premier film de Rouch en son synchrone et plans-séquences.
Côté Promenades et portraits, La punition ou les mauvaises rencontres est une déambulation ressemblant fortement à Chronique d'un été, sans l'apport essentiel d'Edgar Morin. La visite Faire-part, Musée Henri-Langlois-Cinémathèque Française est émouvante, quoiqu'assez superficielle, mais elle me rappelle le musée du Palais de Chaillot où j'avais l'habitude de me rendre du temps de Langlois, puis de Mary Meerson, et où je rencontrais Marie Epstein. Son Ciné-portrait de Raymond Depardon par Jean Rouch et réciproquement, cosigné avec Philippe Constantini, reflète l'amateurisme de Rouch et le caractère de Depardon. Il faut entendre amateurisme dans son étymologie du verbe aimer. Ainsi il filme Bill Witney, le réalisateur de westerns qui ont enchanté son enfance. Bourgeois mondain à Paris, en s'expatriant sur le continent africain Rouch vécut ses rêves d'enfant, lorsqu'on se déguise pour inventer des histoires fabuleuses, se projetant toute sa vie dans des voyages initiatiques à une époque où le World Wide Web n'existait pas. Victime d'un accident d'automobile mortel, il repose au cimetière de Niamey, parmi les fantômes qu'il a si bien filmés.
Si je me réfère au livre Découvrir les films de Jean Rouch (collecte d'archives, inventaire et partage) qui constitue un bon complément au coffret sans livret, il reste quantité de films à publier !

Jean Rouch, un cinéma léger, Ed. Montparnasse, 10 DVD, 60€
Découvrir les films de Jean Rouch (collecte d'archives, inventaire et partage) (2010), CNC, 29€

lundi 1 janvier 2018

Harpon inaugure 2018


Nous n'avions rien publié ensemble depuis le concert au Silencio Club en juin 2016. Paradis est le troisième album du duo Harpon, enregistré et mixé jeudi dernier avec Amandine Casadamont. Il est déjà en ligne, en écoute et téléchargement gratuits comme 73 autres sur le site drame.org ! Une façon d'accompagner nos vœux pour 2018...
Contrairement au premier, en studio, et au deuxième, live, qui étaient plus dramatiques et légers, axés sur la fiction, Paradis dévoile des ambiances sombres, plus instrumentales. Peut-être avons-nous été influencés par la projection de Blade Runner 2049, projeté la veille au soir. Si le scénario du film de Denis Villeneuve inspiré de Philip K. Dick est raté, bourré de longueurs et d'invraisemblances, sa recherche plastique et une utilisation intelligente du son intégré à la musique sans surcharge d'effets redondants comme le cinéma le pratique hélas de nos jours nous ont marqués. Nous avons pris la photo de la pochette juste avant le film. Les quatre improvisations préparées durent environ quinze minutes chacune : 97 Round, Geno Taping, Terroirs, Drugstar. Amandine Casadamont est aux commandes de trois platines tandis que je me sers essentiellement d'un clavier branché sur mon ordinateur auquel j'ai ajouté trompette avec anche ou embouchure, flûte, erhu, guimbardes, percussion. De temps en temps je transforme certains de mes sons ou ceux d'Amandine avec l'Eventide H3000. Terroirs est exclusivement composé de field recordings.
En fin de séance nous avons enregistré une cinquième pièce destinée à mon prochain album physique ; CD ou LP, je ne sais pas encore. Je me suis servi cette fois exclusivement de la Mascarade Machine, système conçu avec Antoine Schmitt et permettant de transformer le flux radiophonique en timbre, mélodie, nappes, etc.


Amandine Casadamont explique qu'elle réalise un travail construit à partir du monde du vinyle, des pièces fabriquées de ready-made sonores issus exclusivement de vinyles. Les sources sont déconstruites et reconfigurées sous une forme hybride entre l’ancien et le nouveau. Elle compose ses mix à partir de trois platines vinyles sans aucun effet synthétique. Elle joue parfois sur le pitch, donne des à-coups, scratche, découpe comme dans ses fameuses productions radiophoniques. Au delà de ce jeu de déconstruction/reconstruction, elle s’interroge sur de nouvelles formes possibles et impossibles, et sur la matière sonore, abstraite ou concrète. Ses outils sont ceux du DJ, mais l’objet se rapproche davantage du travail du réalisateur sonore ou de l’artiste. Ses compositions live relèvent plus du cinéma sonore ou de l’ambiant expérimental que du DJing et de la culture clubbing. Pas de calage de bpm destiné à faire bouger les corps, ici on s’installe dans le son, l’esprit voyage dans un univers original déconstruit et reconstruit en fonction du moment. Son travail 99% vinyle, appelé aussi « Hörspiel Mix » a été primé au New York Festival en 2016 dans la catégorie Radio Art. La création à laquelle j'avais assisté avait été réalisée en public et diffusée sur France Culture.
Le terme allemand Hörspiel n'a pas d'équivalent en français, éventuellement "évocation radiophonique". En nommant jadis mon groupe Un Drame Musical Instantané, c'est la même idée qui me guidait, composer des œuvres suffisamment suggestives pour que l'auditeur ou le spectateur puisse se faire son propre cinéma !